Trois suggestions (impertinentes) au nouveau Directeur des Rencontres d’Arles

e-president-francais-francois-hollande-c-et-le-directeur-des-rencontres-photographiques-d-arles-francois-hebel-d-a-arles-le-26-juillet-2013. afp.com/Bertrand Langlois

Le Président français Francois Hollande et le Directeur des Rencontres photographiques d’Arles François Hebel à Arles le 26 juillet 2013. afp.com/Bertrand Langlois

Monsieur le Directeur, cher Sam,

Me joignant avec enthousiasme au concert de félicitations qui saluent ta nomination et l’air frais qu’elle va apporter, je me suis permis, relisant mes billets sur les Rencontres d’Arles de ces dernières années, d’en tirer quelques traits que j’ai l’insolente prétention de te proposer comme des suggestions : suggestions bien évidemment non politiquement correctes, et dont, courageux et malin comme un renard (roux), tu feras ce que bon te semblera.

Mascotte des Rencontres d'Arles 2012

Mascotte des Rencontres d’Arles 2012

La première est de faire moins d’expositions, deux fois moins, d’éliminer tout ce marais de photographes moyens, has-been, régionaux de l’étape, qui encombrent les Rencontres chaque année, que ce soit par copinage ou pour satisfaire un sponsor (ah, les champs de lavande en noir et blanc…). Il faut deux fois moins d’expositions, recentrées aux deux extrêmes : des très bons, connus (mais pas assez connus en France ou en Europe), confirmés, excellents (mais pas confits et embaumés : est-il encore besoin de faire une expo Depardon ?) dont le plus bel exemple fut récemment sans doute Alfredo Jaar, et, à l’autre bout, des découvertes, le Prix Découverte bien sûr, mais aussi des prises de risque, des jeunes, des différents, des révélations que l’on viendrait découvrir avec excitation.

La seconde est de faire des expositions et pas seulement des accrochages, d’apporter un discours pour accompagner les images, en un mot d’avoir des vrais commissaires d’expositions, ce qui a été fort rare ces dernières années. Ainsi, entrant dans un espace, on ne se contenterait pas de consommer de l’image, mais on apprendrait, on découvrirait, on s’enrichirait. Le meilleur exemple pour moi fut l’exposition des tirages de la Fondation Alinari revisités par Christophe Berthoud.

JB Guibert, L'amphithéâtre d'Arles, gravure, 18ème siècle

JB Guibert, L’amphithéâtre d’Arles, gravure, 18ème siècle

Ma troisième et dernière suggestion est d’ouvrir les Rencontres, de collaborer avec tous les événements du off, de bâtir un partenariat avec l’École en ne la réduisant pas à un réservoir de main d’oeuvre pour la médiation. C’est là que se découvrent les nouveaux talents, dans les petites expositions de bric et de broc au hasard des ruelles d’Arles ou dans les travaux des élèves montrés ici et là, et il est dommage que les Rencontres n’intègrent pas cette ébullition créative et ne la soutiennent que du bout des lèvres. L’image ci-dessus est à rayer de la carte.

Voilà, ce n’est là que mon opinion, mon plaidoyer d’indépendant. Bon courage, bonne chance et à juillet 2015 !

La vision de Jérôme Bosch

Jérôme Bosch, Triptyque des Tentations de Saint Antoine, vers 1502. Volet de gauche ouvert : Saint Antoine poursuivi par les démons(détail). Huile sur panneau de chêne. Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga.  Photo Luísa Oliveira

Jérôme Bosch, Triptyque des Tentations de Saint Antoine, vers 1502. Volet de gauche ouvert : Saint Antoine poursuivi par les démons (détail). Huile sur panneau de chêne. Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga. Photo Luísa Oliveira

Traduction en espagnol

Comme tout un chacun, je pense, j’ai été tôt fasciné par les tableaux de Jérôme Bosch (ou, en tout cas, ce que j’en voyais alors sur de méchantes reproductions), par ce foisonnement de personnages bizarres, grotesques, monstrueux, engagés dans toutes sortes d’activités cauchemardesques, violentes ou obscènes, et souvent incompréhensibles. Voyant ensuite, ici et là, ses panneaux et ses triptyques au hasard de mes visites de musée, je les percevais alors comme des ensembles mouvementés, tourbillonnants, infernaux, qu’il était quasi impossible, du Prado au Palazzo Grimani, de scruter avec assez d’attention, d’assez près, assez longtemps.

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, vers 1503. Panneau central :  L’Humanité avant le déluge (détail). Madrid, Museo Nacional del Prado

Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices, vers 1503. Panneau central :
L’Humanité avant le déluge (détail). Madrid, Museo Nacional del Prado

Le grand livre sur Bosch que viennent de publier les éditions Taschen est la meilleure et la pire des choses. La meilleure car, page après page, d’excellentes reproductions (dont un dépliant du Jardin des Délices) montrent tant la composition générale des œuvres que les petits détails, paysages, rougeoiements de l’enfer, lumière céleste au bout du tunnel, et tous les monstres qui les peuplent, persécutant les humains, les transperçant, les ligotant, les précipitant dans le vide; ce n’est pas sur les quelques scènes idylliques, calmes et paradisiaques que l’œil s’attarde, trop pressé d’aller vers l’enfer, vers les tentations, vers les débauches. On reste ainsi des heures à contempler ces hybrides, ces chimères, ces tourments, sans se lasser. Une visite de musée est irremplaçable, mais les conditions d’exposition y sont-elles qu’on ne pourrait voit tant de détails, et il faudrait aller de Lisbonne à Vienne et de Berlin à New Haven pour voir les vingt tableaux considérés ici comme authentiques; le catalogue raisonné comprend de plus huit dessins authentiques, dont le Nid de la Chouette (au Boijmans), qu’il ne faut pas confondre avec un hibou, mais bon, n’en demandons pas trop… Il ne m’appartient pas d’avoir une quelconque opinion sur les attributions, sujet qui fera peut-être polémique chez certains; notons que parmi les œuvres classées comme étant d’élèves et de suiveurs dans le catalogue, soit huit dessins et neuf tableaux, se trouve l’Escamoteur de Saint-Germain-en-Laye, ce qui fait sans doute grincer quelques dents.

Jérôme Bosch, Le Jugement dernier, vers 1506. Volet de gauche ouvert : La Chute des anges rebelles, le péché originel et Adam et Ève chassés du Paradis (détail). Huile et détrempe sur panneau de chêne. Vienne, Akademie der bildenden Künste, Gemäldegalerie

Jérôme Bosch, Le Jugement dernier, vers 1506. Volet de gauche ouvert : La Chute des anges rebelles, le péché originel et Adam et Ève chassés du Paradis (détail). Huile et détrempe sur panneau de chêne. Vienne, Akademie der bildenden Künste, Gemäldegalerie

Ces remarquables reproductions sont analysées, commentées, éclairées par un texte très complet de Stefan Fischer, avec, en particulier, un chapitre pour chacun des trois grands triptyques, Saint-Antoine, le Jardin des Délices et le Jugement Dernier. Pour moi qui certes, voyais bien le côté moralisateur de Bosch, le rôle satirico-moral de ses tableaux, mais qui, néanmoins, sans m’être vraiment plongé dans son histoire, le considérais comme un original, un rebelle, un Socrate, un « frères Chapman », prompt à fustiger, à caricaturer, et de ce fait à se placer quelque peu en marge de la « bonne société » de son époque, la leçon est rude, et la désillusion forte; car l’étude historique de Stefan Fischer montre un peintre bourgeois, membre de la confrérie la plus importante de sa ville, peignant pour nobles et bourgeois, et dont les thèmes n’offusquent alors personne. Ce n’est pas vraiment la pire des choses, mais le mythe de l’artiste rebelle, maudit, voire hérétique, en a pris un coup… Devant le Jardin des Délices, Erwin Panofsky avoua son impuissance critique : « This, too high for my wit, I prefer to omit ».

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices (détail), vers 1503. Panneau central : L’Humanité avant le Déluge (détail). Huile sur panneau de chêne. Madrid, Museo Nacional del Prado

Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices, vers 1503. Panneau central : L’Humanité avant le Déluge (détail). Huile sur panneau de chêne. Madrid, Museo Nacional del Prado

Mais on peut se dire aussi que c’était une merveilleuse époque, celle où le collecteur des impôts d’Anvers Peeter Scheyve, l’archiduc Philippe le Beau, et les clercs de la Confrérie Notre-Dame de Bois-le-Duc étaient capables d’apprécier et d’acquérir des œuvres aussi dissonantes. L’oiseau bossu en patins à glace de la première image porte dans son bec croisé un billet sur lequel est inscrit « protio », c’est-à-dire « protestatio »… et, ci-dessus, bien avant Mapplethorpe, le couple scandaleux d’un homme noir (ou deux…) et d’une femme blanche…

Livre offert par l’éditeur.

Extraire Mapplethorpe de son carcan

Robert Mapplethorpe, Autoportrait, 1980, épreuve gélatino-argentique, 50.2x40.6cm

Robert Mapplethorpe, Autoportrait, 1980, épreuve gélatino-argentique, 50.2×40.6cm

English translation

Traduction en espagnol

L’immense qualité des deux expositions actuelles sur Robert Mapplethorpe (la rétrospective au Grand Palais jusqu’au 14 juillet et le rapprochement, plus inattendu,  au Musée Rodin jusqu’au 21 septembre) est qu’elles osent s’affranchir du discours convenu sur le travail de ce photographe (discours sur une partie seulement de son travail, d’ailleurs), ce discours qui l’enferme dans une logique exclusivement homosexuelle, SM, transgressive, ce discours qui accuse quiconque veut voir son oeuvre de manière plus globale de puritanisme, au prétexte  des violentes réactions conservatrices passées à son travail, ce discours qui ne veut l’inscrire que dans une « historiographie LGBT de l’art », concept bien étrange et bien étroit.

Robert Mapplethorpe, Lisa Lyon, 1982, épreuve gélatino-argentique, 50.8x40.6cm

Robert Mapplethorpe, Lisa Lyon, 1982, épreuve gélatino-argentique, 50.8×40.6cm

Ces deux expositions ne font nullement l’impasse sur la dimension sexuelle du travail de Mapplethorpe, mais d’abord, contrairement aux esprits étroits, elles donnent la parole à l’artiste, elles l’écoutent quand, admirateur de Michel-Ange, il affirme être un sculpteur dans l’habit d’un photographe (« si j’étais né il y a cent ou deux cents ans, j’aurais sans doute été sculpteur »), quand il proclame être à la recherche de « la perfection dans la forme. Dans les portraits. Avec les sexes. Avec les fleurs ». L’une met son travail en rapport avec celui de Rodin, l’autre n’hésite pas à juxtaposer, justement, visages, sexes et fleurs « de façon qu’on puisse voir qu’il s’agit de la même chose » . Et cela suffit pour que les gardiens du temple autoproclamés y voient une position « finalement très hétérosexuelle » (???) ou considèrent que « les louanges adressées aux qualités esthétiques des images » sont des « tentatives pitoyables de déminer l’oeuvre ». Alors que, par exemple, Edmund White, qu’on ne peut guère suspecter de puritanisme ou d’homophobie écrit dans le catalogue du Grand Palais : « il rechignait à n’être catalogué ‘que’ comme artiste gay…. mais il a été poussé dans ce rôle ».

Robert Mapplethorpe, Black Bust, 1988, épreuve gélatino-argentique, 61x50.8cm

Robert Mapplethorpe, Black Bust, 1988, épreuve gélatino-argentique, 61×50.8cm

Eh bien non ! Il faut aller redécouvrir son travail dans ces deux lieux et véritablement y admirer ses tirages, ses jeux de lumière (ah, les reflets sur les muscles de Spartacus, 1988), la fascination qu’il a pour la sculpture : les tavelures du visage de Black Bust (ci-dessus) ou le velouté de la peau d’Hermès (1988) sont aussi sensuels dans ses photographies, sinon plus, que les corps vivants avec lesquels ils voisinent sur les cimaises. Cette sensualité naît davantage de cette recherche quasi entomologique de la perfection anatomique, que d’une érotisation fantasmée : même ses Cocks (« bites » disent les cartels) sont davantage des splendeurs sculpturales froides presque abstraites que des instruments de désir.

Robert Mapplethorpe, Autoportrait, 1988, épreuve platine, 61x50.8cm

Robert Mapplethorpe, Autoportrait, 1988, épreuve platine, 61×50.8cm

La première photographie à l’entrée de l’exposition du Grand Palais le voit émerger de l’ombre, légèrement courbé (mais son corps est fondu dans l’ombre), les doigts crispés sur sa canne, fixant l’objectif avec une intensité inouïe, majestueux, souverain, défiant vainement la mort. Elle avait illustré l’exposition sur les artistes à la veille de leur mort au MAMVP.

Robert Mapplthorpe, Cock and Gun (Bite et pistolet), 1982, épreuve gélatino-argentique, 50.8x40.6cm

Robert Mapplethorpe, Cock and Gun (Bite et pistolet), 1982, épreuve gélatino-argentique, 50.8×40.6cm

Les deux expositions mettent l’accent sur son intérêt pour les fragments, les détails des corps (Livingston, 1988 : cou, téton, aisselle, nombril), souvent mis en résonance avec une plante, un cactus, une aubergine, un lys, et qui bien sûr évoquent les fragments du corps décomposé de Rodin. Mais si Rodin aime l’accident, le hasard, le désordre, Mapplethorpe semble être, lui, un esprit plus froid, plus constamment tendu vers la perfection.

Robert Mapplethorpe, Lisa Lyon, 1982

Robert Mapplethorpe, Lisa Lyon, 1982

Tous deux savent faire ressortir les matières, les textures, les contrastes. Une photographie de Lisa Lyon, son modèle culturiste, la montre recouverte d’une fine couche de boue séchée et craquelée, évoquant les plâtres fendillés de Rodin, mais aussi la tentation de partir d’un moulage du modèle. Le drapé aussi est un lien entre les deux, comme dans cette vue d’exposition où le voile de plâtre du torse de l’Âge d’airain, a en écho la gaze qui enveloppe les modèles de Mapplethorpe.

Auguste Rodin, Torse de l'Âge d'airain drapé, vers 1895, plâtre, 78x49.5x31cm; Robert Mapplethorpe, White gauze, 1984

Auguste Rodin, Torse de l’Âge d’airain drapé, vers 1895, plâtre, 78×49.5x31cm; Robert Mapplethorpe, White gauze, 1984. Vue d’expo au Musée Rodin

On peut certes s’interroger sur le rapport politique entre photographe blanc et modèle noir, qui n’est guère abordé ici, on peut aussi  être moins convaincu (au Grand Palais seulement) par l’esthétique de l’autel et les photos couleurs au fond de l’exposition, on peut trouver la salle interdite aux moins de 18 ans bien peu scandaleuse, on peut ne trouver qu’un intérêt documentaire à la série de polaroids (dont un surprenant, ci-dessous) qui clôturent l’exposition (contrairement à la galerie de portraits new-yorkais, eux aussi très sculpturaux, dont le fameux Louise Bourgeois), il n’en reste pas moins que se déploie ici un talent qui ne saurait être réduit à de l’homo-érotisme sulfureux (rien à redire, par contre, de l’expo au Musée Rodin, sobre et éloquente).

Robert Mapplethorpe, sans titre (Pierre Bergé), 1971, polaroïd, 8.6x10.8cm

Robert Mapplethorpe, sans titre (Pierre Bergé), 1971, polaroïd, 8.6×10.8cm

Comme l’écrit fort bien Dominique Baqué dans artpress (n°410) « il y a maldonne : non que les photographies de Mapplethorpe ne soient pas, de facto, érotiques, mais l’oeuvre dans son ensemble … est celle d’un plasticien. Et, osons le paradoxe jusqu’au bout, d’un ‘classique’  » (un classicisme peut-être ringard pour certains).  Voici pourquoi il faut aller voir ces deux expositions, afin de sortir du carcan standard qui enferme l’artiste dans une catégorie, et de regarder, regarder vraiment.

Photos 3, 7 & 8 de l’auteur. © Fondation Mapplethorpe.

 

Lire ou regarder : van Gogh ou Artaud ?

Vincent van Gogh (1853-1890), Portrait de l’artiste au chevalet, Paris, décembre 1887-février 1888, huile sur toile, 65,1 x 50 cm © Amsterdam, Van Gogh Museum (Fondation Vincent van Gogh) Man Ray (1890-1976), Antonin Artaud, 1926, Épreuve gélatino-argentique contrecollé sur papier, 13,1 x 7,5 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacques Faujour ; © Man Ray Trust / ADAGP, Paris 2014, © ADAGP, Paris 2014

Vincent van Gogh (1853-1890), Portrait de l’artiste au chevalet, Paris, décembre 1887-février 1888, huile sur toile, 65,1 x 50 cm
© Amsterdam, Van Gogh Museum (Fondation Vincent van Gogh)
Man Ray (1890-1976), Antonin Artaud, 1926, Épreuve gélatino-argentique contrecollé sur papier, 13,1 x 7,5 cm
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacques Faujour ; © Man Ray Trust / ADAGP, Paris 2014, © ADAGP, Paris 2014

Traduction en espagnol

On ne va certes pas bouder son plaisir devant une belle exposition van Gogh, une cinquantaine d’œuvres, rarement réunies : il y a de superbes juxtapositions, ainsi, sur un des premiers murs, les deux autoportraits du musée d’Orsay voisinent avec celui de Washington et celui d’Amsterdam. Il y en a bien d’autres, et plusieurs toiles moins souvent vues, provenant de collections particulières (comme ces souliers, moins connus que ceux de Heidegger) ou de musées lointains, Hammer à L.A. ou l’Ateneum d’Helsinki.

Paire de chaussures. Une chaussure retournée, Paris, printemps 1887, huile sur toile, 37,5 x 41,5 cm. Collection particulière, courtesy of Eykyn Maclean, LP

Paire de chaussures. Une chaussure retournée, Paris, printemps 1887, huile sur toile, 37,5 x 41,5 cm. Collection particulière, courtesy of Eykyn Maclean, LP

On ne va pas non plus faire la fine bouche devant une présentation de dessins, d’extraits de films (une vingtaine de 1920 à 1935, muets et parlants, où sa beauté et son intensité éclatent) et de documents (dont des photographies superbes de Denise Colomb) sur Antonin Artaud. Dans ses dessins, l’écriture se mêle au trait et la violence semble jaillir de chaque signe.

Et je ne ne vais pas nier une seconde le tremblement fasciné que j’ai ressenti la première fois que j’ai lu, à vingt ans peut-être, le suicidé de la société, et la clairvoyance éblouissante qui s’en dégageait.

Arbres dans le jardin de l’hôpital Saint-Paul, Saint-Rémy-de-Provence, octobre 1889, huile sur toile,  90x73cm. Los-Angeles, Hammer Museum, The Armand Hammer Collection, Gift of the Armand Hammer Foundation

Arbres dans le jardin de l’hôpital Saint-Paul, Saint-Rémy-de-Provence, octobre 1889, huile sur toile, 90x73cm. Los-Angeles, Hammer Museum, The Armand Hammer Collection, Gift of the Armand Hammer Foundation

Alors pourquoi cette exposition au Musée d’Orsay (jusqu’au 6 juillet) ne fonctionne -t-elle pas vraiment à mes yeux ? Pourquoi n’y ressens-je qu’un exercice studieux et didactique, mais fort peu d’émotion ? Pourquoi ce texte révolutionnaire confronté à ces tableaux extraordinaires ne crée-t-il pas des troubles graves du comportement, des « convulsions fortes », des remises en question radicales chez les visiteurs, lesquels se contentent de visiter sagement, docilement ? Pourquoi les textes d’Artaud affichés aux murs, aussi pertinents soient-ils, n’éclairent-ils pas notre vision des toiles, non pas en rappelant sa haine des médecins en général et du Dr Gachet en particulier, non pas en s’élevant avec passion et rage contre la psychiatrie et la société aliénante (avant Foucault et avant l’antipsychiatrie), mais en changeant notre regard face aux tableaux ? En fait, ce fut, pour moi, le cas une fois, une seule, mais hélas, il n’y avait pas de toile, seulement une projection sur écran : les mots d’Artaud sur Le Champ de blé aux corbeaux nous clouèrent sur place.

Pourquoi les dessins d’Artaud, aussi beaux soient-ils, nous semblent-ils ici incongrus, illustratifs, émasculés, et pourquoi la tentative de comparer les dessins de van Gogh et ceux d’Artaud tombe-t-elle à plat ? Pourquoi le discours d’Artaud sur la folie de van Gogh, sur son aliénation, aussi attirant soit-il, ne nous dit-il pas grand chose ici devant les toiles ?

Ou plutôt, pourquoi est-ce que je résiste à cette présentation trop cadrée, normée, explicative, alors qu’une fois rentré chez moi, je relis le livre d’Artaud avec délectation ? Pourquoi le discours a-t-il tant de mal à cohabiter dans le même espace que le tableau ? Les tableaux n’en souffrent pas, eux résistent à tout, mais le texte se trouve laminé, réduit à l’illustration, à la lecture immédiate, explicative, et il s’étiole. Peut-être faudrait-il aller écouter le comédien qui le récite tous les jeudis soirs dans l’exposition.

Rue de village à Auvers, Auvers-sur-Oise, mai 1890, huile sur toile, 73x92cm. Helsinki, Ateneum Art Museum, Finnish National Gallery, collection Antell

Rue de village à Auvers, Auvers-sur-Oise, mai 1890, huile sur toile, 73x92cm. Helsinki, Ateneum Art Museum, Finnish National Gallery, collection Antell

Après coup, relisant Artaud, je réalise qu’il n’a fait qu’une brève visite à l’exposition van Gogh à L’Orangerie en 947. Il a d’abord été outré par le texte psychiatrique du Dr Beer sur van Gogh (on le lit malaisément dans une vitrine : contrairement à ce qu’on dit d’ordinaire, Beer semble surtout indiquer qu’un diagnostic de van Gogh est difficile, controversé, voire impossible), et, ayant vu fort vite l’exposition, il a ensuite longuement regardé les reproductions des œuvres de van Gogh dans le catalogue et dans les livres de Uhde et de Rosset (présents dans la même vitrine), et surtout il s’est fait lire par Paule Thévenin les lettres de van Gogh. Est-ce cela qui me dérange ici et que je peine à exprimer : que ce texte fabuleux n’a pas été écrit à partir d’un regard direct sur l’oeuvre, sur la matérialité du tableau, mais à partir de photographies (assez médiocres) et de textes ? Nulle rationalité ici, je ne saurais davantage expliciter ma pensée, mais cela tient peut-être plutôt de la magie : un texte écrit loin des œuvres et qui, aujourd’hui confronté directement à ces œuvres, ne s’y renforce pas. Je ne sais.

Meret Oppenheim était-elle surréaliste, oui ou non ?

Meret Oppenheim, Le Couple, 1956, bottines en cuir, 20x40x15cm, C.P.

Traduction en espagnol

Vous croyiez sans doute, comme moi, que Meret Oppenheim était une artiste surréaliste, eh bien détrompez-vous, c’est un malentendu, vous dit l’exposition de ses œuvres au LaM à Villeneuve d’Ascq (jusqu’au 1er juin), c’est une artiste plurielle, féministe, conceptuelle et bien d’autre choses encore.

Meret Oppenheim, La condition humaine,  1973, huile sur toile, 90x100cm, coll. David Bowie

De Meret Oppenheim, vous connaissiez bien sûr quelques œuvres emblématiques. Le Festin Nu ? Il n’est présent dans l’exposition que sur une méchante photographie d’archives dans le panneau biographique, et on prend soin de vous préciser, au cas où dîner sur le corps d’une femme ne serait pas très féministiquement correct, que Oppenheim a pris ses distances avec cette performance qui, pour elle, n’était en rien érotique, mais seulement « printanière » (et que, y compris le « support », il y avait autant d’hommes que de femmes lors de la première performance à Berne, parité oblige). Érotique voilée, où Man Ray la photographie nue et tachée d’encre, près d’une presse à imprimer ? Également reléguée dans la documentation, en un format minuscule coincé derrière une vitrine. Le Déjeuner en fourrure, ce fameux service à café recouvert de fourrure ? Présent seulement sous forme d’une affiche tardive (1971) quasi warholienne, avec, comme ersatz, un maigre bracelet couvert de fourrure. Au moins, le film (Arte, de Daniela Schmidt-Langels) se nomme-t-il « Le surréalisme au féminin » : lui, au moins, affiche la couleur, mais il est bien seul ici.

Meret Oppenheim, collier avec « bouche », 1935-36, laiton, C. P. Bâle

Dans cette exposition structurée par thèmes, et sans chronologie, mêlant travaux de jeunesse à Paris et pièces tardives (quand elle devint Madame Wolfgang La Roche), tout semble fait pour occulter le côté rebelle et érotique de ses exploits surréalistes, pour minimiser la provocation non conformiste et la tension de ses « objets érotiques » : quand elle conçoit un collier orné d’une vulve, le cartel parle d’une « bouche », et on devra se contenter de simples dessins de ses sous-vêtements érotiques (pas de slip mandrille ici, par exemple). On doit donc se satisfaire du Couple (en haut), chaussures sagement jointives (avec, à la clef, un peu de théorie du genre pour faire bon poids) et de ce superbe collier soutien-gorge dont les attaches de jarretelle soutiennent les tétons. Alors que son travail conjugue violence et humour, rébellion et sensualité, l’hommage qu’y rend cette salle paraît bien tiède.

Meret Oppenheim, Robe du soir avec collier soutien gorge (détail), 1968, buste de mannequin, perles et éclats de verre, peinture, étoffe, H 145 cm, coll. Pictet & cie

Et c’est pourtant la salle la plus intéressante de l’exposition. Car ailleurs, on voit des tableaux symbolistes à profusion, des autoportraits chamaniques, des allégories historiques (ah, admirez Geneviève de Brabant en icône symbolisto-féminine…), des rêves plus jungiens que surréalistes (Jung aurait beaucoup influencé Meret Oppenheim : lire, dans un des espaces de documentation, sa lettre de 1954 à Gérard Legrand expliquant en deux croquis la supériorité de Jung sur Freud, la psychanalyse pour les nuls…), rêves épurés, contrôlés, censurés presque : en somme une collection d’œuvres qui, après la force de sa production parisienne, semblent secondaires et simplistes. Que faire devant Daphné et Apollon (ci-dessous), sinon s’enfuir en courant ? Que dire devant La condition humaine (ci-dessus) où le petit bonhomme stylisé est écrasé par ces nuages menaçants ? du romantisme abstrait ? (tableau appartenant à David Bowie, s’il vous plaît).

Meret Oppenheim, Daphné et Apollon, 1943, huile sur toile, 140x80cm, coll. Lukas Moeschlin Bâle, ph. Christian Baur

Bien sûr, ici et là, quelques pièces intéressantes (un masque d’ardoise titré « Le vieillard de la montagne », par exemple), mais, dans l’ensemble, cette dilution de Meret Openheim, cette minimisation de ce qui fait sa force et réputation au profit d’un discours orienté mais confus aboutissent à une exposition bien décevante, bien en dessous de ce qu’on pouvait espérer.

J’ai eu un sentiment similaire il y a quelques semaines à Londres dans l’exposition sur Hannah Höch à Whitechapel : cette maîtresse du collage et du photomontage s’y trouve aussi détournée au profit d’un discours limité, tout aussi décevant.

Photos 1 & 5 courtoisie du LaM; Meret Oppenheim étant représentée par l’ADAGP, les photos de ses œuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.