Deux livres sur Edvard Munch

En couverture : Edvard Munch, Rouge et Blanc, 1899-1900, détail (93x125cm), Musée Munch

Berlin a sans doute été la ville étrangère la plus importante pour Edvard Munch : du scandale de son exposition de 1892 qui fut le point de départ du modernisme allemand et de la Secession au succès de l’exposition de la Frise de la Vie dix ans plus tard, de ses séjours fréquents jusqu’en 1908 à la tentative de Goebbels de le récupérer avant que le nazisme ne le classe dans l’art dégénéré.  Une exposition (pas vue) à Berlin l’an dernier, titrée « Magie du Nord » explorait ces liens. Le catalogue (300 pages) en anglais et en allemand publié par Hirmer, présente les oeuvres de Munch sur 115 pages en regard avec quelques autres peintres dans cinq chapitres : Le Rêve du Nord ; Respirer et sentir, souffrir et aimer (La Frise de la Vie) ; Expérimental et virtuose (gravure et photographie) ; « Je ne suis absolument pas un portraitiste » ; et Triomphe et tragédie (sa grande exposition de 1927, puis ses démêlés avec les Nazis).

Edvard Munch, Portrait de Walther Rathenau, 1907, 200x110cm, Stadtmuseum Berlin, p. 135 du catalogue.

Après une introduction générale de la commissaire Stefanie Heckmann, on trouve une demi-douzaine d’essais spécifiques : Sabine Meister analyse le contexte de l’exposition « scandale » de 1892 ; Janina Nentwig commente l’exposition de la Frise de la Vie en 1902, Pauline Beckmann celle de la Frise Reinhardt, et Dieter Scholz la grande exposition de 1927 ; Andreas Schalhorn étudie les gravures de Munch ; Christina Feilchenfeldt détaille la complexité des rapports de Munch avec son galeriste Paul Cassirer ; Lars Toft-Eriksen se concentre sur la réception de Munch et son image de « génie nordique ». Des essais fort bien documentés, mais un peu « secs », à l’exception de l’introduction générale, et un catalogue bien fait (biographie, liste des expositions berlinoises, liste des oeuvres, bibliographie, même une carte de Berlin). Un regret : que, excepté quelques lignes, l’attitude quelque peu ambiguë des Nazis envers sa peinture ne soit pas évoquée, entre l’admiration que Goebbels avait pour lui et sa condamnation comme « artiste dégénéré », et que ses positions anti-nazis (par exemple avec Ernst Wilhelm Nay ou lors de l’enterrement de Walther Rathenau), sur lesquelles j’écrivais en 2005 en réponse à Jean Clair, ne soient pas mentionnées.

En couverture : Edvard Munch, La Forêt magique, 1919-25, 110.5×145.5cm, Musée Munch

L’exposition Trembling Earth a été à Williamstown et à Potsdam, elle ouvre dans quelques jours à Oslo (jusqu’au 24 août), et je ne la verrai sans doute pas. Elle porte sur les rapports de Munch avec la nature, sans doute l’aspect le moins connu de son art, mais certainement pas le moindre. Munch peint la forêt, les champs, le bord de mer, les paysages enneigés ; parfois comme de simples paysages et parfois comme l’environnement d’une scène (comme le Cri ou les baigneurs de Warnemünde), avec en particulier ses immenses peintures murales pour l’Université d’Oslo, des paysages éthérés comme ce Soleil.

Edvard Munch, Le Soleil, 1912-13, 310x500cm, Musée Munch, p. 203 du catalogue

Le catalogue (228 pages) commence, fort agréablement, par un texte fort inspiré de l’écrivaine écossaise Ali Smith qui, en conversation avec sa mère défunte, laisse son esprit errer autour de tableaux de Munch, des arbres, la mort et « Qui oserait peindre le soleil ? » (grâce à elle, je découvre cette lithographie mélancolique, The Insane). Ensuite, dans des essais de forme plus classique, Jay A. Clarke présente de manière synthétique le rapport de Munch à la nature, en particulier la forêt et le rivage ; Trine Otte Bak Nielsen met l’accent sur l’intérêt de Munch pour le cycle cosmique et la cristallisation (et en particulier sa Montagne humaine) ; Arne Johan Vetlesen analyse de manière fort pertinente l’angoisse de Munch face à la nature, alors que Jill Lloyd est moins convaincante en voulant rattacher cette angoisse à sa prémonition de notre crise climatique. Outre plus de 150 pages de reproductions (dont certaines rarement montrées, comme ces Vagues de 1908), le catalogue inclut une liste de livres de la bibliothèque personnelle d’Edvard Munch en rapport avec la nature, dont, curieusement Les grands initiés d’Édouard Schuré, mais aussi Einstein, Hamsun et H.G. Wells.

Quelques livres

Dans la pile de livres reçus ou achetés.

en espagnol

En couverture : Janos Urbanpièce phosphorescente, 1972

Michel Thévoz, La photo brute. Chimères et perversions, L’atelier contemporain, 2023 ; 176 pages, 65 illustrations. Alors que les catalogues « Photo Brute » de la collection Decharme manquaient de densité critique (voir cette critique incendiaire sur leur pauvreté intellectuelle), ce livre du spécialiste de l’art brut Michel Thévoz (dont la contribution dans ces catalogues était cent lieues supérieure aux autres sans pour autant sauver l’ensemble) tente de combler cette lacune. Dans ce petit livre bien documenté et raisonnablement illustré (c’est, paraît-il, son 37ème livre), il décline les rapports entre photographie et art brut en 15 chapitres, chacun autour d’un mot clef. Parmi les plus intéressants, celui intitulé « Perversion » traite du voyeurisme (repris ensuite dans le chapitre 11), du nu flou comme « un jeu régressif et érotique de dérobade », de l’importance de l’érotisme / pornographie dans la photo brute, non à la manière du porno commercial, mais avec une implication émotionnelle de l’artiste. Dans le chapitre « Parallaxe », il note très justement que l’intérêt des photos brutes est « de soumettre les figures, non pas à la norme, mais au désir » et donc de pouvoir se livrer à des manipulations « anormales » de l’objet photographique ; ce sont des « ratages réussis ». L’acte photographique brut, écrit-il plus loin, peut avoir le sens « d’une célébration, d’une agression, d’un viol, d’un envoûtement, d’un exorcisme, d’un mauvais sort, etc. » C’est, je crois, la première réflexion théorique sur le rapport entre art brut et ontologie photographique.

Youssef Ishaghpour, Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Éditions du Canoë, 2023 ; 100 pages (service de presse). Je n’ai pas écrit, finalement, sur l’exposition Rothko, me sentant incapable d’arbitrer entre son intérêt indubitable et la sensation de saturation éprouvée dans l’exposition. Autant les premières et les dernières salles m’ont fasciné, autant le corps central de l’exposition saturait, peut-être à cause de l’éclairage (je me souviens des toiles Seagram montrées à la Tate en 2008, comme en lumière naturelle, bien plus émouvantes, alors qu’ici elles paraissent ternes ; et encore plus de la chapelle d’Austin), mais surtout parce qu’il y avait ici trop de tableaux, et que l’oeil s’épuisait, que l’émotion initiale se dissipait. Ishaghpour a écrit (en 2003) ce livre sensible et émouvant sur Rothko, sur sa « peinture réduite à elle-même », sur la simplicité apparente de ses toiles où « la lumière émane de la couleur », où « la sérénité est au bord de l’explosion. » J’ai été par contre bien moins convaincu par sa tentative d’expliquer Rothko par « l’atavisme d’un état d’esprit juif » et par sa volonté un peu trop manifeste de lire Rothko à l’aune d’une « tradition hébraïque » qui me paraît peu compatible avec l’irreligiosité de l’artiste et son éloignement du judaïsme.

En couverture : Zanele MuholiBona, Charlottesville, 2015

Clara Bouveresse, Photographies au saut du lit, Actes Sud, 2023 ; non paginé, 63 photos (service de presse). Ça aurait pu être un livre amusant, regroupant et commentant des photographies prises au lit, de 1863 (Lady Hawarden) à 2017 (Bieke Depoorter, que je ne connaissais pas). Mais un parti-pris a guidé l’auteure : sur 63 photographes présentés ici, seuls 6 sont des hommes ( Cartier-Bresson, Stephen Shore, Josef Koudelka, François Hers, Klavdij Sluban et Shonibare), avec un seul couple : Annie Ernaux & Marc Marie. Le lit n’est donc pas une affaire d’hommes, ni de couples, mais un domaine perçu ici comme quasi exclusivement féminin. Ce parti-pris assumé (la préface dit « majoritairement féminin », une majorité de 90%) entraîne l’inclusion de photographies où le lit est à peine visible, mais qui permettent d’introduire une dimension queer (Alice AustenClaude Cahun), allant jusqu’à une photo d’avortement en salle d’opération, sans la moindre trace visible d’un lit (Abigail Heyman). Il aurait mieux valu le dire dès le titre : « Femmes photographiant des lits ». Cette ellipse n’est pas la meilleure manière de promouvoir les femmes photographes.

Une des images du projet Rue Godefroy Cavaignac.

Andrea Eichenberger & Camila Gui Rosatti, La Rue Godefroy Cavaignac, Maison de la photographie Robert Doisneau, 2024 ; 92 pages, 50 photographies (service de presse). Ce livre produit par deux Brésiliennes de Paris, la photographe et anthropologue Andrea Eichenberger et la sociologue et urbaniste Camila Gui Rosatti, est le résultat d’un atelier photographique avec les habitants de cette rue du 11ème arrondissement de Paris. Chacun apporte sa photographie de la rue et commente, raconte sa vie ordinaire, sachant qu’on est ici près des lieux des attentats de 2015 qui reviennent souvent dans les discours. Au-delà des anecdotes, c’est un beau travail sur l’espace public, le privé et le partagé, le vécu et le ressenti. Les deux auteures ont mis en place un cadre, au sein duquel la parole et l’image sont libres : très réussi.

En couverture : Hendrick Goltz, dit GoltziusThe Fall of Man, 1616, coll. NGA Washington DC

Christophe Stener, Iconographie du péché originel verset par verset, auto-édité, 2023 ; 400 pages, 382 illustrations en N&B (service de presse). C’est un travail de titan qu’a entrepris Christophe Stener, ce volume étant le premier de 13 autres annoncés sur ce sujet (les suivants porteront sur la mythologie, l’exégèse, la gnose, la psychanalyse, le cinéma, etc.). Donc, après une introduction de 80 pages sur le sujet, la méthode, les codes et les différentes approches selon les religions, nous avons pour chaque verset ou presque de Genèse I-IV, un recensement des images illustrant ce verset, de l’art paléochrétien à l’art contemporain. Beaucoup de références érudites, beaucoup d’analyses comparatives (par exemple sur le thème de la complicité d’Adam et d’Ève, 14 pages, 22 images). On admire à la fois l’érudition de l’auteur, l’étendue du travail accompli et l’utilité du livre comme référence. On peut regretter que le dogme de l’omphalisme ne soit pas abordé (il le sera plus tard) et que de trop nombreuses coquilles et quelques inexactitudes aient subsisté dans le texte final. On attend impatiemment les douze autres volumes …

Mes filles de la télé (Tom Wilkins & friends)

Sébastien Girard, The diary of Tom Wilkins, pages 82 & 83, du 18 avril 1981 #671 au 9 mai 1981 #688

en espagnol

C’est un livre étonnant, de grand format, titré The diary of Tom Wilkins et édité artisanalement par Sébastien Girard en 150 exemplaires (reçu en service de presse). Celui-ci avait déjà divulgué en 2017 quelques-unes de ces photographies dans un précédent livre, mais ici il montre la totalité de cette curieuse collection de 911 polaroïds qu’il a acquise en 2011 auprès d’un exécuteur testamentaire américain. L’auteur de ces photographies a, pendant 1248 jours, du 14 août 1978 au 12 janvier 1982, photographié 911 fois avec un Polaroid SX70 [on écrit en français « un polaroïd », mais pour la marque, il convient de respecter l’orthographe américaine Polaroid] l’écran de sa télévision. Il a annoté chaque photographie en lettres majuscules, avec la date, un numéro d’ordre (même s’il a un peu cafouillé dans sa numérotation), le nom de l’émission et des commentaires sur l’image, qui la soutiennent et la décryptent ; ces courts textes ont été écrits sur une étiquette collée dans la marge blanche du polaroïd. Il a minutieusement archivé ces images dans 12 albums de cuir rouge soigneusement titrés, faisant preuve d’un impressionnant sérieux méthodique dans sa recension. Ce livre, fruit des recherches de Sébastien Girard, reproduit toutes ces photographies, à raison de neuf par page.

Tom Wilkins, « 13 OCT 80 #512 OFF T.V. MOVIE BARBARELLA – JANE FONDA – SHE’S NUDE BELOW T.V. SCREEN »

Toutes ces images représentent des femmes plus ou moins dénudées, ou, à tout le moins, exhibant leurs charmes dans des vêtements plutôt suggestifs. Cela va du modèle totalement nue dans une émission porno à des actrices connues au décolleté plongeant ou à des inconnues en maillots de bain ou surprises dans des postures avantageuses par la caméra de la télévision. On y voit des fesses et quelques pubis, mais l’obsession principale de l’auteur est la mammolâtrie : on a là un parfait échantillon de la femme idéale selon la libido américaine de cette époque. La plupart des images viennent de films ou de séries télévisées, mais leur source peut aussi être une émission ordinaire ou un journal télévisé (une femme morte au sol dans un ascenseur le 30 avril 1980, #387, ci-dessous ; à moins que ce ne soit une émission nommée « Vegas »). Il photographie aussi de nombreuses publicités pour soutien-gorge, une émission sur les soutiens-gorge contraceptifs (« birth control bra » ??) le 15 septembre 1980 (#479-481), et même un programme sur la mastectomie (16 avril 1980, #366). Chacun des textes d’accompagnement combine une rigueur archivaire avec une précision descriptive rigoureuse (« 21 III 1980, #347, off TV, movie. Girl wearing bra, panties, garter belt, and stockings, in front of window [Fille avec un soutien, des panties, un porte-jarretelles et des bas devant la fenêtre] ») ; off TV signifiant qu’il visionne une cassette VHS sur laquelle il a préalablement enregistré l’émission. La plupart de ces images baignent dans une lumière bleutée assez irréelle. Si les évidents fantasmes sexuels de l’auteur sont d’ordinaire implicites et simplement suggérés par ses choix, ils prennent parfois corps au grand jour (ci-dessus) : « 12 X 1980, #512, off TV, movie Barbarella, Jane Fonda. She is nude below T.V. screen [En-dessous de l’écran de la télé, elle est nue] » ; un fantasme de « wishful thinking » Une autre légende est des plus énigmatiques : « 25 IV 1979, #70, off TV, Real People [vraies personnes, ou est-ce le nom d’une émission ?]. This woman is a striper [sic] for god [Cette femme est une stripteaseuse pour Dieu] ». Ou bien voulait-il simplement écrire « for good » ?

Tom Wilkins. « 30 APR 80 #387 OFF T.V. VEGAS – DEAD GIRL IN ELEVATOR »

Il y a là la construction d’une histoire personnelle, une histoire d’extase et de fascination érotique, que ce livre-montage transforme en un scénario quasi cinématographique. La pulsion scopique de Tom Wilkins s’y donne libre cours. Les seuls hommes présents dans l’image sont des faire-valoir, souvent vus de dos, et ne sont pas identifiés ; mais une photo du 19 septembre 1979 (#190) a été prise une fraction de seconde trop tard (« Badly Timed » dit la légende) et on y voit un homme en costume, alors que la femme annoncée au décolleté plongeant est quasi invisible. Pratiquement toutes les femmes sont blanches ; seules exceptions, sauf erreur : des femmes noires le 31 décembre 1978 (#92) montrant la durabilité de soutiens-gorge africains (??), une danseuse apparemment noire en sous-vêtements le 8 mai 1981 (#686), et une femme arabe nue dans une tente le 21 décembre 1980 (#587). Il y a (mais seulement à partir de fin 1980, comme s’il gagnait en audace avec le temps) une douzaine d’images de scènes sexuelles, exclusivement entre deux femmes (seule exception, une sage étreinte le 2 janvier 1978) : beaucoup de « french kissing », mais aussi des images plus crues et plus explicites : « 17 I 1981, #618, off TV, movie. Girl in black dress making love to topless girl in blue shirt. Girl is sucking left tit and finger fucking pussy. [Une fille en robe noire fait l’amour à une fille topless en jupe bleue. Elle suce son téton gauche et doigte sa chatte] » Et les deux ultimes images de la collection, du 12 janvier 1982 (#873 et 874) montrent deux filles enlacées faisant l’amour sur l’une (ci-dessous) et suçant le téton d’une troisième sur l’autre. Après ce climax, Tom Wilkins arrête de photographier son écran.

Tom Wilkins, « 12 JAN 82 #873 OFF T.V. MOVIE – THE SWITCH – TWO GIRLS MAKING LOVE »

Ces photographies seront visibles (et achetables) pendant Paris Photo (10-13 novembre) sur le stand de la Galerie Christian Berst (teaser), qui publie à cette occasion un petit livre (reçu en service de presse) à 500 exemplaires, reproduisant 150 de ces images en pleine page et les 101 planches de 9 photos chacune. Il faut savoir que photographier un écran n’est pas chose aisée : ces polaroïds sont souvent flous et leur sens de la composition est discutable, ce qui fait aussi leur charme. D’ailleurs, Wilkins s’intéresse plus à son acte de photographier qu’à la qualité esthétique de l’image ; la première image, titrée « 14 VIII 1978, In Jordan Marsh » (un grand magasin bostonien) est d’ailleurs entièrement noire, un ratage assumé. Je ne saurais trop vous conseiller d’aller voir ces photographies à Paris Photo.

Couverture du livre Type 42 [Anonymous]. « Fame is the name of the game ».

Le polaroïd était évidemment un outil discret et facile pour ce type de prise de vues que la puritaine Amérique ne pouvait tolérer et qui aurait sans doute entraîné une dénonciation si elles avaient été traitées par un laboratoire. Il existe un autre exemple d’une pratique similaire, celle d’un artiste inconnu (homme ou femme) connu sous le nom « Type 42« , du nom du film employé. Il/Elle [non, je n’écris pas « Iel »] a fait environ 950 photographies instantanées de son écran de télévision (et, semble-t-il, dans quelques rares cas, de l’écran d’une salle de cinéma). Toutes ces photographies représentent des actrices ou des chanteuses apparaissant dans des films, en général en buste, mais de manière bien moins sexualisée que chez Tom Wilkins ; certaines sont très connues, d’autres sont des seconds caractères ou des stars bien oubliées de la télévision de la fin des années 1960 ou du début des années 1970.  Quelques-unes sont européennes, principalement françaises et italiennes : Brigitte Bardot, Françoise Hardy, Romy Schneider, Anna Karina, Anouk Aimée, Catherine Deneuve, Sophia Loren, Gina Lollobrigida. Contrairement à chez Wilkins, un bon nombre sont Afro-américaines. Toutes ne sont pas des beautés. Un seul homme apparaît en premier plan : Sean Connery, dans le film Opération Tonnerre ; les autres ne sont que des figurants en arrière-plan. Sur le cadre de chaque photographie est inscrit, en capitales rouges, le nom de l’actrice, et parfois (dans 31 cas), ses mensurations en pouces (Sophia Loren : 40-24-35), qu’il ou elle doit chercher séparément, sans doute dans un livre ou une revue sur ces actrices ; dans d’autre cas, le nom du film. Type 42 regarde beaucoup la télévision, son appareil à la main, et a beaucoup de temps libre. Les images, difficiles à prendre, sont un peu floues, fantomatiques, pixellisées. Est-ce un homme obsédé par les femmes ? Est-ce une femme fascinée par les actrices ? Comme l’écrit Cindy Sherman dans l’introduction du livre présentant 120 de ces images : « c’est une étude exhaustive de ce qu’est être une femme, comme si le/la photographe cherchait l’essence même du féminin ».

Miroslav Tichý, couverture du livre Screenshots.

Un autre grand amateur de femmes à l’écran est Miroslav Tichý. Vivant à 50 km de l’Autriche, il pouvait capter la télévision autrichienne, bien moins puritaine que les émissions de la Tchécoslovaquie communiste. N’ayant bien sûr pas accès à un appareil Polaroid, il se confectionna un appareil adapté á la photographie d’écran et accumula des centaines d’images aussi érotiques et fantasmées que possible. Les développant lui-même, il ne craignait pas la censure et put emmagasiner chez lui ce trésor rebelle, son échappée la plus radicale vers un monde de liberté et de rêve qui lui était interdit. Les éditions Edizioni Galleria Periferia à Lucerne viennent de publier un livre Screenshots, à l’occasion de l’exposition qu’ils ont faite l’été dernier à partir du fonds de la Fondation Tichý Ocean de Roman Buxbaum. Ce livre compte 250 pages, et comporte une brève présentation en vingt lignes en anglais (idem en allemand et en tchèque) sur le rabat de couverture par l’artiste belge Céline Mathieu. Le livre et certaines des photographies sont visibles et en vente lors du Parcours Saint-Germain (du 2 au 25 novembre) à la librairie de Clément Kauter. Comme toujours avec Tichý, l’imperfection de ces images renforce leur beauté.

Tom Wilkins, « 27 MAR 81 #646 – ME WEARING 38B BEIGE PLAYTEX BEAUTIFUL ONES LACE BRA. PHOTOGRAPH WAS TAKEN USING A DRESSING MIRROR AND AN SX70 CAMERA. TOM WILKINS »

Si les photographies d’écran de Type 42 et de Tichý sont particulièrement émouvantes, l’œuvre de Tom Wilkins a une complexité autre. C’est que, dans la masse de polaroïds qu’il a récupérés en plus de ces albums, Sébastien Girard a retrouvé quelques autoportraits de Tom Wilkins, dont celui ci-dessus, dans le même style que My TV Girls, mais où son visage est délibérément occulté par l’appareil. Cet autoportrait a une légende, sur une étiquette collée dans la marge du polaroïd : « 27 III 1981, #646. Me wearing 38B Beige Playtex beautiful ones [?] lace bra. Photograph was taken using a dressing mirror and an SX70 camera [Moi portant un très beau soutien-gorge 38B beige Playtex en dentelle. La photographie a été prise avec un miroir de toilette et un appareil SX70] », et il est signé Tom Wilkins, seule occurrence de son nom (ce qui permit à Girard de retrouver, au terme d’une enquête quasi policière de plusieurs années, quelques éléments succincts sur cet homme, né en 1951 et mort en 2007, vivant dans le quartier de Jamaica Plain à Boston). La quasi-totalité des photographies de My TV Girls démontrent que l’auteur est animé d’une (banale) libido masculine, assez peu sophistiquée et privilégiant plutôt les poitrines généreuses (plus près de 50H que de 38B). Une seule image, sauf erreur, des My TV Girls évoque la transsexualité, mais de manière distanciée : « 2 III 1980, #325, off TV, movie. That boy is really a girl [Ce garçon est en fait une fille] ». Mais cet autoportrait en soutien-gorge pourrait modifier l’éclairage. Peut-être n’est-ce qu’un jeu, qui évoquerait les travestissements de Bascoulard, par exemple, ou Le Fétichiste, fasciné par les bas et collants comme Wilkins par les soutifs, et qui en met lui-même ; on pourrait même faire un grand écart et évoquer Rrose Sélavy. Sébastien Girard possède d’autres autoportraits de Tom Wilkins en tenue féminine, avec soutien-gorge, petite culotte et même serviette hygiénique : davantage qu’un jeu entre innocent et pervers, on pourrait peut-être se trouver ici devant une ambiguïté de genre, un désir d’androgynie, voire plus. Certes, on est loin de la sophistication des travestissements d’Alan Schaefer, photographe professionnel californien se transformant en April Dawn Alison, et, bien évidemment, encore plus loin de Pierre Molinier. C’est un cas très ambivalent : d’une part, Tom Wilkins s’approprie quotidiennement, en prédateur-voyeur, ces centaines de poitrines féminines pour satisfaire ses fantasmes masculins, et d’autre part il se transforme parfois en femme, assumant pour lui-même les caractéristiques féminines qu’il a appréciées chez ses « modèles » et échappant ainsi à une identification genrée trop fermée. Travestissement équivoque sans aucun doute, mais est-ce suffisant pour conclure à une intersexuation, à une transidentité ou à une non-binarité ? Je pense qu’il y a trop d’ambiguïté pour affirmer qu’il y avait une femme en lui ; sans doute les autres autoportraits, quand ils seront publiés, nous éclaireront davantage. Son attrait pour les scènes sexuelles lesbiennes est-il un simple voyeurisme ou une attirance, un désir participatif féminin ? Est-ce là la clef absolue pour déchiffrer son oeuvre ? Nul ne le saura. Tom Wilkins se dissimule en même temps qu’il se dévoile.

Tom Wilkins, « 19 DEC 82, BAD TIMING »

L’invention des trésors de Tom Wilkins est advenue car cet homme solitaire possédait une collection extraordinaire de poupées Barbie : après sa mort, son exécuteur testamentaire fit appel à un « barbielogue » pour expertiser sa collection, et c’est ainsi que les polaroïds furent découverts. Il y a d’ailleurs aussi une collection (qui, un jour peut-être, sera aussi exposée) de polaroïds et photographies de jeux (parfois sexuels) entre poupées Barbie, chez lui ou en extérieur, qui pourrait évoquer, de manière moins composée, plus intuitive, les mises en scène d’un autre Bostonien, Morton Bartlett : il est tentant d’imaginer une rencontre entre ces deux producteurs de fantasmes. Il y a aussi des photographies de mannequins dans des vitrines et des rephotographies de catalogues de lingerie ou de pages centrales de Playboy. Ce qui est frappant, et significatif, est que Tom Wilkins ne photographie jamais des femmes en chair et en os, mais seulement leur image, leur représentation, que ce soit sur l’écran de sa télévision, ou via des mannequins, des poupées ou des images imprimées. Ce démarquage est sans doute à la fois une forme de peur (ou, en tout cas, de volonté de distanciation) face au réel, au corporel, au vivant, et aussi une dimension plus conceptuelle de réappropriation (sans prétendre pour autant qu’il fut influencé par Richard Prince ou Robert Heineken). Une de ses séries de polaroïds est titrée « Bad Timing » : ce sont 35 photos manquées, déclenchées trop tôt ou trop tard, loupant l’instant décisif, mais qu’il a choisi de ne pas détruire. La femme visée s’est rhabillée trop vite, ou est sortie du champ, ou bien la caméra a mal fonctionné, ou Wilkins a bougé, l’image est trop confuse … La galerie Christian Berst les présente (jusqu’au 14 janvier). Comme souvent, l’erreur ici est créative, la sérendipité s’impose. Nous n’avons pas fini de découvrir Tom Wilkins.

Images de Tom Wilkins courtesy Sébastien Girard et Christian Berst.

Quand la forme dessert le fond (Kubra Khademi)

Kubra Khademi, Armor, performance à Kaboul avec armure en fer galvanisé de 76x36x36cm, abandon au bout d’environ 8 minutes, 2015, cat. nº 2.

en espagnol

A priori, Kubra Khademi a tout pour plaire : artiste afghane de 34 ans, d’origine hazara, persécutée dans son pays dès avant les talibans, réfugiée en France, active dans le soutien aux femmes afghanes. Elle a dû fuir l’Afghanistan en 2015 (à l’époque de l’occupation américaine du pays) à la suite du scandale de sa performance Armor : portant par-dessus ses vêtements une sorte de cuirasse artisanale faisant ressortir seins, ventre et fesses, elle marche pendant huit minutes (au lieu des dix prévues) dans les rues de Kaboul, sous les quolibets et les insultes. Une telle provocation est insupportable dans ce pays hyper-conservateur : elle est menacée de mort et doit fuir. Dans le catalogue Kubra Khademi. Political Bodies de son exposition (pas vue) au musée de Kaiserslautern en 2022 (160 pages, 86 illustrations couleur pleine page, trilingue DE-EN-FR, rédigé au féminin dit « générique », Hirmer Publishers), Philippe Dagen (présenté donc comme « autrice ») consacre un essai à ses performances sous le titre « Performances et Combat ».

Kubra Khademi, Front Line, quadriptyque, de la série From the Two Page Book, 2020, gouache et feuille d’or sur papier, quatre parties, chacune 250.5×150.5cm, cat. nº 1.

Combat en effet. Son art est basé sur la politisation du corps féminin dans les combats contre la misogynie et l’oppression, en Afghanistan comme en Occident. L’essentiel du livre est consacré à ses gouaches, toutes plus ou moins de la même facture : des corps féminins nus, aux contours peu détaillés, peints en ocre clair, sans effets de lumière ni de volume. Des corps adolescents : la femme plus âgée, sa mère, se distingue par ses tresses et par un visage aux traits plus marqués, mais avec le même corps que sa fille, éternellement jeune. Cette impression est renforcée par l’étrange absence de pilosité sur le pubis ou sous les aisselles, comme, pour des Occidentaux, un retour aux néoclassiques avant Courbet, ou, en Asie, un écho de la censure japonaise. L’effet prépubère qui en découle fait un peu penser à Henry Darger, par la platitude des figures, mais, à l’opposé des obsessions du vieil Henry, c’est ici une glorification du corps féminin dans toute sa splendeur ordinaire : des femmes pissant, chiant (ci-dessus), menstruant, se masturbant seules ou à deux, se fouettant, copulant avec un âne, accouchant d’animaux colorés divers, séparant les eaux de la Mer Rouge comme Moïse, englouties dans le ventre de la baleine comme Jonas, portant un agneau comme Jésus ou dans les bras d’une Vierge pietà.

Kubra Khademi, Bagage de route #1, de la série From the Two Page Book, 2020, gouache et peinture dorée sur papier, 100x57cm, coll. Lettre Internationale Berlin.

À part ce pénis coupé exhibé comme un trophée, un seul homme est présent dans cet univers exclusivement féminin, l’artiste américain Daniel Pettrow, avec qui Khademi a fait une série de montages photographiques et de vignettes « Let us believe in the beginning of the hot season » (d’après la poétesse iranienne Forough Farrokhzad) et une grande gouache Rokhsati (le permis ?), où tous deux sont nus et enlacés, rare occurrence hétérosexuelle dans ce travail.

Couverture du livre avec Sans Titre #21, 2020, de la série Ordinary Women, cat. nº 28.

Dans le catalogue (reçu en service de presse), la commissaire de l’exposition Hanna G. Diedrichs genannt Thormann analyse avec intelligence et sensibilité l’art de Kubra Khademi, son féminisme militant et son engagement, alors que l’excellente Salima Hashimi la replace dans le contexte afghan. Reste, pour un lecteur tel que moi (dont le dernier voyage en Afghanistan remonte à près de 50 ans), une interrogation sur ce grand écart entre la simplicité naïve, quasi infantile de sa peinture, et la complexité et la pertinence des thèmes qu’elle aborde. Aucun des auteurs (pardon, aucune des auteures) n’aborde cette tension entre forme et fond, et sans doute n’est-ce pas une interrogation partagée par la plupart des regardeurs. Mais j’en suis resté un peu perturbé. C’est dommage que la forme ne soit pas au niveau du fond.

Sommaire 3ème trimestre 2023 et quelques livres

19 billets ce trimestre

1er juillet : Censure, politique et écologie (biennale de photographie de Porto)

5 juillet : Arles 1 : Jacques Léonard, le quasi gitan

7 juillet : Arles 2 : les bons sentiments

8 juillet : Arles 3 : tout est politique (?)

9 juillet : Arles 4 : le spectacle et la beauté

10 juillet : Arles 5 et fin : le cinéma

21 juillet : La solitude en peinture

24 juillet : Elliott Erwitt pour les Nuls

6 août : Un roman mélancolique : L’allégement des vernis, de Paul Saint Bris

8 août : Y a-t-il un surréalisme féminin ?

9 août : Quelle heure est-il ?

23 août : Walter Sickert, nus et miroirs

4 septembre : Le flou (livres)

12 septembre : Les fans de Louise

15 septembre : L’espoir par la répétition ? (Daniel Blaufuks)

19 septembre : L’étreinte du silence (Julia Dupont)

21 septembre : Fluides féminins, fluides marins (Maria Paz et Joan Jonas)

25 septembre : Design et politique (et vin…)

30 septembre : Exil et méditation, quadrillages et bifurcations (Taysir Batniji)

Quelques livres reçus en service de presse : 

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Disparitions, du photographe Cyril Burget et de l’auteure Martine Déotte (Éditions d’une rive à l’autre) :  un travail de mémoire sur les victimes chiliennes du coup de Pinochet, avec les photographies des disparus imprimées sur des algues, évoquant aussi toutes les disparitions forcées d’opposants politiques.

En 1964, le réalisateur de la RTS Pierre Koralnik conduit, quasi clandestinement et sur un coup de tête, une interview de Francis Bacon qui accepte, fait rare. L’interview de 20 minutes, en français, dans son atelier, avec quelques-uns de ses amis présents (dont George Dyer) est un happening tourbillonnant. Bacon parle de Velazquez, de son insatisfaction devant ses toiles, de son homosexualité, de suicide, de « nada ». Bacon, joyeux et de plus en plus ivre, joue la comédie de lui-même, comme rarement. Gilles Sebhan, fasciné par ce documentaire, a retrouvé Koralnik et a écrit un excellent petit livre dans lequel ce petit film lui permet d’aborder les grands thèmes baconiens (les Éditions du Rouergue, 2023, 128 pages, 6 photos captures d’écran).

Art is magic (catalogue d’une exposition dans trois lieux rennais, diffusé par les Presses du Réel, 240 pages, en français) est un livre de Jeremy Deller sur son travail, présenté d’un ton léger (4ème de couverture : ce livre « vous portera chance et vous aidera à faire du meilleur sexe »). Mais sous ces dehors apparemment futiles, c’est une excellente monographie de son oeuvre, en quinze chapitres, dont quatre sous forme d’interviews. Le mieux est de le savourer par petites doses, en lisant un chapitre de temps en temps, quand il fait gris. Mon favori est « Comment faire pleurer un critique d’art ». Réponse : en montrant ces horreurs dans un musée, et donc en volant la place de VRAIS artistes, qui, eux, auraient montré du VRAI art.

Curieuse idée que de rapprocher Francesca Woodman et Vivian Maier, comme le fait Marion Grébert dans Traverser l’invisible (l’atelier contemporain, 2022, 176 pages, 66 illustrations dont 15 de Woodman et 12 de Maier seulement, plus 6 sur Woodman ; ni index, ni bibliographie). A priori, bien des choses les opposent : culture, style, milieu social, sociabilité, longévité, reconnaissance, érotisme (ou son absence). Certes, ce sont deux femmes qui se photographient souvent elles-mêmes.  Ce livre met l’accent sur la représentation de la figure féminine dans l’art (depuis la Dame de Brassempouy), et l’autoreprésentation des artistes femmes. Très érudit et bien documenté, il donne néanmoins le sentiment de plaquer un discours déjà bien formaté sur ces deux artistes-ci, voulant les faire entrer de force dans un schéma précis. Je n’ai pas été convaincu.

Les fans de Louise

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Je découvre la collection Transatlantique de ER Publishing dans laquelle un historien d’art et des artistes écrivent sur un artiste, grâce au volume sur Louise Bourgeois (reçu en service de presse ; bilingue français anglais, 192 pages, pas d’illustrations, 22€, distribué par les presses du réel ; 6 autres volumes dans cette collection, dont Simon Hantaï, Martin Barré et Alice Neel, à lire …). Ce livre est dirigé et présenté par Marie-Laure Bernadac, grande spécialiste de Louise Bourgeois, à qui elle a consacré livres et expositions. Elle nous prévient d’emblée : les relations de Louise Bourgeois avec les artistes (et les gens en général) ont souvent été compliquées, « des sentiments paradoxaux et contradictoires », une « attitude de méfiance et d’agressivité ». « Un mélange de timidité, d’amour et de haine, de jalousie, de sadisme et de fascination ».

Louise Bourgeois & Tracey Emin, Looking for the Mother, série Do Not Abandon Me, archival dyes printed on cloth, 76.2x61cm, ph. Christopher Burke

C’est pour cela que les deux témoignages les plus intéressants ici sont ceux de deux artistes qui l’ont rencontrée, Rachel Whiteread qui admire le travail de Louise Bourgeois « courageux, brutal, sexuel, psychologique et dérangeant », mais qui, la rencontrant une fois, la trouve « rusée, intelligente, fascinante », mais aussi cruelle avec ses invités. Et surtout Tracey Emin, qui croit d’abord qu’elles ont le même âge avant de la rencontrer dans une série d’échanges amicaux, respectueux et fructueux, puisqu’ils aboutissent à un travail en commun, Do Not Abandon Me : « Travailler avec elle, c’était comme être main dans la main avec l’histoire. » Le plus beau témoignage de ce volume.

Vue de l’exposition Louise Bourgeois X Jenny Holzer, Kunstmuseum Basel, 2022

Moins personnel, mais tout aussi inspiré, est le texte de Jenny Holzer, qui organisa une exposition à partir des écrits de Louise Bourgeois. Deux autres artistes entrent en résonance avec le travail de Louise Bourgeois : Anne Rochette, pour qui elle est une « femelle alpha » (…), et Phylida Barlow, qui compare Louise à Duchamp, la charge sexuelle de leur oeuvre (l’éternuement étant pour elle, « la deuxième chose la plus agréable après l’orgasme ») et, chez Bourgeois spécifiquement, « le besoin de destruction, d’émotion, la lutte perpétuelle contre la peur. » Benoît Piéron, seul homme convié dans ce gynécée, se relie plutôt à Louise par le biais de ses souffrances et de ses névroses. Complètent la liste Agnès Thurnauer, pourtant esthétiquement à ses antipodes, Shen Yuan frappée par sa force sculpturale, et, de manière fort peu convaincante, Camille Henrot (texte édité par Jacob Bromberg) qui se contente de ratiociner sur la difficulté d’être artiste et mère, ayant eu elle aussi trois garçons (…). Donc des textes assez inégaux, 8 femmes et un seul homme, 4 Français, 3 Britanniques, une Américaine et une Chinoise. La conclusion de Bernadac semble, à lire certains de ces textes, quelque peu exagérée : « Le meilleur commentaire sur un artiste est souvent celui d’un autre artiste ». À part Tracey Emin, je préfère lire Marie-Laure Bernadac

Le flou (livres)

Catalogue Flou. Une histoire photographique, p. 230-231 : Bert Koch, s.t., 1952-55 & Otto Steinert, Vue de l’Arc de Triomphe, 1951

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L’excellente exposition sur le flou à Lausanne est terminée et l’été a été propice à quelques lectures. D’abord, celle du catalogue lui-même (Delpire & Photo Élysée, 216 pages, 49 €), qui reprend assez fidèlement la trame de l’exposition, avec la même richesse et, parfois aussi quelques longueurs. Il est organisé à peu près comme l’exposition, en douze sections richement illustrées (250 illustrations au total, quasi toutes en pleine page), avec seulement quelques citations choisies pour chacune : flou pictural, flou ambivalent, flou pictorialiste, flou scientifique, flou de mouvement, flou amateur, flou narratif au cinéma, flou commercial, flou expérimental des avant-gardes, flou de la modernité, flou subjectif et flou contemporain. La présentation initiale par la commissaire Pauline Martin (pages 18 à 32) est scandée par des couples d’oppositions, une manière fort habile d’encadrer sa réflexion : transparence / opacité, erreur / Graal, amateurisme / expertise, ordre / désordre, présence / absence, et vérité / mensonge. On trouve ensuite quelques essais monographiques au sujet plus resserré, sur l’approche du flou en Grande-Bretagne (par Martin Barnes), en Allemagne (par Florian Ebner), au cinéma (par Martine Beugnet), et dans la photographie contemporaine (un excellent panorama par Michel Poivert). Enfin un entretien avec le psychanalyste Serge Tisseron complète ce riche catalogue.

Couverture du catalogue Flou. Une histoire photographique

Très différent est le livre de Pauline Martin issu de sa thèse, Le flou et la photographie : 530 pages très denses, avec peu d’images (70 en tout), aux Presses Universitaires de Rennes (30 €). Autant le catalogue se lit aisément, voire un peu distraitement, autant ce livre demande une attention soutenue. Sa particularité est que ce ne sont pas les images qui sont sa matière première, mais les discours sur le flou : c’est à partir de la langue que l’auteur travaille, « renonçant à l’ambition de délimiter un corpus d’oeuvres floues » et « abandonnant la volonté de savoir a priori ce qu’est le flou pour au contraire se laisser porter par la manière dont le mot circule dans les textes » (p. 23). Ce n’est pas une histoire du flou (contrairement à ce que le sous-titre pourrait laisser entendre), mais « un suivi du concept dans sa manière d’investir la critique photographique ». Il démarre par la notion de flou en peinture, une redécouverte étudiée dans les deux premiers chapitres, qui permet d’introduire le paradoxe du flou pour les premiers photographes, entre netteté et détail. Les couples d’oppositions mentionnés ci-dessus (plus l’opposition entre flou d’espace et flou de temps) articulent ces analyses, en particulier pour ce qui est de l’erreur, de la vérité, voire de la morale.

Pauline Martin, Le flou et la photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985), pages 302-303 avec André Kertész, Distorsion nº6, Paris, 1933

Trois chapitres fort détaillés sont ensuite consacrés à l’école du flou par excellence, le pictorialisme, puis trois autres aux développements de la première moitié du XXe siècle : le flou social et en particulier le flou amateur, allant de pair avec la démocratisation de la photographie, le flou au cinéma dans les années 1920, et le flou des avant-gardes (avec, en particulier, des pages très documentées et intéressantes sur Man Ray, p. 292-312). Seule catégorie typologique (contrairement au catalogue), le flou de mouvement, flou filé, flou bougé, a droit à deux chapitres passionnants (mais, du coup, on est quelque peu frustré que les autres catégories n’aient pas eu droit à autant d’égards). Alors que le chapitre sur les amateurs au début du siècle avait quelques prétentions sociologiques (pré-Bourdieu), un chapitre sur le classicisme national français résistant au flou n’est lui non plus pas très convaincant en termes d’analyse politique (il faut préciser que, à de rares exceptions près, le champ étudié est quasi uniquement français, ce qui se comprend vu l’approche sémantique suivie, mais est un peu dommage). Le dernier chapitre, qui se termine avec le texte en 1985 de Jean-Claude Lemagny, « agent de légitimation du flou », couvre la période de l’après-guerre, et, grâce à Lemagny, s’ouvre à des artistes étrangers, comme Gerhard Richter, John Hilliard, Andreas Müller-Pohle, Steve Kahn, et Ralph Eugene Meatyard. Il y est aussi question d’Antoine d’Agata et de Bernard Plossu (mais sans mention de ce texte de Flusser sur son renversement du regard). Cela dit, le photographe le plus mentionné dans ce livre (30 pages selon l’index) est Daniel Masclet, pas exactement le plus connu du siècle (mais c’est une découverte intéressante). Le numérique n’est abordé que brièvement en conclusion, tout comme la dimension psychologique, voire psychanalytique du flou (sujet de prédilection de Serge Tisseron) : le flou comme vecteur d’une « intériorité difficilement saisissable » (p. 33), qui rappelle le flou des surréalistes, un état d’esprit, un mot activant une transformation subversive (p. 290).

Couverture du livre de Pauline Martin

En résumé, un livre très riche, très dense, suivant une approche originale et parfois déroutante, plus sémantique qu’esthétique, et qui apporte un complément théorique sérieux à la richesse picturale de l’exposition. Livres reçus en service de presse.

Walter Sickert, nus et miroirs

Couverture du livre, avec détail de Bonnet et Claque. Ada Lundberg at the Marylebone Music Hall, 1887, coll. part.

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Faute d’avoir pu voir l’exposition Walter Sickert au Petit Palais, hélas, j’ai dû me contenter du petit livre d’Édouard Dor, édité par Espaces & signes. Ce fut, je crois, sa première exposition d’envergure en France ; je me souviens d’expositions à Londres, à la Tate Britain et à la Courtauld Gallery. J’apprécie l’écriture de cet auteur depuis Les Couilles d’Adam, mais ce livre est, plutôt qu’une envolée comme celle sur Masaccio, une série de notules sur une trentaine de tableaux, après une présentation plus générale sur ce « peintre de la réalité provocante ».

Walter Sickert, Little Dot Hetherington at the Bedford Music Hall, vers 1888-89, huile sur toile, 61x61cm, coll. part.

Des tableaux présentés ici, je retiens d’abord la composition, l’entrecroisement des regards et le jeu des miroirs. Ainsi dans ce tableau d’une jeune chanteuse presque fantomatique sur la scène du Bedford Music Hall, ce n’est pas tant l’intérêt marqué de Sickert pour le théâtre qui nous parle (il fut brièvement comédien) que les images dédoublées dans les miroirs, qui nous désorientent. La chanteuse est vue dans un miroir dont on perçoit le cadre, la loge à droite se retrouve à gauche dans un autre miroir, et la chanteuse adresse son cri d’amour à un jeune homme au poulailler, hors champ. Le spectateur ne sait plus très bien où il se trouve.

Walter Sickert, La Hollandaise, 1906, huile sur toile, 50.8×40.6cm, Tate Gallery Londres

Sickert est un peintre de la chair, la chair des femmes ; nombre de ses toiles montrent des femmes nues, couchées, offertes, le sexe ouvert, dans une invite clairement sexuelle, et sans doute marchande. J’écrivais il y a 16 ans : « Il montre la chair réelle, crue, indécente. Sa peinture n’est pas léchée, ses femmes ne sont pas belles, ses décors ne sont pas idylliques : presque toujours dans le même cadre, un intérieur miteux, un pauvre lit de fer, sous lequel traîne parfois un pot de chambre, une lumière triste, nocturne, un miroir qui ne reflète rien. Les corps de femmes sont allongés sur le lit, affalés, épuisés, passifs ; offerts, certes, mais sans grâce, comme des marchandises, des victimes. Ils sont jetés là, jambes ouvertes, sexe exposé, hanches larges, seins lourds : des travailleuses du sexe dans toute leur tristesse. » Voici La Hollandaise, femme montrée frontalement, couchée sur un lit métallique, à la chair envahissante, cuisse massive et sein lourd exhibés sous une lumière qui en fait ressortir l’animalité, mais dont la tête est comme oblitérée, anéantie, rendue invisible. C’est un tableau sombre, tragique, mais dans lequel Édouard Dor perçoit une certaine tendresse, à la différence de l’ironie cruelle d’un Degas. Dor voit là une femme surprise dans son sommeil par un voyeur (chez Sickert, l’homme est souvent invisible, mais toujours présent).

Walter Sickert, The Rose Shoe, vers 1902-04, huile sur toile, 36.9×44.5cm, récemment vendu par la galerie Daxer und Marschall, Munich

Le tableau le plus érotique est sans doute cette Chaussure rose : dans sa moitié supérieure, on voit des formes blanches et roses, mouvantes, mousseuses, pliées, bousculées, froissées, peintes à petits coups ; le bas est sombre, rectiligne, rigide, sans fantaisie. Au milieu de ces rectangles sombres, une chaussure rose et son ombre : on ne voit d’abord qu’elle, on n’est ému que par elle, par la promesse qu’elle offre, les rêves qu’elle entraîne. Ce n’est qu’ensuite qu’on réalise que le haut représente un corps de femme nue couchée sur des draps blancs, et qu’on donne un sens à la scène. Mais le désordre initial des sens qu’induit cette Chaussure rose est ravissant. Édouard Dor y imagine d’abord un inconfort, une souffrance plutôt qu’un plaisir satisfait mais la sensualité de la chaussure met à mal son intuition première. En tout cas, dit-il, Sickert, une fois de plus, entretient sciemment l’ambiguïté.

Walter Sickert, The Studio, the Painting of a Nude (Le Grand miroir), vers 1906, huile sur toile, 75x49cm, coll. part.

Enfin, le tableau le plus intéressant, le plus complexe est sans doute celui qui joint le peintre et son modèle. Du peintre, on ne voit que le bras droit tendu en diagonale, un pinceau á la main. Du tableau, sur la gauche, on ne voit rien. Et le modèle ne pose plus : nue, elle s’approche du peintre et de la toile, lasse ou curieuse ou tendre. Elle est à contrejour, mais son reflet lumineux dans le grand miroir, à demi caché par un vêtement verdâtre, fait ressortir la splendeur de son dos blanc et de ses fesses roses : peut-être, dit Dor, est-ce là le vrai sujet du tableau. Notre regard peut errer à sa guise. (Livre reçu en service de presse)

Quelle heure est-il ?

Léonard de Vinci, Annonciation, huile et détrempe sur bois, 1472, 98x217cm, Offices, Florence

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Pendant la pandémie, vous et moi avons lu des polars et joué au sudoku. Franck Leibovici, lui, s’est demandé quelle heure il était. Dans des tableaux. Armé de Google Street View et du logiciel suncalc, il a analysé une vingtaine de tableaux, de la Vue de Delft à Miyajima (par Kawase Hasui) pour d’abord retrouver le lieu précis que le tableau représente (l’immeuble des Galeries Lafayette dans un Renoir de 1875, donc avant la création du grand magasin ou bien la découverte de l’emplacement exact du tombeau du Christ, non point au Saint Sépulcre mais du côté de Cheikh Jarrah dans un Holbein). Il a ensuite analysé les ombres dans ces tableaux (tous de plein air, bien sûr) pour tenter d’identifier le jour et l’heure. Cela lui permet de découvrir quelques incongruités. Ainsi l’analyse de l’ombre de l’ange dans cette Annonciation de Léonard de Vinci dans la maison de la Vierge à Nazareth donne la date du 14 février à 12h30 : la grossesse de Marie aurait donc duré dix mois et demi …

Édouard Manet, Sur la plage, Boulogne-sur-Mer, huile sur toile, 1868, 32x66cm, Virginia Museum, Richmond

L’analyse la plus intéressante concerne une scène de plage de Manet à Boulogne-sur-Mer, peinte le 2 août 1868. L’observation attentive des ombres, même sans utiliser le logiciel de calcul, intrigue déjà : l’ombre de la femme à l’ombrelle à gauche avec deux enfants n’est pas dans la même direction que celle de la femme assise au centre, de la cabine de bain au fond, ni des autres personnages à l’arrière-plan. Le verdict de suncalc est clair : à gauche, il est 9h45, ailleurs il est 14h. Est-ce un collage de croquis venant de carnets différents ? Ou bien Manet a-t-il inventé la peinture cinématographique, la multiplicité des temps dans le tableau (comme Marteen Vanvolsem le fera en photographie) ? Un livre distrayant, excepté l’irritante affectation de l’auteur à ne pas utiliser de majuscules (livre reçu en service de presse).

Un roman mélancolique : L’allègement des vernis, de Paul Saint Bris

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Ce premier roman de Paul Saint Bris (reçu en service de presse) peut bien sûr se lire comme un roman, un peu thriller, un peu documentaire, et beaucoup satire. Faut-il alléger les vernis de la Joconde ? On a droit à de savantes et utiles explications sur la restauration des tableaux, à un peu d’histoire de l’art (mais on en apprend plus sur Andrea del Sarto que sur Leonard de Vinci), et surtout à une description cynique et fort réaliste, non seulement de la direction du Louvre, mais plus largement du petit monde mesquin des conservateurs et des fonctionnaires de la culture : c’est assez réjouissant. On s’y moque même de McKinsey et de Macron. L’intrigue se déroule, plus ou moins crédible, avec des personnages parfois fort étranges, tels Homero, technicien de surface, danseur frustré et amoureux de la Joconde (qui contribue à une fin tout à fait irréaliste, mais ce n’est pas grave). C’est plutôt bien écrit, et même l’unique scène de cul (pp. 284-287) est plus inspirante que la moyenne (« il parcourut ses ovales et ses longueurs »).

Mais tout cela ne serait que moyennement intéressant n’était la personnalité d’Aurélien, le directeur du département des peintures du Louvre. Non pas tant ses états d’âme face à sa féroce présidente très « start-up nation » ou face au restaurateur machiavélique, que son inadéquation totale au monde d’aujourd’hui, au déferlement des images, à l’inculture, en particulier religieuse (rien à voir avec la foi : je suis athée, mais choqué que mes petits-enfants ne sachent pas qui est Jean-Baptiste), à la disparition projetée du livre en papier, à la projection d’un regard contemporain sur des oeuvres anciennes (« une succession de viols et de persécution des minorités, d’oppression patriarcale, de male gaze » p. 100), voire à la déstabilisation des sens causée par l’absence de soutien-gorge (p. 143).

Aurélien « était entré au Louvre pour sa propre protection, pour se mettre à l’abri d’un monde changeant » (p. 61), il « ne se sentait heureux que dans le silence du musée et la bienveillante compagnie des oeuvres » (p. 97). Il se voit comme un vestige. Je n’ai pas un centième de sa culture et de ses compétences, et j’ai fait bien des choses actives dans ma vie d’avant. Mais la lecture de ce livre me fait ressentir, comme lui, une certaine nostalgie d’un passé révolu (boomer, etc.), et c’est pour moi la qualité première de ce roman.

« Il y a un moment — et il vient assez vite — où vous ne savez pas qui est le groupe qui s’affiche en lettres rouges au fronton de l’Olympia. Vous n’en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez royalement. Il y a un moment où le visage de l’égérie Chanel en quatre par trois dans le métro ne provoque aucun stimulus dans votre cerveau si ce n’est une admiration distraite pour la symétrie de ses traits. Vous ne le reconnaissez pas. Néant. Il y a un moment où des pans entiers du langage vous échappent. Il y a un moment encore où les jeunes générations vous semblent déguisées dans la rue. Vous les regardez, amusé, comme un sujet exotique plaisant et lointain. Arrive ce moment où vous vous rendez-compte que vous vous êtes lentement extrait du bruit du monde. Que vous vivez dans le confort d’une réalité parallèle, votre propre réalité, figée, façonnée selon vos goûts et vos envies, mais hermétique aux pulsions de la société. » (p. 76)