Dévernaculariser Walker Evans

vue d'exposition; à l'arrière Penny picture studio, Savannah, 1936

Vue d’exposition; à l’arrière-plan : Walker Evans, Penny picture studio, Savannah, 1936

en espagnol

Walker Evans , exposé au Centre Pompidou (jusqu’au 14 août), méritait mieux. C’est une superbe exposition, reprenant l’essentiel du travail de Evans (il y a même ses peintures, pas vraiment son meilleur talent, et ses textes littéraires de jeunesse, quand il se croyait écrivain) alors qu’on n’avait vu jusqu’ici en France que des expositions partielles et thématiques (par exemple son travail pour les magazines, ou sa « confrontation » avec Cartier-Bresson), et on y découvre pratiquement tous les aspects de son travail. La question qui s’y pose est la vision du travail d’Evans imposée par le commissaire; certes (au moins depuis Harald Szeemann), un commissaire est là pour proposer une vision particulière du travail d’un artiste, pour éclairer et suggérer, quitte à ce qu’elle soit contestée. Mais on a trop souvent dans cette exposition le sentiment d’une vision unique, ne laissant pas de place à une autre lecture possible et soumettant donc tout Evans à la notion de vernaculaire, sujet de prédilection du commissaire Clément Chéroux. Que le vernaculaire soit un angle d’attaque intéressant de l’oeuvre de Walker Evans, nul doute; mais doit-ce être le seul, jusqu’à devenir un prisme déformant ? Est-il nécessaire d’inclure le mot « vernaculaire » dans chaque cartel, dans chaque commentaire aux murs, au moins vingt fois (voir plus bas, 5 fois en 8 lignes) ?  On en ressort avec une sensation d’overdose, avec le sentiment qu’on est guidés comme des enfants sans avoir la possibilité de réfléchir par nous-même, de construire notre propre vision du travail d’Evans.

Christ or chaos 1943

Walker Evans, Christ or chaos ?, 1943

Pour soutenir ce propos unique, l’exposition est hyper-fragmentée en de nombreuses petites sections, dont certaines font sens et dont d’autres sont indûment répétitives, comme pour mieux ancrer le message. Soyons clairs, il est évident qu’une partie du travail d’Evans se réfère à l’ordinaire, au quotidien : il photographiait les choses de tous les jours, et, nous indique-t-on, il aimait collectionner les enseignes, les objets publicitaires (toute une section est consacrée à sa collection). Il aimait aussi photographier les déchets, comme le souligne Julie Jones dans le catalogue; mais l’équation déchets = domestique, populaire, vernaculaire me semble excessivement limitative. J’aurais aussi aimé, à l’intérieur de ce thème, que la fascination d’Evans pour l’écriture, pour les lettres peintes ou découpées, ne soit pas réduite à un intérêt pour l’enseigne vernaculaire, mais bénéficie d’une approche plus sémiotique ou littéraire (ainsi que penser de ce « Christ or chaos » ?).

Kitchen corner, tenant farmhouse, Hale County, Alabam, 1936

Walker Evans, Kitchen corner, tenant farmhouse, Hale County, Alabama, 1936

Cette emphase délibérée sur le vernaculaire a évidemment du mal à inclure tout son travail humain, social (et dans ces sections-là, le mot disparaît des cimaises ou presque) : réduire les humbles, les gens simples qu’il photographie (que ce soit les fameuses images de la FSA, les gens du métro ou les passants capturés dans la rue) à leur dimension de personnes ordinaires, donc vernaculaires, c’est faire l’impasse sur la dimension sociale, politique, contestatrice de son travail. Il suffit de lire James Agee*, en particulier la première version de son texte, refusé par Fortune (Une saison de coton), pour comprendre que ces photographies dures, impitoyables, engagées ne peuvent se réduire à un pittoresque vernaculaire : le point clé qui transparaît dans chacune de ces photographies n’est pas le caractère humble et vernaculaire du balai dans un coin de la cuisine (superbe par ailleurs), c’est la dénonciation virulente d’une situation économique injuste.

License photo studio, New York, 1934

Walker Evans, License photo studio, New York, 1934

L’autre dimension à mon sens minimisée par cette lecture unique est l’auto-réflexivité de son travail : quand Evans photographie cette enseigne d’un photographe new-yorkais ou le fameux studio de photos d’identité (dont la présentation en papier peint mural derrière des barreaux me semble assez révélatrice, en haut), on peut certes présenter cela comme son intérêt pour les devantures de boutiques, sujet bien vernaculaire. Mais c’est laisser de côté le fait qu’il s’agit là de photographier des photographies, de créer une mise en abyme autrement plus complexe. L’effacement de l’auteur (par exemple dans la série des passants), la recherche de l’épure, et l’utilisation de l’appareil comme enregistreur automatique et impersonnel, me semblent ainsi être des sujets ontologiques qui auraient mérité plus d’attention, alors qu’ils sont tout juste évoqués.

cartel

Vue d’exposition

Et inclure Erich Salomon, les photographies de la NASA et celles du champignon atomique de Nagasaki sous la bannière du vernaculaire (dans le catalogue, p.11), c’est pousser le bouchon un peu loin. Cela n’empêche nullement que ce soit là une exposition passionnante, mais pour laquelle mon conseil à chacun serait de d’abord ne rien lire des textes de présentation et de définir son propre parcours de visite, allant et venant, choisissant ses propres thèmes de prédilection (en « profanant » le musée, si j’ose, en désacralisant l’exposition et en construisant sa propre lecture). Quitte à faire deux ou trois visites, dont l’une pourrait être plus docile et vernacularisée, mais une autre davantage humaine, sociale et politique, et une troisième réflexive et ontologique (ou bien axée sur la photographie de lettres, par exemple), pour ensuite tenter une synthèse.

 

Photos 1 & 5 de l’auteur

Séries et expérimentations photographiques

em português

en espagnol

Jorge Molder, Vilarinho das Furnas, 1975-77

Ce n’est pas parce que l’exposition Le Photographe Accidentel (peut-être plutôt traduire par « Occasionnel) – au centre culturel Culturgest (qui appartient à la banque CGD) à Lisbonne (jusqu’au 3 septembre), son commissaire étant le nouveau directeur des arts plastiques de Culturgest, Delfim Sardo – ne concerne que des photographes portugais, pour la plupart assez peu connus en dehors du pays, qu’elle n’a pas une dimension bien plus large, comme on peut le remarquer dans son sous-titre, Sérialisme et Expérimentation. Si l’exposition adresse fort bien la question de la série, j’ai été moins convaincu, comme je le dirai plus bas, par sa définition de l’expérimental ( » ce qui est conceptuellement exploratoire »), qui n’est pas la mienne. Les dix photographes présentés sont tous (excepté Ernesto de Sousa, 1921), nés un peu avant-guerre (Helena Almeida 1934, Alberto Carneiro 1937, Ângelo de Sousa 1938) ou juste après, entre 1947 et 1949; la période couverte est 1968-1980, six ans avant et six ans après la fin de la dictature. Par ailleurs, l’exposition sœur, dans l’autre partie du centre, titrée « Simultanée » explore, à partir d’œuvres de la collection de la CGD, les rapports entre photographie et peinture de manière très intéressante pour certains des artistes concernés.

Angelo de Sousa, de la série Londres, 1968, diapositive

De chacun des dix photographes présentés, on ne voit ici que des séries, non point des images uniques, autonomes, liées à un instant décisif, mais des ensembles, des constructions d’oeuvre à partir d’une série de photographies, de séquences temporelles, mais aussi géographiques et politiques, dont le sens collectif est plus riche que celui de chaque image. Si la série en peinture remonte aux meules de foin, aux peupliers et aux cathédrales de Rouen de Monet, elle ne se développe vraiment en photographie qu’avec les conceptuels comme les stations d’essence et Sunset Boulevard d’Ed Ruscha à partir de 1963 (nonobstant le court texte de Moholy-Nagy en 1946). La plupart de ces séries sont présentées sous forme d’installations, que ce soit le choix original de l’artiste ou celui du commissaire (4 des 10 artistes sont décédés).

Leonel Moura, Leituras, 1977, chaque 50,5×76,5cm

C’est d’abord vrai pour des séries d’images purement représentatives, la série introduisant, au-delà de la simple représentation, une dimension conceptuelle, philosophique, voire politique : un barrage du nord du pays à Viarinho das Furnas, fut asséché l’été 1975, très chaud et sec (été chaud politiquement aussi, du fait des turbulences politiques après le 25 avril) et un village submergé quatre ans auparavant redevint visible ( ce village était autogéré communautairement depuis les Wisigoths). Pour avoir vu, quand j’avais dix ans, la réapparition d’un village dans un barrage de Dordogne, je sais à quel point une telle vision peut être impressionnante. Mais ce que fit le jeune Jorge Molder (dont ce fut, je crois, le premier travail exposé) n’est en rien un reportage, une série d’images narratives et pittoresques : c’est au contraire un travail sur la ruine, une réflexion mélancolique sur le temps, sur la disparition, sur la ré-émergence du passé et, aussi, à ce moment-là, peut-être un regard désabusé sur le monde et les aléas du changement, après l’espoir révolutionnaire. Quatre ans plus tard, en 1979, le barrage fut délibérément vidé, et deux autres photographes, Ernesto de Sousa (dont le film est aussi présenté) et José Barrias, réalisèrent aussi des séries sur ce village, d’où ressort une tragique mélancolie. Ces séries-là ne se contentent pas de montrer différentes vues du village (on croirait parfois voir des ruines mycéniennes), elles construisent un sens à partir d’un montage (on peut penser aux films de Eisenstein et à la centralité du montage dans son travail).

Ângelo de Souza, Umanistas, 1968-70

De la même manière, quand Ângelo de Souza photographie les passants depuis sa fenêtre, quand Vitor Pomar photographie son atelier, quand Juliao Sarmento met en scène (en alternant avec des peintures monochromes) des vues de la chambre où il fut conçu (prétendument : la série se nomme 1947 et il est né le 4 novembre 1948 ..), ce ne sont pas seulement des photographies de passants, de tableaux ou d’un lit, ce n’est pas seulement une histoire, une description, une narration. C’est d’abord un travail sur l’acte photographique, sur la relation du photographe à l’image. On peut dire que c’est une tentative d’approcher une essence photographique : la construction esthétique, philosophique, comportementale, logique compte plus que l’image elle-même.

Helena Almeida, Ouve-me, 1980, 30x50cm

Un autre type de série concerne la représentation de la performance, défi constant depuis les tableaux vivants de rendre compte de ce qui est par nature éphémère, non seulement en la documentant, mais en faisant une oeuvre nouvelle à partir de ce témoignage. L’exemple emblématique en est sans doute la feuille contact de Ugo Mulas pour la performance de Kounellis fin 1970 à Rome. Ici,  les deux artistes concernés, Helena Almeida et Alberto Carneiro, ne sont pas des « performeurs » au sens propre, car ils n’ont pas de public, leurs actions n’ont lieu qu’en privé, et donc la construction photographique qui en rend compte est le seul moyen d’approcher leur travail (à la différence des performances d’une Marina Abramovic, par exemple, dont des milliers de personnes peuvent témoigner directement, sans passer par le bais de ses vidéos et photographies). Il y a ici un ensemble remarquable de  Helena Almeida (dont la majorité fut présentée au Jeu de Paume) autour de la série Sens moi, Ecoute moi, Vois moi : ce qui est plus apparent ici est sa mise en abyme sérielle : une série est toujours une partie d’une série plus grande.

Alberto Carneiro, Operaçao estetica em Vilar do paraiso, 1973, coll. Serralves

D’Alberto Carneiro, récemment disparu, trois ensembles : deux (Opération esthétique à Vilar do Paraiso, 1973 & Opération esthétique au haut de São João Aregos, 1974-75) sont des installations spatiales murales  linéaires combinant photographies, textes et symboles (dont Fibronacci), l’une sur fond rouge, l’autre sur fond jaune, ont un caractère quasi sculptural, le montrant s’affrontant à des arbres, à des branches, à des rochers. La troisième (Elemesmo/outro, Luimême/autre1978-79), dans une autre salle carrée, combine les quatre points cardinaux et quatre niveaux de prises de vue, du sol au ciel, comme un épuisement de la vision. Dans ces séries performatives, l’image photographique n’est pas rencontrée au hasard des regards du photographe, elle est convoquée, prédéfinie, mise en scène (et c’est l’assistant ou le mari qui appuie sur le déclencheur, simple mécanique sans contribution artistique), elle est conçue avant de naître.

Angelo de Sousa, A Mão (2nde série), 1976-78, diapoisitive

Dans un troisième type de séries, l’image elle-même, tout en restant reconnaissable, perd tout intérêt particulier. Les photographies du village englouti ou celles des performances, même si elles n’avaient tout leur sens qu’au sein d’une série, pouvaient le cas échéant être appréciées individuellement, même si ce n’était pas là l’intention de l’artiste. Mais des photographies d’une femme, toujours la même, dans la même position, lisant des livres de philosophie et d’esthétique en en montrant ostensiblement le titre (Leonel Moura) des photographies de la peau d’une main gauche (Ângelo de Souza en 1976-78, six ans avant John Coplans) ou des photographies d’oiseaux accompagnées d’une notice (Julião Sarmento), ont individuellement assez peu d’intérêt en elles-mêmes et n’existent que parce qu’elles appartiennent à une série. Un peu dans la lignée de Kosuth, Leonel Moura en 1976-77 (voir en haut) poursuit un travail analytique et conceptuel sur la théorie et l’histoire de l’art, qu’il choisit de formaliser par des couvertures et des pages de livres. Ângelo de Souza travaille sur le geste, sur l’outil primordial du peintre et sa main est le sujet de peintures, de dessins et de photographies, qui composent un corpus sur le concept de main. Dans l’installation Don Juan (1978), Julião Sarmento utilise ces oiseaux (et un oiseau vivant en cage dans l’exposition) comme la matière première d’une réflexion sur la liste et le catalogage (il évoque Leporello, le valet de Don Juan, listant ses conquêtes dans le fameux air : Madamina), sur l’accumulation, sur l’exhaustivité, qui s’exprime par le bais de la complexe installation montrée ici. Cette conceptualisation de la série est une marche de plus dans cette construction.

Fernando Calhau, Stage, 1977, 11x23cm, coll. Gulbenkian

Enfin, et c’est seulement là qu’à mon sens on peut parler de photographie expérimentale, l’image peut perdre sa fonction représentative ; non point la négliger, la mettre au second plan comme dans les cas précédents, mais ne plus y être liée. Nous avons alors des photographies « célibataires » comme dit M. Poivert, des photographies qui n’engendrent rien, ni représentation, ni réflexion sur le monde, ni concept, des photographies auto-réflexives qui ne parlent que d’elles-mêmes et quasiment de rien d’autre, qui traduisent un processus et non une vision, et qui ainsi brisent les règles du système photographique, de l’apparatus flussérien. Le représentant ici de cette approche expérimentale est Fernando Calhau. Sa série Stage (1977), 36 photographies soigneusement alignées au mur, montre le même motif, a priori difficilement identifiable : des pierres taillées photographiées en plan serré. Ce pourrait être un mur, mais un renflement fait penser à la base d’une colonne ; mais clairement, le but n’est pas de représenter une base de colonne 36 fois de suite. Avec un peu d’attention, on voit que certaines photos paraissent par endroit floues, comme si une ombre, un fantôme était passé là : vraiment des photos de mauvaise qualité, qu’un laboratoire aurait étiquetées comme ratées, tirage gratuit offert par la maison. Or ce qu’a fait là Calhau, en 1977, est proprement révolutionnaire et va contre les règles de la photographie bien faite, celles que tous les manuels vous enjoignent de respecter. Il a simplement laissé son objectif ouvert pendant plusieurs minutes, l’appareil, étant sur un trépied, a donc enregistré le passage bref de personnes dont seule une trace furtive a impressionné la pellicule. Comme, depuis la fin du XIXe siècle, la photographie est, par définition, instantanée, ce que fait Calhau (et qu’ont fait depuis, par exemple, Michael Wesely ou Estefanía Peñafiel Loaiza) est une rupture avec les règles, avec le progrès historique vers une photographie toujours plus rapide, avec le sens de l’histoire en somme. Ce n’est plus la capture d’un événement, d’un instant décisif, c’est l’enregistrement d’une durée, c’est, comme dit Ariella Azoulay, une rencontre photographique. L’image ne compte plus, seul importe le concept de la série, le processus et le positionnement de l’artiste à l’encontre des règles. Sur ce stage, cette scène, les acteurs ne font que passer, ils n’ont ni identité, ni forme propre, seule compte leur présence fugitive, leur ombre invisible (et l’ombre dans la photographie, et dans l’art en général, est un sujet fascinant : lire Victor Stoichita), seule compte l’idée de mouvement et sa personnification anti-cinématographique ; en fait seule compte ici la question : qu’est-ce que la photographie ? Calhau se penche aussi sur la nature matérielle de la photographie dans sa série de um ponto ao infinito (#86, 1976), où il agrandit un tirage photographique en huit échelles de plus en plus grandes, jusqu’à parvenir aux sels d’argent eux-mêmes, interrogation physico-chimique qui rejoint celle de Giulio Paolini en 1969 et de Ugo Mulas en 1971.

Fernando Calhau, 67, Night works, 1977, 138x356cm

Une autre série de Calhau brise un autre tabou, celui de la lumière, ingrédient indispensable à toute photographie. Or, comme après lui Adam Fuss ou Bernar Venet (L’oeuvre noire), Calhau réalise deux séries titrées Night Works (#67, 1977 & #68, 1978), où on ne voit pratiquement rien, à peine ici une branche, un vague lampadaire ou un bout de ciel nocturne. Pour ma part, je n’y vois rien de romantique, mais un lien fort avec sa peinture monochromatique : ce sont là des images achromes, noires, sans motifs. Rompant ainsi avec les règles établies de la photographie (que ses collègues ici présents respectent), Calhau ne joue plus avec la représentation, mais avec le processus. Ce passage au noir évoque son film Destruição (qui n’est pas dans l’exposition) : une oblitération de l’image ou en tout cas de la représentation, un iconoclasme radical qui se conclut par un long plan noir interminable. Ses images inutiles car sans sujet aucun, même négligé, le positionnent, à mon sens, dans un autre champ, non plus une expérimentation autour de la représentation sérielle, mais l’expérimentation DE la photographie même, ce qui en 1977 était véritablement d’avant-garde.

Joaquim Rodrigo, peinture différente de celle dans l’exposition

Excepté Jorge Molder et (pour l’essentiel Helena Almeida), ces artistes ne sont pas seulement photographes, mais ils sont aussi peintres, sculpteurs et, pour Ernesto de Sousa, cinéastes. L’exposition parallèle montre certaines de leurs œuvres, et aussi quelques autres artistes portugais non photographes ; comme elle présente presque uniquement des œuvres de la collection de la CGD, le panorama ainsi exposé est très partiel. Les deux spectaculaires installations d’Alberto Carneiro méritent un article à elles seules. J’ai beaucoup d’intérêt pour Joaquim Rodrigo (le plus âgé de tous les artistes présentés, né en 1912), dont les toiles aux couleurs de terre semblent annoncer Basquiat ou le Bad Painting : parmi les peintres portugais des deux premiers tiers du XXe siècle, il est à mes yeux, un des très rares à ne pas regarder docilement vers Paris, mais à développer un langage original fortement inspiré par l’art populaire angolais et par l’art aborigène.

Vitor Pomar, peinture différente de celle dans l’exposition

Parmi les pièces en rapport avec la photographie (et non simplement concomitantes au travail photographique de ces artistes), j’ai remarqué une toile monochrome verte de Fernando Calhau qui reprend la trame pixellisée du bélinographe, et des toiles hyper réalistes de Luis Noronha da Costa, dont on hésite à dire que ce ne sont pas des photographies. Quant au travail pictural de Vitor Pomar montré ici, il peut être caractérisé comme « peindre d’abord, choisir ensuite » : l’artiste peint de très grandes toiles au sol dans une gestuelle performative qui évoque évidemment Pollock (dans la série photographique sur son atelier, on voit certaines de ces toiles « brutes »), puis, une fois la toile peinte, il en sélectionne certains morceaux intéressants et les découpe ; ce sont ces morceaux choisis par l’artiste qui sont des œuvres, et eux seuls, c’est l’œil qui crée l’œuvre a posteriori, et non la main a priori. Ce travail peut évoquer les photographies de nuages de Stieglitz (Equivalents) – et Pomar lui-même a photographié les nuages dans sa série Cieux ! en 1974 au Yucatan –  mais il me fait surtout penser à Transformance du photographe allemand Andreas Müller-Pohle : celui-ci prend des milliers de photos plus ou moins au hasard, puis, une fois celles-ci développées, il choisit celles qui sont des œuvres, celles qui le méritent. Comme l’a écrit Vilém Flusser dans sa préface au livre Transformance (1983), il inverse la séquence des gestes du photographe : au lieu de 1) prendre l’appareil, 2) regarder à travers le viseur, 3) choisir une vue et 4) appuyer sur le déclencheur, la séquence ici suivie est 1) prendre l’appareil, 2) appuyer sur le déclencheur, 3) regarder les images obtenues et 4) en choisir une. La liberté de décision du photographe s’exerce donc après la prise de vue, en dehors du programme de l’appareil, et selon des critères personnels, esthétiques et autonomes. Le hasard délibéré, accidentel, de la prise de vue lui permet ensuite d’exercer son choix, sa liberté. C’est cette même liberté expérimentale que Vitor Pomar exerce dans sa peinture.

 

 

Using art to whitewash oppression. Comment utiliser l’art pour légitimer la colonisation ?

English below

en espagnol

Vendredi 23 juin, le site d’information e-flux a diffusé un communiqué annonçant la troisième Biennale Méditerranéenne « Out of Place », illustré de la photo d’un chameau suspendu au ciel, oeuvre de l’artiste israélien et curateur de la biennale Belu-Simion Fainaru. Tiens, de quoi s’agit-il, se demande-t-on ? Jamais entendu parler d’une « Biennale de la Méditerranée », rien que ça ! En lisant le texte, on comprend que c’est une manifestation israélienne dans la ville de Sakhnin, organisée par deux curateurs israéliens (l’autre est Avital Bar-shay sous l’égide du Arab Museum of Contemporary Art in Israel (AMOCA), dont, pour ma part, je n’avais jamais entendu parler. Quand on apprend que le but de la biennale (qui est financée, entre autres, par la loterie nationale et le Ministère de la Culture, dirigé par Miri Regev, dont la robe colonialiste à Cannes fit sensation..) est de promouvoir la paix au moyen de l’art, quand on lit les mots confiance réciproque, dialogue, tolérance, etc., et que l’art doit permettre de dépasser les « disputes régionales » on commence à se dire qu’on a déjà entendu ça quelque part et qu’on va se renseigner un peu.

Chacun est parfaitement libre de son opinion quant à la politique israélienne. La mienne est qu’il s’agit d’un conflit entre colonisateurs et colonisés, et nullement d’une guerre de religions ou de civilisations. Encore faut-il assumer sa position. Le gouvernement israélien a lancé très officiellement il y a quelques années une série de projets pour améliorer l’image déplorable d’Israël, en mettant en avant des aspects positifs du pays : le pinkwashing fait la promotion du côté gay-friendly du pays (enfin, pas chez les orthodoxes, mais bon), le techwashing vante la start-up nation, le greenwashing la culture écologique , et nous avons là un parfait exemple de l’artwashing. Comme en plus on reprend le discours des dirigeants israéliens sur notre désir de paix entre les peuples (dont hélas les autres ne veulent pas..) et la volonté d’y arriver par l’art, tout a l’air merveilleux.

Maintenant, si on transpose à une autre situation de conflit colonial, qu’auriez-vous pensé d’un festival artistique organisé par la France en « Algérie française » en 1960 pour promouvoir la paix et le dialogue ? Exactement. Il existe un mouvement de boycott d’Israël, BDS, qui concerne aussi le champ culturel. Là je dois avouer mon ambiguïté personnelle face au boycott culturel, selon que je suis acteur direct (c’est non) ou spectateur, et selon qu’il s’agit d’une manifestation étatique évidemment de propagande, ou d’un événement privé, sans fonds publics et d’esprit contestataire (et là c’est oui). Mais chacun est libre de sa décision, et je ne jette la pierre à personne, sinon aux propagandistes officiels.

Et c’est là que ça devient intéressant : le communiqué s’accompagne d’une liste de 57 artistes (dont 4 sont décédés et je n’ai pu identifier 4 autres). Des 49 restants, 9 sont des Israéliens juifs (dont les deux curateurs) La plupart des autres viennent de pays européens,méditerranéens et moyen-orientaux (sinon une Gabonaise, un Nord-américain, un Mexicain, un Indien). La liste est ci-dessous. Et quand je vois leurs noms, comme je connais certains d’entre eux, je m’étonne de leur participation à cette biennale.

La réponse vient quelques heures plus tard par un communiqué indigné du Libanais Akram Zaatari, suivi par d’autres communiqués de Yto Barrada, Bouchra Khalili, Zineb Sedira, Walid Raad et Jordi Colomer. Tous ceux -ci, et sans doute beaucoup d’autres, ignoraient qu’ils avaient une oeuvre dans cette biennale et en demandent le retrait immédiat. Pourquoi ? Parce que Pascal Neveux, directeur du FRAC Provence Côte d’Azur a prêté les œuvres achetées par le FRAC sans demander leur avis aux artistes. Remarquable ! Ensuite e-flux corrige et les journaux commencent à en parler : Le Huffington Post, Le Monde, le Times of Israel Et le curateur se défend en disant : mais c’est dans un village arabe, l’entrée est gratuite, nous avons payé pour avoir ces prêts d’oeuvre (?) et de toute façon, le boycott n’est pas une solution. Ce qu’on attendait qu’il dise...

Chaque.artiste est libre de son choix, je ne suis pas le porte-parole du mouvement BDS, et je respecte le choix de chacun tant qu’il est conscient; Un des artistes, dont pourtant l’expositionà Paris a été l’objet de menaces et d’une tentative de saccages par la LDJ, m’a dit qu’il jugeait important de montrer son travail (particulièrement dérangeant) là-bas. Une autre artiste m’a dit que là où elle est, il est très difficile pour elle d’exposer son travail et que c’est une occasion de dire aussi qu’il existe, dans cet endroit-là, des femmes artistes. je respecte ces choix. Mais je crois aussi que bien des artistes sont là contre leur gré, du fait du FRAC PACA ou d’un autre, et ne perçoivent pas l’enjeu politique d’une telle biennale; Si vous en connaissez, je vous invite à les contacter, à les informer s’ils ne sont pas au courant, et à discuter avec eux. Voilà.

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in English

Friday June 23rd, the information site e-flux sent a press release announcing the third edition of the Mediterranean Biennale « Out of Place », with the photo of a camel suspended in the sky, a work by the Israeli artist and biennale curator Belu-Simion Fainaru. Hey, what’s this about? Never heard of a « Mediterranean Biennale », nothing less! Reading the press release, one understands that this is an Israeli event in the city of Sakhnin, organized by two Israeli curators (the other is Avital Bar-shay) under the leadership of the Arab Museum of Contemporary Art in Israel (AMOCA), first time I hear about it (although I know quite well the local scene), and sponsored, among others, by the Israeli National Lottery and the Israeli Ministry of Culture (the Minister of Culture is Miri Regev whose “colonialist dress” in Cannes raised many eyebrows, to say the least). So, when one reads that the objective of the biennale is to promote peace through art and that art is a means to go beyond what they call « regional disputes », when one sees the words “mutual trust, dialogue, tolerance”, one could think that this is a speech already heard, coming straight from the propaganda department in Tel-Aviv.

Everybody is perfectly free of one’s own opinion about the Israeli case. Mine is that it is a conflict between colonizer and colonized, not a war of religions or of civilizations. But at least one should assume one’s opinion. The Israeli government launched a few years ago a campaign to improve Israel’s image, which is very bad, with various projects putting forward positive aspects of the country : pinkwashing promotes the gay-friendliness of the country (except with Orthodow Jews, but let’s forget about it), techwashing praises the start-up nation, greenwashing its ecological culture, and we have here a perfect example of artwashing, cutting and pasting the speeches of Netanyahu and others on “our desire for peace” (but unfortunately, the other side doesn’t want peace, eh!). Everything is wonderful and art will solve the Palestinian “issue”.

Just imagine, in another colonial conflict familiar to Frenchmen, an art festival in « French » Algeria in 1960 in order to achieve peace, French peace, that is. You are probably aware that there is a movement for the boycott of Israel, BDS, which covers also the cultural field (for example, Roger Waters, of Pink Floyd, refuses to perform in Israel). I have to say that I am personally ambiguous regarding this: I will not be a participant (but could be a simple visitor and critic) in state-sponsored or state-funded Israeli cultural events, but I have and will participate in privately-funded Israeli events with a clear position against colonization. But everyone is free of his own decision, and I am not blaming anyone, except those who diffuse official propaganda.

Free of his own decision, I said: now it’s becoming interesting. The press release includes a list of 57 artists (below); 4 are dead, and 4 I couldn’t identify. Of the 49 remaining, 9 are Israeli Jews (including the two curators who also exhibit their own work). Most of the others are from Europe, Mediterranean countries and the Middle-east at large (in addition, one each from Gabon the USA, Mexico and India). When I saw their names, since I know some of them, I was puzzled by their participation in such a biennale.

The answer arrived a few hours later through a furious answer by the Lebanese Akram Zaatari, followed by other furious answers by Yto Barrada, Bouchra Khalili, Zineb Sedira, Walid Raad and Jordi Colomer. All of them, and probably many others, were not informed that a work of them was in this biennale and they demanded its immediate withdrawal. Why did this happen? Because Pascal Neveux, director of the FRAC Provence Côte d’Azur loaned the works (property of the FRAC) without informing the artists. Isn’t that great? Then, e-flux made a correction and apologized, and the papers started talking about it :Huffington PostLe Monde, the Times of Israel . In answer, the curator said: “but it is in an Arab town, the entry is free, we paid for the loan of these works (really?), and in any case boycott is not a solution” (exactly what we would expect him to say). One can note that he used words of religions and ethnic groups (Moslems, Christians, Jews, Druze, Bedouins) and not once used the word « Palestinians ».

Every artist can make his own choice, I am not a spokesman for BDS, and I respect everyone’s choice as long as it is a conscious one. One of the artists, despite the fact that his show in Paris had been threatened of destruction by the Jewish Defense League (which is legal in France, unlike in the USA and in Israel …), chose willingly to show his (disturbing) photos in the biennale. Another artist said that it is very difficult for her to show her work in her own place and that the biennale is also a possibility for her to show that, where she lives, there are woman artists. I respect their choices. I also believe that some, or many of the artists in this biennale are there against their will, because of the maneuvers of FRAC PACA or other entities, and/or do not perceive the political issue with this biennale. If you know some of them, please contact them, inform them and discuss the issue with them. That’s all.

List of artists:
Hamra Abbas, Adel Abdessemed, Rashid Al-Khalifa, Lela Ahmadzai, Hazem Alzoubi, Carlos Amorales, Samar Awadieh, Mahmoud Badarny, Yto Barrada, Avital Bar-shay, Nathalie Bikoro, Daniele Buetti, Jordi Colomer, Abdulla Dehabra, Burak Delier, Elmgreen & Dragset, Belu-Simion Fainaru, Günther Förg, Thomas Galler, Moshe Gershuni, Tal Granit&Sharon Maimon, Majooda Halabi, Damien Hirst, Jenny Holzer, Pierre Huyghe, Muhammad Kallash, Bouchra Khalili, Lisbeth Kovacic, Jannis Kounellis, Moshe Kupferman, Sigalit Landau, Mohsen Makhmalbaf, Shahar Marcus, Olivia Mihălţianu, Nardina Mugaizel, Sener Ozmen, Walid Raad, Pipilotti Rist, Şerban Savu, Meinrad Schade, Zineb Sedira, Angelika Sher, Sudarshan Shetty, Fiona Tan, Sérgio Téfaut, Cengiz Tekin, Isam Telhami, Lisa Trutman, Yigal Tumarkin, Samira Wahabi, Jola Wieczorek, Kai Wiedenhöfer, Tomasz Wendland, Rui Xavier,  Akram Zaatari

Carla Cabanas ou l’impossibilité de voir

arla Cabanas, A Mecânica da Ausência, 2017, vue d’exposition, photo de l’auteur

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L’exposition de Carla Cabanas, à la galerie Carlos Carvalho à Lisbonne jusqu’au 16 septembre, La Mécanique de l’Absence, pourrait être décrite comme une tentative de ne pas laisser voir des photographies. La salle principale est un labyrinthe de légers voiles de tulle suspendus, entre lesquels on navigue dans la pénombre et sur lesquels sept projecteurs de diapositives envoient les images, avec le clic habituel et nostalgique (pour moi, en tout cas). Ce sont des images (vraiment) vernaculaires, de voyages et de pique-niques, des scènes que nous connaissons tous, elles aussi empreintes de nostalgie années 50. Mais les voiles de tissu, aériens, gondolent et tremblent un peu, l’image y est flottante; elle traverse le voile pour atterrir sur les murs, où elles sont floues, moins lumineuses, envahies par les ombres des visiteurs qui s’immergent dans le dispositif, et, d’un projecteur à l’autre, elles se superposent et s’emmêlent.

Carla Cabanas, A Mecânica da Ausência, 2017, vue d’exposition. Photo du commissaire Sérgio Fazenda Rodrigues

Ce ne sont pas les sujets des images qui disparaissent, c’est notre capacité à les voir, les identifier, les saisir: In fine, l’image ne transmet quasiment plus rien des informations dont elle est le dépositaire, et il n’est plus question que de son immatérialité et de notre incapacité à établir un rapport avec elle. Au lieu d’utiliser la partie de notre cerveau qui voit, analyse et comprend, nous n’utilisons plus que ses zones sensibles, où nous jouissons d’une expérience peu compréhensible, nous entrons dans un état de rêve.

arla Cabanas, A Mecânica da Ausência, 2017, vue d’exposition. Photo de l’artiste

La salle voisine joue aussi avec l’invisibilité : dans la semi-obscurité, trois caissons lumineux, mais tournés vers le mur, laissant échapper un peu de lumière. À l’intérieur, on peut voir, malaisément, une photo, ici un pique-nique (dont une des participantes pointe un appareil vers nous, vers le photographe), là un point de vue, ou bien une rencontre. Ce sont des images que vous ne verrez que  tout près, de biais, avec mal, dont vous ne pourrez jouir posément. Que reste-t-il de ces images ? Elles transmettent un souvenir, mais nous ne savons pas comment le capter, nous ne pourrons nous en souvenir que de forme vague et fantasmée, rêvée, déformée: Ces choix d’images, cette mise en situation, cet échec de la vision, construisent un endroit qui n’est plus d’exposition, mais de découverte, de participation et de réflexion.

Taxonomie et colonialisme : en visitant le CAPC

Naufus Ramirez-Figueroa, Linnaeus in Tenebris, 2017, vue de l’installation au CAPC, Bordeaux, photo Arthur Péquin

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Dans la pénombre de la grande halle du CAPC (jusqu’au 24 septembre), les sculptures de l’artiste guatémaltèque Naufus Ramirez-Figueroa ponctuent l’espace de tâches blanches : ce sont des hybrides entre humains et fruits, un bras ou un pied émergeant d’un régime de bananes, un corps dont le torse est un fruit tropical aux multiples excroissances, un nain en pot. On ne sait s’il sont le fruit d’un métissage créatif ou au contraire d’une dégénérescence cancéreuse, mais tous ces spécimens défient la classification : l’exposition porte le titre Linné dans les Ténèbres, en latin come il se doit pour une référence au savant taxonomiste.

Naufus Ramirez-Figueroa, Linnaeus in Tenebris, 2017, vue de l’installation au CAPC, Bordeaux, photo Arthur Péquin

C’est que la classification linnéenne est un regard occidental porté sur le reste du monde, une tentative européenne de comprendre et de maîtriser ces richesses tropicales en les classant, en les nommant, en les faisant entrer dans des catégories bien définies qui les domptent, les intègrent, les digèrent, et entraînent leur participation au système scientifico-économico-politique qui sous-tend le colonialisme.

Naufus Ramirez-Figueroa, Linnaeus in Tenebris, 2017, vue de l’installation au CAPC, Bordeaux, photo Arthur Péquin

Je ne sais que peu de choses du Guatemala, sinon l’omniprésence  de la culture intensive et capitalistique des bananes au profit de trusts nord-américains comme United Fruit, et c’est clairement une situation qui a influé sur l’artiste, sur sa vie (et l’exil de sa famille au Canada) et son travail. Ces sculptures, cette pénombre, ces structures d’éclairage brutal au néon, ces formes suspendues sont aussi le lieu de performances, et chacune des vidéos fait écho à une performance passée.

Naufus Ramirez-Figueroa, performance Mimesis of Mimesis au Royal Tropical Institute, Amsterdam, photo Florian Braakman

Ainsi, une autre pièce tout aussi éloquemment et discrètement politique est la vidéo Mimesis of Mimesis, filmé à Amsterdam dans ce qui fut l’Institut Colonial, un palais un peu décrépit aux décors évocateurs du temps des colonies. Le corps obèse de l’artiste, paisiblement endormi sur un tas de débris de meubles, est ficelé dans un bondage léger comme s’il était lui-même un rembourrage de sofa. Une autre vidéo le montre dans un cimetière aux tombes hors-sol, tenant ce qui semble être un enfant mort dans un linceul : de l’eau goutte au sol : le corps serait-il congelé, se demande-t-on un instant.

Oscar Murillo, Human Resources, 2017, gradins en bois, 47 effigies

L’autre exposition temporaire au CAPC (jusqu’au 27 août; partagée avec le Jeu de Paume) est une installation d’Oscar Murillo, où des mannequins d’ouvriers colombiens sont sur des gradins face à une vidéo de musiciens marocains : certes, l’artiste, colombien, est passé par le Maroc, mais le propos, autour de « l’architecture de la mémoire » et le « sentiment du lieu » paraît un peu succinct et simpliste : coqueluche du marché, certes (et aussi), mais j’ai quelques doutes sur la distance.

Chohreh Feyzdjou, Série H, 1989-1993, détail, bois, colle, tissu, pigments, brou de noix , 114x131cm

Enfin, le commissaire José Luis Blondet a revisité les collections du CAPC (jusqu’à l’automne 2019), et a organisé des confrontations intelligentes, poétiques et parfois inattendues au fil des salles. Sans trop disserter, voici juste quelques images qui m’ont frappé au gré de mes pérégrinations. D’abord, ci-dessus, de Chohreh Feyzdjou, artiste trop rarement montrée (et toujours dans des collectives sur l’Iran), cette accumulation de cadres vides, cependant que les toiles sont roulées un peu plus loin : une évocation de la matérialité du tableau qui fait immanquablement songer à la fameuse toile de Cornelius Gijsbrechts.

Oeuvres de Jedermann N.A., Les ready made appartiennent à tout le monde (R), Claude Rutault, photo Frédéric Deval

Ensuite, une salle où se répondent des œuvres collectées par Jean-Hubert Martin et des Rutault au format identique, devant un Philippe Thomas en parquet absurde autour d’un pilier, signé comme il se doit par le « collectionneur » N.A. Jedermann (Monsieur Tout-Le-Monde), avec le’ signe « Propriété privée ».

Cathy de Monchaux, Once upon a Fuck, Once upon a Lifetime, once upon a Duchamp, 1992, velours, curi, laiton, 80x44x9cm

Enfin, cette pièce délicieusement érotique de Cathy de Monchaux : Once upon a Fuck, Once upon a Lifetime, Once upon a Duchamp, qui nous incite à regarder par le trou (de la serrure). Au passage, saurez-vous reconnaître le portrait à la beauté angélico-sulfureuse ci-dessous ? La réponse est dans l’adresse URL de l’image.

Photographie 17.8×12.5cm

Photos 1, 2, 3 et 7 courtesy du CAPC; photos 6, 8 et 9 de l’auteur

Dorignac, l’oeuvre au noir

Georges Dorignac, affiche de l’exposition

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C’est l’affiche d’abord qui attire, une tête féminine noire d’une facture étrange quand bien même on ne sait pas qui est ce Dorignac (Georges, 1879-1925). La visite de la Galerie des Beaux-arts de Bordeaux (jusqu’au 17 septembre) renseigne un peu sur ce peintre régional, qui vint se frotter à la Ruche et qui, tombé dans l’oubli depuis 1928, est aujourd’hui l’objet d’une tentative concertée de réhabilitation, d’abord à La Piscine, puis dans sa ville natale. Un peintre comme il en fut tant alors, élève de Léon Bonnat, dont les portraits familiaux et les paysages témoignent de l’aimable banalité du début du siècle, maternité, baisers, natures mortes, bords de mer. L’étage présente ses travaux décoratifs, pot-pourri de motifs médiévaux et orientaux destinés à des paravents, des tapisseries ou des vitraux dont fort peu furent réalisés.

Georges Dorignac, L’inconnue, 1913

Tout cela n’aurait qu’un intérêt régional fort limité si Dorignac n’avait fait, en 1912/13 des portraits noirs (dont une vingtaine sont montrés ici), à l’encre, au fusain ou à la pierre noire (et parfois avec de la sanguine ou un crayon jaune), de femmes surtout, anonymes, archétypes : des visages, le plus souvent frontaux, dans des noirs profonds, où les rares zones plus claires, courbe du menton, ourlé des lèvres, arête du nez, bombé des paupières, ne sont que des réserves. C’est le trait noir qui sculpte les traits du visage, qui le cerne d’une chevelure abondante ou d’un voile; ces visages s’inscrivent sur fond blanc, occupent tout le papier (qui, dans un cas, est grossièrement déchiré selon la courbure de la tête même), débordent du cadre presque. Ceux purement noirs sont les plus intenses, les plus âpres, les plus mystérieux, alors que les femmes dont la sanguine rehausse le fichu y perdent en densité, en étrangeté, devenant ainsi plus quotidiennes.

Georges Dorignac, Aigle, s.d.

Ces femmes n’ont pas de nom, la sensualité de leur visage plein, leur ébauche de sourire ne sont que des révélateurs. Bernar Venet a réalisé ainsi quelques œuvres très noires (dont des « portraits » photographiques), qui dégagent le même sentiment de distance, d’impossibilité d’appréhender qui est cette personne; C’est un peu moins vrai des portraits d’hommes, dont certains, comme un Soutine un peu jaunissant, sont identifiés. Dans le décor tapageur de l’étage, trois oiseaux, un aigle, un calao et une chouette, sont dessinés de la même manière; leurs corps noirs denses se heurtant au cadre du papier. Ces quelques dessins à nul autre pareils (même si, dans un souci de légitimation, les cimaises se croient obligées de citer pêle-mêle Rodin, le Fayoum, Carriès,  l’art africain ou khmer, etc.) valent à eux seuls la peine de visiter cette exposition.

Photos 1 et 3 de l’auteur

Rolf Julius, sculpteur de sons

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Rolf Julius, ST, vidéos, 2010/13

La légende dit que c’est le jeune Odilon Redon, qui, goûtant le charme du lieu et la qualité du vin, nomma l’endroit Chasse Spleen, à moins que ce ne fut Byron Je ne saurais dire si l’art contemporain en général, et le travail de Rolf Julius en particulier, ont la même vertu, mais les propriétaires de ce château médocain viennent d’y aménager un petit centre d’art à l’architecture dépouillée, et leur première exposition (jusqu’au 27 octobre) est dédiée à cet artiste allemand décédé il y a six ans, dont tout le travail est une déclinaison autour du son. La co-commissaire de l’exposition est la directrice de la galerie (ex-bordelaise) Thomas Bernard., qui représente Julius. Il faut prêter l’oreille, être particulièrement attentif à une oeuvre  où se conjuguent sons entre nature et composition, objets tout simples apportés par l’artiste, et images du lieu lui-même et d’ailleurs, et se laisser emmener dans des paysages sonores envoûtants qu’ils composent.

Rolf Julius, Stonegarden (monochrome), 2010, 110x110cm, ph. Barbara Boum

Des paysages en effet, que ce soit ceux du Médoc lui-même, échappée sur les vignes ou vue sur le jardin du château et son bassin débordant (par contre, les pièces sonores installées à l’extérieur m’ont semblé moins pertinentes, plus difficiles à appréhender), ou que ce soit des paysages recréés, comme ce jardin de pierres très méditatif, où les ombres s’allongent démesurément, dissimulant à peine un petit haut-parleur, comme si ces minuscules pierres, vues de tout près (car on doit s’accroupir pour entendre) et alors devenues menhirs ou obélisques, émettaient elles-mêmes le son (Stonegarden (monochrome)), ou des paysages transposés.

Rolf Julius, ST, vidéos, 2010/13

La première salle en effet comprend six vidéos, projecteur minuscule et écran suspendu, qui sont une double transposition du son dans le paysage : Julius a filmé, en gros plan, des bribes de paysages finlandais, des branches souples agitées par le vent, des rochers durs sur lesquels ruisselle l’eau, y ayant discrètement implanté un petit haut-parleur parasite dans lequel est diffusée une de ses compositions sonores. La vidéo en plan fixe, ne montrant que d’imperceptibles mouvements des herbes, des feuilles ou de l’eau, inclut donc la captation d’un son dans lequel se mêlent sons de sa composition originale et bruits de la nature, pépiements d’oiseau, grésillements d’insectes, frémissements des feuilles ou clapotis de l’eau. Et, d’un écran à l’autre, ces sons se combinent aux frontières de chaque écran, créant dans cette pénombre une expérience totale, englobante.

Rolf Julius, Singing,, 2000 / 2015, 720×22.5x205cm

D’autres pièces discrètes jalonnent l’exposition, ici un miroir sonore sur une cheminée, là des bambous appareillés, plus loin une feuille collée sur une fenêtre (ci-dessous), attirant œil et oreille vers l’extérieur, ou bien des bols japonais remplis d’eau où nagent les haut-parleurs, lesquels sont aussi, toujours ou presque, parties prenantes visuelles de la composition. Dans un couloir sont suspendus sept haut-parleurs de taille moyenne : dans chacun, sur la membrane même, un tas de pigment noir qui vibre en fonction des fréquences, qui parfois tressaute et se recompose, et qui ainsi modifie aussi le son perçu. Le son est devenu visible, la musique est regardée. Déjà en 1985, Susan Derges, revenant du Japon, avait réalisé des photogrammes de poudre de carborundum agitée par une certaine fréquence et construisant ainsi des courbes mathématiques fréquentielles, rendant le son visible, en s’inspirant des Chladni Figures ; mais ses pièces étaient muettes, n’étaient que des références, alors que celle de Julius est complète, vue et ouïe.

Rolf Julius, Wind, 2010, 32.2×16.4cm

C’est un travail extrêmement fin, épuré, discret, l’expérience fragile et exigeante d’un espace où la musique peut être regardée. La présence d’une « partition » faite de formes élémentaires, cercles et carrés rouges et noirs, si elle apporte (en lisant la feuille de salle) une forme d’explication, nous tire vers le langage, le rationnel, le structuré : on comprend mieux, mais on y perd en magie, à mon sens.

Daniel Firman, Suspended chord, 2017

Simple coïncidence sans doute : à la base sous-marine de Bordeaux, bunker allemand gigantesque qui donc abritait les U-booten, devenu aujourd’hui lieu de concerts et d’expositions, le son est aussi omniprésent. Daniel Firman y a été invité à l’occasion de l’arrivée d’un « vrai » TGV à Bordeaux, et c’est la musique de Guillaume Gesquière qui occupe les lieux : d’abord mêlée au bruit des baleines au-dessus des eaux noires des bassins à flot, elle se décline ensuite de manière mélancolique dans le grand hall à gauche, en accords suspendus aux points d’orgue sans cesse renouvelés. On peut fermer les yeux et se laisser imprégner, de manière bien moins discrète et bien plus expressionniste qu’avec Julius. Si on ouvre les yeux, un éléphant, suspendu au plafond, tourne lentement dans la pénombre : après le plancher et le mur, Firman, toujours intéressé par la rotation, atteint une autre dimension éléphantesque : les deux plus gros mammifères se retrouvent là.

Photos 1, 3 à 5 courtesy de Chasse Spleen, photo 6 de l’auteur