Sommaire d’avril 2010

16 articles écrits en avril.

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1er avril: L’esprit d’escalier (François Morellet)
2 avril  : Rendez-vous manqué (Ballet de Marseille, Ai Weiwei)
8 avril  : Pina Bausch, 65 ou 14 ?
9 avril  : The Maze
10 avril : Morts au champ d’honneur (Steve McQueen)
11 avril : Mode (Deborah Turbeville)
12 avril : Voilée, dévoilée, nue *
14 avril : Anti-Cri ? (Edvard Munch)
16 avril : Van Gogh, encore !!
23 avril : Latence et désastre surpassant
24 avril : Un Italien voyageur (Antonio Verrio)
26 avril : Détournements urbains (Matthieu Clainchard)
27 avril : Traumas, de 1944 à nos jours (Ahlam Shibli)
28 avril : Brassaï
29 avril : La photographie n’est pas l’art
30 avril : Le rêve américain (Duane Hanson)

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Le rêve américain

1559large1517largecheerleadersurfer_web1.1272577609.jpgLes personnages de Duane Hanson à la Villette (Pavillon Delouvrier, jusqu’au 15 août) sont bien sûr saisissants de réalisme, comme on s’y attend, et tout un chacun se fait prendre en photo à leurs côtés. Mais quoi de plus ? Il n’y a là ni l’érotisme voyeuriste qu’on peut ressentir devant les nus de John De Andrea, ni le sentiment d’étrangeté qui s’empare de vous devant les scènes de Ron Mueck, ni le tragique politique amer de Sun Yuan & Pen Yu. Pas d’histoire racontée, pas de malaise imposé, simplement des figures de l’Amérique profonde. Sans doute cet ancien activiste des droits de l’homme tient-il ici un propos 1548largeduane-hanson-queenie-ii-19881.1272577591.jpgcritique sur la société de consommation, mais, par rapport à ses oeuvres militantes des années 70 (pas montrées ici), ce discours critique paraît bien ténu, bien discret, mis au second plan derrière l’apparence. Alors on s’émerveille devant la virtuosité, l’hyper-réalisme, l’esthétique pop, mais c’est tout.

Duane Hanson, Surfer, 1987 et Cheerleader, 1988 – Collection Hanson, Davie, Floride – photo: IKA © ADAGP, Paris 2010 – Courtesy of the Institut für Kulturaustausch, Tübingen.
Duane Hanson, Queenie II, 1988- Collection Hanson, Davie, Floride – photo : Dean Burton © ADAGP, Paris 2010 – Courtesy of the Institut für Kulturaustausch, Tübingen.
Duane Hanson étant représenté par l’ADAGP, les photos seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.

La photographie n’est pas l’art

28-04-2010-1206-16_edited.1272465138.jpgUn peu tard pour en parler (l’exposition vient de fermer), mais j’ai visité, le dernier jour ou presque, l’exposition de photographies de la collection Sylvio Perlstein au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (après Bruxelles). L’exposition il y a trois ans à la Maison Rouge ne laissait à la photographie qu’une portion congrue; ici, au contraire, 00_051_edited.1272464700.jpgelle est le sujet même de l’exposition (titrée, bien sûr, ‘La photographie n’est pas l’art’), juste accompagnée par quelques oeuvres discrètes comme un bâton de Cadere. Ce n’est sans doute pas très facile d’organiser la présentation d’une collection aussi riche; le choix, ici, a été une thématique assez simple : corps, objets, espaces, mots, scènes, masques et visages. Perlstein s’est beaucoup intéressé aux surréalistes et le corps est roi ici. Les autres sections en pâtissent un peu : objets absurdes ou détournés, mots déclinés et exposés, scènes théâtrales (avec la belle série de la subversion des images de Paul Nougé, ci-contre à droite), espaces fabriqués ou saisis au vif (le tableau-miroir de Pistoletto m’évoque le texte, récemment réédité, de Jean-François Chevrier sur la dimension temporelle de ces oeuvres). Les visages sont superbes, de 4954perlstein41.1272464777.jpgLHHOQ à la Marquise Casati, et je ne résiste pas au plaisir de vous offrir à voir le Portrait de l’artiste de Marcel Mariën (en haut), comme une origine du monde dans laquelle le photographe voyeur se fondrait.    

Les corps photographiés ici, souvent nus, peuvent être banaux (Delphine Kreuter au supermarché), d’un érotisme ordinaire (une sculpture de John De Andrea), tragique (un picture1.1272464805.jpegamoncellement de Spencer Tunick à New York), douloureux (l’écorchement d’une deuxième peau par Nicole Tran Ba Vang), mystérieux (l’infibulation d’une bouche par Ann Mandelbaum, Untitled #67) ou grotesque et hilarant de foufoune1.1272464791.jpgprovocation outrée (bonne soeur se masturbant par Andres Serrano, The triumph of the flesh). Mon préféré se nomme L’ambitieuse par Leo Dohmen (ci-contre à gauche).

047_rau_nu1.1272464763.jpgLe Musée présentait en même temps ses propres collections photographiques; outre un étonnant cliché-verre de Corot et de belles compositions de Patrick Bailly-Maître-Grand, c’était l’occasion de voir les nombreux nus et portraits de Jacqueline Rau.

Sur la photographie surréaliste, voir aussi ce billet.

Brassaï

b2.1272357729.JPGLe musée des Beaux-arts de Nancy (après celui de Nantes) présente environ 150 photographies de Brassaï (jusqu’au 17 mai). C’est une très belle rétrospective, comprenant aussi des images moins connues (les photocollages de Pompéi, par exemple). La première salle est celle des graffiti, ‘art bâtard des rues mal famées’ : s’y déclinent visages, crânes, coeurs, sexes, initiales et aussi d’énigmatiques pictogrammes. Si certains graffiti sont délibérés, trace volontaire d’un passant, d’autres semblent ‘inventés’ par Brassaï, révélés par le regard du photographe, qui, à partir de trous, d’entailles de hasard, voit apparaître un motif, réemployant les fissures du mur pour en faire une figure parasite. b1.1272357714.JPGCelui-ci, visage devenu femme bondissante, nous renvoie à l’art pariétal. Toujours dans la rue parisienne, si on connaît bien le pavé humide nocturne brillant que ses photos ont magnifiée, on peut aussi voir ici deux ensembles de six photos de Pavés de Paris, secs et diurnes, qui sont des petits chefs-d’oeuvre de composition géométrique, en flux et en miroir.

Les salles suivantes sont dédiées aux objets, sculptures involontaires (l’une vient avec une lettre de Dali demandant des modifications), objets quotidiens ou trouvailles dans l’atelier d’un artiste (Picasso et d’autres).b5.1272357780.JPG La série des 12 photos ‘La tourterelle et la poupée‘ évoque Bellmer, mais aussi, de manière troublante, les amours de Léda et de Jupiter : la planche contact présentée à côté porte le titre rayé ‘les amours de Jupiter’. Une des phrases de Brassaï affichées au mur s’applique fort bien ici : » Etonner, mais pas avec n’importe quoi ». b7.1272357814.JPGPlus loin, ces Accessoires pour composition dans l’atelier de Pierre Roy : un guéridon, du bois de chauffage entassé dessous et, au dessus, trois maquettes : un escalier en colimaçon, un escalier tournant et une échelle des pompiers, dont les ombres portées jaillissent en dansant sur le mur ; elles évoquent irrésistiblement le monument à la 3ème internationale de Tatline.

b3.1272357751.JPGC’est avec les fleurs que commence à sourdre la sensualité de l’oeuvre de Brassaï, avec l’érotisme d’un Pistil de tulipe (hélas reproduit à l’envers dans le catalogue). Les nus féminins, enfin, b6.1272357796.JPGsont avant tout des sculptures, mais on y admire aussi le grain de la peau des modèles, chair de poule frissonnante, duvet blond, grain de beauté ou infime trace d’un élastique.

Traumas, de 1944 à aujourd’hui

as4.1272280061.jpgC’est un très charmant château des XV et XVIème siècles, dans la campagne corrézienne. L’état-major des FTP siégea là, au coeur des maquis pendant l’été 1944. Le château de Sédières accueille (jusqu’au 16 mai) une exposition de photographies de l’artiste palestinienne Ahlam Shibli, qui a effectué une résidence à Tulle grâce à l’association Peuple et Culture (laquelle avait aussi accueilli, entre autres, Anne-Marie Filaire et Majida Khattari). Le 9 juin 1944, après une attaque de la ville de Tulle par les résistants, l’armée allemande exécuta 99 jeunes hommes par pendaison aux balcons et aux réverbères et en déporta 149 autres, dont 101 moururent dans les camps (dont un mien lointain cousin, mort à 22 ans au camp de Mosbach). Evénement traumatisant pour Tulle et la Corrèze, ce massacre est commémoré tous les ans très officiellement. Mais ce n’est pas tant la cérémonie officielle qui intéresse Ahlam Shibli, qui a rencontré survivants et descendants, que le constat amer que sont commémorés ensemble sous le label ‘Mort pour la France’ les résistants et disparus victimes du nazisme et les combattants des guerrres coloniales, Indochine et Algérie, agents à leur tour de répression et d’occupation. Ce sont parfois les mêmes hommes, parfois leurs fils ou leurs frères, qui sont passés du statut de victimes à celui d’oppresseurs, voire de bourreaux. Deux photographies, pleines d’une ironie amère, sont emblématiques de son propos. L’homme ci-dessus, Guy Piron, tient ses mains en suspens au dessus d’une photo de cadavres dans un magazine, n’osant le toucher, le reconnaître. En as6.1272280134.jpgréponse à la question de la photographe (à Naves, le 11 juin 2009), il dit ‘C’est la Tunisie’, c’est la photo d’un massacre dans un village tunisien auquel il a participé; la photo du magazine ‘La Charte’ représente en fait des cadavres dans un camp de concentration nazi. Une autre photographie montre, dans une vitrine du Musée des armes de Tulle, côte à côte, deux pistolets mitrailleurs allemands (Bergmann MP18.1 et MP40), trois pistolets mitrailleurs anglais STEN (MK2, MK5 et un fabriqué en France par la Résistance) et plusieurs MAT-49 fabriqués à Tulle et utilisés, eux, en Indochine, en Algérie et à Suez en 1956 : cette juxtaposition, ce regroupement en dit plus long que tous les discours. Comment distinguer la victime de l’oppresseur, quand l’un peut devenir l’autre ?

as7.1272280110.jpgLe travail d’Ahlam Shibli n’est pas une dénonciation, un réquisitoire, une équivalence forcée des deux situations (trois si on prend en compte celle d’où elle vient); la plupart des photographies montrent des hommes et des femmes aujourd’hui, chez eux, montrant des objets, des photos, des papiers de leur archive privée. Ce travail sur la mémoire fait surgir l’archive dans l’image (et l’artiste a voulu accompagner chaque photographie de longues légendes explicatives*); voici par exemple Françoise Bonneau à Tulle le 28 mai 2009. Offrant l’apéritif, elle montre la tenue rayée de son père, déporté à Dachau le 10 juin 1944, et une photo de lui, chasseur alpin, qui, de retour des camps, servit en Indochine. Certains des personnages d’Ahlam Shibli sont d’origine algérienne ou vietnamienne, et content leur histoire, celle de leur père travailleur forcé, celle de leur mère échappant aux exactions de l’armée française, celle du racisme ordinaire qu’ils ont subi. Deux des 99 pendus étaient algériens : si le nom de l’un a subsisté, Ahmed ben Mohamed -mais rien d’autre sur lui que ce nom-, l’autre n’est connu que sous le pseudonyme de Gaspard : ce n’est pas sur eux que l’histoire commémorative s’est penchée. Comment se définit la patrie, l’identité nationale ? Quelle relation entre l’identité et la possession d’un territoire, d’un ‘chez soi’ ?

as5.1272280089.jpgParfois, l’histoire s’inscrit dans la chair même : blessures, cicatrices, mais aussi mémoire. Cette photographie à Tulle le 2 juin 2009 montre un double effet de mémoire : la petite photo tenue par l’homme représente Pierrette Barrat-Arnal, infirmière résistante, présente, 65 ans plus tard, à droite de la photo de Shibli. L’homme jovial, Michel Trésallet, a le numéro 77476 tatoué sur son bras, mais il est trop jeune : c’est son père Louis qui fut déporté et mourut au camp d’Hersbruck en novembre 1944. Le fils a voulu porter dans sa chair la marque du drame de son père, pour ne pas oublier, pour se rappeler la valeur de la vie.

as1.1272279945.jpgIl n’est guère étonnant qu’une artiste palestinienne de 40 ans, ayant vécu toute sa vie sous l’occupation israélienne, ait été sensible à ce sujet : comment les victimes, les enfants des rescapés deviennent à leur tour bourreaux, colonialistes, oppresseurs, est un sujet qui ne pouvait la laisser indifférente. Un étage du château présente un de ses travaux plus anciens, de 2002/2003, Goter (al  Naqab). Ahlam Shibli, toujours préoccupée par la question du ‘chez soi’, montre ici les Bédouins du Naqab (Neguev en hébreu)as3.1272280044.jpg dont la moitié (55 000) ont été expulsés manu militari de leurs terres et de leurs villages et contraints à vivre en ‘prolétaires urbains’, regroupés dans des cités ‘modernes’ : une citation de Moshé Dayan de 1963 ouvre l’exposition, promettant aux Bédouins le bonheur : pouvoir « rentrer chez eux le soir et mettre leurs pantoufles » et avoir désormais  des enfants aux « cheveux correctement peignés », le tout « sans coercition, mais avec une direction claire » afin que « le problème bédouin disparaisse ». Cette épuration s’est bien sûr accompagnée d’une appropriation de leurs terres par les colons juifs. image0061.1272280027.jpgCeux qui sont restés malgré tout dans le Naqab vivent dans des villages interdits, dépourvus de toute existence légale, sans infrastructure et périodiquement démolis par l’armée, leurs cultures sont détruites par des épandages toxiques, leur existence est niée. Ce sont eux qu’Ahlam Shibli a photographiés, leurs vestiges, leurs maisons précaires, leurs intérieurs gardant encore des traces de leur vie nomade antérieure, tapis, tentures et cousins, leur structure sociale recréée tant bien que mal, en dépit de toutes les occupations, de toutes les destructions, invincible. Ces enfants mal peignés résistent eux aussi.

Goter est une déformation de l’ordre en anglais Go there, ordre donné par l’occupant, par le colon, équivalent actuel du Raus d’il y a 70 ans.

*Les titres donnés ici sont ceux du livre, légèrement différents de ceux dans l’exposition. Photos de l’auteur, excepté la dernière.

Détournements urbains

mc1.1272270409.jpg La peinture murale abstraite ornant les murs de nos villes (‘Public Domain’), une sculpture minimaliste faite de grilles antisquat assemblées en un blockhaus vide et laissée  vieillir dans un parking où elle s’enrichit de fientes de mouettes et de chocs de voitures – la lumière à travers ces grilles faisant un effet cinétique très années 50 (‘Antimatière / Avenue Thiers’), une forêt de poteaux mc2.1272270423.jpgcolorés (‘Jungle concrete’), des jardinières factices destinées à entraver le passage des véhicules et colonisées par des herbes folles (‘Hexagones / Adventices’), de banales armoires électriques repeintes (‘Brownboxes‘), voici quelques-uns des artifices urbains dont Matthieu Clainchard (un ex des Bad Beuys, aujourd’hui dissous) parsème son exposition « It’s like a jungle sometimes, it makes me wonder how I keep from going under » au Triangle France, centre d’art de la Friche de la Belle de Mai à Marseille (jusqu’au 12 juin).

mc3.1272270447.jpgAttentif aux petites failles de l’espace urbain, ce flâneur y relève l’incongru discret à côté duquel nous passons, aveugles; la série ‘Normaliser‘ est composée de photos recadrées et normalisées pour y présenter de manière uniforme les barrières rouges et blanches d’interdiction omniprésentes dans nos villes. Une autre des interventions de ce chasseur urbain est ‘Peinture de grande hauteur’, calibrage de la taille humaine et de ses orthèses, escabeaux de plus ou moins grande hauteur selon la qualification du peintre en bâtiment et les normes imposées par son assurance professionnelle.

stratmann.1272270398.jpgMatthieu Clainchard a aussi invité à ses côtés une douzaine d’autres artistes : certains (‘Opération caviardage’) montrent des graffiti effacés, recouverts, aseptisés. Une sculpture de Veit Stratmann (‘Chez Agnès’) est un rail absurde, impasse ne menant nulle part, évoquant pour moi l’oppression d’un checkpoint; il y a aussi, entre autres, un beau tableau tout de grilles et de tuyaux, halley.1272270385.jpgde Peter Halley (‘Choice of screens’) et un ‘Martyr’ de Vincent Ganivet, plaque de bois ayant servi de support pour des découpes, vestige couvert de marques, d’empreintes, de traces en creux d’autres créations. 

Sous des dehors minimaux très simples, c’est ici un travail critique d’appropriation de l’environnement urbain qui se décline avec obsession et humour, et où l’imagination est reine.

Voyage à l’invitation de Triangle France. Photos de l’auteur.

Un Italien voyageur

501px-antonio_verrio_by_antonio_verrio1.1272058899.jpgQui connaît Antonio Verrio aujourd’hui ? Né dans les Pouilles en 1636, peintre en Toscane, en Languedoc, puis à Toulouse (d’où cette exposition au Musée des Augustins, jusqu’au 27 juin), et passant les quarante dernières années de sa vie en Angleterre, comme peintre de la Cour. Un de ces peintres classiques, s’adaptant aux lieux et aux écoles, ici caravagesque, là proche de Simon Vouet et enfin peignant comme van Dyck, nomade transfrontières, coureur de jupons fuyant une épouse irascible, courtisan flexible, mais dont l’emblème héraldique fut le porc-épic.

d5193899l1.1272058883.jpgAu milieu de tableaux assez convenus (le prétexte de l’exposition est la restauration de Saint Félix de Cantalice) et de curiosités , comme deux panneaux peints sur Joseph et ses frères, rescapés d’une machine des 40 heures dévolue à l’adoration du Saint Sacrement, quelques toiles sautent aux yeux, son autoportrait à la fin de sa vie, chauve et désabusé, et quelques années plus tôt ce double portrait, avec le Brigadier Général Robert Killigrew en 1705/1706 : peintre et modèle mourront quelques mois plus tard. Ici, à al suite de van Dyck, le peintre veut se montrer à l’égal du gentilhomme, mais peut-être n’est-ce qu’un trompe-l’oeil, peut-être le militaire n’est-il point là, sinon en portrait, portrait auquel le peintre, oblique, déjanté par rapport à la verticale, apporterait alors une dernière touche, 2010-04-expos-026b.1272061609.jpgun ultime artifice de véracité, mais avec ce raccourci de main tenant la palette tendue vers nous dont on ne sait comment elle prolonge le bras. Et l’éclat de la cuirasse contraste avec la matité de la robe brune. Ce tableau fut vendu chez Christie’s l’an dernier.

Cinquante ans avant son autoportrait en chauve, peignant la Lapidation de Saint Etienne (1656/1658, conservé à l’église Sant’Irene de Lecce), Verrio y inclut ce diable chauve, acharné contre le saint. Comme cet artiste est plutôt du domaine de la Tribune de l’Art, lisez la critique de Didier Rykner.

41_027_2001.1272061229.jpgOn peut ensuite errer dans les vastes accrochages classiques des galeries de peinture du Musée, qui fleurent bon la tradition. Parmi bien d’autres, voici un crépusculaire Apollon écorchant Marsyas, de Guido Reni : la blancheur diaphane du dieu serein et appliqué contraste avec le corps brun du satyre hurlant de douleur.

Latence et désastre surpassant

Deux expositions toulousaines autour de ce thème de la latence, suffisamment large pour englober des approches finalement assez diverses.

carto21.1272040324.jpgAu Lieu Commun, l’exposition See & Wait (jusqu’au 24 avril) regroupe trois vidéastes : Gregory Chatonsky est un adepte d’Internet et ses vidéos déclinent, parfois un peu laborieusement, les paradigmes d’identification et de réseau qui nous sont offerts par les moteurs de recherche et autres nouvelles technologies. Deborah Stratman s’intéresse à la vidéosurveillance, à la peur qui en est le moteur et à l’étrangeté qui en résulte. Le plus intéressant des trois artistes estroeskens.1269288374.jpg Till Roeskens, dont la ‘vidéocartographie’ Aïda ne raconte pas la vie quotidienne des habitants de ce camp de réfugiés palestiniens expulsés en 1948 situé au pied du Mur à Bethléem : il ne la raconte pas car l’horreur n’est pas racontable, car on ne peut rien dire face aux ‘désastres surpassants’, quand les références culturelles  ne permettent plus de rendre compte (c’est aussi l’approche suivie à propos des guerres du Liban par Atlas Group ou le couple Hadjithomas/Joreige en suivant Jalal Toufic, c’est le « Tu n’as rien vu » de ‘Hiroshima mon amour’, et c’est aussi l’approche de Lanzmann, ne montrant dans Shoah que des témoignages, et qui ensuite s’oppose violemment à Georges Didi-Huberman sur la monstration des photos d’Auschwitz). Roeskens ne raconte pas leur histoire, mais il la montre par un dispositif où des réfugiés habitants du camp dessinent sur un écran translucide leurs trajets, leurs périples pour aller à l’école, se faire soigner, rendre visite à des amis ou des parents à quelques kilomètres mais en zone occupée. On ne les voit pas, on entend seulement leurs voix et on voit simplement le crayon qui trace des plans, des routes, des maisons, le mur. C’est infiniment plus tragique qu’un reportage, qu’une interview. Cette vidéo a reçu le prix du FID à Marseille il y a quelques mois (et elle était montrée chez moi pour Vidéo’Appart).

L’Espace Croix-Baragnon a mis l’accent sur de jeunes artistes russes (jusqu’au 7 mai). Les vidéos de Vladimir Logutov nous montrent des failles dans la réalité, des coupures, des étrangetés, mais manquent de densité. La vidéo de Victor Alimpiev (qui expose aussi à la galerie Sollertis, voisine) a une beauté formelle fascinante : cinq acteurs (remarquables) jouent et chantent, mais les sons sont incompréhensibles, seules les voix nous captivent, sons sans sens. C’est très beau et hors du monde, ni religieux, ni dramatique. earth_exhibition_061_edited.1272042445.jpgDes trois Russes, le plus intéressant, à mes yeux, est Andrey Kuzkin qui réalise un très beau travail sur l’empreinte, la trace, la mémoire: j’ai cru d’abord voir, dans une ombre au mur, une réminiscence des ombres d’Hiroshima; le corps n’est plus là, seule l’ombre subsiste. La vidéo In a circle montre une performance où, pendant plus de quatre heures, l’artiste tourne inlassablement dans un grand bac de ciment, son mouvement empêchant la prise, le figé, la mort, il tourne jusqu’à l’effondrement, l’épuisement, la vie est sa seule arme face à cette rigidification.

Le quatrième artiste à Croix-Baragnon n’est pas russe et il est dommage que son installation soit dans deux salles séparées par celle où la vidéo très sonore de Victor Alimpiev est montrée, elle aurait mérité mieux. Pendant sa résidence de quelques semaines, Matthieu Boucherit a tenu un journal sur les horreurs du monde. Les deux salles sont baignées de la lumière rouge inactinique des laboratoires de développement de photographies : dans la première, ledit journal est écrit sur les murs, mais seules les dates, en blanc, sont lisibles, le texte décrivant les tremblements de terre, catastrophes aériennes et massacres militaires est invisible, car écrit en rouge. L’autre salle comprend une demi-douzaine de tableaux, peints pendant la même période sur ces mêmes atrocités, piles de cadavres semble-t-il : eux aussi, rouges dans la lumière rouge, sont invisibles. On peut seulement appuyer sur le déclencheur d’un appareil photographique et le flash permet pendant une fraction de seconde d’entrevoir ces figures fugitives. Comme avec Roeskens, une non-représentation de l’horreur, qui rejoint Alfredo Jaar et aussi la pièce ‘Fiat Lux’ en lumière rouge d’Estefania Peñafiel. A côté, deux écrans télé tournés vers le mur laissent seulement entendre le ‘Bonjour’ et le ‘Au revoir’ des journaux télévisés : cette pièce réalisée par des étudiants des Beaux-arts travaillant avec Boucherit ramène le discours sur un plan plus politique, plus médiatique, mais ne diminue pas la force de cette très belle installation. (Pas d’image de cette exposition, hélas).

Voyage sur invitation du Forum de l’Image.

Van Gogh, encore !!

16-04-2010-1442-55_edited3.1271424241.JPGComment peut-on encore faire une nouvelle exposition sur Vincent van Gogh ? Que peut-on montrer, et dire, qui ne l’ait déjà été ? Le choix de la Royal Academy, à Londres (jusqu’au 18 avril), a été de mettre l’accent sur les lettres de van Gogh. Le choix des tableaux est intéressant, avec quelques oeuvres de collections privées rarement montrées, même si les habituels pisse-froids regretteront, après le Cri ailleurs, l’absence ici de Tournesols, de l’oreille coupée ou des corbeaux d’Auvers. Beaucoup de dessins aussi, et on peut voir ainsi son lent apprentissage, ses difficultés à maîtriser la perspective, son incapacité à rendre réalistiquement des raccourcis complexes (plusieurs dessins de paysannes courbées vers la glèbe pour aboutir à ce tableau Paysanne bêchant, juillet 1885, conservé à l’Université de Birmingham).

me0000096692_31_edited.1271424283.jpgMais surtout, cette exposition, voulant montrer ‘The real van Gogh’, met l’accent sur l’homme, sur sa personnalité, sur ses états d’âme, ses doutes, ses explorations, tels qu’ils s’expriment au fil de ses 900 lettres conservées (dont 80% à son frère). Rares sont sans doute les artistes sur lesquels on dispose d’un tel matériau, et, dès le début (même si Jo van Gogh tenta vainement de le limiter au début) l’intérêt s’est porté autant sur l’homme que sur l’artiste.

me0000073775_31_edited.1271424261.jpgMalheureusement, une exposition grand public est le pire endroit pour lire des lettres sur de petits feuillets (dont, de plus, un bon nombre sont en néerlandais); certes une partie du texte est retranscrite sur les cartels, en assez petits caractères. Mais, en fait, au bout de peu de temps, on ne regarde plus ces lettres que comme des carnets d’esquisse ou, plus souvent, de reproduction, comparant le dessin sur le papier et le tableau heureusement disposé à côté et lisant plus ou moins distraitement les quelques mots descriptifs que van Gogh ajoute.

chaume.1271424178.JPGEn somme, c’est une fausse bonne idée : mieux vaut lire tranquillement les lettres chez soi dans la superbe édition en fac-similé qui vient de sortir, si on peut se l’offrir, ou bien sur ce site, et puis aller séparément voir les tableaux, à Londres, Amsterdam, Otterlo ou ailleurs au gré des expositions. Et, à cette aune, celle-ci, sans être la meilleure, n’est pas mal. Plutôt que des tableaux très connus, voici ci-dessus quelques découvertes, Deux crabes (janvier 1889, collection particulière). Puis une Nature morte à la Bible, l’autre livre étant ‘La Joie de Vivre’ de Zola : en octobre 1885, tableau éminemment symbolique du dilemme de van Gogh (au Musée van Gogh). Et enfin un dessin (croquis de vieux chaumes, écrit-il) dans sa dernière lettre (n°902) envoyée à Theo le 23 juillet 1890, quatre jours avant son suicide (le tableau ‘Les chaumes du Gré’ est resté à Zurich). 

Quelques billets précédents sur van Gogh:
– une fiction, à l’occasion de l’exposition Millet-van Gogh à Orsay;
– son seul tableau vendu de son vivant, à Moscou;
– sa seule photo (ou presque). 

Anti-Cri ?

Il fut longtemps de bon ton de stigmatiser la Pinacothèque : espace mercantile, salles obscures et basses de plafond, programmation trop commerciale. Et si, en effet, certaines de leurs expositions ne valaient pas tripette (le jeune Pollock, en particulier) et témoignaient d’une volonté d’attirer le chaland avec de grands noms mal représentés, la récente exposition hollandaise était excellente et offrait, en particulier, une proximité avec les tableaux qu’on n’a plus que rarement dans les grands musées; celle sur Soutine m’avait aussi frappé par sa qualité.

L’exposition Munch (en cours jusqu’au 18 juillet) coupe l’herbe sous le pied à Pompidou, qui programme une exposition sur le même peintre dans dix-huit mois. Quelle profusion d’un coup, alors qu’il n’y avait eu jusqu’ici qu’une exposition très partielle à Orsay en 1991 sur ses séjours en France, et une autre en 1974 au MNAM. Il se dit que les conservateurs de Pompidou auraient fait pression sur le Musée Munch pour qu’il ne prête pas de toile à la Pinacothèque… Il y a la queue, ce peintre méconnu en France attire les foules, cet oublié de l’histoire de l’art française qui n’a cessé de minimiser son influence se voit ainsi au moins découvert, voire reconnu.

Contrairement à ce que vous pourrez lire ailleurs, il y a ici de très beaux tableaux, pas seulement des portraits de circonstance. Beaucoup viennent de collections privées et ont donc rarement été vus dans de précédentes expos (voir ci-dessous mes billets sur diverses expositions de ce peintre dont, vous le voyez, je suis un fan inconditionnel). Certes il n’y a pas de Cri : Munch méprisait l’idée du tableau unique, auratique, et a constamment fait et refait ses tableaux, il y a donc quatre Cris, similaires mais différents, deux pastels et deux toiles, mais aucun n’est ici. Est-ce pour autant une exposition anti-Cri ? Non point, si ce n’est qu’elle permet de découvrir d’autres oeuvres, d’autres facettes, d’autres médiums (et en particulier ses xylographies, remarquables).

L’accent est mis ici sur la rupture révolutionnaire de Munch avec la peinture de son temps, sur ses expérimentations continuelles, sur son intervention, alors originale, sur la matière même du tableau, rayée, griffée, soumise à un ‘traitement de cheval’. Munch peint la nature humaine, seule, tragique, essentielle, plutôt que le monde, que la société. Il n’est guère à l’aise, pour peindre, dans le Sud, à Nice, en Italie : c’est la lumière du Nord qui lui convient, et les complexités de l’âme sous ces latitudes. Le dessin ci-contre, Souvenir d’enfance, évoque la mort de sa mère quand il avait cinq ans, premier d’une longue série de deuils.

Ses obsessions érotiques, son attirance répulsive pour la femme fatale surgit dans la plupart de ses portraits féminins; en haut, Madonna est cernée de spermatozoïdes et accompagnée d’un foetus. On peut regretter que la rupture de 1908/1909, après son séjour en clinique psychiatrique, ne soit pas mise en avant ici, avec l’apaisement qui survient alors dans sa vie, et dans sa peinture. A l’approche de la mort, le tragique réapparaît et ses autoportraits des années 40 sont à nouveau empreints d’une gravité sombre, mais alors plus sereine.

Outre la profusion de gravures, un des points très positifs de cette exposition est l’analyse de l’influence de la photographie et du cinéma sur l’oeuvre de Munch, sujet assez peu étudié jusqu’ici. Ma grande satisfaction ici est de voir qu’il n’est pas nécessaire d’aligner des chefs d’oeuvre ‘blockbusters’ pour faire une excellente exposition, traduisant fort bien l’esprit d’un peintre par un choix pointu d’oeuvres moins connues, en fonction des prêts consentis. Pompidou aura fort à faire pour faire mieux : pas plus, pas plus grand, plus fort, mais mieux.

Billets précédents sur Edvard Munch:
– Exposition de ses autoportraits à Londres en 2005;
Jean Clair accusant Munch de sympathie pour les nazis !
– Vente chez Sotheby (et ) en 2006;
– Exposition à la Fondation Beyeler en 2007;
– et je n’avais pas écrit sur son exposition à New York au MOMA en 2006.

L’ADAGP n’autorise que deux reproductions; elles ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.