Sommaire de janvier 2014

Pas de statistiques. 10 billets ici ce mois-ci (et un ailleurs).

6 janvier    : Panorama 2013
10 janvier : A quoi pensent les photographes qui ne prennent pas de photos ? (Benoît Grimalt) (sur Slate.fr)
14 janvier : Discours d’une vieille barbe allergique au théâtre du monde
15 janvier : Un Jardin des Délices à Paris
16 janvier : Les images qui vont disparaître et celles qui perdureront (Sylvain Couzinet-Jacques)
17 janvier : Autour de Kahnweiler (et de Leiris)
23 janvier : L’Inde à Bruxelles
24 janvier : Comment rendre compte d’un monde qui s’est effondré (Petrit Halilaj) (+Axelle Stiefel)
27 janvier : Les poèmes visuels intemporels de Peter Hutton
28 janvier: Baselitz et Leroy : à la recherche du visible (et de la peinture)
30 janvier : Camouflages de l’Artiste, mensonges de la Photographie (Joan Fontcuberta)

Camouflages de l’Artiste, mensonges de la Photographie (Joan Fontcuberta)

Joan Fontcuberta, série Fauna, Solenoglypha Polipodida, 1985, tirage gélatino-argentique viré au sélémnium

Joan Fontcuberta, série Fauna, Solenoglypha Polipodida, 1985, tirage gélatino-argentique viré au sélénium

En espagnol

L’artiste est un menteur, qui nous embrouille dans des fictions improbables et irréalistes, qui nous entraîne dans des mélanges troublants, des confusions déconcertantes, des supercheries déroutantes, qu’il s’agisse de fausses plantes, aussi apparemment scientifiques que celles de Blossfeldt qui les inspire, ou d’animaux étranges comme ce monstre à douze pattes que le célèbre tératologue Peter Ameisenhaufen découvrit au Tamil-Nadu le 30 avril 1943 et que son assistant Hans von Kubert photographia pour les dossiers scientifiques du Professeur.

Joan Fontcuberta, série Herbarium, Giliandria escoliforcia, 1984, tirage gélatino-argentique

Joan Fontcuberta, série Herbarium, Giliandria escoliforcia, 1984, tirage gélatino-argentique

Car si l’artiste est (peut-être) un menteur, la photographie, elle, ne ment jamais, les témoignages photographiques prouvent irréfutablement l’existence de cette Solenoglypha Polipodida à douze pattes, en haut ou de la Gilandria escoliforcia ci-dessus.

Joan Fontcuberta, série Orogenesis, Orogenèse : Derain, 2004, tirage à développement chromogène

Joan Fontcuberta, série Orogenesis, Orogenèse : Derain, 2004, tirage à développement chromogène

Ce démontage des camouflages que réalise Joan Fontcuberta à la MEP (jusqu’au 16 mars) séduit par sa fausse naïveté, son obsession sérielle et sa perpétuelle remise en cause du mythe de la vérité photographique, mais il peut aussi lasser au bout d’un moment, tant la démonstration sur trois étages devient répétitive. Après l’objectivité scientifique, qu’il s’agisse de flore ou de faune, on découvre des fossiles de sirènes, découverts par un Teilhard de Chardin bas-alpin, des images nocturnes du ciel qui se révèlent être des photos de pare-brise maculé d’insectes écrasés, et, ci-dessus, des paysages virtuels nés de la transformation de tableaux (ici Le Bosquet de Derain, 1912) par un logiciel de cartographie informatique. On s’attache alors plus à la forme, à cette capacité à créer des musées imaginaires, des collections scientifiques inventées avec moult détails, des enquêtes quasi policières, des biographies romancées, tous nourris par le mythe de la vérité photographique.

Joan Fontcuberta, série Miracles & Co, Miracle du miroir, 2002

Joan Fontcuberta, série Miracles & Co, Miracle du miroir, 2002

La posture politique de Fontcuberta est plus intéressante, quand, déguisé en Munkki Juhani, il enquête sur le monastère de Valhamönde en Carélie où on enseigne, moyennant finances, à faire des miracles, quand il fait revivre Ivan Istochnikov, un cosmonaute russe oblitéré par l’histoire officielle, ou quand deux photo-reporters de l’agence Al-Zur basée au Qatar révèlent après une longue enquête que le bras droit de Ben Laden (le fameux Dr Fasqiyta-Ul Junat) était en fait Manbaa Mokfhi, un ex-acteur de feuilletons et de publicités télévisés.

Joan Fontcuberta, série Déconstruire Oussama, Coupure de presse en relation avec l'affaire Manbaa Mokfhi, alias Dr. Fasqiyta-Ul Junat, 2003

Joan Fontcuberta, série Déconstruire Oussama, Coupure de presse en relation avec l’affaire Manbaa Mokfhi, alias Dr. Fasqiyta-Ul Junat, 2003

Chacun sait bien que la religion est l’opium du peuple et le terreau de toutes les superstitions, que l’idéologie gouverne l’histoire et la camoufle si nécessaire, et que le terrorisme est une construction du pouvoir et des médias, mais il est stimulant de voir ces thèses traduites en images, afin de ne pas oublier qu’il faut toujours douter des photographies et de leur prétendue vérité.

Joan Fontcuberta, série L'Artiste et la Photographie, Portrait de Pablo Picasso vers 1960 par André Villers

Joan Fontcuberta, série L’Artiste et la Photographie, Portrait de Pablo Picasso vers 1960 par André Villers

Et vous apprendrez que des artistes comme Picasso, Miro ou Dali étaient en fait des photographes, la peinture n’étant en somme qu’un sous-produit de leurs recherches photographiques. Fontcuberta mobilise le critique nord-américain Rosalynd Kroll (un des rares noms à clef de ce travail, assez évocateur) qui déclare « une révélation d’une telle envergure ébranle les fondements de l’historiographie de l’art moderne et contemporain et nous oblige à la réécrire à la lumière des rendez-vous réussis ou ratés avec la photographie. » Jolie pirouette !

Toutes photos (c) Fontcuberta. Photos 1, 2 & 3 courtoisie de la MEP; photos 5 & 6 de l’auteur.

Baselitz et Leroy : à la recherche du visible (et de la peinture)

Eugène Leroy, Autoportrait rouge, 1968, huile sur toile, 73x54cm, MUba, donation EJ et JJ Leroy

English translation

En espagnol

A priori, pas grand chose ne rapproche les tableaux de Georg Baselitz et ceux d’Eugène Leroy, mais ces deux-là se connaissaient et s’appréciaient, et le plus jeune fut l’artisan de la découverte de l’autre par les Allemands (par Michael Werner en particulier) : bon prétexte pour les réunir dans une exposition commune, au MUba de Tourcoing (jusqu’au 24 février), mais on y va en se demandant si on sera convaincu. Ce qui les rapproche, se dit-on une fois sur place, c’est que l’accès du visible à leur peinture est malaisé, qu’il s’agisse des figures renversées de Baselitz face auxquelles le regard met du temps à s’orienter, ou des toiles saturées de Leroy dans lesquelles il faut plonger, partir à la recherche de signes, d’indices avant de voir émerger des formes reconnaissables. Le visible est ici mis à l’épreuve, et on doit partir à sa recherche.

Georg Baselitz, Porträt einer Vase, 1997, huile sur toile, 250x200cm, coll. artiste, ph; Jochen Littkemann

Georg Baselitz, Porträt einer Vase, 1997, huile sur toile, 250x200cm, coll. artiste, ph. Jochen Littkemann

La série de Baselitz présentée ici, surtout des ‘portraits de famille’ de grand format, a le trait net, la couleur fluide : le dérangement y vient, comme toujours chez lui, de l’effort mental nécessaire pour retourner l’image qui s’est inscrite sur notre rétine. Çà et là, l’esquisse flottante d’un personnage (Nous visitons le Rhin II), un corps couronné évoquant une déposition (Nous à la maison), ou une femme nue émergeant d’une tête (Portrait d’un vase) font figures d’exception dans ce monde renversé.

Georg Baselitz,  Porträt mit Untermieter, 1997, huile sur toile, 200x162cm, coll. part.

Georg Baselitz, Porträt mit Untermieter, 1997, huile sur toile, 200x162cm, coll. part.

Cet agencement est aussi troublé par deux tableaux en tête-bêche (joli mot qui évoque les figures des jeux de cartes, mais aussi, pour moi, de lointains souvenirs philatéliques), un Portrait Habitant et un Portrait avec Sous-locataire, l’un comme l’autre étant bien évidemment des doubles, des ombres de l’artiste, mais pas tout à fait identiques (une mèche rouge ici, une main gauche là), juste ce qu’il faut pour introduire une incertitude, une ambivalence.

Eugène Leroy, Le cavalier polonais, 1986, huile sur toile, 195x260cm, coll. indivision E Leroy, Paris

Face à ces lignes claires offrant l’image à notre regard, la peinture de Leroy exige que l’image, nous allions la chercher au fond de la toile, au fond de la matière, dans cette zone incertaine et déroutante : il nous faut avancer et reculer, trouver la bonne distance, ni le nez dans le magma, ni le corps trop distant, il nous faut polir nos verres de lunettes et plisser les yeux, tenter d’accommoder, et, s’aidant du titre souvent, tenter d’identifier la forme promise, maison rouge ou cavalier polonais, tenter de la détourer, de trouver les traits plus clairs ou plus sombres que le fond qui la dessinent, et, enfin, la voir émerger. C’est bien plus difficile que le torticolis baselitzien, il ne suffit plus de renverser, mais il faut inverser : pour le spectateur, c’est un effort, et même un combat contre ses repères, contre sa raison. Encore plus que chez Baselitz, cette déstabilisation de l’image, ce refus de la représentation évidente nous offre en fait la possibilité d’accéder au médium lui-même, de poursuivre quelque chose d’essentiel dans la peinture, d’aller au delà de la représentation pour nous poser la question de ce qu’est la peinture même.

Photos 2 & 3 courtoisie du MUba. Eugène Leroy étant représenté par l’ADAGP, les représentations de ses œuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

Les poèmes visuels intemporels de Peter Hutton

Peter Hutton, Three landscapes, 2013

Peter Hutton, Three Landscapes, 2013

En espagnol

Dernier épisode bruxellois : les films de Peter Hutton à la Loge (jusqu’au 1er février); nombreuses images et quelques extraits vidéos sur ce site. Son dernier film, Three Landscapes, déploie sur trois écrans trois paysages (une aciérie très ‘constructiviste’, un paysage bucolique et nuageux, et un désert minéral et dépouillé), et dans chacun d’eux, des gestes d’hommes au travail, qu’ils soient écrasés par la cathédrale d’acier de Detroit, rendus quasi irréels et flottants par la sécheresse du Danakil ou qu’au contraire, ils retrouvent une humanité plus familière dans les doux paysages de l’Hudson. Ce n’est pas vraiment un documentaire ou un récit, plutôt un poème. Et l’image très graphique de ces deux ouvriers cheminant précautionneusement vers le haut d’une tour de l’usine sur fond de nuages semble sortie d’un film à la gloire de l’industrie soviétique, quand l’art (cinématographique en particulier) célébrait encore le « progrès ».

Peter Hutton, At sea, 2004-2007

Peter Hutton, At Sea, 2004-2007

Peter Hutton a été marin sur des cargos, et le rythme lent de son film At Sea montrant la naissance, la vie et la mort des bateaux (d’un chantier naval coréen à un cimetière de démantèlement bangladais) est en harmonie avec son regard »marin ».

Peter Hutton, Study of a river, 1997

Peter Hutton, Study of a river, 1997

D’autres films (Landscape for Manon, Study of a River) offrent des images plus apaisées, plus champêtres. Les remous des eaux de l’Hudson River font écho aux volutes de fumée et de flammes que tentent de combattre les pompiers de Boston Fire : des forces hors du temps, hors du monde, éternelles et primitives.

 

Peter Hutton, Lodz symphony, 1993

Peter Hutton, Lodz symphony, 1993

Enfin, Lodz Symphony est composé de vignettes de cette ville polonaise, images fixes d’un délabrement urbain où se font jour des jeux optiques, des vibrations mécaniques, tout un code visuel de la modernité. Comme un chant désabusé.

 

Comment rendre compte d’un monde qui s’est effondré ? (Petrit Halilaj)

Petrit Halilaj, Poisoned by men in need of some love, (quatuor Bubo Bubo), 2013

Petrit Halilaj, Poisoned by men in need of some love (quatuor Bubo Bubo), 2013

English translation

En espagnol

Je suis passé complètement à côté de l’exposition des peintures de Walter Swennen à Wiels à Bruxelles (jusqu’au 26 janvier) : j’ai eu beau regarder, et regarder encore, et lire, et essayer de mieux voir, de mieux sentir, de mieux comprendre, c’est resté pour moi une énigme complète, un vide absolu (encore pire qu’avec lui). Par contre un étage était dédié (l’expo est maintenant terminée) à l’artiste kosovar Petrit Halilaj et à son travail sur la collection d’animaux empaillés du Musée d’Histoire Naturelle de Pristina. Certains l’ont peut-être vu lors de la pré-ouverture de la Fondation Galeries Lafayette à Paris pendant la FIAC : ce qui était à Paris présenté dans une pénombre souterraine était montré à Bruxelles en pleine lumière. Cette collection d’animaux empaillés a été enfermée dans un sous-sol humide du musée pour laisser la place dans les salles à une exposition sur le patrimoine national du Kosovo. Faisant rouvrir ces caves dix ans plus tard, Halilaj et les conservateurs découvrent les animaux  détériorés, pourris par l’humidité : l’obsession patrimoniale nationaliste a détruit la collection scientifique. Comment rendre compte d’un monde qui s’est effondré, se demande Halilaj, comment témoigner d’un désastre culturel ? Il le fait non seulement par un film, ici sur trois écrans avec, sur les côtés, des effets de gros plan sur les moisissures du plus bel effet; mais aussi en peuplant l’espace de reconstructions des ruines, d’animaux refaits avec de la terre et de la merde, présentés noblement, haut perchés comme des héros d’un monde qui n’est plus.

Petrit Halilaj, Poisoned by men in need of some love (Vitrines), 2013

Petrit Halilaj, Poisoned by men in need of some love (Vitrines), 2013

Enfin, si on parvenait à trouver la « Project Room » dans les recoins de Wiels, l’artiste en résidence Axelle Stiefel présentait un travail sur le mécanisme narratif, où le visiteur se trouvait pris dans un récit, ingéré par une table de mixage, inclus dans un écran, partie prenante d’un dispositif où une chaise regardait une autre chaise, où le parking à l’extérieur se reflétait à l’intérieur. C’était un travail précis et méticuleux sur le récit, sur les contraintes formelles, sur le dispositif : à suivre.

Axelle Stiefel, sans titre (Project Room Wiels), 2013

Axelle Stiefel, sans titre (Project Room Wiels), 2013

L’Inde à Bruxelles

Akash Purusa

Akash Purusa

En espagnol

Bozar à Bruxelles montrait deux expositions sur l’Inde, l’une, Indomania (qui fermera le 26 janvier) porte sur l’image que les Européens se sont fait de l’Inde depuis Vasco de Gama (on aurait pu remonter à la statuette de la déesse Lakshmi trouvée à Pompei). C’est un décryptage culturel intéressant; j’ai noté en particulier l’intérêt de Rodin pour des miniatures mogholes. L’autre exposition (qui est terminée) concernait le corps en Inde : curieusement, la sensualité en était totalement absente, pas de Kama Sutra ni quoi que ce soit qui ait trait au sexe. J’y ai vu un beau film de Hans op de Beek, Before the rain, retrouvant au Kerala une lumière quasi flamande, diffuse, blanchâtre et ouatée, juste avant la pluie. Et j’ai été frappé par ces objets Jaïn censés montrer l’idée du corps éphémère : ce sont des plaques de cuivre évidés où se dessine en creux la silhouette d’un corps stylisé. Ils se nomment (aux signes diacritiques près) Akash Purusa ou Siddhapratimayantra. Je trouve très belle cette trace d’une absence.

Anish Kapoor, Large Mountain, 1994, bois composite et peinture métallisée, 317x249x404cm, coll. groupe Lhoist

Anish Kapoor, Large Mountain, 1994, bois composite et peinture métallisée, 317x249x404cm, coll. groupe Lhoist

Dans le hall devant ces expositions, il y avait la montagne de Kapoor, cinq sommets inaccessibles : assez fascinant. Et aussi, une exposition documentaire sur Jonas Mekas, assez confuse et ne faisant guère ressortir la splendeur du personnage (jusqu’au 26 janvier).

Autour de Kahnweiler (et de Leiris)

André Derain, Nu (L’enchanteur pourrissant), 1906, xylographie, LaM

En espagnol

L’exposition Kahnweiler à Villeneuve d’Ascq (qui a clos ses portes le 12 janvier) était un hommage à ce galeriste et à ses artistes, fort bien fait et très instructif. On regardait tous ces grands noms avec respect et on feuillettait une page d’histoire. N’étant pas assez inspiré pour vous en faire une recension suffisamment vivante, je me contenterai de vous offrir deux ou trois vignettes. La première était dès l’entrée où, si l’on se détournait de la femme lippue de van Dongen, on voyait, sur la gauche, une dizaine de xylographies de Derain, datant de 1906. Je dois avouer ma partialité (inexplicable) pour les gravures sur bois, pour leurs lignes épaisses, pour leurs noirs incertains et striés, pour leurs plages blanches mouchetées, pour leur matérialité : alors qu’une lithographie, une gravure à l’acide ou une pointe-sèche témoignent rarement de la matière avec laquelle elles ont été réalisées, face à une estampe xylographique, on voit presque toujours les veines du bois, ses stries, ses irrégularités et cette apparition du matériau, de la nature au sein même de l’œuvre d’art m’a toujours semblé assez émouvante. Ces Derain sont des nus, solitaires ou en groupe, et leur sensualité un peu sauvage est comme tempérée par la fausse grossièreté des traits. Dans une vitrine, je découvris L’enchanteur pourrissant : premier ouvrage illustré par Derain et premier publié par Kahnweiler (1909), Apollinaire avait 19 ans.

André Masson, La Résistance, 1943/44, huile sur toile, 176x139cm,Centre Pompidou

L’exposition traitait avec indulgence le passage à vide de Kahnweiler à la fin des années 20, quand ses principaux artistes étaient Eugène de Kermadec et Suzanne Roger, peintres certes honorables, mais pas tout à fait dans la même ligue que Picasso, Léger ou Masson. Elle était par contre plus diserte sur le fait que Kahnweiler soit passé à côté du surréalisme et que son amitié avec André Masson ne l’ait guère conduit à apprécier Max Jacob, Bataille, Artaud ou Desnos, qu’il connut grâce à Masson. La Résistance, d’André Masson, fut la pièce centrale de la réouverture de la galerie après la guerre : tableau qui, paraît-il, influença Pollock et de Kooning.

Francis Bacon, lithographies pour Miroir de la Tauromachie, 1990 (d’après un tableau de 1969)

Grâce à Masson, à Picasso, à Michel Leiris (qui épousa la fille naturelle de Madame Kahnweiler, Louise Godon), un thème très présent ici, et que les conservateurs ont eu l’intelligence de ne pas affadir, était celui de la tauromachie. Leiris la compare à la « guerre inexpiable du créateur avec son œuvre, … ultime chance pour l’homme, s’il consent à y risquer ses os, de donner corps à sa vie. » Outre les tableaux de Picasso et les gravures de Masson, superbes et tragiques, il y avait, à l’étage, une salle sur Leiris et le livre illustré, avec, là, Le Miroir de la Tauromachie illustré, après Masson, par Francis Bacon : une splendeur qui risque de n’évoquer demain que la nostalgie de fêtes passées.

Masson, Derain et Bacon étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs œuvres ont été ôtées du blog au bout d’un mois.

Les images qui vont disparaître et celles qui perdureront (Sylvain Couzinet-Jacques)

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

En espagnol

C’était au BAL jusqu’au 12 janvier qu’on pouvait voir le travail sur la disparition et l’invisibilité de Sylvain Couzinet-Jacques, Standards&Poors. On connaissait de lui des émeutiers cagoulés, dissimulés, floutés, non reconnaissables, autres images aux lisières de la vision, aux marges du montrable. Ici, ce sont, à première vue, des visions banales de parcs immobiliers de loisirs dans l’Espagne en crise, illustrant l’aberration de la spéculation immobilière. En soi, ce serait intéressant, sans plus, un travail documentaire critique de plus. Mais l’intérêt principal de ce travail réside dans la manière dont il articule le fond et la forme : les photographies sont des images détériorées par la chaleur, la lumière, des lampes UV au plafond de la salle d’exposition continuent le processus en cours de disparition de l’image, d’extinction du témoignage.

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Quelques petites images toutefois sont préservées, à l’abri derrière des écrans protecteurs : sans y voir, comme nous y invite de manière un peu simpliste le livret de salle, des banquiers immunes ou des évadés fiscaux, on peut en effet y lire un clivage, une frontière entre ceux qui s’en sortent et les autres, entre les images qui perdureront et celles qu’une nouvelle mode emportera demain. C’est une exposition violente, résistante, politique d’une certaine manière, où la dénonciation des spéculateurs est surtout un prétexte, un moyen d’aller plus loin dans le questionnement de l’image. (d’autres images ici et pages suivantes)

Au sous-sol, il y avait quatre jeunes photographes espagnols. Le plus mystérieux montrait des astres et des fossiles.

Un Jardin des Délices à Paris

Art Orienté Objet, Transe Fusion, 2013

Art Orienté Objet, Transe Fusion, 2013

En espagnol

Au Musée de la Chasse et de la Nature, les expositions d’art contemporain sont (presque) toujours étonnantes, tant par le choix des artistes que par la manière dont leurs œuvres s’infiltrent dans les collections du Musée, de manière quasi clandestine et camouflée. Du coup, de salle en salle, on ne se départit pas d’une certaine inquiétude : ai-je bien tout vu ? qu’ai-je manqué, caché dans un coin, dissimulé dans une vitrine au milieu d’animaux empaillés ou de trophées de chasse ? Jusqu’au 2 mars, on peut y voir le duo Art Orienté Objet, un nom conceptualisant assez peu attractif qui ne doit surtout pas vous décourager d’y aller. Toute l’exposition est basée sur des prémisses plutôt écologiques, de proximité avec la nature, à ceci près qu’ici ce n’est pas juste une posture, juste un discours politique, juste le vernis opportuniste d’un notable accumulant des centaines de PVs impayés, mais que c’est leur chair et leur sang mêmes.

Art Orienté Objet, Que le cheval vive en moi, vidéo, 2011

Art Orienté Objet, Que le cheval vive en moi, vidéo, 2011

Leur sang ? Oui, puisque la moitié féminine du duo, Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter du sang de cheval dans le cadre d’une expérimentation biologique, soit une prise de risque certaine Outre la vidéo de la transfusion (en Slovénie, c’était illégal en France), il y a aussi la prothèse qu’elle enfile pour marcher comme un cheval, et une installation commémorative (en haut). C’est trop ? Sans doute; en tout cas on a du mal à se défaire d’un certain sentiment, sinon de répulsion, en tout cas de distance face à cette prise de risque insensée. Il y a aussi des chaussures orthopédiques pour marcher comme un chat, et la queue en complément.

Art Orienté Objet, Le Cornebrame, 2013, capture d'écran vidéo

Art Orienté Objet, Le Cornebrame, 2013, capture d’écran vidéo

Outre ces tentatives d’animalisation, la proximité avec l’animal passe aussi par sa récupération : le cornebrame est une sorte de cornemuse faite de la peau d’un cerf, et les sons qui en sont tirés évoquent le brame. La manière dont Marion Laval-Jeantet doit prendre la peau du cerf gonflée d’air à bras le corps, se coucher sur elle, la chevaucher et la presser de tout son poids, pour que l’air (placidement soufflé par son compagnon Benoît Mangin) s’expire à travers les tuyaux et les anches et produisent un son, est extraordinairement sensuelle, voire quasi suggestive d’une zoophilie réprimée.

Art Orienté Objet, La peau de chagrin, 2009-2010

Art Orienté Objet, La peau de chagrin, 2009-2010

Quant à l’ours polaire en laine, les lumières éblouissantes qui le chauffent ont un pouvoir irradiant qui contraint le spectateur à ne pas rester trop longtemps dans la salle : les dangers du réchauffement climatique rendus concrets rue des Archives… L’exposition est placée sous le signe du Jardin des Délices, comme évocation d’un monde où les rapports entre animaux et humains n’étaient pas aussi cartésiens qu’aujourd’hui. Ces artistes sont « des empêcheurs de penser en rond« .

Et Lee Ufan est dans la cour d’entrée du Musée …

Photo n°3 de l’auteur.

Discours d’une vieille barbe allergique au théâtre du monde

Théâtre du Monde, La Maison Rouge, vue d'exposition (dont J. et D. Chapman, Great Deeds Against the Daed, 1994, MONA; R. Gober, Hanging Man / Sleeping Man, 1989, papier peint)

Théâtre du Monde, La Maison Rouge, vue d’exposition (dont J. et D. Chapman, Great Deeds Against the Dead, 1994, MONA, sculpture; R. Gober, Hanging Man / Sleeping Man, 1989, papier peint)

En espagnol

Peut-être que je manque de modernité et de sensibilité, mais je préfère, visitant une exposition, savoir ce que je vois et, de préférence, pour les univers que je ne connais pas, avoir quelques éléments de contextualisation, quelques explications des raisons pour lesquelles le commissaire a choisi de faire voisiner tel et tel objet. Je me sens donc moins à l’aise dans des expositions où ce qui est mis en avant, c’est « l’expérience » du spectateur, ses sensations, aux dépens de sa raison. Je ne leur jette pas la pierre, je ne souhaite pas que le Conseil d’État les interdise, mais quand je lis en exergue d’une exposition ces mots : « Afin de laisser le visiteur libre de suivre ces dialogues et de créer les siens, les informations sur les œuvres sont données non pas sur des cartels, mais sur le petit guide remis à chaque visiteur », mon sens critique se hérisse déjà, car pour moi, cela semble privilégier une approche purement visuelle, formelle, esthétique des objets présentés, au détriment de leur compréhension.

C’est donc, hélas, ce que j’ai ressenti à la Maison Rouge dans l’exposition Théâtre du Monde (qui se termine le 19 janvier). J’ai le plus grand respect pour le commissaire, Jean-Hubert Martin et jamais je n’oublierai Les Magiciens de la Terre, mais je n’ai guère été convaincu par le bric-à-brac présenté ici. Par exemple, dans une même vitrine, cohabitent un repose-tête japonais de 1890, le verrou d’une prison tasmanienne du XIXe, un canthare taurique de 300BC et un papillon-hibou brésilien : rassemblement sans doute poétique, voire surréaliste, sans doute basé sur des évocations de formes, mais dont le sens m’échappe, et échappe sans doute a fortiori à quiconque ne jetterait qu’un regard discret au livret de visite et n’aurait pas les moyens de savoir où se trouvent Hobart et Panticapaeum, noms jetés en pâture au visiteur sans autre explication. Si j’ajoute que ces objets se trouvent dans un espace intitulé « Champ » et agrémenté de cette phrase « Même des objets inanimés peuvent prendre vie et nous regarder », vous comprendrez peut-être la confusion qui s’est emparée de mon esprit en visitant cette exposition (dont, par ailleurs, chacun dit le plus grand bien) qui regroupe des pièces provenant du Musée de Tasmanie et de la collection de David Walsh (l’homme qui a parié sur la mort prochaine de Christian Boltanski).

Il y a bien sûr, des pièces intéressantes, d’art vernaculaire, d’art premier, d’art contemporain, mais tout semble sacrifié au spectacle, à une mise en scène muséale faite pour éblouir, pour impressionner visuellement, tout « fait appel à la sensibilité et aux émotions, reléguant au second rang le discours érudit et pédagogique. » Que peut être la sensibilité sans connaissance ? Une émotion brute, pré-rationnelle, reptilienne ? Ce n’est même pas, comme je l’ai lu quelque part, un cabinet de curiosités, car un cabinet était fait pour y vivre et s’en imprégner, non pour être montré à un visiteur de passage plus ou moins ignare, le propriétaire et ses amis développaient une connaissance des objets présentés, les étudiaient, les analysaient, et ne se satisfaisaient pas de leur seul impact visuel, aussi fort fut-il. J’ai même retrouvé ici un objet qui décore ma salle de bain, une tête de phrénologie en céramique identique à celle que j’avais achetée il y a 15 ans dans une boutique de Canterbury… Pour peu, on se croirait dans une brocante de Vervoordt au Palais Fortuny

Tête phrénologique

Tête phrénologique

Un des exemples les plus frappants de cet « éblouissement » est une salle nommée « Apparition » où une quinzaine d’objets sont dans la pénombre et où chacun, pendant quelques secondes, est éclairé, puis retourne dans le noir : vous n’aurez que ces brefs éclairs pour apprécier une sculpture de Romuald Hazoumé, un ornement de pelvis du détroit de Torrès ou un cap de mouton écossais, tous évoquant le visage humain. Comment, vous ignorez ce qu’est un cap de mouton ? Eh bien, rassurez-vous, ça n’a (ici) aucune importance, ce qui compte c’est que celui-ci semble avoir deux yeux et une bouche (je crois).

Théâtre du Monde, La Maison Rouge, vue d'exposition (dont A. Giacometti, Grande Figure Femme Leoni, 1947, Fondation Maeght)

Théâtre du Monde, La Maison Rouge, vue d’exposition (dont A. Giacometti, Grande Figure Femme Leoni, 1947, Fondation Maeght)

Alors, je pourrais bien sûr parler des frères Chapman (en haut, une sculpture de décapitation et d’émasculation grandeur nature particulièrement avenante), de Basquiat et de Millares, et de Juul Kraijer, que j’ai découverte avec intérêt, et j’ai apprécié le rapprochement d’une grande figure de Giacometti et d’un sarcophage saïte sur fond d’étoffes d’écorce rituelles : en en sachant plus sur ces tapas, on pourrait sans doute ici parler de mort, de destin, d’au-delà. Mais là n’est pas le but de l’exposition, mieux vaut errer le nez au vent, de l’épiphanie à l’au-delà en passant par la genèse, la civilité et l’aura, pour reprendre quelques-uns des mots-clés censés nous éclairer. Je suis définitivement une vieille barbe allergique à ces spectacles.

 

Julius Popp, Bit.fall, dans un autre lieu (indéterminé)

Julius Popp, Bit.fall, dans un autre lieu (indéterminé)

 

Sinon, la pièce du patio, de Julius Popp, est très belle : une vision éphémère de mots projetés sur un rideau de pluie (Bit.fall).

La seconde photo est de l’auteur.

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