Sommaire de mars 2011

Vu les problèmes de la plate-forme du Monde.fr, ayant perdu deux billets en 15 jours, je cesse de publier sur ce blog tant que ces problèmes ne seront pas corrigés ou tant que la nouvelle plate-forme attendue depuis des mois n’est pas mise en place. En attendant, vous pouvez me lire ici.

22+2 billets ce mois-ci.
2349 visiteurs quotidiens en moyenne.

1er mars: Hervé Guibert, grand photographe et mauvais sujet *
2 mars   : Même pas peur
3 mars   : Rets et désir, valises et errance (Chiharu Shiota)
4 mars   : Taches, coulures, éclaboussures **
7 mars   : Les deux branches de l’Amazone (Penso 1)
8 mars   : Luc Tuymans, peintre d’histoire et de mémoire (billet disparu)
8 mars   : Un nouveau monde (revisité) (Giandomenico Tiepolo)
9 mars   : À Bruxelles, des sons à la Verrière plutôt que des ‘Maîtres’ à Bozar (Charlotte Charbonnel)
10 mars  : Empêcher le visiteur d’entrer (Hans Schabus)
15 mars  : Les deux branches de l’Amazone (Penso 2)
18 mars  : Les images magiques d’Adam Fuss
19 mars  : Caractères, figures et signes démonstratifs, ou la photographie selon Isabelle Giovacchini
20 mars  : Le monde physique (en banlieue)
21 mars  : Symboles, géographie, architecture et anarchie : Société Réaliste
22 mars  : Artistes indiens et Pascale Marthine Tayou au MAC Lyon
23 mars  : La matière et sa représentation (Eric Baudart)
24 mars  : L’archigoulis des étangs et le matricol odorant (Georges Hugnet)
25 mars  : Céramique, au-delà (Jean Fontaine)
26 mars  : Peingraphie et Photure, les autoportraits oblitérés de Thibault Hazelzet
28 mars  : Entre gui parasite et amour victorieux, une courbure dans la trajectoire de la lumière (Thu Van Tran)
29 mars  : L’esthétique et l’éthique (Miki Kratsman)
30 mars  : Par le chas d’une aiguille
31 mars  : La raie, le reste (Chardin)

En exil
30 mars  : Le trou noir de François Morellet
31 mars  : Les vorticistes et la photographie abstraite

  • billet le plus lu, 3370 fois
    ** billet le plus commenté, 21 fois

Les Vorticistes et la photographie abstraite

Vous pouvez lire mon billet dans une meilleure mise en page ici.

Si notre mémoire historique et visuelle est pleine des cubistes et des futuristes, nous n’avons, en général, qu’une idée vague de ce que furent ceux qui se voulurent leurs équivalents anglais, les vorticistes. Une exposition chez Peggy Guggenheim à Venise (jusqu’au 15 mai; puis à la Tate Britain de juin à septembre) veut réparer cet oubli. Ce fut un groupe fluctuant, sous l’égide d’Ezra Pound, tout à l’opposé des grands bourgeois élégants de Bloomsbury : les vorticistes, eux, sont populaires, politiques, durs à cuire.

Dès la première salle, le ton est donné : Rock Drill de Jacob Epstein (1913-1915, reconstruit en 1973), homme blanc sur un marteau-piqueur / mitraillette noire, est une sculpture violente, agressive où la combinaison des formes métalliques de la tête et du thorax et des immenses jambes d’araignée noires de l’engin évoque l’horreur, la destruction, la puissance maléfique de l’homme. C’est un héros ouvrier avant Stakhanov, c’est aussi un combattant. On est à la veille de la guerre; un peu plus tard Epstein reprendra ce buste en bronze, désormais amputé, manchot, mutilé.

Beaucoup de sculptures, donc. Le Français Henri Gaudier-Breszka (dont le Centre Pompidou montrait récemment le travail), sympathisant anarchiste qui mourut au front en 1915, a sculpté en 1914 cette tête hiératique d’Ezra Pound, dans du marbre du Pentélique mat comme du bois clair. C’est presque une idole de l’île de Pâques, devant laquelle on peut s’incliner, le maître à penser, le maître à rêver. Il est mort, exilé, proscrit, à deux pas, à Venise justement.

Tout le vocabulaire des vorticistes est plein de mots de révolte, de marginalité, leur magazine se nomme Blast, ils fondent le Rebel Art Club, ils se voient comme des apaches, des hors-la-loi. Un tableau de Wyndham Lewis, The Crowd (1914-1915), d’apparence abstraite, montre une foule d’idéogrammes anthropomorphes rouges cascadante, envahissante dans un ensemble de lignes, portes et fenêtres évoquant Metropolis ou Les Temps Modernes. Face à ces prolétaires (?), quelques surhommes en bas tentent de refermer des portes pour empêcher l’entrée des manifestants; on peut lire sur une enseigne ENCL (enclos ?). C’est une toile au graphisme très typique des vorticistes, anguleuse, géométrique, mécanique, dure et aussi un tableau très politique.

On peut encore noter le graphisme de la revue Blast, les collages de Dorothy Shakespear (future Mrs Pound), les xylographies d’Edward Wadsworth, les compositions géométriques abstraites d’Helen Saunders et le décor du Cabaret du Veau d’Or de Frida Strindberg auquel tous particpèrent. Mais, bien sûr, ce qui m’a séduit ce sont les premières abstractions de l’histoire de la photographie en 1916, les vortographes d’ Alvin Langdon Coburn, réalisés en plaçant trois miroirs joints bord à bord (un vortoscope) devant l’objectif de l’appareil photographique, pour obtenir un effet kaléidoscopique en photographiant des cailloux ou des bouts de verre. Après avoir réalisé des portraits photographiques de Pound, avec déjà des dédoublements et des flous, Coburn construit son Vortoscope et, le premier, ne prétend plus représenter la réalité, mais seulement des formes abstraites. Mais Pound n’est pas très impressionné, pour lui ce n’est qu’un ‘art de l’oeil, pas un art pour la main et l’oeil de concert’. Coburn ne fit qu’une quarantaine de Vortographes, puis cessa quasiment de photographier pour se consacrer à l’ésotérisme.

Le groupe des Vorticistes ne dura d’ailleurs guère, se dissolvant en 1920. Son impact n’a pas été majeur, comparé au futurisme (plus viril, plus guerrier) et au cubisme (plus formel, moins représentationnel), mais cette exposition est une belle occasion de mieux le connaître.

Le trou noir de François Morellet

Vous pouvez lire ce billet ici dans une meilleure mise en page.

Pourquoi donc avais-je, du travail de François Morellet,
cette image austère, rigoureuse, méthodique, régulière, protestante en un
mot ? Pourquoi ces géométries élémentaires m’incitaient-elles si peu à
aller plus loin ? Ah, oui, Morellet, des carrés, des triangles et des
cercles, passons… D’ailleurs, Mondrian est juste à côté (était,
aujourd’hui) !

C’est une des grandes qualités de l’exposition au Centre
Pompidou
(jusqu’au 4 juillet) que de nous montrer principalement les
installations qu’a réalisées l’artiste. Est-on plus libre, plus créatif, plus
fantaisiste quand on se trouve confronté à l’espace, que quand on travaille en
deux dimensions ? Quand on travaille dans le léger et l’éphémère, quand l’oeuvre ne sera vue que quelques jours ici ou là, avant d’être improbablement remontée des années plus tard dans un musée ?

C’est en tout cas un bonheur de découvrir ses travaux dès le temps du GRAV (Groupe de recherches sur l’art visuel), faits de bric et de broc, rubans adhésifs, morceaux de bois, néons, en progressant dans ce labyrinthe. Ces pièces qui furent conçues pour un espace donné, sont réinterprétées au sein du musée. Les reflets dans l’eau déformés par le spectateur donnent le ton : le regardeur mobile est partie prenante, et, à partir de trois fois rien, Morellet crée une pièce intrigante, et, pour tout dire, assez drôle.

Néons inclinés (en haut L’avalanche), trames obliques, poutres diagonales, carré à demi libéré, répartition géométrique aléatoire de carrés rouges et bleus,
Joconde déformée par un ventilateur, éclairages déclenchés par le spectateur
ébloui ou hypnotisé, déconstruction de tableaux de Picasso et de Delacroix où
des toiles blanches remplacent la tête des personnages, géométrees (sic)
combinant végétal et dessin mural (arbre et crayon, nature et culture, réel et
artificiel, accident et ordre, objet et représentation), tout chez lui est
construction et calcul, mais aussi hasard et fantaisie.

Et, vers la fin, cette pièce, dont nulle photo ne peut rendre compte et devant laquelle on peut passer sans la voir : un trou carré de 2cm de côté percé dans le mur, encadré par une feuille de papier inclinée de 2.5°. Le mur n’est plus support, fond, il est devenu matière même de l’œuvre, par cette pirouette ; ce noir n’est qu’obscurité, ce carré n’est que vide, que trou, que négatif. Entre Malevitch et Kapoor, cette pièce (‘Papier 2.5°-92.5°, trou (carré) 0°-90’) faite là encore avec trois fois rien est pleine de surprise ambiguë, de sens stimulant et d’insolence moqueuse, comme son auteur !

Si, comme moi, vous restez longtemps devant les machines à magie de Morellet, vous visiterez l’exposition de Jean-Michel Othoniel deux étages plus bas (jusqu’au 23 mai) en allant vite, et c’est très bien ainsi, à moins que les paillettes, le clinquant, le bonbon anglais acidulé ne soient votre tasse de thé. J’ai assez peu de patience avec tout ce brillant, ces allusions sempiternelles aux orifices du corps traités comme des bijoux, cette provocation simpliste consistant à habiller de boules colorées en verre de Murano un bateau de boat people, etc. Le mieux, c’est l’antichambre avec ses travaux photographiques anciens, qui, eux, sont vraiment créatifs à partir d’une logique de l’inabouti, de l’échec. Le reste de l’exposition est aux antipodes, léché, joli, mièvre et vulgairement provocateur.

C’est à Morellet qu’on aurait dû confier l’atelier pour les enfants sur la mezzanine ! Ca aurait été bien plus drôle.

Morellet et Othoniel étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

Plutôt un trou noir que des boules de verre

Pourquoi donc avais-je, du travail de François Morellet, cette image austère, rigoureuse, méthodique, régulière, protestante en un mot ? Pourquoi ces géométries élémentaires m’incitaient-elles si peu à aller plus loin ? Ah, oui, Morellet, des carrés, des triangles et des lignes, passons… D’ailleurs, Mondrian est juste à côté (était, aujourd’hui) !

centre-pompidou-n-ons-pleins-esprit-fran-ois-morellet-501351.1301435576.jpgC’est une des grandes qualités de l’exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 4 juillet) que de nous montrer exclusivement les installations qu’a réalisées l’artiste. Est-on plus libre, plus créatif, plus fantaisiste quand on se trouve confronté à l’espace, que quand on travaille en deux dimensions ? Quand on travaille dans le léger et l’éphémère, quand l’oeuvre ne sera vue que quelques jours ici ou là, avant d’être improbablement remontée des années plus tard dans un musée ?

88040_1296830206_morellet1.1301435604.jpgC’est en tout cas un bonheur de découvrir ses travaux dès le temps du GRAV (Groupe de recherches sur l’art visuel), faits de bric et de broc, rubans adhésifs, morceaux de bois, néons (ci-dessus, ‘L’avalanche’), en progressant dans ce labyrinthe. Ces pièces qui furent conçues pour un espace donnée, sont réinterprétées au sein du musée. Les ‘Reflets dans l’eau déformés par le spectateur’ donnent le ton : le regardeur actif et mobile est partie prenante, et, à partir de trois fois rien, Morellet crée une pièce intrigante, et, pour tout dire, assez drôle.

cercle1.1301435546.jpgNéons inclinés, trames obliques, poutres diagonales, carré à demi libéré, répartition géométrique aléatoire de carrés rouges et bleus, Joconde déformée par un ventilateur, éclairages déclenchés par le spectateur ébloui ou hypnotisé, déconstruction de tableaux de Picasso et de Delacroix où des toiles blanches remplacent la tête des personnages, ‘géométrees’ (sic; ici ‘n°5, Arcs de cercle complémentaires’) combinant végétal et dessin mural (arbre et crayon, nature et culture, réel et artificiel, accident et ordre, objet et représentation), tout chez lui est construction et calcul, mais aussi hasard et fantaisie.

papier.1301435536.jpgEt, vers la fin, cette pièce, dont nulle photo ne peut rendre compte et devant laquelle on peut passer sans la voir : un trou carré de 2cm de côté percé dans le mur, encadré par une feuille de papier inclinée de 2.5°. Le mur n’est plus support, fond, il est devenu matière même de l’œuvre, par cette pirouette ; ce noir n’est qu’obscurité, ce carré n’est que vide, que trou, que négatif. Entre Malevitch et Kapoor, cette pièce (‘Papier 2.5°-92.5°, trou (carré) 0°-90′) faite là encore avec trois fois rien est pleine de surprise ambiguë, de sens stimulant et d’insolence moqueuse, comme son auteur !

Si, comme moi, vous restez longtemps devant les machines à magie de Morellet, vous visiterez l’exposition de Jean-Michel Othoniel (jusqu’au 23 mai) deux étages plus bas en allant vite, et c’est très bien ainsi, à moins que les paillettes, le clinquant, le bonbon anglais acidulé ne soient votre tasse de thé. J’ai assez peu de patience avec tout ce brillant pour dînette, ces allusions sempiternelles aux orifices du corps traités comme des bijoux, cette provocation simpliste consistant à habiller de boules colorées de verre de Murano un bateau de boat people, etc. Le mieux, c’est l’antichambre avec ses travaux photographiques anciens, qui, eux, étaient vraiment créatifs, à partir d’une logique de l’inabouti, de l’échec. Le reste de l’exposition est aux antipodes, léché, joli, mièvre et vulgairement provocateur.

C’est à Morellet qu’on aurait dû confier l’atelier pour enfants sur la mezzanine, ça aurait été beaucoup plus drôle !

Morellet et Othoniel étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs oeuvres sont ôtées du blog à la fin de l’exposition.

La raie, et le reste (Chardin)

Ce billet, une fois écrit, avait demandé plus d’une heure d’inclusion de liens et de mise en page des images, et, au moment de le publier, tout a disparu; c’est la seconde fois en un mois que ça arrive. Je le mets donc en ligne tel quel, avec le seul texte sauvegardé, les images en désordre (ordre rétabli le 31 mars à 18h) et sans lien vers les autres sites, désolé.
Et je cesse de publier sur ce blog tant que la nouvelle plate-forme n’est pas opérationnelle.

a1-la-raie-detail.1301515261.jpgEncore une exposition de grande qualité qui ne viendra pas à Paris, il aura fallu aller à Ferrare ou à Madrid (jusqu’au 28 mai) pour la voir, et pourtant est-il un artiste davantage dans le « goût français » que Chardin ? L’exposition dans la nouvelle aile du Prado, plus complète qu’à Ferrare avec 57 tableaux sur les 200 œuvres recensées de sa main, expose la carrière du peintre des natures mortes au gibier de 1728 aux portraits au pastel de la fin de sa vie. Et, dès la première salle (c’est son tableau le plus ancien, peint pour entrer à l’Académie en 1725)), on tombe en arrêt devant la matière gluante, glaireuse, fondue, dégoulinante, et à vrai dire assez répugnante de la Raie prêtée par le Louvre. Chardin peintre du joli, du mièvre, du charmant ? Que non ! C’est avant tout, au moins ces années là, un peintre de la matière, d’une matière tactile, presque odorante, raie, tranche de saumon ou tripes peintes de manière si réaliste, et qui, en même temps, s’abstraient de la réalité pour devenir de pures compositions, quand on n’en regarde que les formes et les couleurs, qu’on oublie les détails, a1-la-raya.1301515189.jpgqu’on se concentre sur le jeu de la lumière crue et de l’ombre sourde. Peinture réaliste, formelle sans doute trop audacieuse alors, et le peintre rajoute donc un chat pour donner une respectabilité anecdotique à la composition, pour pouvoir dire qu’il a peint une scène de cuisine, et non point ce cri, cette pulsion, qui se relie aux bœufs écorchés de Rembrandt ou de Soutine ou à la pièce de viande de Jan Fabre, cette fascination pour l’informe. C’est non seulement, comme dit Diderot, rendre beau ce qui est laid, c’est, avec cette raie ou ce saumon, oublier le beau, n’en avoir que faire et fouiller dans les tréfonds de la matière, de la réalité, de la substance même des choses pour en sortir ce cri d’horreur pictural.

a2-pompas-de-jabon.1301515175.jpgOn a droit, ici aux trois versions du jeune homme à la bulle de savon, rarement réunies entre Los Angeles, Washington et New York, et aussi aux trois Lectures (Londres, Washington et a5-una-nina-jugando-al-volante.1301515145.jpgDublin). Laissons les érudits ergoter sur la valeur respective de chaque version et profitons du plaisir d’être entouré de ces trois bulles légères, de ces trois stylets sur le papier ; beaucoup a-jeune-etudiant-dessinant.1301515272.jpgde jolis enfants, avec toujours l’air un peu effaré, souvent le nez en trompette, beaucoup de scènes charmantes, comme cette jeune fille au badminton (collection particulière). Mais, parmi ses portraits et ses scènes de genre, j’ai préféré le jeune étudiant en train de dessiner, autoportrait à retardement sans doute (il a près de 35 ans quand il le peint), assis par terre, avec son manteau troué et sa concentration sur son sujet : composition moins travaillée que ses portraits de commande, plus proche de sa vie à lui, sans doute (l’un au Kimbell Museum de Fort Worth,l’autre à Stockholm au Musée National ; vers 1733).

a11-cesta-de-fresas-salvajes.1301515013.jpgMais ce sont les natures mortes qui m’ont fait ici la plus forte impression, comme cette pyramide de fraises sauvages si parfaitement construite, si granuleuse, si haptique (on la touche avec les yeux), avec les contrepoints du verre et des oeillets, de la pêche et des cerises sur ce fond trouble et primitif du mur et de la table brune (collection privée ; 1761).

a12-vaso-de-agua-y-cafetera.1301514980.jpgD’autres sont très dépouillées, formes élémentaires, pureté des signes comme ce verre d’eau avec cafetière et trois oignons, du Musée Carnegie de Pitssburgh (vers 1760), et on ne s’étonne guère que Morandi le revendique comme un de ses maîtres.

A la fin de l’exposition, une de ses dernières toiles, alors qu’il est devenu un peintre distingué, reprend en 1769 (Getty Museum, L.A) les deux maquereaux gluants qu’il avait déjà peints en 1728 (au Musée Thyssen-Bornemisza) : signe de fidélité, de vérité, de nostalgie, de regrets peut-être.

Voyage à l’invitation de l’Office de Tourisme de Madrid. Photos courtoisie du Musée du Prado, excepté l’étudiant dessinant.

Par le chas d’une aiguille

gioli-poing-sans-legende.1301333770.jpgRennes, ce printemps, est une ville vouée au sténopé. Sténopé ? Camera obscura ? Photographie sans optique, où l’image de l’extérieur se forme par le biais d’un simple trou sur une paroi photosensible. ‘Le monde par le trou d’une aiguille‘ regroupe plusieurs manifestations, dont les cinq expositions que j’ai visitées, mais aussi un colloque, des ateliers, et d’autres expositions.

gioli-aiguille.1301333708.jpgEt puisqu’il est question du trou d’une aiguille, par lequel il est plus facile pour un chameau de passer que, pour un riche, d’accéder au royaume des cieux (Luc 18 :25), voici un sténopé réalisé par l’artiste italien Paolo Gioli en utilisant le chas de l’aiguille comme sténopé. Gioli est un des maîtres du sténopé, doté d’une créativité sans bornes, il ne se contente pas de boîtes en lieu et place d’appareils photographiques, mais il utilise tout ce qu’il peut imaginer, que ce soit doté de trou (passoire, bouton, râpe à fromage, aiguille donc) ou ‘trouable’ (coquillage, cracker, noix). Parmi les maîtres de la photographie au sténopé que présente l’exposition de l’Artothèque de Vitré (jusqu’au 15 mai), on peut voir ainsi un coquillage troué et son image dans un miroir circulaire, mais aussi une des prouesses de Paolo Gioli, deux photographies qu’il a prises simplement avec sa main, son poing au fond duquel il loge un petit morceau de film qu’il impressionne en ouvrant légèrement les doigts.

gioli-fist-against-myself-2.1301333744.jpg gioli-poing-sans-legende.1301333770.jpg gioli-window-in-my-fist.1301333809.jpg

Mais un des dangers face à cette photographie simplissime serait de ne s’intéresser qu’à la technique, aux prouesses. Or les photographies de Paolo Gioli sont de toute beauté, ses nus en particulier ont une qualité poétique irréelle. Cette exposition à Vitré montre aussi des photographies faites avec une caravane du duo Felten-Massinger  , une vue de New York de Vera Lutter   et une photographie lesteven.1301420755.jpgarchitecturale de Gabor Ösz prise à travers les trous du béton laissés dans le mur d’un immeuble en construction. Voici encore une photographie panoramique à 360° faite avec une citerne percée de quatre trous par Claire Lesteven (Socrates Park, 19th st, NYC, 2000)

piscine.1301420640.jpgIl est ensuite intéressant de confronter deux approches opposées, toutes deux liées à la nécessité de longs temps d’exposition pour impressionner la pellicule d’un sténopé. Au Volume à Vern-sur-Seiche (jusqu’au 1er avril seulement), le Rennais Henry Thomas montre des photographies de sa ville déserte (‘La ville immobile’) : les gens ne restent pas suffisamment opera.1301420659.jpglongtemps immobiles pour être enregistrés sur la pellicule, on revient aux débuts de la photographie avec l’épisode du cireur de chaussures et de son client boulevard du Temple

Ainsi, dans une piscine scolaire à une heure de pointe, on ne voit nul baigneur, l’eau est lisse, on devine juste les maîtres-nageurs à droite sur leur chaise ; et la place de l’Opéra est vide de monde en plein jour (tirage sur bâche). Mais, plus que ces expériences amusantes, j’ai aimé une photographie de Manifestation d’Henry Thomas où la foule en mouvement s’écoule comme un seul personnage, multiple et flou. Ce manifestation.1301420676.jpgn’est pas un flou loupé, ni un flou artistique artificiel, c’est un flou essentiel à l’image même, un flou velouté témoignant de l’éphémère, du devenir et de l’absence de séparation, de contours entre les êtres. J’ai pensé aux futuristes mais surtout à une scène du Cuirassé Potemkine où (vers la 36ème minute) sur un escalier descendant vers le port, on voit apparaître des ouvriers qui, pendant quelques secondes sont ainsi translucides, flous, fantomatiques avant de se concrétiser, de se révéler, de clarifier leurs contours.

metro.1301420707.jpgEisenstein n’est d’ailleurs pas une mauvaise référence pour Henry Thomas dont cette photographie du métro rennais (Poterie 2) (tirage sur alu, très beau) a bien une touche constructiviste, alors que ce manège manege.1301420720.jpgforain (Place Sainte Anne) traduit bien la manière dont la lumière devient prisonnière de l’image au sténopé, aux antipodes de l’instantané. Et on voit la fabrication de l’image à l’œuvre, imperfections, taches, poussières, griffures, une image vraie.

L’autre manière de se confronter à cette durée nécessaire est de rester immobile, et c’est ce qu’ont voulu faire des étudiants de l’Université Rennes 2* et de l’Ecole régionale des beaux-arts (exposition ‘Intérieur fixe ‘ dans la galerie de la Présidence de l’Université, jusqu’au 21 avril). Au lieu de laisser les corps disparaître, ils font tout pour qu’ils subsistent, même incertains, mêmes flous ou fragmentaires. Leurs photographies montrent la contrainte, la souffrance, la concentration, l’effort désespéré pour rester immobile pendant une heure, deux heures. Deux groupes de danseuses ont ainsi tenté de fixer leur image, d’échapper au flou, de nier ce qui est l’essence même de leur art, le mouvement ; mais leur impossibilité à le faire est aussi le témoignage (flou) d’une infinie lenteur, comme on la retrouve chez la chorégraphe Myriam Gourfink, par exemple.

remy_albert_web.1301333830.jpgUn autre étudiant, Rémy Albert, semble être entré en méditation pour rester immobile comme une statue pendant 1h30 ; il s’est vêtu d’un T-shirt noir pour que la découpe de son image évoque les bustes classiques ; il liste, sur une photographie voisine, les gestes qu’il a néanmoins été contraint de faire pendant cette longue pose : fermer les yeux, déglutir, bailler, se passer la langue sur les lèvres, comme autant d’épreuves.

Les photographies les plus troublantes, tant par leur construction que par leur sensualité, sont ici celles de Stéphanie Vivier qui photographie son corps, des fragments de son corps, une découpe entre Rodin et le stephanie_vivier.1301333841.jpgsurréalisme et qui, surtout, remplace peu à peu la chair par le plastique, le corps par un mannequin. Cette substitution, au-delà de sa pratique, emmène vers des interrogations sur le corps-objet, sur le tabou (pensons à Bernard Faucon) ; comme la photographie, le mannequin de plastique est à la fois réel et artificiel, il est reproductible à l’infini, et il gèle le mouvement. Ce travail de Stéphanie Vivier est une manière très élégante d’échapper à cette obligation que nous fait le sténopé de choisir entre l’invisibilité du mouvement d’un côté, et l’obligation de l’immobilité pour être visible de l’autre.

challe-1.1301333855.jpgPlus classiquement photographique est le travail de Daniel Challe, Chroniques de l’île, montré au Carré d’Art à Chartres-de-Bretagne (jusqu’au 14 avril) : une poétique du jardin et de l’île, par cet adepte de la photographie pauvre. Dans ce paysage marin, l’ombre géante du photographe au premier plan fait écho au corps du plongeur sur le promontoire ; le sténopé donne là une douceur, une challe-stenope005.1301333866.jpgprofondeur bien particulières. Mais c’est dans les accidents, les dérapages imprévisibles que se trouve, pour moi, la vraie poésie des images : ainsi ces cercles de lumière qui, pour une raison inconnue, viennent perturber la jolie pose de ces deux jeunes filles ; la photographie n’est jamais maîtrisée, contrôlée, et ces étrangetés en font tout son charme.

Enfin, c’est par un détour que le sténopé arrive à La Criée qui expose Jeff Guess (jusqu’au 17 avril). Cet artiste américain vivant en France travaille depuis longtemps sur une réflexion sur les processus de fabrication des images, et, s’il a réalisé des sténopés (en particulier avec sa bouche, et aussi d’autres avec une dimension quasi-filmique d’exploration de l’espace), il n’en montre pas ici, se contentant de nous offrir comme un bel objet sous diasec un programme informatique (‘Partially Instantiated Object’) décrivant une caméra virtuelle dans un espace 3D, qui laissera le spectateur non-informaticien rêveur. Mais dans la grande salle de la Criée plongée dans le noir (mais chaque visiteur qui entre perturbe la pénombre, l’absence de sas est très irritante) il présente deux projections.

guess-1.1301333905.JPGL’une, ‘Adressability’, démonte et diffuse des images d’actualité récupérées sur internet en temps réel : réduites au niveau du pixel, les images sont décomposées en petits cubes figurant des pixels qui tournoient dans un espace intersidéral, la ‘caméra’ tourne autour de l’image qui peu à peu se compose ; quand elle est complète, l’image explose et est aussitôt remplacée par une autre que nous ne verrons aussi qu’une fraction de seconde. Tout autant qu’une réflexion sur les médias, c’est un travail sur le jeu infini de construction et de déconstruction formelle de l’image.

guess_disambiguation.1301334033.jpgL’écran en face, moins spectaculaire, est plus complexe, car il traite des mots, des phrases de dépêches d’information, où les mots sont échangés d’une phrase à l’autre, traversant l’écran comme des missiles, où des phrases artificielles, toujours grammaticalement correctes mais désormais dénuées de sens, se créent ainsi dans l’espace, tournent comme en attente d’atterrissage puis apparaissent à nos yeux en ondulant avant d’éclater tous azimuts (‘Disambiguation‘ : voir la vidéo). Contrairement aux images, l’artiste (son programme) intervient ici sur la structure même du langage, sur l’épuisement du sens. Ce travail de connexion, de composition sait conjuguer une fascination formelle, tant pour le programme que pour la beauté des écrans, avec une recherche de sens sur le langage, sur la diffusion d’informations et d’images, nous incitant sans doute à prendre du recul, à ne pas négliger l’absurde et l’improbable. Le sténopé n’est-il pas aussi une prise de distance par rapport à la technologie de l’image, à la dictature de l’appareil photo ?

colomer.1301334045.JPG*Il y a aussi, sur le campus, une exposition dédiée à Jordi Colomer (jusqu’au 22 avril) : les étudiants du Master ‘Métiers et Arts de l’exposition‘ ont, comme chaque année, travaillé avec un artiste pendant plusieurs mois. Je n’ai pu y consacrer le temps nécessaire, mais il y est question de s’approprier l’espace urbain et de crier sur les toits-terrasses de la ville : ce sera l’objet d’une performance collective festive le 7 avril dans toute la ville, et ailleurs.

Photo Lesteven courtoisie de l’Artothèque de Vitré; photos Henry Thomas courtoisie de l’artiste; photos Rémy Albert et Stéphanie Vivier courtoisie de l’Université Rennes 2; photos Daniel Challe courtoisie du Carré d’Art; photo Jeff Guess Disambiguation courtoisie de La Criée. Photos Guess Adressability et Jordi Colomer de l’auteur.

L’esthétique et l’éthique (Miki Kratsman)

mk4.1301274104.jpgDans un petit village cossu entre Rhin et Neckar, la Fondation Ursula Blickle présente, pour la première fois en Europe, une exposition monographique du photographe israélien Miki Kratsman (jusqu’au 17 avril). En franchissant la porte, vous allez passer de la calme campagne allemande égayée par les couleurs du début du printemps à un univers désolé, désespérément sec, dont le noir et blanc des photographies traduit bien l’aridité, le Neguev. Là vivent des milliers de Bédouins, citoyens israéliens, mais dont les villages ne sont pas reconnus et sont donc régulièrement rasés par l’armée afin que le Fond Juif Unifié  puisse s’approprier leurs terres ancestrales, pour des plantations d’arbres pour des parcs de récréation ou pour des fermes de colons. Ahlam Shibli, elle-même originaire de cette région, nous montrait ceux qui s’inclinent, et gagnent leur tranquillité et leur intégration dans la société juive en devenant Trackers pour l’armée (on pense aux Scouts indiens, éclaireurs de la conquête de l’Ouest, combattant contre  leurs frères de race, mais restant eux aussi toujours des citoyens de seconde zone). Miki Kratsman montre ceux qui tentent de résister, de revenir, de s’accrocher, de refuser les déportations, les regroupements. Pour lui, figure de la photographie israélienne, directeur du département de photographie à l’école Bezalel, chroniqueur photo de Haaretz, il faut témoigner, conserver les traces fugaces de cette présence des Bédouins avant qu’ils ne soient effacés, éliminés délibérément : rien ou presque ne subsiste des Amérindiens ou des Aborigènes avant leur génocide, aucune image ou presque des shtetls d’Europe centrale avant la Shoah, plus aucune trace des villages arabes palestiniens détruits lors de la Nakba en 1948, ni ruines, ni plaques mémorielles, ni photographies. Alors, pour qu’une pareille négation ne puisse s’exercer à l’encontre des Bédouins du Neguev, qui, demain, ne seront plus, Miki Kratsman et quelques autres veulent témoigner. Nous ne voyons ici que la toute première étape d’un long projet, le fruit de son premier séjour d’un mois dans un village en cours de destruction.

mk2.1301274056.jpgIl y a là deux types de photographies : les unes montrent des ruines, des petits tas dérisoires de gravats, de pierres, de planches, de bâches, de poutres, de ferrailles, résidus d’habitats eux-mêmes faits de bric et de mk3.1301274065.jpgbroc. Dans ces paysages déserts, sous une lumière écrasante, ces détritus ne diraient rien si nous ne savions pas, si on ne nous pointait pas du doigt ce qui s’est passé : des hommes et des femmes ont vécu là et en ont été chassés. Cette esthétique de la ruine questionne le rôle même de la photographie, index et signe de deuil.

L’autre série est faite de portraits d’habitants d’un village voisin à la veille de leur expulsion, dans un studio de fortune : les hommes devant un drap blanc, parias fiers et calmes, l’un en habit traditionnel, les autres dans leurs vêtements quotidiens, un en chemise tachée d’huile. Ils posent, bras ballants, droits devant l’appareil, un peu distants. Leurs regards sont terribles, regards de souffrance, de résignation, mais aussi de résilience et d’éternité.

mk1.1301273997.jpgLes femmes, elles, posent devant un tapis aux motifs floraux géométriques. Si la plus jeune n’a qu’un simple foulard, les autres sont plus ou moins voilées, femmes bédouines pleins de retenue devant l’étranger, qui plus est homme de l’ethnie dominante, malgré tout. D’elles on retient les regards, la dignité. On ne peut que penser à Dorothea Lange et aux photographes de la FSA, eux aussi tentant de conserver les traces d’une humanité en déroute.

Les carnets de travail du photographe sont exposés à l’étage supérieur, notes, dessins, petites photos. On y devine, même sans lire l’hébreu, ses interrogations stylistiques, son sens de la composition,  sa volonté de faire des images fortes, bien construites et vraies. C’est une photographie sans fioritures, sans ‘effet’, directe, brutale (et ainsi très ancrée dans la réalité israélienne, bien différente de la photographie allemande ou américaine).

mk6.1301274128.jpgLe dernier étage montre un diaporama de 1800 photographies de ses archives depuis 25 ans, quelques-unes en couleur, la plupart en noir et blanc, certaines marquées par la texture des pixels des journaux ou pages de livres re-photographiés. Beaucoup sont des portraits  pris au plus près des sujets, denses, énergiques, brutaux, tout en regards. Beaucoup sont tragiques, pleines de signes qui pointent vers la mort : pilotes se dirigeant vers leurs bombardiers, mutilés, femmes en pleurs, enterrements, radars de contrôle. Aucune, ici, n’a de légende et on s’efforce de trouver dans l’image les marqueurs du temps, du lieu. Ils surgissent parfois, kippa ou keffieh, alphabet hébreu ou arabe, uniformes, drapeaux, affiches, écussons, mais parfois on ne sait si cette mère en pleurs est juive ou arabe, s’il s’agit d’un attentat dans un restaurant de Tel-Aviv ou d’un bombardement de Gaza ou de Jenine.

Miki Kratsman dit destiner son travail en priorité aux Israéliens, témoin d’événements que la plupart ne veulent pas voir, Juste au milieu des indifférents (ou pire). Bon nombre  de ses photographies sans légende ici sont d’ailleurs des énigmes pour le non-israélien, hommes de pouvoir, sans doute, politiciens, généraux, ou footballeurs inconnus de nous. Pas d’images-choc ici, peu d’événements clairement identifiables, mais une atmosphère, une ambiance, une culture qui se montre en images ; et des larmes plus que du sang.

mk5.1301274117.jpgIci et là apparaissent des images de sa série Targeted Killings : prises avec un objectif identique à celui des drones, depuis l’enclave juive de Mont Scopus, ces photographies montrent des Palestiniens anonymes, comme les verraient les snipers israéliens en charge de ces meurtres préventifs : c’est une fiction, la seule ici, et ce sont des images dramatiques.

Espérons que nous aurons un jour l’occasion de voir ces photographies de Miki Kratsman en France ; qu’on découvre l’histoire des vaincus, des perdants, des expulsés, des massacrés, qu’on ne puisse plus dire ‘je ne savais pas’, mais aussi que nous découvrions un travail à nul autre pareil, où éthique et esthétique se conjuguent comme au temps de Lewis Hine ou de la Dépression.

Photos de vue d’exposition par l’auteur.
Pour éviter toute hasbara, les commentaires seront modérés.
Et sinon, ce blog a six ans !

Entre gui parasite et amour victorieux, une courbure dans la trajectoire de la lumière (Thu Van Tran)

À l’entrée de la belle exposition de Thu Van Tran à la galerie Aboucaya (jusqu’au 30 avril), vous passez sous des branches plâtrées de gui, plante parasite, mais aussi symbole festif, religieux et amoureux (‘Le Parasite’, 2011). Toute l’exposition (qui a bénéficié du soutien du CNAP, encore que le schéma ait depuis été un peu modifié) est ainsi dans un entre-deux, une ambiguïté, une interrogation qui dérange. Elle est placée sous le signe de ‘La Tache’ de Philip Roth, un livre sur le non-dit, le caché, le refoulement, l’indétermination, et elle conjugue ainsi ce qui plaît et ce qui repousse, ce qui charme et ce qui détruit.

trainee-de-poussiere2.1301299392.jpgLa première pièce (sous le gui) se centre sur cette magnifique photographie de quatre avions effectuant un épandage au dessus d’une forêt ; leur léger décalage introduit une ligne oblique, temporelle dans cette grille rectiligne. Mais la trainée de poussière devenue nuage de plâtre à droite ne renvoie pas à la peinture classique, à la sculpture baroque ni à Stieglitz : Trail Dust fut le nom de code de l’épandage de poisons (dont le fameux Agent Orange, suggéré par la pièce de droite) par l’US Airforce au-dessus des forêts du pays d’origine de l’artiste en 1965 (‘Traînée de Poussière (Présence Nuage)’, 2011).

tvt5.1301264907.jpgCet ancrage dans l’histoire, ce travail sur l’écart entre mémoire et impression, entre trace et empreinte, se retrouve tout au long de l’exposition, qu’il s’agisse des moulages d’hévéa (plante coloniale par excellence) présentés dans des caissons assez funéraires (‘Être Hévéa’, 2011), de l’article de journal sur un couple multiracial aux États-Unis dans les années 60 (article rongé par des souris ; ‘Mildred et Richard Loving’, 2008), de l’impossibilité d’être un pur-sang (sale race ; ‘La langue’, 2011)), de l’hommage à Gonzalez-Torres (avec un papier d’emballage de bonbon comme pivot, tout au fond ; ‘Triptyque de la chute’, 2011)) ou des dessins sur la sculpture (au fond à droite ; ‘Objets à charges’, 2011). Dans cette salle, la tension nait de l’occupation de l’espace par ce demi-cube (une moitié de Die), massif et fermé là où le reste est ouvert et léger, brillant là où le reste est mat, imposant et incontournable là où le reste est discret et fugitif. Il attire ou il dérange, il change la perspective, il détourne l’attention comme une planète crée une courbure dans la trajectoire de la lumière (‘Demi Cube (Socle au contenu minimal)’, 2003).

tvt7.1301264917.jpgLe dernier ensemble, face à un tissu rouge au sol (robe des missionnaires jésuites en Indochine, eux aussi meilleure et pire des choses ; ‘Missionnaire à Terre’, 2009) est un mur d’objets de souvenirs fugaces : un papier photosensible avec le mot Combat qui s’efface peu à peu à la lumière, l’empreinte de la lumière sur une plaque de cire comme une proto-photographie, un portrait photographique lacéré (négation de l’image de l’être aimé), un petit fossile, et ces deux mains d’une vieille femme sur son lit de souffrance (‘Au Pied du Mur’, 2011). tvt1.1301264857.jpgTout ici parle de disparition, des formes, des êtres, des amours, c’est une salle dédiée à la mémoire, pleine d’émotions que nous pouvons tous partager.

Seul lutte, au bout, ce dessin à peine ébauché d’un sexe, titré ‘L’amour victorieux’. Toujours ?

Photo n°1 courtoisie de l’artiste; autres photos de l’auteur.

Peingraphie et Photure, les autoportraits oblitérés de Thibault Hazelzet

th027-autoportrait-142.1300832163.jpgEst-ce de la peinture ou de la photographie ? Et quelles formes énigmatiques y perçoit-on ? Les grands formats de Thibault Hazelzet sont des Autoportraits (à la galerie Christophe Gaillard jusqu’au 23 avril), mais ce sont des autoportraits où le sujet semble être pris entre deux couches de peinture, dans un infra-mince entre peinture et photographie, entre positif et négatif. Ainsi son corps disparaît partiellement, victime de l’inversion des couleurs, et de l’oblitération de la peinture sur son visage; on ne distingue vraiment que les manches du manteau (blanc) qu’il portait. Le procédé est original, mais simple : une photographie de lui sur un fond peint, puis une nouvelle peinture par-dessus et une surimposition d’une deuxième prise de vue, mais dont on ne montre que le négatif, avec toute l’incertitude sur les couleurs qu’on obtiendra, et les imprévisibles accidents. Et la peinture est badigeonnée à grands traits, dégoulinante, avec aspérités et coulures, créant un effet brut, sommaire, allant à l’encontre du souci de représentation.

th034-autoportrait-recycle-14.1300832176.jpgLes plus petits formats (‘autoportraits recyclés’) vont plus loin dans la recherche d’invisibilité, de non-représentation, d’annihilation du portrait, car Hazelzet y gratte le négatif, enlevant des parcelles de matière, oblitérant définitivement son visage pour ne laisser qu’une découpe noire, une absence définitive. La chair n’est plus là, ou presque, doublement détruite ; ne reste que sa trace invisible, son évocation.

Au-delà de ces ambiguïtés entre peinture et photographie, entre autoportrait et invisibilité, Thibault Hazelzet accomplit un geste singulier : chacune des ses pièces est unique, tirée à un seul exemplaire. A l’ère de la reproduction mécanique, c’est une tentative de recréer une aura, et qui plus est, de le faire délibérément sur une représentation dérisoire du réel, une pure image mentale.

Lire la critique de Muriel Berthou Crestey (à qui j’ai volé le titre sans autorisation).

Photos courtoisie de la galerie.
 

Céramique, au-delà

jf3.1300838203.jpgC’est un Musée de la Faïence, couplé avec un Musée des techniques faïencières, tout ce qu’il ya de plus classique, de la collection d’assiettes aux grands panneaux pour brasseries alsaciennes, intéressant, pédagogique, représentatif, mais pas exactement le genre d’endroit pour lequel je me lève à 6h un samedi matin pour faire deux heures de train. Oui mais les musées de Sarreguemines accueillent aussi un sculpteur contemporain, homme de fantaisie débordante et de folie hybridante, qui travaille la terre et la céramique, Jean Fontaine et son exposition Humanofolies (jusqu’au 21 jf5.1300838569.jpgseptembre). Ce jour-là celui-ci conduisait un stage de moulage sur corps – technique décriée sous Rodin (« daguerréotype en sculpture » disait Delacroix) et réhabilitée depuis (voir la Présidente Sabatier) – et la jeune modèle émergeait d’une heure dans un bain de plâtre à 35° fatiguée et extatique, comme une re-naissance.

Mais ce sont les sculptures de Jean Fontaine qui m’intéressaient d’abord, moi qui n’ai pas pour les arts du feu la passion de tant de zélotes. Ce sont des monstres nés d’une imagination entre Jérôme Bosch et les cyborgs, des greffes d’êtres humains et de machines, des implants mécaniques sur des courbes de chair. Le corps se dote de roues, d’engrenages, de pinces, d’isolateurs et devient machine, de guerre, de vitesse, de jeu ou de plaisir. L’obsession pour ces mutants en devient délirante, drolatique, extravagante. La sensualité des peaux, des courbes du corps se heurte au sadisme des jf2.1300838188.jpgmécaniques impitoyables. La poésie nait des ces ailes d’anges, fragments en attente de greffe peut-être, fines comme celles des libellules et tachées de rouille ou de sang. Comme chez Bosch, le tragique semble l’emporter.

jf1.1300838153.jpgTout est fait en céramique, et c’est merveille de voir le velouté des peaux, la texture des chairs et la rudesse d’engrenages ou de boulons qu’on croirait en métal. Ses créatures, outre une salle d’exposition au Musée en ville, peuplent l’espace de l’ancienne usine au milieu du parcours pédagogique sur les techniques de la faïence. Souhaitons aux enfants des écoles de Sarreguemines en visite ici avec leur école de rêver longtemps de cette fée électricité polymaste.

mascret.1300838234.jpgUne autre petite exposition (jusqu’au 3 avril) présente les travaux de cinq lauréats de l’Institut des Arts de la Céramique de Guebwiller. Là aussi, pour certains, une créativité insoupçonnée : Irène Mascret recueille en forêt des (gros) cailloux, les brise à coup de hache, puis tente de les reconstituer en rassemblant les morceaux avec des bandes de caoutchouc, travail de déconstruction et de reconstruction, non seulement mentalement (chaque caillou étant associé à un événement de sa vie), mais aussi tout à fait physiquement (‘Fragments’).

geffray.1300838122.jpgQuant à Jessy Geffray, en bonne céramiste, elle a réalisé un superbe service de table, assiettes décorées, verres de cristal, couverts en argent, comme chez ma belle-mère ; mais l’installation se nomme ‘Mesdames, Messieurs, Bonsoir’, et les images du journal télévisé, guerres, catastrophes et famines, ont sauté dans nos assiettes. C’est simple et fort, c’est surtout un habile détournement d’un médium souvent trop classique, trop intemporel.

capi.1300838075.jpgJuliana Cerqueira Leite devrait venir par ici. Dernière image, dans le Musée de la Faïence, cet étonnant service à café où le décor arboricole est en fait le résultat d’une montée de colorant par capillarité, fait du hasard et non du pinceau, décor achéiropoiète.

Photos de l’auteur.