Contre la Photographie (Une Histoire Annotée de la Fondation Arabe pour l’Image)

Van Leo et Akram Zaatrai, Montage

en espagnol

Tel est le titre de l’exposition au MACBA de Barcelone (jusqu’au 25 septembre) autour d’Akram Zaatari et de la Fondation Arabe pour l’Image, laquelle ne se contente pas de présenter ces images, leur recueil et leur présentation dans un contexte historique et géographique, mais en vient aussi à interroger la nature même des images, à poser la question du médium photographique lui-même. L’objectif de la Fondation est de conserver des collections et d’organiser des archives de photographies de la région, en considérant ces photographies comme des objets et pas seulement comme des images.

Hashem el Madani, Scratched portrait of Baqari’s wife, 1954,

C’est ainsi qu’on y trouve des témoignages artistiques et sociaux extraordinaires, comme le fonds du studio d’Hashem el Madani : ce photographe de Sidon au Sud du Liban vient de disparaître et son studio fut un témoignage de la vie sociale, culturelle, sportive de sa ville (militaire aussi dans cette zone plusieurs fois envahie); il est en particulier l’auteur de la photographie de la femme rayée, si fascinante (mais pas dans l’expo).

Van Leo, Nadai Abdel Wahab, Le Caire, 1959, série de 12 photos

Dans un registre similaire (mais socialement plus huppé), on connaît le photographe cairote (d’origine arménienne, comme beaucoup au Moyen-Orient) Van Leo dont l’entretien en vidéo avec Zaatari en 1998, peu avant son décès, est particulièrement émouvant : ce vieil homme maigre en veste bleue, raconte sa carrière, ses succès et ses infortunes et pleure sur la mort de la photographie de qualité, tuée par la vidéo, la couleur, les selfies… Une de ses plus jolies histoires concerne Nadia Abdel Wahab, jeune bourgeoise du quartier chic d’Héliopolis, qui vient le voir, en 1959, et lui demande de la photographier se dénudant, d’où la série ci-dessus (Van Leo remarque que, en général, c’est plutôt lui qui devait payer les modèles pour qu’elles se dénudent…). Et Zaatari de s’interroger sur les motivations de la belle Nadia, et de fantasmer que ce fut peut-être sa grand-mère.

Anon., Souheil, Souheila, Leila et Mamdouh Bisharat, Zahleh, 1943 1944

Il y a aussi bien des histoires de maisons perdues, de terres volées, d’images de la nostalgie, que d’élégantes vieilles dames, réfugiées à Beyrouth, à Amman ou au Caire depuis 1948, content avec une émotion contrôlée. La photographie devient alors l’unique vecteur de mémoire, la seule trace d’un monde paisible, soudain détruit. Autre travail mémoriel, une histoire des voitures, comme une transition des classes aisées (peu de fellahin dans ce corpus photographique, ou alors comme de simples éléments pittoresques) dans une modernité qui apportera à la fois ouverture et chaos, de la Nakba à Daesh, la dépossession et les temps de lutte, comme dit un recueil de l’artiste.

Akram Zaatrai, Sculpting with time, 2017

Mais dès le début de l’exposition, l’emphase est aussi mise sur la matérialité de la photographie, que ce soit ses altérations au fil du temps, ses retouches, ses détériorations. Les négatifs ci-dessus se sont abîmés et des bulles d’air s’y sont formées : l’image disparaît et seule subsiste la matière. À l’extrême, un des fonds reçus par la Fondation, celui du Photo Jack Studio de Tripoli du Liban a été laissé à l’état brut, dans des rouleaux non développés, rangés tels quels dans des tiroirs en bois : on conserve l’archive elle-même plutôt que ses images, lesquelles restent latentes (un thème qu’on retrouve chez Walid Raad et chez Hadjithomas-Joreige, ce qui n’est certainement pas un hasard).

Antranick Bakerdjian et Akram Zaatari, The Body of film, Jérusalem 1948, et 2017

Et, à deux reprises au moins dans l’exposition, la détérioration de l’image traduit la détérioration du monde. En mai 1948, le photographe Antranick Bakerdjian photographie sa maison détruite par la Hagannah dans le quartier arménien de la Vieille Ville de Jérusalem; chassé de chez lui, il utilise des chambres noires de fortune et ses films en souffrent. Zaatari choisit de montrer, non ses tirages, mais l’état physique de ses pellicules, leur érosion, leur détérioration, avec les marques de film diverses qu’il parvenait à se procurer sous les bombes.

Khalid Raad, Yacov ben Dov et Akram Zaatari, Un-dividing History, Jérusalem

Enfin, la série la plus étrange est sans doute celle où deux séries de plaques photographiques, entreposées ensemble dans des conditions précaires, ont vu leurs images fusionner : chaque plaque a été contaminée par une image de la plaque voisine. Confronté à une aussi belle métaphore, on est à peine surpris d’apprendre que la cité représentée sur ces plaques est Jérusalem, que l’un des photographes est un Palestinien nommé Khalid Raad et que l’autre est un récent immigré sioniste ukrainien nommé Yacov Ben Dov : deux mondes différents, ennemis, l’ancien et le nouveau, l’occupant et l’occupé, le colon et l’indigène, voient leurs visions du monde se confondre en une commune image. Nulle surprise non plus quand on lit que cette collection n’est plus dans les mains de la Fondation, et que la seule trace qu’on puisse en voir sont ces images faites par Zaatari : l’utopie n’est hélas pas de mise.

Photos de l’auteur excepté les deux premières.

L’autre exposition au MACBA, Forensic Architecture, sur ce groupe de recherche dirigé par l’Israélien Eyal Weizman (jusqu’au 15 octobre) est passionnante, mais je n’ai pu y passer assez de temps pour en écrire une critique, hélas. En attendant, je vais lire leur livre.

Imperceptibles perceptions selon Ismaïl Bahri

Ismaïl Bahri, Ligne, 2011

en espagnol

Avant même d’entrer dans l’exposition d’Ismaïl Bahri au Jeu de Paume (jusqu’au 24 septembre), l’image qu’on voit dans l’embrasure intrigue . il faut un instant pour réaliser qu’il y a là un léger mouvement, que c’est une vidéo et non une photo, puis un moment plus long encore pour s’accorder au rythme de ce mouvement subtil, pour l’intégrer dans notre corps même et réaliser qu’il y est à sa place, harmonieux, cohérent, synchrone, épanoui. Et pour cause : cette cadence-là est celle d’un pouls, d’un cœur, le sien, le nôtre; ce que nous voyons, c’est une goutte d’eau posée sur une peau, sur l’artère d’un bras, d’un poignet, et qui donc vibre imperceptiblement à chaque systole, et qui donc vibre en moi aussi (certes un peu plus lentement, légère bradycardie sans doute). Cette vidéo donne le ton, en quelque sorte, de tout le travail de Bahri : une simplicité de moyens extrême, un rapport poétique et épuré au réel, un processus qui se déroule, l’inéluctabilité de l’écoulement du temps.

Ismaïl Bahri, Sondes, 2017

Tout y est mouvement élémentaire, le sable qui s’écoule entre les doigts de cette main décharnée, les journaux qui se déroulent par capillarité sur une surface encrée, les feuilles de magazine froissées entre les doigts interminablement: Tout y est déroulement, le fil noir tremblant qui peu à peu mène jusqu’aux mains de celui qui l’enroule, le petit trou qui peu à peu dévore par consomption toute une feuille blanche. Tout y est jeu de mains, de doigts, de paumes même, tout y est transformation, mutation, transfert. Tout y est poésie imperceptible et titres dépouillés.

Ismaïl Bahri,Source, 2016

Jusqu’à l’anti-film final, Foyer, aveugle et parlant, niant l’image, oblitérant le visuel et ne laissant subsister que des mots, prononcés en arabe dialectal tunisien, écrits en français (ou en anglais), occupant tout l’espace sonore et tout l’espace visuel, des mots ordinaires, paroles de passants s’étonnant de cette caméra dont l’objectif est occulté par une feuille de papier blanc que la brise agite légèrement, caméra ne filmant rien sinon de vagues ombres et des variations de lumière sur le papier : un portrait en creux de la ville, du monde, commenté par un chœur invisible et bavard, une oeuvre froide et distante, aux antipodes de la première.

Photos courtesy du Jeu de Paume

Hockney photographe ?

David Hockney en plein acte de création artistique

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Je me suis rarement autant ennuyé que dans l’exposition de David Hockney à Pompidou (jusqu’au 23 octobre) : tout y est tellement prévisible, préformaté, fait pour plaire. On dirait un joueur de bonneteau qui fait son petit numéro, et les textes accompagnant l’exposition en rajoutent, citant toutes les justifications artistiques possibles pour valoriser l’artiste, procédé bien connu (la référence à Vermeer parce que la lumière vient par la gauche du tableau est ma préférée). On va de truc en truc, d’esbroufe en esbroufe : ah, les doubles portraits, quelle originalité ! ah, l’hédonisme californien ! ah les images homoérotiques en catimini ! Si Greenberg a dit que ses toiles ne devraient pas avoir leur place dans une galerie qui se respecte, ce n’est pas parce qu’elles sont figuratives (comme l’insinue le cartel), c’est parce qu’elles sont fausses, des trompe-l’œil, des attrape-couillons. C’est une vraie épreuve que d’aller de salle en salle entouré d’une telle médiocrité commerciale.

David Hockney, Gregory swimming, LA, 31 mai 1982

Le seul moment où on respire un peu est dans la salle où sont exposées ses compositions de polaroids : si là aussi ça tourne facilement au truc (perspective inversée et points de vue multiples), certaines des compositions jouent avec la simultanéité et l’ubiquité, comme celle-ci d’un nageur répété et multiplié une trentaine de fois. Un des seuls moments où on perçoit une certaine densité, une réflexion autre que commerciale. A fuir.

La ballade de Simon

Gonzalo Elvira, ST, 2017

en espagnol

Au milieu de l’exposition barcelonaise de Paula Rego, pour qui je n’ai guère d’appétence, se trouve un petit bijou (jusqu’au 8 octobre) : la reconstruction, par un artiste argentin (patagon, pour être précis) nommé Gonzalo Elvira, de la vie et des exploits d’un anarchiste d’origine ukrainienne nommé Simon Radowitzky. Déjà, en quelques mots, on se trouve déplacé dans un autre monde, dans un autre temps, quand il y avait encore des anarchistes qui allaient de pays en pays pour semer idéologie et terreur, pour faire trembler le monde sur ses bases.

Gonzalo Elvira, SR000. 2016

Mais l’intérêt vient surtout de la manière dont Elvira traite son sujet : des évidences brutales dissimulées sous des formes discrètes : dessins tout en hachures, images à peine visibles, apparitions fugitives dans les pages d’un dictionnaire; Ce sont les traces infimes d’un quasi clandestin, qui ne fit que passer : une archive réinventée, recomposée.