Sommaire août-septembre 2019

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17 billets ce bimestre

1er août :           Arles 2 : Dictatures et libérations
2 août :               Arles 3 : recherches
3 août :               Arles 4 : Histoires
5 août :               Arles 5 : de tout un peu (avant-dernier billet en forme de conclusion)
15 août :            Arrêt des commentaires du fait du spam
4 septembre :   Arles 6 : Photographie brute, vers un peu de conhérence
6 septembre :   Jean Dubuffet, l’Européen sous un masque de barbare
7 septembre :   Original, copie, série (Daniel Blaufuks)
8 septembre :   Henry Darger, autrement
9 septembre :   Giorgio de Chirico, la Métaphysique continue
11 septembre : Emil Nolde, l’homme et l’artiste, le sombre et le clair : hystérie vertueuse
12 septembre : Censure transgenre : Darger n’est pas politiquement correct (Michael Bonesteel)
18 septembre : Niko Pirosmani, peintre prolétaire et réaliste inspiré
19 septembre : Berthe Morisot, l’entre-femmes
20 septembre : Les nus tristes de Vilhelm Hammershoi
22 septembre : Francis Bacon à Pompidou : le degré zéro de l’exposition *
29 septembre : Hassan Hajjaj, l’Arabe de service à la MEP

  • Cet article sur Bacon a été vu plus de 20 000 fois, alors qu’il n’avait pas été « remonté » sur le site du Monde.fr, un record

Livres reçus (hors catalogues d’exposition visitées et services de presse spécifiques) :

Arles, Les Rencontres de la Photographie, 50 ans d’Histoire  (La Martinière, 2019, 288 pages), sous la direction de Françoise Denoyelle. Ce livre est le reflet de l’exposition cet été sur les 50 ans des Rencontres : beaucoup d’anecdotes et peu de réflexion historique. On regarde les photos avec plaisir et nostalgie.

Hassan Hajjaj, l’Arabe de service à la MEP

« Maison Marocaine de la Photographie » (Hassan Hajjaj), vue d’exposition (si on peut dire)

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Dans l’exposition de Hassan Hajjaj à la MEP (jusqu’au 17 novembre), on trouve, à côté d’une série de photos de femmes voilées, le texte suivant : « Je comprends qu’on puisse trouver dérangeant que certaines femmes que je photographie soient voilées ». Cette exposition est faite pour ce « on », ce « on » qu’une Marocaine voilée dérange, ce « on » pour qui l’Arabe est acceptable s’il est gentil, bien élevé, respectueux, s’il s’intègre dans nos codes européens, s’il nous présente son univers propre de manière édulcorée, digestible, lisse, sans aspérités, sans soulever la moindre question politique, sociale, culturelle, coloniale, s’il est comme Hassan Hajjaj en somme. C’est une exposition faite pour tous ces gens qui adoooorent Marrakech, cette ville si pittoresque, ses riads et ses habitants si gentils. C’est une exposition désolante où Monsieur Hajjaj fait la promotion, non seulement des vêtements qu’il conçoit, si joliment inspirés par les traditions marocaines et les modes branchées du Marais et d’ailleurs (et on peut déjà se demander pourquoi la MEP participe à cette promotion commerciale), mais surtout d’un regard sur le Maroc, la culture arabe, l’Islam, qui relève du conformiste néocolonial le plus dégoulinant de bienveillance condescendante. Est-il si difficile de trouver des artistes arabes qui n’aient pas honte de leur culture, qui aient la fierté et le courage de ne pas se plier aux fantasmes féministo-islamophobes des Fallaci-Fourest- Badinter (Mme) ? Et de crier à l’Andy Warhol marocain (à cause des boîtes de conserve qui encadrent ses photos ?), au Seydou Keita ou au Malick Sidibé de Marrakech (donnez-vous la peine de descendre au sous-sol dans la « petite galerie », vous y verrez quelques clichés de Keita et de Sidibé, et vous pourrez comparer).

Hassan Hajjaj, série Handprints

En fait, mieux vaut parcourir cette exposition en rigolant : Hajjaj photographie des pieds et des jambes car ça évoque le nomadisme des Arabes, et il photographie ses copains branchés de Marrakech, tatoueurs, DJs et barmen interchangeables, en contre-plongée pour leur donner « plus de dignité ». Seules quelques photos sans artifice de sa série Handprints, comme celle ci-dessus, ont un peu de dignité. Une catastrophe.

Zahrin Khalo, série Chronique d’une jeune Arabe

On se consolera un peu en voyant (jusqu’au 13 octobre) le travail de la photographe Zahrin Kahlo, avec principalement des portraits en gros plan d’une actrice tunisienne nommée Mariam, fière et digne, au regard franc et direct, provocateur même. Elle fume des cigarillos, sa voilette moque le voile, ses épaules sont dénudées et les aisselles de sa consoeur (« néo-orientaliste ») ne sont pas épilées : on gagnerait à avoir un peu plus de contexte, une mise en situation, un éclairage plus large, mais c’est tellement mieux que les autres salles (et bientôt, à partir du 18 octobre, une exposition de Lamia Naji, qui, d’après ce que j’ai déjà vu, devrait aussi être de qualité).

Zahrin Kahlo, série néo-orientalisme, 2016

Pour être positif, les foodtrucks promis par le nouveau Directeur de la MEP n’ont pas encore remplacé le jardin de Keiichi Tahara, mais, après sa première exposition, il continue visiblement sur la même lancée. Des tragédies de Corneille en fin de vie, Boileau disait : « Après l’Algésiras, Hélas ! Mais après l’Attila, Hola ! », mais, au moins il y avait eu Le Cid avant. Je crains qu’ici le Hola ! ne soit hélas pas pour tout de suite …

Photos 1, 2 & 4 de l’auteur

Francis Bacon à Pompidou : le degré zéro de l’exposition

Francis Bacon, Sand Dune (détail), 1981, 198×147.5cm, coll. privée

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Cette exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 20 janvier) est censée présenter les rapports entre la peinture de Francis Bacon et la littérature, ou plus précisément, certaines de ses lectures. Vous y verrez en effet une soixantaine de toiles de Bacon (dont la quasi-totalité datent d’après 1971, période souvent considérée comme moins inventive, et la démonstration est faite ici que ce n’est pas le cas) et vous y entendrez, dans des salles dédiées aux murs vides de peintures, des courts passages de six livres provenant de sa bibliothèque (et enchassés au mur comme des icônes sacrées) – si vous êtes mal-entendant, vous pouvez lire ces textes dans le feuillet d’exposition, délicate attention. C’est tout (à moins que vous n’achetiez le catalogue). Sur les rapports entre texte et peinture, sujet riche, passionnant et difficile, rien, nothing, nichts, nada. J’aurais aimé, par exemple, avoir un éclairage sur Bacon comme anti-Manet, réconciliant la peinture avec la littérature, alors que Manet avait, le premier, conçu une peinture libérée du livre. À vous de vous débrouiller pour comprendre; on appelle ça respecter le libre choix du spectateur, paraît-il. Ce n’est pas tout à fait vrai : il y a, dans le feuillet d’exposition, quelques mots (j’ai compté, entre 60 et 110 mots par texte) qui décrivent ces rapports de manière très sommaire.

Francis Bacon, Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus (panneau de gauche), 1981, 198×147.5cm, Astrup Fearnley, Oslo

On ne s’étonnera donc pas que les visiteurs quelque peu désemparés par cette approche déroutante, se retrouvent quasiment plus nombreux agglutinés devant les petits films en fin d’exposition, où Bacon parle de son art, de peinture (remarquablement : Cimabue, Rembrandt, Velazquez plus que Goya, Picasso plus que Matisse), de cinéma (Eisenstein, Buñuel) et un peu de littérature (Eschyle, Eliot, Shakespeare, Proust) : il dit lire pour que ça évoque en lui des images. Il n’y mentionne qu’un seul de ses tableaux, le Triptyque inspiré par l’Orestie d’Eschyle (1981), en y pointant la présence des Erinnyes comme signe de culpabilité (ci-dessus). Si, parmi les six auteurs dont quelques lignes sont lues dans les alcoves de l’exposition, Eschyle et Eliot sont des évidences, l’inclusion d’autres paraît bien plus artificielle : Michel Leiris fut certes proche de Bacon, mais pourquoi un extrait de son livre sur la tauromachie ? L’argument assez abscons du feuillet d’exposition (dont l’auteur n’a sans doute jamais vu une corrida de sa vie) est que la tension entre géométrie et instinct chez Bacon est similaire à la tension entre la géométrie du matador et l’instinct du taureau … ; le seul tableau de taureau de Bacon, par ailleurs image banale et médiocre car justement sans la moindre tension, n’est curieusement pas accroché près de l’alcove Leiris, mais relégué à la fin de l’exposition. Nietzche et Bataille sont là pour souligner eux aussi la tension chez Bacon entre géométrie et instinct, entre Apollon et Dionysos, entre Eros et Thanatos ? Quant à Conrad, l’explication est que « la plupart des proches de Bacon sont des agents du colonialisme anglais en Afrique » : j’en reste pantois.

Francis Bacon, Sand Dune, 1983, 198×147.5cm, Beyeler, Bâle

Je n’ai par contre pas été du tout gêné par l’absence de cartels explicatifs des oeuvres, qui agite le petit monde cultureux parisien (j’ai même vu un #cartelgate sur Twitter), ou plus exactement, je n’en aurais été nullement gêné dans une exposition présentant la peinture de Bacon, point, où, après  une introduction, on pourrait en effet laisser le visiteur contempler les tableaux sans interférer. Mais ici il s’agit d’un sujet complexe, intellectuel, cérébral plus que sensible, sur lequel le commissaire a certainement des idées bien précises, mais elles sont réservées aux happy few qui achèteront le catalogue. Moi, j’appelle ça un foutage de gueule.

Francis Bacon, Sand Dune, 1981, 198×147.5cm, coll. privée

Alors, parlons des tableaux. Cette fois, non point des plus connus, des plus corporels, mais de ceux, plus rares où le corps est absent, où l’informe apparaît, histoire de faire un pas de côté. Tenez, cette Dune de sable de 1983 (plus haut) est peut-être aussi un corps humain effondré, un torse démembré, une avalanche de chairs qui ressemblent à du sable ou de sable qui ressemble à de la chair. On y retrouve bien sûr un cube transparent avec ampoules suspendues et une flèche graphique, bleue cette fois-ci. Le fonds est rouge orangé et l’ovale bleu à l’avant est une ombre. Mais la distance avec la représentation du corps fait de cette toile un objet étrange, assez unique. Une autre Dune de sable, de 1981 (ci-dessus) a, elle, perdu tout lien avec la matérialité du corps. Plus structurée, elle intègre forme architecturale blanche et appareil tubulaire (ce que Nancy nomme l’échotechnie). Mais surtout, au lieu des lignes relativement précises d’un corps présumé, on a là une explosion de matière, un big bang sidéral, à moins que ce ne soit une destruction, un éclatement. Le cartel dit que Bacon, outre de l’huile et du pastel, a incorporé de la poussière dans son tableau; peut-être celle que nous sommes et en laquelle nous retournerons (détail en haut).

Francis Bacon, Painting March 1985, 1985, 198×147.5cm, coll. privée

Ce tableau, dont le titre est économe d’informations (Painting March 1985), agence un fragment de sphère sur un fond bleu; une structure métallique s’y greffe, auquel est suspendu un ectoplasme assez familier. Mais la fascination vient des mordançages de la sphère dont le gris s’éclaire et s’abîme, et surtout de cette éjaculation de lumière à droite, comme une éruption solaire, un jet d’énergie hors du cadre, qui vient perturber l’équilibre de la composition.

Francis Bacon, Water from Running Tap, 1982, 198×147.5cm, coll. privée

Bacon dit dans le film final que ce tableau-ci, Eau coulant d’un robinet, est son oeuvre la plus réussie; ce n’est que de l’eau qui coule. Des aplats austères, une structure épurée, le réalisme du robinet et, au milieu, le désordre de l’eau, la confusion du tourbillon : quoi de plus difficile à peindre que l’eau qui coule. Bacon qualifie ce tableau d’immaculé ; contrairement à une explication pédante le reliant aux peintres « précisionistes » américains des années 20, je vois dans ce mot une dimension religieuse : une conception sans taches, s’abstrayant de toute préoccupation mondaine, allant vers l’épure comme la Vierge allant vers son destin de Mère de Dieu.

Francis Bacon, Street Scene (with Car in Distance), 1984, 198×147.5cm, coll. privée

Enfin, ce tableau d’une Scène de rue (avec une voiture au loin) peut bien sûr être relié à l’intérêt de Bacon pour les accidents, les meurtres (celui d’Olof Palme par exemple), les taches de sang sur le pavé ou dans la neige. Plutôt que cette lecture quelque peu anecdotique, j’y vois une composition à la frontiére entre abstraction et figuration : enlevez la voiture, et vous n’avez plus que cette diagonale grise sur fond rouge, avec une bande grise plus sombre, un jeu de géométrie et de couleurs où les irrégularités rougeâtres de la zone grise sont comme des métastases du rouge envahissant. Sans avoir la froideur d’un Barnett Newman, par exemple, on serait assez proche des Minimalistes. Et puis, au dernier moment, Bacon a dû se dire « Merde, mais je ne suis pas un peintre abstrait, quand même ! » et il a ajouté la voiture en pensant « Comme ça, tous ceux, curateurs, critiques et spectateurs, qui me trouvent morbide penseront à un accident et seront contents ».

Voilà comment on divague quand il n’y a pas de cartels dans les expositions.

Photo n°1 de l’auteur

Les nus tristes de Vilhelm Hammershoi

Vilhelm Hammershoi, Paysage (vue de Refsnoes), 1900, 63x78cm, Thielska Gall., Stockholm

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Après l’exposition de 1997/98 au Musée d’Orsay (72 toiles du peintre), le Musée Jacquemart-André proposait (c’est fini) une exposition sur le peintre danois Vilhelm Hammershoi (avec 40 tableaux de lui, plus huit de certains de ses contemporains danois). On y retrouve tout le talent mélancolique de ce maître du silence et de la solitude, qui, à 25 ans, avait déjà établi ses règles et n’en changea guère, malgré voyages (Benelux, Paris, où il se garda bien d’être influencé par les peintres d’avant-garde, Londres, Italie) et déménagements dans Copenhague (et pourtant on dirait toujours le même appartement). Ses paysages sont d’un dépouillement extrême, sans le moindre être vivant, sans la moindre touche de pittoresque, et ses vues urbaines sont tout aussi désertes, tendant vers l’abstraction. On cite souvent Vermeer et Hopper comme comparaisons, mais la peinture de Hammershoi est bien moins vivante; c’est plutôt aux églises désertées de Saenredam que je pense. Il n’est guère étonnant que Philippe Delerm, chantre des petits riens du quotidien, lui ait consacré un livre inspiré.

Vilhelm Hammershoi, Trois jeunes femmes, 1895, 128x167cm, Musée Ribe

Ses portraits sont aussi des monuments de solitude : ni les cinq hommes, ni les trois jeunes femmes ci-dessus (son épouse, Ida, est au centre) n’échangent en rien, ne se regardent ou ne semblent former une quelconque communauté : aucune communication, aucune interaction. Ses portraits individuels (tout comme ses autoportraits) sont rudes, tristes et froids, au regard vide, sans la moindre empathie, ni pour son épouse, au visage simple, aux traits placides (et paraît-il, aux nerfs fragiles; ils n’eurent pas d’enfants), ni pour sa mère (qui fut dominante et s’imposa au couple). Aucune émotion évidente chez Hammershoi, juste une peinture directe et brutale, au-delà des apparences de la vie en société.

Vilhelm Hammershoi, Intérieur, Strandgade 30, 1901, 66x55cm, Städel Museum, Francfort

Hammershoi est surtout connu pour ses vues d’intérieur, pour cet agencement superbe de volumes blancs, de portes entrouvertes et de lumière sourde avec lequel il réalise des compositions d’un dépouillement et d’une froideur inégalés. Et ces intérieurs sont souvent habités par une femme, la sienne, vue de dos, les yeux invisibles ou détournés, occupée à des tâches ou des loisirs domestiques, confinée à l’intérieur, sans lien social externe hors son peintre et mari. Seuls peut-être quelques cheveux follets sur sa nuque dans Le Repos (où sa pose, sans être alanguie, semble un peu moins rigide qu’à l’accoutumée) traduisent un minimum, sinon de sensualité, en tout cas de carnalité.

Vilhelm Hammershoi, Trois études de nu féminin, 1909-10, 63x63cm, Musée Malmö

Mon étonnement est venu de ce que Hammershoi avait aussi peint des nus féminins (quelques nus masculins, mais ils ne sont pas là), et donc c’est surtout d’eux que je voudrais vous parler ici. Deux nus féminins, qui étaient dans l’exposition de 1997, mais ne sont pas ici, dérogent un peu à ce que je vais énoncer, l’un légèrement plus sensuel et l’autre (Artémis) mythologique et symboliste. Manque aussi (dans les deux expositions) ce nu plus classique, davantage dans la tradition d’Eckersberg.

Vilhelm Hammershoi, Nu à mi-corps, 1889, 59×54.5cm, Musée Malmö

Donc pour les nus que nous voyons ici (et aussi pour celui-ci, inclus dans l’exposition de 1997, mais pas dans celle-ci, seulement dans son catalogue), c’est un sentiment d’accablement qui s’empare du spectateur : comment peut-on réussir à peindre des nus aussi tristes, aussi mélancoliques, aussi déprimants ?

Vilhelm Hammershoi, Nu féminin, 1910, 172×96.5cm, Davids Sammling, Copenhague

Sa peinture est précise, les corps sont sculptés, chaque poil pubien est détaillé, mais on est face à un anérotisme, à une froideur à laquelle peu de peintres sont jamais parvenus (Lequeu peut-être et son approche essentiellement anatomique dans certains dessins). Je lis dans le catalogue que ce ne serait là que des esquisses, à l’exception du tableau absent du Statens Museum et de celui ci-dessus, tous deux de 1910, et que, selon son collectionneur Alfred Bramsen, ce travail sur ces deux tableaux épuisa tant Hammershoi qu’il résolut  de ne plus jamais peindre de nus. Quelle forme de refoulement sexuel est-ce là ? Que nous disent ces tableaux des désirs inassouvis de Hammershoi et des drames familiaux soigneusement dissimulés ?

Vilhelm Hammershoi, Modèle féminin nu de profil, 1886, 67×36.5cm, coll. part.

Vilhelm Hammershoi, Trois études de nu féminin, 1909-10, détail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans trois de ces tableaux (seul celui aux trois femmes était à Orsay), le visage de la femme est effacé, gratté, détruit. Sans la moindre évidence (peut-être, des mesures anatomiques par comparaison avec ses portraits pourraient-elles nous éclairer), je suppute que dans ces trois cas, le modèle fut peut-être son épouse Ida. Bien sûr, il fallait effacer son visage dans un but de respectabilité, mais ce n’était sûrement pas un geste innocent de la part du peintre et mari.

Vilhelm Hammershoi, Modèle, 1886, 37x30cm, coll. David & Marie Dahl Kell

Enfin, j’ai trouvé cette petite composition (qui n’était pas à Orsay non plus) tout à fait étonnante : une jeune fille au corps androgyne assise sur une pierre ou un billot, le visage estompé et détourné, une longue natte noire descendant dans son dos et se confondant avec l’ombre. Dans le catalogue, Jean-Loup Champion évoque Seurat et ses baigneuses. Peut-être. Mais, comme tout Hammershoi, quelle inquiétante étrangeté !

Berthe Morisot, l’entre-femmes

Berthe Morisot, Monsieur M. et sa fille dans le jardin à Bougival, 1881, 73x92cm, Musée Marmottan

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Berthe Morisot fait l’objet d’une rétrospective au Musée d’Orsay (jusqu’au 22 septembre), apparemment bien plus petite que l’exposition de Philadelphie. Bien sûr, c’est une icône féministe, et on a donc eu droit à tous les discours attendus sur ce thème. Mais il est bien plus intéressant, au lieu de ne parler que de son caractère pionnier (« la seule femme impressionniste »; ce qui n’est pas exact, mais peu importe) de questionner ce qu’elle peint et comment elle le peint. Et d’abord, pour parler de ses sujets, l’exclusion à peu près totale de la moitié de l’humanité dans sa peinture : les hommes. Serait-ce un acte militant avant l’heure ? J’en doute. C’est plutôt que, si la compagnie des hommes peintres et écrivains la stimule, ce genre-là ne l’intéresse guère pictorialement. Je ne crois pas qu’elle se soit spécifiquement exprimée là-dessus, mais le fait est que dans cette exposition, l’homme est rare : trois portraits de son mari avec leur fille (et, autant Julie y est vive et présente, autant Eugène est à peine esquissé, comme un simple élément du décor), un autre tableau montrant son mari à la fenêtre sur l’île de Wright, confiné à l’intérieur, simple seuil vers l’extérieur, espace d’ailleurs féminin ici, et, sauf erreur, c’est tout. Quelle représentation falote du mari, épousé tard (pour l’époque, à 33 ans) qui lui apporta une indépendance financière lui permettant de peindre et qui fut peut-être un ersatz pour Edouard, lequel était déjà (mal) marié, et qu’elle aurait aimé en secret (voir le très beau récit romancé de Jean-Daniel Baltassat, que j’avais déjà évoqué là) ! Cette sous-représentation masculine serait-elle un biais des commissaires ? Je ne crois pas, on retrouve la même tendance dans toute son oeuvre. Il y a quelque chose dans le corps masculin qui, visiblement, lui déplait, la met mal à l’aise ou, en tout cas, ne l’inspire pas. Et, sauf erreur, elle est la seule dans ce cas : d’Artemisia Gentileschi à Camille Claudel en passant par Vigée Le Brun, ou, plus proches, Mary Cassatt ou Suzanne Valadon, aucune autre artiste n’a ainsi négligé la moitié de l’humanité.

Berthe Morisot, Jeune fille au Manteau vert, 1894, 116.5×81.6cm, coll. privée New Orleans

Ce qui est curieux, c’est que sa peinture s’épanouit après la mort de son mari : c’est pendant les dernières années de sa vie qu’elle atteint enfin sa plénitude, avec un lent cheminement vers une forme, sinon d’abstraction, en tout cas de dépouillement, en écho à Cézanne ou au Monet des Cathédrales, et aussi à son dialogue fructueux avec Mallarmé. Mais cette dimension-là est quasi absente de cette exposition-ci, qui ne s’intéresse qu’au volet de sa peinture le plus connu (et le plus coté), l’impressionnisme. Toute sa vie, Morisot a tenté un équilibre entre tradition et nouveauté, elle a longtemps été suiveuse, dans le sillage de Manet en particulier, puis a commencé à affirmer son indépendance innovatrice à la mort d’Edouard Manet en 1883; c’est alors Mallarmé, le poète cérébral, abscons et inspiré, qui semble avoir eu le plus d’influence sur elle, et encore plus après son veuvage en 1892. Mais ce n’est guère visible ici, ni dans le catalogue. Certes, la commissaire consacre quelques pages au non-fini dans le catalogue. Certes, quelques toiles « non finies » apparaissent vers la fin, comme cette révolutionnaire Jeune Fille au Manteau Vert de 1894, un an avant son décès.  Mais, au fond, aux yeux de tous ou presque, impressionniste elle est, et impressionniste elle restera.

Berthe Morisot, Femme à sa toilette, 1875-1880, 60.3×80.4cm, Art Institute of Chicago

Donc Morisot peint des femmes : elle-même, sa fille, ses domestiques, d’autres femmes du monde et des modèles à leur toilette, quelquefois (rarement) nues et voluptueuses, mais toujours très sensuelles; Et alors, le rendu de la peau, de ses reflets et des jeux des étoffes légères sur ces corps est remarquable. Elle peint de manière suggestive, pas léchée. C’est avant tout une peintre de l’intime, et, en cela elle est remarquable. Ces deux exemples sont, je trouve, édifiants.

Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890, 55x46cm, Fondation Pierre Gianada, Martigny

On peut lire le roman de Baltassat mentionné ci-dessus, le catalogue du musée, mais on peut se passer de lire sa biographie par Isidore Isou (qu’on ne s’attendait pas à trouver là, mais ce fut visiblement pour lui un travail purement alimentaire).

[22/09/2019 : La violence de certaines réactions à mon texte sur l’absence d’hommes dans la peinture de Berthe Morisot, et à mon questionnement sur cette androphobie picturale à côté de son androphilie sociale, m’a beaucoup interrogé : pourquoi cette violence irrationnelle ? quels tourments inavoués mon texte dérangerait-il ? sur quel tabou aurais-je mis le doigt, qui aurait dû rester interdit de parole ?

Alors, je pose une hypothèse, qui n’est rien de plus, sûrement pas une affirmation, pas une certitude, mais avec l’espoir que ceux qui sont familiers avec ses écrits, avec sa pensée, sauront y répondre, sans tomber dans le discours militant irrationnel que je viens d’expérimenter.

Peut-on supposer que Berthe Morisot prenait plaisir socialement à la compagnie des hommes, mais que, quand il s’agissait de passer à l’acte – le seul acte qui comptait vraiment pour elle, la peinture –, elle les excluait (à part son mari falot épousé plus ou moins par nécessité, et des jeunes garçons prépubères) ? et quelqu’un oserait-il alors parler de castration picturale, ou même, horresco referens, de frigidité picturale ?]

Niko Pirosmani, peintre prolétaire et réaliste inspiré

Niko Pirosmani, Le Millionnaire sans enfants et la Pauvresse avec ses enfants, huile sur toile cirée, 114x156cm, Musée national de Géorgie

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C’est une très belle exposition de Niko Pirosmani (ou Pirosmanachvili) que, après l’Albertina, la Fondation van Gogh présente à Arles (jusqu’au 20 octobre); ce n’est pas la première en France, après les Arts Décos en 1969 (sa première exposition hors de l’orbite soviétique), le Musée d’art naïf de Nice en 1983, Nantes en 1999 et le musée Zervos à Vézelay en 2008 (et peut-être d’autres que j’oublie). Pirosmani que, pour ma part, j’avais découvert à Tblissi en 2004, n’est donc pas un inconnu en France, mais il est méconnu, et cette exposition soulève des questions intéressantes sur sa vie et sur son oeuvre.

Niko Pirosmani,L’Actrice Margarita, huile sur toile cirée, 117x94cm, Musée national de Géorgie

Pirosmani est un homme du peuple, qui, après divers échecs professionnels et diverses déconvenues amoureuses (la plus belle, peut-être apocryphe, est qu’il dépensa tout son argent en roses rouges pour cette actrice française de passage, Marguerite de Sèvres), vécut en marginal nomade, sans domicile fixe, peignant enseignes et tableaux pour les petits commerces de la ville,  les échangeant contre boisson, gîte et couvert, mais aussi peignant pour son bonheur propre. Vivant dans une société en pleine mutation entre deux siècles, entre un passé fier, rural et idyllique, et une modernité faite de domination russe, d’urbanisation et d’industrialisation, la majorité de ses toiles sont des témoignages de ces deux facettes de la culture géorgienne, et des tensions que cela peut entraîner (comme par exemple dans le tableau très virulent de l’achat d’un bébé par des millionnaires à une femme pauvre (en haut). Pirosmani mourut à 55 ans le jour de Pâques 1918, trois semaines avant la proclamation d’une éphémère Géorgie indépendante sur les ruines de l’empire tsariste (que les Soviets élimineront en 1921 pour 70 ans).

Niko Pirosmani, Girafe, huile sur toile cirée, 138x112cm, Musée national de Géorgie

Donc Pirosmani peint, pour l’essentiel des scènes vues : à la différence du Douanier Rousseau (auquel on le compare trop souvent; une comparaison bien plus pertinente serait Dominguez Alvarez, lui aussi peintre du peuple, qui, à Porto, payait aussi son écot avec ses toiles), Pirosmani n’est pas un peintre onirique, il ne représente pas des scènes rêvées, fantasmées. Excepté la toile représentant la guerre russo-japonaise (ci-dessous) et peut-être quelques animaux exotiques (un cirque a-t-il ou non montré une girafe à Tbilissi ces années-là ? Grave question. Comme le Rhinocéros de Dürer …), tous ses sujets sont des scènes qu’il a vues (et parfois transposées, faisant des convives des princes), des histoires avec lesquelles il est familier, des hommes et des femmes qu’il côtoie, des animaux qu’il a observés (et à qui sa peinture confère une vraie personnalité : ah, le regard si doux de la girafe …).

Niko Pirosmani, Banquet des quatre citadins, huile sur toile cirée, 108x202cm, Musée national de Géorgie, pas dans l’exposition

Une de ses scènes favorites est le banquet, non pas n’importe quel banquet, mais le rituel noble du banquet et des toasts, qui est un élément essentiel de la culture géorgienne : la personne la plus respectable de l’assemblée, le « tamada », porte des toasts en commençant par Dieu, la patrie, les héros, puis les personnes présentes, chacun se lève et boit cul-sec, et personne n’est ivre. Je me souviens d’un banquet à Gori (une amie traduisait pour moi) où le tamada porta un toast à Staline, natif du lieu, puis me regardant du coin de l’oeil et voyant ma mine déconfite ajouta : « Bon, en honneur au Français, le toast sera pour Staline et De Gaulle ensemble » et j’ai levé mon verre. Donc ce rituel social codifié est très présent dans les toiles de Pirosmani (qui n’est nullement un asocial, un marginal, mais est au contraire très ancré dans la culture populaire de son pays), avec des scènes rigides, très posées, sans doute plus symboliques que vraiment réalistes, où le temps est suspendu (aucun banquet dans l’exposition, sauf erreur). L’essai de Gottfried Boehm dans le catalogue évoque le portrait de groupe hollandais, tel que remarquablement analysé par Aloïs Riegl : s’il y a bien des similarités dans la facture, le rôle socialement glorificateur de la peinture est par contre absent chez Pirosmani.

Niko Pirosmani, la Guerre russo-japonaise, huile sur toile cirée, 107x169cm, Musée national de Géorgie

Et quand les artistes bourgeois de Tbilissi veulent l’honorer, il les remercie de manière fort ironique en suggérant qu’au lieu de lui donner de l’argent, ils bâtissent ensemble un lieu de convivialité où boire et manger à souhait. De ce point de vue, Pirosmani est aux antipodes du Douanier Rousseau : ce dernier veut être reconnu comme artiste, veut être intégré dans les cercles de l’avant-garde, il joue le rôle du naïf. Pirosmani s’en moque complètement; il crève de faim et n’a pas de toit, mais il ne va pas se vendre. De même quand les artistes russes d’avant-garde Mikhail Le Dentu (dont le trisaïeul était un émigré français sous la Révolution et le 1er Empire, établi à Saint-Petersbourg) et les frères Zdanevitch le « découvrent », Pirosmani ne leur prête guère attention; certes il leur vend quatre toiles (ou, plus probablement ils les ont achetées à d’autres) qui seront montrées à Moscou dans l’exposition du groupe Gontcharova-Larionov de la Queue d’âne (dont la Femme au bock de bière, ci-dessous), mais cette appropriation paternaliste d’un art vu comme « primitif » par l’avant-garde semble le laisser froid.

Niko Pirosmani, Médecin sur un âne, huile sur carton, 80x100cm, Musée national de Géorgie

A part ces quatre toiles exposées à Moscou, dont on fait grand cas, il faut bien reconnaître que, de 1913 à 1969, c’est exclusivement l’Union Soviétique (et les pays satellites) qui ont mis Pirosmani à l’honneur, avec, dès 1927, 23 toiles de Pirosmani dans l’exposition d’art des peuples de l’URSS pour le dixième anniversaire de la Révolution (il y est le troisième artiste de par le nombre de tableaux), puis de très nombreuses expositions en Géorgie bien sûr, mais aussi à Moscou, Leningrad, Kharkov, Kiev, Odessa, Prague, Varsovie, Berlin Est, Dresde, Bucarest, Budapest, Tallinn, Riga, Kaunas, … Le premier livre sur lui, publié à Tbilissi, date de 1926. Aucun intérêt marqué pour lui à l’Ouest avant 1969. C’est aussi, qu’on le veuille ou non, que Pirosmani est un peintre prolétaire, qui, sans s’inscrire formellement par avance dans ce qui sera défini comme le réalisme socialiste, peint une société de gens ordinaires, et, parfois, de situations sociales révélatrices. Que cela ne convienne guère aux critiques contemporains ne peut pas occulter d’où Pirosmani peint, et quelle est sa place.

Niko Pirosmani, La Montagne de l’Arsenal la nuit, huile sur toile cirée, 113x91cm, Musée national de Géorgie

Certes, la conservation de ses oeuvres fut complexe : un des frères Zdanievitch s’exila en France tout comme Larionov et Gontcharova, l’autre fut envoyé au Goulag pendant quelques années, beaucoup de leurs oeuvres de Pirosmani (une quarantaine) furent achetées à vil prix par le Musée de Tbilissi. Un exemple intéressant est La Montagne de l’Arsenal la nuit : quand la collection des frères Zdanevitch fut acquise par le Musée de Tbilissi en 1930, Kirill Zdanevitch conserva six toiles, dont celle-ci; en 1957, quand Kirill Zdanevitch était au Goulag, il semble que sa famille, pour faciliter sa libération, ait vendu cette toile à Lili Brik (la soeur d’Elsa Triolet), laquelle la cèda à l’état soviétique pour qu’elle soit offerte à Aragon, qui la reçut donc fin 1957. Lors de sa mise en vente chez Christie’s en 2015, l’oligarque géorgien Bidzina Ivanichvili l’acquérit pour £962 500 et en fit don au Musée de Tbilissi.

Niko Pirosmani, Femme au bock de bière, huile sur toile cirée, 114x90cm, Musée national de Géorgie

Une des caractéristiques fascinantes de la peinture de Pirosmani est sa luminosité, sa capacité à faire ressortir des couleurs simples qui deviennent éclatantes : c’est en effet que presque tous ses tableaux sont peints sur une toile cirée noire (du type de celle utilisée pour la capote des fiacres), non qu’elle fut moins chère que la toile à tableaux, mais elle était plus souple, ne nécessitait pas d’apprêt et elle lui permettait, en faisant ressortir ce fond noir brillant, de donner à ses tableaux cette étrangeté lumineuse (le Médecin ci-dessus est une exception, peint sur carton). Il peint sans perspective, sans profondeur, ses personnages sont souvent frontaux, inexpressifs, dans une simplicté très dépouillée. Pirosmani, même s’il suivit quelques cours de dessin à 20 ans, est foncièrement autodidacte . Contrairement au Douanier Rousseau, il ne s’intègre pas, ni ne traduit ses rêvesen peinture; contrairement à van Gogh, c’est un peintre d’ordre et d’harmonie. Quelle étiquette lui accoler : naïf ? primitif ? brut ? bon sauvage ? Aucune n’est vraiment adéquate.

Tadao Ando, Table de Niko Pirosmani, plexiglas, métal et fleurs, 2018, 700x180x140cm

L’exposition présente aussi quelques oeuvres d’artistes contemporains en écho à Pirosmani : excepté pour la table de roses bleues de Tadao Ando, on peut passer assez vite (voire très vite devant des peintres à la mode, Yoshitomo Nara ou Adrian Ghenie).

L’ultime photo est de l’auteur.

Censure transgenre : Darger n’est pas politiquement correct

Michael Bonesteel

En espagnol

En rédigeant ma récente critique du livre sur Henry Darger, dans lequel Michael Bonesteel a écrit un essai, j’ai découvert, au hasard d’un click, les mésaventures de Bonesteel. Cet Américain sexagénaire est l’auteur d’un des livres de référence sur Darger, “Henry Darger: Art and Selected Writings,” en 2001. Il a commencé à enseigner en 2003 à la fort réputée SAIC, School of the Art Institute of Chicago ; n’ayant qu’un modeste BA de l’Université du Wisconsin, et pas de Ph.D., il n’était que « Adjunct Professor » (et donc sans « tenure », aisément révocable). Ses cours portaient sur l’art outsider et sur les comic books.

Henry Darger

Le 12 décembre 2016, dans son cours sur l’art brut, il a présenté le travail d’Henry Darger et il a émis l’opinion que les petites filles au pénis étaient le résultat de violences sexuelles traumatiques que Darger aurait subies enfant. Un étudiant transgenre nommé Jos Demme s’est dit offensé par cette assertion, lui-même étant transgenre mais n’ayant jamais subi de violences sexuelles, disant que l’identité sexuelle ne résultait pas d’un traumatisme ; il a ajouté qu’il n’y avait aucune preuve que Darger ait subi de telles violences. Bonesteel a répondu qu’il n’y avait en effet aucune preuve, mais que c’était l’opinion de la plupart des chercheurs sur Darger.
Le 14 décembre, suite à une plainte de Jos Demme, Bonesteel a rencontré un des Doyens de la SAIC qui lui a conseillé d’abord de s’excuser et ensuite de documenter son propos.
Le 16 décembre, Bonesteel a posté en ligne ses excuses d’avoir offensé cet étudiant sans le vouloir, reconnaissant qu’il aurait en effet dû traiter ce sujet avec plus de tact, ainsi que des études sur Darger et la dysphorie de genre.

Gerard Jones, Men of Tomorrow: Geeks, Gangsters, and the Birth of the Comic Book, 2004, couverture

Ce même jour, lors de son cours sur les comic books, suite à une discussion du livre « Men of Tomorrow: Geeks, Gangsters, and the Birth of the Comic Book » de Gerard Jones, un autre étudiant transgenre, Gabe Howell, a accusé ce livre, son auteur, et par extension le professeur Bonesteel et la SAIC d’antisémitisme, de racisme et d’homophobie. Si je connais assez bien Darger, je n’ai par contre pas lu ce livre, mais la revue académique American Jewish History, peu suspecte d’antisémitisme, en a fait une critique élogieuse, le décrivant comme « a story of Jewish heroes and Jewish villains”.

Alan Moore & Brian Bolland, Batman . The Killing Joke, 1988, extrait

Ce même jour, dans ce même cours, lors de l’interclasse, Bonesteel discute avec un autre élève le roman graphique « Batman : The Killing Joke » et le possible viol de Barbara Gordon par le Joker. Le même Gabe Howell interrompt la discussion, dit que la discussion d’un viol le met mal à l’aise et que Bonesteel n’a pas le droit de prononcer le mot « viol » en classe sans avoir préalablement émis un « trigger warning », c’est-à-dire avoir prévenu d’avance que le sujet discuté va être sensible et pourrait offenser certains.
Jos Demme dépose une plainte contre Bonesteel, Gabe Howell dépose aussi une plainte, et, peu après, un troisième étudiant transgenre dépose aussi une plainte car tout cela l’a perturbé. Ces plaintes sont déposées au titre du Title IX, une loi qui interdit la discrimination sexuelle. Ce ne sont pas des plaintes judiciaires, mais des recours auprès de la direction de la SAIC.
Bonesteel est convoqué, il n’y a pas de confrontation avec ses accusateurs, il ne peut pas lire leurs plaintes, et la procédure doit rester secrète. Malgré le soutien d’autres étudiants, et de professeurs, bien que les évaluations par les élèves de ces deux cours soient supérieures à 4 sur 5 (un des étudiants écrivant dans son évaluation qu’il y avait bien quelques étudiants qui n’étaient pas à l’aise avec la violence de certains documents et ne voulaient pas accepter que l’histoire est parfois violente, et que Bonesteel a tenté de le leur expliquer de manière professionnelle et pédagogique), Bonesteel est sanctionné par la direction de la SAIC pour harassement sexuel lié au genre. Il n’a plus un contrat multi-annuel, mais aura seulement un contrat annuel précaire à condition qu’il suive un cours de rééducation sur le genre ; ses trois cours sur les comic books sont affectés à d’autres professeurs; il ne conserve que son cours sur l’art brut, mais il doit en revoir le programme et le faire préalablement approuver par la direction ; et, du fait de la réduction de ses heures de cours, son assurance médicale est supprimée.
Bonesteel préfère démissionner le 15 juin 2017. Depuis, il continue ses recherches de manière indépendante, il écrit (ainsi dans le livre sur Darger qui a déclenché mon intérêt) et il enseigne l’art brut dans un centre d’éducation permanente, le Centre d’Art d’Evanston (Illinois).
La plupart des réactions dénoncent cette censure, cette action de force d’un groupe d’étudiants LGBT contre la liberté académique prenant prétexte d’une législation (fort bienvenue) anti-discrimination pour influer sur la substance d’un cours, les œuvres ou documents qu’on y analyse, et la libre opinion du professeur.
L’art brut, l’art populaire, c’est rude, c’est violent, ça a des préjugés, sexistes, raciaux. Est-ce une raison pour ne pas l’étudier ?
Laura Kipnis, qui a écrit un livre sur les dérives toxiques du Title IX à l’université, a twitté : « Censurer la parole dans une école d’art ? Duchamp se retourne dans sa tombe ».

Sources :
Le meilleur article sur ce sujet est lisible ci-dessous. (ci-dessous deux corrections suite à cet article, lu après la première rédaction de mon billet)
Vous pouvez aussi lire :
The Art Newspaper
Rawvision (dont Bonesteel fut un collaborateur épisodique)
The Chicago Reader
F News Magazine
et je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous cette diatribe contre Bonesteel et contre l’art dégénéré de Darger, qui vaut son pesant de moutarde : le professeur est furieux car il ne peut plus enseigner que le viol et la torture d’enfants c’est de l’art ….

MàJ, suite à cet article .
J’ai commis deux erreurs :
– Bonesteel avait 70 ans quand il a dû quitter la SAIC;
– l’incident au sujet du possible viol de Barbara Godron a eu lieu un autre jour que l’accusation d’antisémitisme de Gabe Howell contre Bonesteel.
Pour le reste, cet article confirme en tous points ce que j’ai écrit :
– les deux étudiants transgenres ont été interviewés par les journalistes, et ont pu exposer leur point de vue, ils n’ont nullement été réduits au silence et cet article leur donne amplement la parole ;
– le livre que Gabe Howell a accusé d’antisémitisme est célébré non seulement, comme je l’indiquais par The American Jewish History Review, mais aussi par le NYT, ce qui montre bien l’inanité de cette accusation ;
– Bonesteel a bien été lavé de l’accusation portée par les étudiants transgenres de les avoir « mégenré » comme on dit ( et l’un d’eux veut qu’on se réfère à lui en disant « They » …) ;
– il n’y a pas eu d’enquête, ni auprès des autres professeurs, ni auprès d’autres étudiants (dont on voit, dans cet article, que, dans leur quasi-totalité, ils ne condamnent pas Bonesteel, mais qu’ils veulent rester anonymes, par peur de représailles : « I don’t want anyone to hate me if I take [Bonesteel’s] side »).

On voit de plus que l’un des étudiants a dit « that getting Bonesteel fired from SAIC was [his] dream solution », qu’un autre aurait dit (selon un autre étudiant) « that he had been emailing administrators and trying to get the professor fired. « It was kind of like he had a grudge against him through the whole class, like he was trying to find a smoking gun” » Cet article confirme donc bien qu’il s’est agi là d’une censure organisée et planifiée par ces étudiants transgenres.
De plus Gabe Howell a qualifié Bonesteel de « some crummy old white man », un commentaire particulièrement discriminatoire.

 

 

 

 

 

 

Emil Nolde, l’homme et l’artiste, le sombre et le clair : hystérie vertueuse ?

Emil Nolde, the Artist during the Third Reich, Prestel

En espagnol

Le livre (en anglais) Emil Nolde. The Artist during the Third Reich, de Bernhard Fulda (Prestel, 2019, 384 pages) accompagne (ainsi qu’un recueil de textes , et un livre d’essais en allemand que je n’ai pas lus) une exposition à Berlin, que je n’ai pas vue (jusqu’au 15 septembre). Mais ce n’est pas vraiment un catalogue : c’est d’abord et avant tout un travail d’historien (Fulda est professeur d’histoire à Cambridge, pas d’histoire de l’art) très fouillé sur le passé nazi de Nolde et son antisémitisme. La Fondation Nolde, autrefois très réticente, a, sous l’impulsion de son nouveau Directeur Christian Ring (qui a rédigé l’introduction du livre), ouvert ses archives sans réserves à Bernhard Fulda et à sa collègue Aya Soika (qui rédige deux chapitres du livre). C’est un travail extrêmement documenté, avec une profusion de détails et de références (au point de parfois s’y perdre si on n’est pas très familier de cette scène).

Emil Nolde, Le Pécheur, 1926, 86x106cm

Et c’est absolument accablant pour Nolde : membre du parti nazi, intriguant dans les cercles de pouvoir nazis, et antisémite convaincu dès 1910. Certes, l’antisémitisme était alors très répandu en Allemagne, y compris chez les intellectuels et artistes. Certes, cet antisémitisme provient en partie de l’aigreur de Nolde, paysan à moitié Danois (sa langue maternelle était le danois, et après les plébiscites du Schleswig en 1920, il était citoyen danois) sans éducation très avancée, contre les élites urbaines, berlinoises en particulier, contrôlant le monde de l’art et dans lesquelles, selon lui, les Juifs étaient surreprésentés; cela vient aussi de son conflit avec Max Liebermann, quand il tenta un « putsch » contre Liebermann à la Sécession berlinoise, échoua, et en fut exclu. Certes Nolde était un intrigant, désireux de se faire bien voir des autorités, alors nazies, pour promouvoir son oeuvre; Ernst Ludwig Kirchner, qui, d’après Fulda, n’était pas exempt lui non plus, comme presque tous, de sympathies nazies, le décrit (p.87) comme opportuniste et mégalomane plutôt que comme nazi convaincu. Certes. Mais il n’en reste pas moins que Nolde n’était pas seulement antisémite par opportunisme, pour la façade, mais qu’il était habité par une haine des Juifs virulente, on le voit en particulier dans sa correspondance privée avec sa femme. Rien ne prouve qu’il fut au courant du génocide des Juifs (les auteurs ne citent qu’une lettre ambigüe sur « les horreurs en Pologne » reçue par sa femme) et, curieusement (p.104), il était partisan du sionisme (comme beaucoup d’antisémites, d’ailleurs, hier comme aujourd’hui, on l’a encore vu tout récemment). Au passage, comme c’est un artiste que je connais bien, une grossière erreur (p.165) de l’auteur classant Edvard Munch parmi les artistes proches des nazis : c’était déjà une affirmation diffamante de Jean Clair dont j’ai, en son temps, démontré la fausseté.

Helmut Schmidt dans son bureau 1976, Emil Nolde, La Mer III, 1947

Cette recherche apporte de nombreuses informations nouvelles, mais on peut néanmoins dire que tout le monde savait déjà que Nolde avait été proche des nazis, voire membre du parti (on l’a publié dans les années 63/64); on n’avait pas tous ces détails, bien sûr, la Fondation n’ouvrait ses archives que sélectivement, mais dès 1992 (p.131) les historiens avaient démontré sa proximité avec les nazis et son antisémitisme, même si c’était seulement sur la base d’archives extérieures à la Fondation. Helmut Schmidt ne pouvait pas l’ignorer, lui qui organisa une exposition Nolde à la Chancellerie en 1982 et avait un tableau de Nolde dans son bureau. Le Président allemand Richard von Weiszäcker (fis du haut fonctionnaire nazi Ernst von Weiszäcker, qui fut en contact avec Nolde et l’aida en 1938 à récupérer ses oeuvres « dégénérées » sous le prétexte qu’il était citoyen danois), qui collectionnait les tableaux de Nolde, ne pouvait non plus l’ignorer. Angela Merkel qui l’avait décrit comme son peintre préféré et avait deux toiles de lui dans son bureau jusqu’à ce que le scandale de cette exposition l’amène à les retirer (j’y reviendrai), ne pouvait pas non plus l’ignorer. Ni beaucoup d’autres, qui, aujourd’hui, se parent de vertu. Mais son passé nazi était alors perçu comme secondaire, il n’avait pas été le seul, personne ou presque n’était innocent et c’était quand même un très grand peintre, disait-on; ce qui soulève des questions intéressantes sur lesquelles je conclurai cet article. Et puis c’était quand même une histoire ambigüe, disait-on : après tout, il avait été inclus dans l’exposition sur l’art dégénéré (même s’il en avait donc été retiré en 1938), il était un des 112 artistes dégénérés mais ses 33 oeuvres représentaient 5% du total des oeuvres alors présentées, plus d’un millier de ses oeuvres avaient été retirées des musées allemands, et il avait été exclu de la Reichskunstkammer en 1941, perdant ainsi la possibilité d’acheter pigments ou toiles et de vendre ses oeuvres (Fulda estime que ce n’était pas pour des raisons idéologiques, mais par suite de la jalousie liée au succès de ses ventes, mais ne le démontre pas). Il avait fait retraite pendant la guerre dans son village du Schleswig et y avait peint ses « Peintures non-peintes » : on pouvait voir ça comme une forme de résistance. Il était à la fois sympathisant et victime du nazisme. Voilà l’histoire qu’on contait avant cette exposition et ce livre.

Joseph Goebbels visitant l’exposition d’art dégénéré, 1937 avec Emil Nolde, Le Pécheur, 1926 et Les Vierges folles et les Vierges sages, 1910, tableau disparu

Outre exposer aussi clairement son nazisme et son antisémitisme, l’autre qualité essentielle de ce livre est de montrer comment Nolde a créé son histore, s’est construit une légende (comme on dit dans les services). Dans leur excellent livre La Légende de l’Artiste (Allia, 2010; traduction du livre original allemand de 1934), les historiens d’art viennois Ernst Kris (par ailleurs psychanalyste) et Otto Kurz introduisent le concept de « enacted biography », la mise en scène par l’artiste (depuis la Renaissance) de sa vie pour qu’elle semble se conformer au mythe artistique qu’il veut créer. Nolde fit celà à deux reprises : d’abord, sous les nazis, il ne cessa de protester de sa sympathie pour le régime, de sa haine des Juifs, de son souci de contribuer à l’art allemand, il mena un lobbying intense pour que ses toiles soient retirées de l’exposition d’art dégénéré, pour qu’elles puissent être exposées dans des musées, pour que des dignitaires nazis les voient chez le fils d’untel ou le frère d’une telle (y compris Hitler, qui pourtant le traite de cochon et ses tableaux de fumier, p.51). Après la guerre, en sens inverse, Nolde mit en avant son inclusion dans l’art dégénéré, son exclusion de la Chambre des arts, ses « peintures non-peintes » (il sera posthumement grandement aidé en cela par le best-steller de Siegfried Lenz, Deutschstunde (1968) qui met en scène sa « résistance » et en fait un héros légendaire). Et bien sûr il expurgea ses livres lors de leur rééditions et il détruisit beucoup d’écrits compromettants. L’analyse faite ici de cet « automarketing » de Nolde est remarquable.

Emil Nolde. The Artist during the Third Reich, Prestel, p. 128-129

Par contre, dès qu’il s’agit d’art, ce livre est décevant et poussif. Il prétend prouver que l’antisémitisme a influencé son art mais peine à le démontrer. Évidemment Nolde n’a pas été un artiste du nazisme, comme le furent Arno Breker ou Leni Riefenstahl, ne serait- ce que parce que son art était aux antipodes des goûts d’Hitler, qui détestait son travail. Son style n’a jamais rien eu à voir avec l’esthétique nazie. Nolde lui même récuse l’influence que sa haine des Juifs aurait pu avoir sur son travail, écrivant à ce sujet qu’il doute que la haine puisse être créative ( le 3 août 1933, p.103). Alors Fulda tente d’analyser son répertoire, ses sujets : Nolde peint moins de tableaux religieux sous le nazisme, écrit-il, car il ne veut pas peindre de Juifs. Ce n’est démontré ni par les bribes de lettres citées, ni par les oeuvres elles-mêmes, qui, dans le livre même (p.128/129, ci-dessus), démontrent le contraire avec Dieu, des anges, des Prophètes, une nonne, un prêtre, Dieu jardinier; de plus Nolde est en effet antisémite depuis 1910, mais cela ne l’a pas empêché de peindre des Prophètes et d’autres figures de l’Ancien Testament à profusion pendant toutes ces années. Seconde affirmation : Nolde peint des Vikings, or les Vikings sont apparentés à la mythologie nazie (et notre critique bien pensant surenchérit avec un argument idiot : de plus Viking est le nom d’une divison des SS, donc une preuve de plus); mais d’abord Nolde est d’origine (et de citoyenneté) danoise, donc les Vikings ne lui sont pas étrangers, et ensuite il peint des Vikings depuis 1906, bien avant le nazisme (et ses Vikings sont inspirés par les guerriers de Ferdinand Hodler, p.125). Encore d’autres assertions ridicules pour tenter de démontrer que son art serait un art nazi : l’enfant Jésus a les yeux bleus (p.120; mais, plus bas, Ève, déjà en 1921 …), les flammes (p.160) seraient un symbole nazi, et la légende « Berlin WW » sur un dessin (p.154) serait un nom de code pour le quartier juif de Berlin (??). Tout aussi limitée est l’analyse de ses aquarelles, ses « peintures non-peintes », où Fulda se limite à dire, que puisque Nolde a peint des aquarelles avant et après le nazisme, c’est la preuve qu’on ne peut les considérer comme une forme de « résistance apathique » au nazisme : un peu léger. Cette partie-là du livre est indigente et démunie d’arguments crédibles, très en dessous de la partie historique (mais Fulda n’est pas historien d’art, redisons-le); l’exposition de la Hamburger Bahnhof aurait mérité un vrai catalogue.

Angela Merkel dans son bureau devant Emil Nolde, Les Brisants, 1936

C’est donc un livre d’un grand intérêt historique et d’un faible intérêt artistique. Cette exposition et ce livre, en rétablissant la vérité, ont contribué à une démonisation de Nolde (voir entre autres l’article déjà cité de Dagen, qui en 2013 et 2014, n’en avait guère cure; par contre Frédéric Lemaître en 2014, était plus lucide). Merkel ne veut plus de ses tableaux dans son bureau, comme si elle avait soudain découvert ce passé de Nolde que nul n’ignorait, mais dont personne ne parlait (on lui a proposé en échange un tableau de Karl Schmidt-Rottluff; manque de chance, lui aussi aurait été proche des nazis, chuchote-t-on; alors elle ne conserve que la croûte de Kokoschka, le portrait d’Adenauer; Kokoschka fut autant opportuniste que Nolde ces années-là, mais de l’autre côté, donc il est acceptable). Et les critiques notent que les indignations de Merkel restent sélectives, elle va chaque année à Bayreuth sans états d’âme : une « hystérie de vertu » dit à son propos l’historien Michael Wolffsohn, spécialiste de l’histoire des Juifs en Allemagne et lui-même juif (et on pourrait le dire de bien d’autres). Au risque de choquer, je dirais que c’est là une forme de dogmatisme aussi obtus que celui des contempteurs de l’art dégénéré : blâmer et punir la peinture à cause de l’homme, dans un cas parce qu’il fut nazi et antisémite, dans l’autre parce qu’il était juif ou communiste ou « cosmopolite ». Page 31, l’auteur écrit d’ailleurs « tout bannissement d’oeuvres d’art sur des bases politiques représenterait un alignement inconscient avec les traditions des politiques culturelles nazies ». De ce point de vue, l’introduction du catalogue est intelligente et mesurée (p.19) : « le but de ce livre n’est pas de contrer l’auto-narration de l’artiste avec une autre narration, il n’est pas d’arracher son masque pour révéler le vrai Nolde manipulateur sous le masque, mais plutôt de contextualiser historiquement, et donc d’expliquer en quoi les efforts de Nolde pour construire sa légende artistique sont une composante de son identité artistique. On ne peut pas séparer l’oeuvre, la biographie, l’auto-stylisation autobiographique et la réception de l’oeuvre. »

Emil Nolde, Paradis perdu, 1921, 106,5x157cm

Peut-on dissocier l’homme et l’artiste ? C’est une question éternelle, sur Céline, sur Ezra Pound et sur tant d’autres (d’ailleurs plutôt sur les antisémites que sur les islamophobes ou les négrophobes, mais bon …). Bien sûr qu’on ne peut pas, qu’il est impossible de nier la dimension humaine avec toutes ses complexités, mais sans doute ne faut-il pas regarder toute l’oeuvre uniquement à travers le prisme des opinions politiques ou sociales de l’artiste, de l’auteur.  L’art n’est évidemment pas autonome (p.31), et il est utile et même essentiel de l’éclairer par ce type de recherches. Encore faut-il, en parallèle, continuer à regarder l’oeuvre en tant que telle, et parvenir à une synthèse (ce que, dans sa partie esthétique, ce livre peine à faire). Sinon, on va brûler les livres de Heidegger et d’Althusser à cause de leurs crimes. Pour le centenaire de Nolde en 1967, Walter Jens prononça un discours (p.237) où, reconnaissant la part d’ombre de Nolde, il demandait toutefois que, regardant son oeuvre, on « protège Nolde de lui-même »; l’auteur du catalogue dénigre cette affirmation, qui, en effet, n’a guère encouragé des recherches plus approfondies sur cette part d’ombre. Le danger serait de tomber dans l’autre extrême et de ne voir dans toute l’oeuvre de Nolde qu’antisémitisme et nazisme, ce qui serait tout autant exagéré.

Exposition de l’art dégénéré, 1937, Emil Nolde, La Vie du Christ, 1911, 220x580cm

Une excellente chose que cette recherche ait été faite, une excellente chose que ce livre ait été publié, une excellente chose que cette exposition ait eu lieu (ça m’a d’ailleurs fait penser à la polémique actuelle sur la nouvelle définition du Musée par l’ICOM : la Hamburger Bahnhof s’est parfaitement inscrite dans cette redéfinition, refusant d’être un simple lieu d’exposition, mais s’intégrant dans la dimension sociale, politique et culturelle du monde, ce qui hérisse les réactionnaires habituels). Si l’histoire vous intéresse, achetez ce livre; mais si c’est l’oeuvre de Nolde que vous voulez connaître et comprendre, alors achetez d’abord un autre livre.

Livre reçu en service de presse

Giorgio de Chirico, la Métaphysique continue

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, couverture

En espagnol

Pendant longtemps, on n’a voulu connaître, de Giorgio de Chirico, que sa peinture dite métaphysique des années 1910 à 1919, cette inquiétante étrangeté qui fut alors sa marque, et on a suivi André Breton, les autres surréalistes et bien d’autres critiques (mais ni Duchamp, ni Cocteau) qui ont décrié sa peinture par la suite (voire, dans le cas de Breton, insulté et même boxé Chirico). Le livre en anglais, dirigé par Victoria Noel-Johnson, Giorgio de Chirico, The Changing Face of Metaphysical Art, chez Skira (2019; 248 pages; publié à l’occasion d’une exposition à Gênes; existe aussi en italien) est un plaidoyer a contrario sur la permanence de la métaphysique dans la peinture de Chirico après 1919. Ce n’est pas le premier, et déjà l’exposition de 2009 au MAMVP (voir mes deux billets, sur les autoportraits et sur les autres tableaux de cette exposition, plus mon addendum sur la copie et le prétendu faux) tenait un discours similaire (et en particulier dans le catalogue du MAMVP, l’essai de la psychanalyste Caroline Thompson sur sa régression).

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, pages 2 et 3

Dans son essai, Noel-Johnson analyse fort bien cette continuité, la reliant à une approche cyclique du temps chez Chirico et non linéaire, et aussi à la pensée nietszchéenne. Elle met en avant la notion de dépaysement, qui s’applique à toute la peinture de Chirico, et en particulier à ses copies/pastiches de tableaux anciens. Analysant plusieurs des thèmes de Chirico (les Argonautes, Ulysse, le voyage, la cité) elle montre qu’on les trouve déjà dans sa peinture « métaphysique » des années 10.

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, pages 4 et 5

La plupart des autres essais, certes intéressants, concernent des aspects plutôt secondaires (l’article critique du jeune Roberto Longhi en 1919 se moquant cruellement de l’Homo orthopedicus des tableaux de Chirico, les parentés entre Renoir et Chirico, quelques dessins). Dans son article sur le néobaroque chez Chirico, Fabio Benzi évoque très brièvement les rapports ambigus de Chirico avec le fascisme, ne faisant état que de son intérêt pour l’urbanisme fasciste début 1938 (mais bien moins que l’enthousiaste Le Corbusier …) et de son horreur des lois raciales de novembre 1938 (la compagne de Chirico, Isabella Pakszwer Far, qu’il épousera en 1946, était juive d’origine russe, et sa première femme, Raissa Gourevitch, était aussi une Juive russe) ; cette ambiguïté se retrouve dans une lettre de 1935 à Mussolini (reproduite dans le catalogue du MAMVP, mais pas dans celui-ci) où Chirico se dit fasciste, mais c’est pour se plaindre au Duce d’une caballe contre lui, et il se moque de Mussolini en privé et dans ses lettres.

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, pages 6 et 7

Plus étonnant est l’essai de Daniela Ferrari sur les rapports entre Chirico et la curatrice et femme du monde Margherita Sarfatti : si vous n’êtes pas Italien ou expert en histoire fasciste, ce nom ne vous dira rien, et cet essai ne vous éclairera pas sur un point essentiel, que seule une lecture hyper-attentive vous dévoilera dans le titre d’un livre cité dans une note de bas de page « l’altra donna del duce », sans autre mention. Si vous êtes un peu curieux, vous découvrirez alors que Margherita Grassini-Sarfatti, grande bourgeoise juive vénitienne, fut non seulement une patronne des arts, une critique et une commissaire d’expositions, mais que ce fut elle et son mari Cesare (juif lui aussi) qui découvrirent Mussolini en 1912, et financèrent son journal (Popolo d’Italia, où elle écrit sa première critique de Chirico en 1921) et son ascension politique, qu’elle fut la maîtresse de Mussolini de 1918 à 1932 et sa conseillère politique jusqu’en 1934, écrivant en particulier sa première biographie, Dux, en 1925/1926. Non que cela doive être le sujet de l’essai, mais ne pas le mentionner du tout est assez curieux.

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, pages 95

Les 97 toiles de l’exposition sont ensuite présentées en sept chapitres, clairement définis : Le Voyage sans fin (Ulysse), Extérieurs métaphysiques (les places, l’architecture), Intérieurs métaphysiques (Ferrare, la claustrophobie), Protagonistes métaphysiques (Arianne, les statues, les mannequins), Natures métaphysiques (natures mortes, paysages, chevaux), Art métaphysique et Tradition (pastiches, autoportraits à l’antique, nus à la Renoir) et Magie de la ligne (dessins). Il y a ensuite quelques textes de Chirico, dont Zeuxis l’explorateur de 1918, avec cette magnifique phrase « au risque de donner des coliques hépatiques à un critique français, mon art est devenu plus métaphysique« .

Giorgio de Chirico: The Changing Face of Metaphysical Art, pages 96 et 97

Donc un livre intéressant, mais toutefois un peu léger : ni bibliographie, ni liste d’expositions, ni index, ni liste récapitulative des toiles exposées, ni biographie même sommaire des contributeurs.

Livre reçu en service de presse.

Henry Darger, autrement

En espagnol.

Ayant vu les expositions d’Henry Darger à la Maison Rouge, au MAMVP, à Lausanne, et à Villeneuve d’Ascq (sans compter des expositions collectives), j’ai déjà quelques catalogues dans ma bibliothèque, et je me suis donc demandé, en recevant le livre en anglais édité par Klaus Biesenbach, Henry Darger, chez Prestel (2019, révision du livre de 2009, 320 pages), ce qu’il pourrait bien apporter de nouveau. Or, au fil des pages, j’ai réalisé que c’était le premier livre (que je lisais) qui, au lieu de placer Darger exclusivement dans le champ de l’art brut et de s’interroger sur sa psychologie, le regardait comme un artiste à part entière, étudiant sa pratique et sa technique, décodant ses stratégies artistiques, analysant ses antécédents et les influences reçues, et s’efforçant de recenser partiellement sa filiation.

Darger, Prestel, pages 3 & 4

Klaus Briesenbach (aujourd’hui directeur du MOCA), qui a écrit l’essai central de ce livre (dont on peut lire 22 des 30 pages sur le site de Prestel), avait déjà présenté Darger à PS1 à New York en 2000/2001 (et les oeuvres de Darger dans cette exposition avaient ensuite voyagé à Berlin, Zurich, Tokyo et Stockholm); si le catalogue était richement illustré, les textes en étaient assez sommaires, mais l’exposition se nommait « Disasters of War » et faisait écho (dans sa version new-yorkaise) tant à Goya qu’aux frères Chapman. Cette approche privilégiant un regard esthétique sur un regard psychologique forme la trame de son essai ici; non qu’il nie l’histoire personnelle de Darger, mais il le considère comme un artiste autodidacte, ouvert sur le monde, inspiré par la littérature populaire (le Magicien d’Oz, la Case de l’Oncle Tom, …) et par les magazines illustrés et les images religieuses (dévot catholique, Darger allait à la messe chaque jour, voire plusieurs fois par jour, mais n’avait pas d’autre pratique religieuse). L’essai de Brooke Davis Anderson tente d’étudier ces influences sur la base des archives de Darger conservées, mais on sait que, quand sa chambre fut vidée, des bennes entières furent jetées à la poubelle, avec peut-être des dessins de lui mais certainement ses sources écrites et imagées, accumulées au fil des années (et j’apprends ici que sa collection de disques de musique populaire fut vendue par ses logeurs après sa mort …). Anderson étudie aussi sa technique, son dessin plutôt incertain et qui s’améliore au fil des ans, sa réutilisation d’images de magazines, avec, pendant longtemps, sa difficulté de les mettre à l’échelle et donc de construire des scènes avec perspective, d’où l’absence de profondeur de champ et, partant, le format horizontal de ses dessins (d’ailleurs, ce livre, comme bien d’autres sur lui, est à l’italienne).

Darger, Prestel, page 6

Briesenbach analyse ses thèmes, sa préoccupation obsessive avec l’esclavage des enfants, son intérêt un peu morbide pour les désastres (et sa manie météorologique). De manière très intéressante, il construit des liens (sans impliquer nécessairement une influence directe) avec d’autres artistes autodidactes comme Basquiat ou Joseph Cornell. Il perçoit des influences dargeriennes, ou en tout cas des similitudes, chez Damien Hirst, Matthew Barney, Ryan McGiley, AES+F, Marcel Dzama et bien d’autres (ce qui m’a d’ailleurs permis de découvrir avec fascination le travail de Laurel Nakadate).

Darger, Prestel, page 8

Deux autres essais : l’un de Michael Bonesteel (auteur de ce livre, et qui a été censuré et a dû quitter son poste d’enseignant à cause d’accusations d’étudiants transgenre critiquant sa présentation de Darger dans ses cours*. A ce sujet lire mon billet contre la censure transgenre) présentant Darger comme un enfant éternel, nostalgique de son (très relatif) paradis enfantin, et faisant l’hypothèse d’un syndrome Asperger. Bonesteel, analysant le fait que certains volumes des Vivian Girls ont été reliés par Darger, alors que d’autres sont sous forme de feuilles volantes dans des classeurs, propose l’hypothèse d’un travail encore en devenir, d’une histoire encore en train de se faire : même une fois ses dessins et textes achevés, Darger rebattait les cartes et construisait une histoire, puis ensuite une autre. Et enfin le livre reproduit, avec une introduction de Carl Watson, 66 pages de son autobiographie dactylographiée.

Darger, Prestel, page 11

En résumé, pour quiconque s’intéresse à Darger, un livre apportant un point de vue vraiment artistique et s’attaquant à beaucoup des stéréotypes que les présentations de Darger dans le cadre exclusif de l’art brut avaient développés. Espérons qu’il sera traduit en français. Seul reproche : la bibliographie n’est pas à la hauteur.

  • Ce n’est pas le sujet ici, mais lisez les articles sur ce sujet (Bonesteel + SAIC), cette censure est effrayante.

Livre reçu en service de presse