En espagnol.
Je n’ai pas trouvé le temps d’écrire sur l’exposition du MUCEM Jean Dubuffet, un barbare en Europe avant sa fermeture, pardonnez-moi. C’était une exposition intéressante et audacieuse, car, au lieu de suivre un fil chronologique, elle tentait d’articuler le travail et la pensée de Dubuffet selon trois axes, pas vraiment séquentiels : l’homme du commun, l’ethnographe et le critique de la culture (et donc promoteur de l’art brut). On ne va donc pas reprocher les lacunes dans la présentation de l’oeuvre de Dubuffet (l’Hourloupe, les Mires), ce qui n’entrait pas dans ce schéma; mais on peut par contre questionner l’absence de distance critique par rapport à Dubuffet, l’exposition ayant quelque peu tendance à l’hagiographie. Non point qu’il soit nécessaire, comme le demanda un critique politiquement correct, de préciser que Dubuffet vendit du vin aux Allemands, crime monstrueux, mais plutôt qu’il aurait été intéressant d’analyser un peu plus en profondeur pourquoi ce bon bourgeois fut présenté (par Pierre Seghers en 1944) comme un homme du commun, de décrypter son unique expérience prétendument ethnographique, ses voyages touristiques de quelques semaines au Sahara, et de comprendre comment son attaque contre les règles de l’art dit académique s’accompagnait de la construction d’autres règles, d’un autre système tout aussi normé et exclusif, celui de l’art brut.
On est accueilli par Le Déchiffreur de 1977 (en haut), superbe composition où on nous fait fort peu subtilement remarquer que « l’homme est au centre »; certes, mais c’est le désordre autour de lui qui est intéressant . L’homme du commun a à voir avec le dépouillement, le non-héroïque, l’humble, le modeste, le non-beau, d’où un intérêt pour les graffiti. Donnée H59 est une petite pièce sur papier (datant de 1984, peu avant sa mort) où on sent une énergie créative, pulsatrice qui s’apparente à l’écriture automatique.
On entre ensuite dans une salle dite ethnographique particulièrement sombre (ce mythe récurrent que l’art « primitif » doit être présenté dans une semi-obscurité, comme au Quai Branly …), avec une profusion d’objets, d’images et de documents, qui fait nombre, mais n’éclaire guère, dans un parcours assez confus. Mais c’est pourtant là, que, en fouillant dans l’obscurité, on voit les pièces les plus intéressantes de l’exposition, dont quelques Barbus Mueller et une stèle anthropomorphe Kamenaia Baba dont Dubuffet s’est inspiré (mais sa Vénus du trottoir semble bien fade à côté de cette magnifique et mystérieuse statue païenne). On note aussi là, curieusement, que Dubuffet, d’abord très intéressé par l’art des enfants, s’en est éloigné, jugeant qu’il témoignait de trop d’emprise culturelle (et tournant ainsi le dos à la psychanalyse; y a-t-il eu une recherche sur les rapports de Dubuffet avec la psychanalyse ?).
Ce n’est pas parce que Lévi-Strauss lui a écrit (le 15 novembre 1948) que son effort lui apparaissait comme « le seul valable devant la faillite de l’art qu’on peut appeler professionnel » qu’il faut décerner à Dubuffet un brevet d’ethnographe. Il a certes rencontré beaucoup de chercheurs et de collectionneurs d’arts « primitifs », mais quand lui-même va sur le terrain, au Sahara en 1947, 48 et 49 (à chaque fois pour quelques semaines seulement), ses notes et ses dessins le montrent incapable de se défaire de son point de vue de Blanc aux colonies (alors qu’il dit vouloir se purger de l’oppressante culture française). Je ne sais comment il a appris en quelques semaines l’arabe et le tamasheq (ce dont il se vante), ni quelle compréhension il a pu avoir de la musique et de la culture mozabite ou touareg, mais ses dessins ont presque tous pour motif les habituels stéréotypes pittoresques coloniaux : l’Arabe, le chameau, le palmier. Et quand il incite son logeur Quadour Douida à peindre, ce dernier fait du sous-Dubuffet, aux antipodes de la culture artistique de la région. Dubuffet écrit à Jacques Berque (le 17 mars 1947) qu’il a adopté « le genre arabisant à outrance ». Mais seule la minéralité des paysages semble avoir été réellement enrichissante pour lui.
L’exposition décline donc cette posture anti-bourgeoise, après le prolétaire et l’indigène, en un troisième volet, celui de l’artiste brut dynamitant la culture humaniste; elle s’organise, d’aileurs fort pertinement, entre le point de vue qu’il faut décentrer, la langue qu’il faut affoler, la matière qu’il faut animer, la musique qu’il faut détoner, la polémique à encourager, et les croyances à saper, pour en arriver à l’art brut (ci-dessus l’incontournable Aloïse Corbaz). C’est un cheminement séduisant. Mais l’art brut selon Dubuffet n’est que règles, définitions, exclusions, et il reproduit dans son univers propre tous les travers de l’art qu’il a qualifié d’académique, d’officiel. Gare à qui ose mettre en doute la parole du maître, à qui ose suggérer d’autres pistes, d’autres éclairages. J’ai été sidéré par la violence d’une lettre dans une vitrine adressée le 18 janvier 1969 au critique Gilbert Lascault qui, dans le brouillon d’un article pour le numéro 32 de la revue d’art XX e siècle de Gualtieri di San Lazzaro, a osé évoquer Mai 68 à propos de Dubuffet. C’est une lettre hautaine et insultante, la lettre d’un homme épouvantablement offensé qui menace et assure que cet article « simplet » ne sera pas publié : l’art brut est une église et son pape excommunie. Subsistent encore beaucoup d’hagiographes (là aussi). Heureusement que le catalogue contient un texte décapant et irrévérencieux de Christophe David (« Jusqu’à l’os »), ça permet de compenser un peu.
Photos 1 & 5 courtesy du MUCEM. Photos 2, 3 et 4 de l’auteur