Les nus tristes de Vilhelm Hammershoi

Vilhelm Hammershoi, Paysage (vue de Refsnoes), 1900, 63x78cm, Thielska Gall., Stockholm

En espagnol

Après l’exposition de 1997/98 au Musée d’Orsay (72 toiles du peintre), le Musée Jacquemart-André proposait (c’est fini) une exposition sur le peintre danois Vilhelm Hammershoi (avec 40 tableaux de lui, plus huit de certains de ses contemporains danois). On y retrouve tout le talent mélancolique de ce maître du silence et de la solitude, qui, à 25 ans, avait déjà établi ses règles et n’en changea guère, malgré voyages (Benelux, Paris, où il se garda bien d’être influencé par les peintres d’avant-garde, Londres, Italie) et déménagements dans Copenhague (et pourtant on dirait toujours le même appartement). Ses paysages sont d’un dépouillement extrême, sans le moindre être vivant, sans la moindre touche de pittoresque, et ses vues urbaines sont tout aussi désertes, tendant vers l’abstraction. On cite souvent Vermeer et Hopper comme comparaisons, mais la peinture de Hammershoi est bien moins vivante; c’est plutôt aux églises désertées de Saenredam que je pense. Il n’est guère étonnant que Philippe Delerm, chantre des petits riens du quotidien, lui ait consacré un livre inspiré.

Vilhelm Hammershoi, Trois jeunes femmes, 1895, 128x167cm, Musée Ribe

Ses portraits sont aussi des monuments de solitude : ni les cinq hommes, ni les trois jeunes femmes ci-dessus (son épouse, Ida, est au centre) n’échangent en rien, ne se regardent ou ne semblent former une quelconque communauté : aucune communication, aucune interaction. Ses portraits individuels (tout comme ses autoportraits) sont rudes, tristes et froids, au regard vide, sans la moindre empathie, ni pour son épouse, au visage simple, aux traits placides (et paraît-il, aux nerfs fragiles; ils n’eurent pas d’enfants), ni pour sa mère (qui fut dominante et s’imposa au couple). Aucune émotion évidente chez Hammershoi, juste une peinture directe et brutale, au-delà des apparences de la vie en société.

Vilhelm Hammershoi, Intérieur, Strandgade 30, 1901, 66x55cm, Städel Museum, Francfort

Hammershoi est surtout connu pour ses vues d’intérieur, pour cet agencement superbe de volumes blancs, de portes entrouvertes et de lumière sourde avec lequel il réalise des compositions d’un dépouillement et d’une froideur inégalés. Et ces intérieurs sont souvent habités par une femme, la sienne, vue de dos, les yeux invisibles ou détournés, occupée à des tâches ou des loisirs domestiques, confinée à l’intérieur, sans lien social externe hors son peintre et mari. Seuls peut-être quelques cheveux follets sur sa nuque dans Le Repos (où sa pose, sans être alanguie, semble un peu moins rigide qu’à l’accoutumée) traduisent un minimum, sinon de sensualité, en tout cas de carnalité.

Vilhelm Hammershoi, Trois études de nu féminin, 1909-10, 63x63cm, Musée Malmö

Mon étonnement est venu de ce que Hammershoi avait aussi peint des nus féminins (quelques nus masculins, mais ils ne sont pas là), et donc c’est surtout d’eux que je voudrais vous parler ici. Deux nus féminins, qui étaient dans l’exposition de 1997, mais ne sont pas ici, dérogent un peu à ce que je vais énoncer, l’un légèrement plus sensuel et l’autre (Artémis) mythologique et symboliste. Manque aussi (dans les deux expositions) ce nu plus classique, davantage dans la tradition d’Eckersberg.

Vilhelm Hammershoi, Nu à mi-corps, 1889, 59×54.5cm, Musée Malmö

Donc pour les nus que nous voyons ici (et aussi pour celui-ci, inclus dans l’exposition de 1997, mais pas dans celle-ci, seulement dans son catalogue), c’est un sentiment d’accablement qui s’empare du spectateur : comment peut-on réussir à peindre des nus aussi tristes, aussi mélancoliques, aussi déprimants ?

Vilhelm Hammershoi, Nu féminin, 1910, 172×96.5cm, Davids Sammling, Copenhague

Sa peinture est précise, les corps sont sculptés, chaque poil pubien est détaillé, mais on est face à un anérotisme, à une froideur à laquelle peu de peintres sont jamais parvenus (Lequeu peut-être et son approche essentiellement anatomique dans certains dessins). Je lis dans le catalogue que ce ne serait là que des esquisses, à l’exception du tableau absent du Statens Museum et de celui ci-dessus, tous deux de 1910, et que, selon son collectionneur Alfred Bramsen, ce travail sur ces deux tableaux épuisa tant Hammershoi qu’il résolut  de ne plus jamais peindre de nus. Quelle forme de refoulement sexuel est-ce là ? Que nous disent ces tableaux des désirs inassouvis de Hammershoi et des drames familiaux soigneusement dissimulés ?

Vilhelm Hammershoi, Modèle féminin nu de profil, 1886, 67×36.5cm, coll. part.

Vilhelm Hammershoi, Trois études de nu féminin, 1909-10, détail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans trois de ces tableaux (seul celui aux trois femmes était à Orsay), le visage de la femme est effacé, gratté, détruit. Sans la moindre évidence (peut-être, des mesures anatomiques par comparaison avec ses portraits pourraient-elles nous éclairer), je suppute que dans ces trois cas, le modèle fut peut-être son épouse Ida. Bien sûr, il fallait effacer son visage dans un but de respectabilité, mais ce n’était sûrement pas un geste innocent de la part du peintre et mari.

Vilhelm Hammershoi, Modèle, 1886, 37x30cm, coll. David & Marie Dahl Kell

Enfin, j’ai trouvé cette petite composition (qui n’était pas à Orsay non plus) tout à fait étonnante : une jeune fille au corps androgyne assise sur une pierre ou un billot, le visage estompé et détourné, une longue natte noire descendant dans son dos et se confondant avec l’ombre. Dans le catalogue, Jean-Loup Champion évoque Seurat et ses baigneuses. Peut-être. Mais, comme tout Hammershoi, quelle inquiétante étrangeté !