Taysir Batniji : effacements, arrachements

Taysir Batniji, Hannoun, installation (photographie, copeaux de bois), 1972-2009

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Quand les musées rouvriront, une des priorités doit être d’aller au MAC VAL voir l’exposition de Taysir Batniji. Ce Gazaoui établi en France depuis de nombreuses années, et qui ne peut plus retourner chez lui depuis 2006 à cause de l’occupation, présente ici les principales pièces qu’il a réalisées au cours des 20 dernières années. J’avais vu son travail, que je qualifiais alors de doux-amer, pour la première fois en 2007 à Marseille, et je n’ai cessé de le suivre depuis et d’écrire sur ses expositions, en particulier chez Éric Dupont (en 2011 et en 2020). Je retrouve donc ici des pièces déjà connues, et j’en découvre d’autres. Ses photographies personnelles qui rythment le mur de la rampe d’entrée dans le musée nous permettent d’entrer dans son univers à la fois intime et public : les désastres du monde ne peuvent être évoqués qu’à travers l’expérience personnelle. Un des axes principaux qui m’a frappé dans son travail est la résilience, la résistance calme et digne, le refus d’accepter les contraintes et les blessures sans dire mot. Parmi les retrouvailles, je me souviens de la vidéo où il tente absurdement de ne pas cligner des yeux aussi longtemps que possible pendant que retentissent les explosions des bombes sur Gaza autour de lui, une absurdité dérisoire comme seule réponse à la barbarie, jusqu’au moment où il doit sortir du champ, épuisé. Une autre pièce marquante est Hannoun (le coquelicot)  où un champ de fines lamelles de bois rose, résultant de la taille des crayons, nous sépare d’une photographie, celle du studio de l’artiste à Gaza, lieu désormais inaccessible; c’est une installation discrète et mélancolique : pour atteindre la photo, il nous faudrait piétiner ce champ de coquelicots, fleur qui évoque aussi les soldats tombés au champ d’honneur. Le retour est-il impossible ? L’exil est-il inéluctable ? Cette distance, cette impossibilité du retour, que l’artiste se refuse à accepter, on les retrouve aussi dans des vidéos évoquant le voyage, le rêve du retour, ou le passage plein d’embûches pour tenter de revenir (Transit).

Taysir Batniji, GH0809, série de 20 photographies, 2010, 30x38cm

Pièces déjà vues aussi, celles qui évoquent la vie quotidienne à Gaza, vidéos du quotidien, interrompues par l’image récurrente d’un boucher tranchant de la viande, dessins d’objets banaux, série de photographies d’échoppes où trône le portrait iconique du fondateur (Les Pères, en bas) affirmant l’identité, l’ancrage dans le territoire, entre histoire et présent : ce n’est jamais un travail militant, il n’y a là aucune violence visible, sinon celle subie en silence. Ce n’est en fait que la vie toute simple, trop rarement chantée dans ces territoires meurtris. Comme sont meurtries les maisons détruites par les bombes israéliennes et présentées sous forme tristement ironique dans un agencement évoquant la vitrine d’une agence immobilière, déplacement transgressif du spectacle de l’horreur dans un médium ordinaire (GH0809).

Taysir Batniji, Watchtowers, série de 28 photographies, 2008, chacune 40x50cm

Cette ironie triste d’appropriation d’un schéma de présentation pour mieux souligner l’incongruité du drame, on la retrouve évidemment dans la série des Watchtowers, images à la Becher des miradors de l’armée d’occupation, photographiés à la va-vite, clandestinement (en courant le risque d’être victime d’un sniper militaire), et donc sans le fini méticuleux des Becher : c’est un mélange détonant au carrefour d’une esthétique connue et admirée, et des conditions dramatiques sur le terrain occupé. C’est la marque d’un univers où il faut feinter, comprendre à demi-mot, se faufiler sous les radars, se fondre dans les murailles, ne pas cligner des yeux sous les bombes, pour simplement vivre, continuer, résister, persister, mine de rien … Quand le musée rouvrira, Taysir Batniji doit y réaliser une performance de l’absurde, le déplacement d’un tas de sable avec une pelle de l’autre côté d’une ligne (j’ai pensé à la performance de l’Israélien Micha Ullman avec trois autres compères en 1972, restituant la terre d’un kibboutz dans le village arabe dépossédé); une valise emplie de sable en est comme une trace.

Taysir Batniji, S.T., 2007-2014, verre

Pour tenir face à la catastrophe, pour garder une once d’espoir, il ne faut pas oublier, la mémoire est la première arme des opprimés : les victimes des épurations ethniques de 1948 et de 1967 conservent, comme seul vestige de leurs maisons volées par les colons, une clef, et Batniji reproduit ici les clefs de son atelier de Gaza, mais en cristal, leur fragilité témoignant de la douleur des expulsés. Tout aussi fragiles sont les dessins représentant son frère tué par les Israéliens en 1987 : dessins blanc sur blanc, estompés, à peine visibles, comme un souvenir évanescent qu’on cherche à toute force à préserver. On retrouve aussi ici les vieux albums de famille dont les photographies furent perdues, arrachées, dispersées : ce ne sont plus que des empreintes, des traces, des vecteurs d’une mémoire indestructible, symboles eux aussi d’une résistance au temps, à l’histoire, à la violence. Tant qu’on se souvient (de la maison, de l’image), on ne peut pas être dépossédé, l’autre ne nous a pas éliminés, nous vivons encore, nous nous battons encore, disent-ils.

Taysir Batniji, Disruptions, série de 80 captures d’écran, 2015-2017, chacune 24x16cm

Mais il faut sans cesse lutter pour préserver l’image, pour rester en contact avec cette réalité menacée, inatteignable, avec ces objet désirables mais refusés, avec ces personnes aimées mais éloignées, avec ces souvenirs d’enfance, tout ce qu’on ne peut rejoindre, qu’on ne peut voir qu’à travers une grille, sur un écran ou dans des photographies vieillies, mais qu’on ne peut pas toucher, embrasser, humer, goûter. Ainsi, des images d’écran de téléphone où le visage de l’autre (ici, sa mère, décédée depuis) est détruit, déformé, flouté, témoignent des conversations téléphoniques de Batniji avec sa famille via Whatsapp, liaisons que l’armée israélienne ralentit et brouille pour perturber les communications entre les indigènes prisonniers à l’intérieur du ghetto et les exilés, libres et tristes. Cette communication familiale, personnelle, intime, qui ne vise qu’à rapprocher des êtres séparés, gagne ainsi en même temps un potentiel révolutionnaire, anarchiste, une capacité à détruire les frontières, envers et contre tout : elle combat la disparition, elle refuse l’évanescence, elle nie la négation de ce peuple.

Taysir Batniji, Undefined, 1993-2020, plaque de marbre, 36.7x28cm (citation d’un courrier du Service central de l’état civil à Nantes le 10/05/2012), ph. de l’auteur avec reflet

Des savons sont gravées de l’expression en arabe « Rien n’est permanent« , des traces de pas éphémères sur les trottoirs parisiens sont relevées au crayon et préservées, l’ombre d’un corps sur le sable s’efface sous la vague et revient (ci-dessous), un mur aligne de sombres photographies de martyrs, Palestiniens tués par l’armée israélienne*, à peine visibles, images difficiles à percevoir, mais persistantes. Un homme, un exilé, conte sa quête d’une identité administrative : quand il vient en Europe pour la première fois, sa carte d’identité émise par Israël dit « Nationalité : non définie », et quand il soumet un dossier pour sa carte de séjour en France, on lui répond que, depuis 1948, la Palestine n’existe plus aux yeux de l’administration (Undefined).

Taysir Batniji, S.T. (Marseille), 2002, capture d’écran

On retrouve là les constantes de son univers, la séparation et l’exil, l’exclusion et l’exode, la révolte et la résignation. Sa grande exposition à Arles en 2018 sur ses cousins d’Amérique n’est pas reprise ici, trop grande pour cet espace, or elle soulignait bien les questionnements, les incertitudes, les déchirements, les ambiguïtés sur l’identité, l’appartenance, les racines. L’artiste est toujours entre deux, en attente, en transit, il refuse de se définir comme exilé, comme émigré, ne pouvant admettre qu’il ne pourrait pas, un jour, rentrer chez lui.

Taysir Batniji, Pères, série de 34 photographies, 2006, chacune 40x60cm

Avec un bagage aussi lourd, il pourrait être difficile de faire oeuvre d’artiste, de transformer le politique en esthétique, d’être à la fois créateur et producteur de sens, mais Batniji ne se laisse pas enfermer dans des schémas trop rigides, son oeuvre est biographique avant d’être politique. Elle a une résonance collective, pas seulement palestinienne, mais universelle. Au-delà de ces drames, de ces arrachements, cet artiste est un poète intime de la trace, du signe, de l’effacement, qui touchent chacun d’entre nous.

Un catalogue très complet (bilingue français-anglais) a été édité par le MAC VAL à l’occasion de cette exposition, Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse, 304 pages, 500 reproductions pour une cinquantaine de ses oeuvres, dont son épouse Sophie Jaulmes a rédigé les notices. Après les introductions d’Alexia Fabre (qui en parle un peu ici) et de Frank Lamy, on y lit un entretien très éclairant avec Taysir Batniji, qui revient en détail sur son histoire et sa pratique, un texte du commissaire Julien Blanpied (« L’espace est un doute »), des essais d’Antonio Guzmán (sur ses pratiques et ses approches) et Marie-Claire Caloz-Tschopp (sur sa dimension politique et son « desexil ») et un conte de Bruce Bégout. On peut aussi écouter quelques fichiers sonores ici et une interview (avec de nombreuses photos de l’exposition) ici. Le titre de l’exposition paraphrase Georges Perec (mais avait déjà été utilisé).

*en espérant qu’elles n’attireront pas le même déferlement de haine que celles d’Ahlam Shibli au Jeu de Paume.

Laurence Aëgerter, l’infiltrée au musée

Laurence Aëgerter, PDUT945-1811261443 (Elinga), de la série Compositions catalytiques, 2018, tirage ultrachrome, 60×58.5cm.

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Certes, il n’est pas rare que des musées invitent des artistes contemporains à disséminer leurs oeuvres au sein des collections, et, souvent, la confrontation est intéressante. Mais c’est souvent une confrontation frontale, brutale même où les oeuvres, les styles, les matériaux parfois s’affrontent et se défient : j’en prendrais pour exemple, entre autres, Wim Delvoye au Louvre. Plus rares sont les musées et les artistes qui jouent sur une infiltration semi-clandestine, discrète, que, parfois, seul le cartel différent révèle; un endroit qui affiche ainsi parfois cet art du camouflage est le Musée de la Chasse, comme ici par exemple. C’est précisément ce que Laurence Aëgerter a réussi au Petit Palais, dans une exposition qui ne fut ouverte que trois semaines à l’automne, et qui fermera inexorablement le 9 mai. Certes l’entrée en est majestueuse : un grand miroir barre la route. Tout en y voyant le reflet de nos corps, j’y lis l’inscription gravée d’une graphie baroque « Ici mieux qu’en face ». Clin d’oeil à l’autre Palais, en face, lointain souvenir pour certains de l’attente des levées d’écrou d’amis au parcours un peu cahotique, ou bien plutôt ici, éloge d’une posture décalée, marginale, irrévérencieuse, que l’on va retrouver dans tout le parcours de manière moins imposante.

Laurence Aëgerter, Confetti, 2019, 58 038 confettis, imprimés en double face, ph. Pierre Antoine.

Commençons par un truisme : si les musées exposent des oeuvres, c’est pour qu’elles soient vues. Mais les pièces de Laurence Aëgerter qui sont exposées dans le jardin intérieur du Petit Palais, des photographies de sa série Healing Plants for Hurt Landscapes ( où déjà l’image se dédouble en deux strates, un paysage dévasté et un cataplasme thérapeutique), présentées dans des bacs horizontaux, sont peu à peu recouvertes de feuilles, de pétales des cerisiers précoces et de crottes d’oiseaux, et la vision se trouble. Tout aussi déroutante est son installation Confetti où une vitrine de montres anciennes est peuplée de milliers de petits confetti, résultat du déchiquetage des photographies conservées dans son téléphone portable. Ces minuscules ronds colorés ne sont plus qu’une mémoire inatteignable, qu’une négation du passé mis en lambeaux, et les boitiers ronds des montres de gousset en sont les contrepoints : si la maîtrise du temps s’efface, qu’advient-il alors de la photographie ? Le « ça a été » barthésien perd ici tout son sens, l’image-photographie en déroute n’a plus de référent, et nos souvenirs vont s’envoler au premier coup de vent, car « il ventait devant ma porte » comme le chantait Rutebeuf.

Laurence Aëgerter, PDUT927-1811261337 (Van Ruysdael), 2019, de la série Compositions catalytiques, 2018-2020, tirage ultrachrome, 41x46cm.

Laurence Aëgerter est une photographe de tableaux, mais ce sont des tableaux occultés par le visiteur du musée planté devant la toile, dont le dos, la nuque, la chevelure nous empêchent d’en voir une partie : il ne s’agit pas de dépeindre photographiquement ce qu’est une visite, ce que sont des visiteurs, à la Thomas Struth par exemple, mais plutôt de créer une expérience visuelle incongrue où la toile du maître n’est plus qu’un élément interagissant avec les formes et les couleurs du personnage : c’est le cas ici par exemple, dans sa série Le Louvre, d’un Canaletto sous le titre complexe R.F.1961-33-0803041338 (c’est-à-dire le numéro d’inventaire du tableau, un code de chiffres correspondant à l’année, le mois , le jour, l’heure et la minute). D’autres toiles de la série Hermitage, The Modernists, sont occultées, non par des dos, mais par des objets, rideau chenille pour van Dongen, écran anti-mouches pour Matisse. Toujours dans ce jeu avec la représentation du réel, mes préférés sont les tableaux dans lesquels elle est venue non pas occulter, mais déformer, perturber notre vision, avec un film plastique froissé pour un Metsu, avec des lamelles de métal diffractant les motifs pour un Elinga aux ombres déroutantes (en haut; réalisé avec une jeune femme souffrant de troubles psychiatriques), ou, plus mystérieusement, avec un miroir qui reflète le ciel et fait ainsi disparaître la terre pour un Ruysdael. Ce trompe-l’oeil, ce jeu optique, cette prestidigitation dans laquelle l’image n’est plus le réel, mais une construction du monde, m’évoquent les « ciels rapportés » dans les compositions photographiques de Le Gray qui devait superposer deux négatifs, l’un céleste et l’autre marin, pour obtenir une image de qualité, belle mais fausse. Les photographies de tableaux de Laurence Aëgerter sont accrochés en regard des tableaux qu’elles montrent / cachent, ou à leur place s’ils sont absents (un peu comme les Icons of Light de Silvio Wolf).

Laurence Aëgerter, Schutzmäntel (Bacchante couchée de Clésinger), 2020, tapisserie en Jacquard, fils mixtes, ph. Pierre Antoine.

Toujours dans son entreprise d’infiltration et de déconstruction, l’artiste enveloppe dans un manteau protecteur, le Schutzmäntel de la Vierge de Miséricorde, orné de motifs symbolisant la protection, la force et l’espoir, des statues représentant des personnes vulnérables : deux sculptures un peu larmoyantes (une scène de deuil de Barrias et une fillette en pleurs de Bartholomé), et, moins convenue, une Bacchante couchée, plus érotique que vulnérable (Théophile Gautier y voyait un « pur délire orgiaque »), la Présidente Sabatier sculptée par Clesinger, aussi impudique qu’à Orsay, se pâmant au pied des Dormeuses de Courbet, son voile désormais aiguisant le désir (comme toujours). À côté, une lithophanie en porcelaine laisse apparaître, en fonction de l’ensoleillement, une petite fille endormie. Dans ce jeu avec le soleil, on voit aussi ici quinze de ses Cathédrales, que j’avais découvertes avec bonheur à Arles.

Laurence Aëgerter, Soleils couchants sur la Seine à Lavacourt, 2020, tapisserie jacquard en fils mixtes dont mohair et lurex, 260x165cm.

Dans la salle où sont exposées ces Cathédrales, une cimaise centrale, avec d’un côté un tableau brumeux de Monet, Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt, effet d’hiver, un des tableaux de la débâcle (comme un écho du portrait mortuaire de sa femme), et de l’autre, sa réincarnation en tapisserie par Laurence Aëgerter, où le soleil se multiplie en ricochets (sans aller jusqu’à la trace continue des reflets de la lune dans l’eau chez Munch) et où les fils de mohair et de lurex donnent aux couleurs une étrangeté sensuelle. Quelques autres tapisseries dans l’exposition, l’une d’inspiration néocoloniale sur les quatre parties du monde, et d’autres, dans une rotonde, aquatiques et phosphorescentes. Ce parcours d’une infiltrée au sein du musée, d’une clandestine y préparant des collisions et des détournements, agit comme un révélateur sur les collections et suscite un regard autre sur les oeuvres, un regard rebelle et décalé; il joue avec le réel et l’illusion, avec le mimétisme et le fantasme.

Laurence Aëgerter, Ici mieux qu’en face, Arles, Actes Sud, 2020.

Un livre accompagne l’exposition, pas un catalogue, mais plutôt une monographie, Ici mieux qu’en face, sous la direction de la commissaire de l’exposition Fannie Escoulen, chez Actes Sud, 256 pages, 150 illustrations, texte trilingue français/anglais/néerlandais. Vingt-deux séries y sont présentées, chacune avec un court texte et quelques images pleine page. Elles sont, plus ou moins artificiellement, regroupées en trois ensembles, chacun présenté par un auteur : Taco Hidde Baker sur l’envers des lieux, les oeuvres qui renversent notre regard sur l’image et la collision entre espace réel et espace pictural; Susana Gállego Cuesta sur la réparation des existences, la partie du travail de Laurence Aëgerter qui se préoccupe de « care », de soin d’autrui et d’interaction avec des personnes handicapées ou défavorisées; Léa Bismuth sur l’élasticité du temps et les jeux avec la mémoire et l’effacement. On retrouve bien sûr les séries présentées dans l’exposition, mais aussi d’autres éléments qui, sous-jacents dans l’exposition, sont davantage présents dans le livre, comme l’amour des dictionnaires, des catalogues et des encyclopédies, une certaine obsession classificatrice, une passion pour la matérialité des objets, l’intelligence dans l’occupation d’un espace (Opening Soon, KP 23, Leviathan), la sensibilité à l’absence et au deuil (Elasticity of presence), et une fascination pour les images latentes, évanescentes (32 TFS Double Life). L’introduction par Fannie Escoulen fait une synthèse éclairée de ces stratégies de remise en question, de retournement et d’évasion. Livre reçu en service de presse.

Toutes oeuvres © Laurence Aëgerter

Romans d’un chef-d’oeuvre (à suivre)

Édouard Manet, Olympia, 1863, 130.5x191cm, Musée d’Orsay

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Les éditions Ateliers Henry Dougier lancent une nouvelle collection « Le roman d’un chef d’oeuvre » et je viens de lire les trois premiers livres de cette collection. Un rayon de ma bibliothèque est dédié aux romans en rapport avec l’art, qui, je dois le dire, sont très inégaux : certains rendent remarquablement l’atmosphère de la création d’une oeuvre en y mêlant histoire de l’art et talent de narrateur (et je place au tout premier rang le récit romancé de Jean-Daniel Baltassat sur Berthe Morisot, n’en déplaise à certaines énervées), d’autres sont d’excellents romans mais un peu légers en matière esthétique, d’autres enfin ne sont bons que pour les boutiques de gares. C’est donc une excellente initiative que cette collection, mais une initiative avec des résultats assez disparates. J’ai eu de la chance en commençant par hasard par le meilleur des trois, La femme moderne selon Manet, d’Alain Le Ninèze, le récit par Victorine Meurent, modèle d’Olympia, du Déjeuner sur l’herbe et d’une demi-douzaine d’autres tableaux, de ses rapports avec Manet. Écrit avec la modestie et l’ingénuité qui siéent au modèle, ce récit, au-delà des anecdotes, vraies ou inventées, rend fort bien compte du coup de tonnerre que fut la peinture de Manet. De plus il met en lumière Victorine Meurent, à la vie mystérieuse, et qui fut peintre elle aussi, mais tombée dans l’oubli, comme tant de peintres femmes d’alors : la femme moderne, c’est elle aussi, sa personne et pas seulement son image, mais aussi son indépendance, son intelligence, son homosexualité. Le roman se complète d’une notice aussi documentée que possible sur Victorine Meurent, de plusieurs pages de citations sur Manet (Zola, Valéry, Malraux, Leiris, Fried, Arasse), de repères biographiques et d’une bibliographie succincte (une quinzaine de livres, mais elle oublie Bataille …).

Edward Hopper, Cape Cod Evening, 1939, 76.2×101.6cm, National Gallery of Art (Washington)

J’ai lu ensuite Les heures suspendues selon Hopper de Catherine Guennec, autour du tableau Cape Cod Evening. C’est Edward Hopper raconté par sa femme Jo (Josephine Nivison), principalement sur la base du journal de Jo. Jo, elle aussi peintre, mais toujours reléguée au second rang : ses toiles ont été peu vues (mais contrairement à une légende encore récemment colportée, elles n’ont pas été dilapidées par le Whitney Museum qui en a 200 en réserve, de qualité inégale, dit sa biographe). Elle fut réduite au rôle d’épouse, d’assistante, de secrétaire, c’est là un schéma assez classique, hélas. On peut comprendre qu’elle en ait nourri de l’amertume. La plus grande partie du livre est consacrée à cette ambivalence entre haine et amour de Jo pour son mari. Elle ne cesse de se plaindre de sa froideur, de la manière dont il la néglige, de leurs disputes, de leurs batailles, tout en se disant incapable de vivre sans lui. Je ne sais ce qui est vrai et ce qui est romancé. Heureusement qu’au-delà de ces thèmes dans l’air du temps, sa description sensible des tableaux de Hopper est remarquable, et on oublie la litanie des disputes pour s’attacher au regard éclairé que Jo avait sur le travail d’Edward. Ce livre, qui aurait pu n’être qu’une histoire banale de plus d’aigreur et d’ambiguïté, est sauvé par la qualité des impressions esthétiques de Jo et de leur énonciation sensible. Là aussi, citations, mais moins prestigieuses, Philippe Labro et Wim Wenders au lieu de Malraux et Zola, biographie et bibliographie (plus de 20 livres) rapides.

Gustav Klimt, Le Baiser, 1908, 180x180cm, Belvédère (Vienne)

Du troisième livre, De l’or dans la nuit de Vienne selon Klimt, d’Alain Vircondelet, autour du Baiser, je ne sais trop que penser. Ce n’est pas un roman, mais une longue et répétitive digression sur ce tableau et sur l’art de Klimt. On y trouve de bonnes idées, mais diluées dans un texte dont les points essentiels auraient tenu dans un essai de quelques pages, au lieu de ce long délayage. Rien de romancé ici, quelques anecdotes sur lui (pour qu’il la peigne, Adele Bloch-Bauer coucha avec Klimt, qui lui refila peut-être la vérole, mais son grand amour avec Emilie Flöge fut chaste), une contextualisation assez sommaire (Moser, Mahler, Schoenberg, Freud : c’est bien de les citer, mais quelles influences, quelles interactions ?). La bibliographie sur Klimt ne cite que cinq livres, dont deux évidents (le Taschen et le Mazenod), par contre la bibliographie de l’auteur polygraphe comprend 93 titres (dont six sur Jean-Paul II …). Bon, c’est un début, on verra la suite de la collection.

Livres reçus en service de presse.

Charles Jones, l’Atget ou le Sander des légumes

Charles Jones, Melon Sutton’s Superlative (Melon), vers 1900, 25.4×20.3cm, page 126

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Un jour de 1981, un collectionneur de photographies anciennes arrive tard (à 9h du matin, alors que les bonnes affaires s’y font à 5h) au marché aux puces de Bermondsey (connu comme un marché des voleurs jusqu’en 1992). Son nom est Sean Sexton, c’est un Irlandais assez coloré, dont quasiment toutes les phrases contiennent un « fucking » (Bermondsey est « a soul-destroying fucking spot »). Au marché, il découvre des cartons pleins (ou une valise, le récit a évolué) de photos, négligées par les chineurs plus matinaux, et dont le marchand lui dit qu’elles sont sans intérêt, juste des légumes. Lui, qui n’a pas de formation particulière mais qui a un oeil, grâce aux maisons de vente et aux puces, dit-il, les trouve fascinantes, les date à vue de nez d’environ 1900, pense que ce sont des tirages au sel d’argent virés à l’or, et les achète, environ 500 photographies pour une bouchée de pain. Il ne dit rien à personne et en écoule quelques-unes aux enchères, pour sentir le marché : des prix élevés, qui grimpent, sans qu’on ne sache rien du photographe à part ses initiales, C. J.

Charles Jones, Onion Brown Globe (Oignon), vers 1900, 15.2×10.8cm, page 37

Un conservateur du Musée des Beaux-arts de San Francisco, Robert Flynn Johnson, voit ces images sur les sites d’enchères et, en 1995, un jour où il est à Londres, rencontre Sexton par hasard … au marché aux puces; le fait que Flynn soit un nom d’origine irlandaise facilite leur complicité et ils deviennent compères. Un jour, Sexton montre quelques photographies dans un programme télévisé. Madame Shirley Sadler, qui allait regarder le programme suivant, voit par hasard la fin de la présentation de Sexton et reconnait les photographies de son grand-père. Elle le contacte et lui fournit des informations. Le livre fruit de cette découverte sort en 1998, et le monde découvre Charles Jones. Une jolie histoire de découverte, faite de hasard, de capacité à déceler la beauté cachée, et peut-être d’un peu de fantaisie : plus que Buxbaum avec Tichý (où la relation avec l’artiste exista et fut conflictuelle) on pense à Maloof et Vivian Maier. Comme dit le sous-titre du livre « Le Génie marginal sauvé de l’obscurité grâce au hasard d’une découverte ». Ou peut-être faudrait-il traduire « outsider » par « brut », plutôt que par « marginal » (mais ceci est une autre histoire, dont nous reparlerons).

Charles Jones vers 1904, tirage à l’albumine, 15.2×10.8cm, page 10

Charles Jones naquit en 1866, fils d’un boucher, il devint jardinier, mais jardinier de château. Chef jardinier à Ote Hall, il eut droit aux honneurs de The Gardener’s Chronicle en 1905 qui célébra son talent horticole. Vers 1910, il abandonna tout et, avec sa femme, qui était la cuisinière du château, et leurs cinq enfants, il s’installa dans le Lincolnshire, dans une maison sans eau courante, sans électricité, sans qu’on sache trop ce qu’il y fit. Il y vécut jusqu’à sa mort en 1959 à 92 ans. Une photographie de lui, de 1904, le montre élégamment vêtu, en canotier et noeud papillon, la barbe bien taillée, pas exactement le tout-venant des jardiniers (ici aussi). On sait peu de choses de lui, qu’il était secret, peu communicatif, bougon.

Charles Jones, Ornemental Gourd (Courge), vers 1900, 15.2×10.8cm, page 72

Et sa passion secrète était la photographie. On ne sait comment il en apprit la technique, on ne sait où il acquit ce sens de la composition, de l’éclairage, cette capacité esthétique singulière, et il n’en dit rien à sa famille. Il n’en dit rien au journaliste de The Gardener’s Chronicle non plus. Il eut, semble-t-il, trois appareils; il travaillait avec des plaques de verre qu’il réutilisait, et qui ont toutes disparu. Sa petite-fille raconte qu’il les utilisait comme des cloches pour protéger ses jeunes légumes. On n’a de lui aucun négatif, seulement les tirages achetés par Sexton, et quelques autres dans un album de famille acheté par le V&A à sa petite fille. Il est probable que ces tirages furent faits par contact, sans agrandisseur, et donc, ils sont virés à l’or; ce sont quasiment tous des tirages uniques.

Charles Jones, Telegraph Cucumbers (Concombres), vers 1900, catalogue Elphick

Le jardinier Charles Jones photographiait des légumes, et aussi quelques fruits et quelques fleurs; autour de 350 de ses photographies sont des légumes, 80 des fleurs et 80 des fruits, environ. Fierté du jardinier, direz-vous. Certes. De plus, il semble que quelques-unes de ses photographies (les concombres sur leur tige ci-dessus, les fleurs dans un pot ci-dessous), furent reproduites dans des catalogues du marchand de semences Elphick. Mais on ne peut se limiter à la pure dimension professionnelle du jardinier. D’abord parce que ce fut une obsession photographique qui dut dévorer son temps libre et aussi son budget, à l’époque où, malgré l’introduction du Kodak Brownie, la photographie, surtout avec son type d’appareil, était encore un passe-temps de riches bourgeois ou aristocrates. Ensuite parce qu’il y a une très grande cohérence dans son travail, un véritable protocole : les légumes sont presque toujours photographiés dans le studio et non en pleine terre, fraichement cueillis, sur fond noir ou blanc, en gros plan, bien éclairés. Plus bas, on voit des plantes en pleine terre devant un fond noir que tient un assistant encore visible, mais c’est une exception au schéma dominant.

Charles Jones, Gypsophila Paniculata, vers 1900, catalogue Elphick

Schéma qu’il faut bien qualifier de portrait, tant par sa scénographie que par l’individualité de chacun des légumes. Quand deux plantes du même type (leur nom scientifique est toujours écrit au crayon au dos du tirage) ont été photographiées, elles sont loin d’être identiques, l’une plus ronde, plus mûre, plus sensuelle, l’autre plus raide, plus sèche. Contrairement à Anna Atkins, par exemple, qui était botaniste avant d’être photographe, nous n’avons pas ici des spécimens, des types (une photographie ethno-coloniale, pourrait-on transposer), nous avons des individualités, aussi étrange que cela puisse paraître à qui n’est pas passionné de jardinage (et pour poursuivre l’analogie, c’est un peu comme Marc Garanger redonnant une dignité individuelle à chacune des femmes qu’il photographie au lieu de les réduire au stéréotype). Ce n’est pas une sèche documentation scientifique dont on peut admirer la beauté, comme chez Atkins, c’est un hymne à la beauté sans prétention taxonomique

Charles Jones, Scène de jardin avec la toile de fond du photographe, vers 1900, 15.2×10.8cm , page 19

Mais pourquoi faisait-il cela ? Au-delà de la passion anglaise du jardinage, il y a clairement là la construction délibérée d’une esthétique. Non point une photographie au service d’un art plus noble, comme Blossfeldt photographiant des plantes pour servir de modèles au dessin et à la décoration, moderniste à son insu. Jones semble refuser totalement cette subordination, pour lui la photographie n’est pas un art inférieur, au contraire elle permet une proximité avec la nature, avec le réel, que le dessin ou la peinture ne permettrait pas. Ou plus précisément, alors que le livre cite Dürer, Rembrandt, Weston et Sudek qui tous représentèrent des fruits, des herbes ou des légumes pour les transformer en objets d’art, Jones, lui, voit ses sujets comme déjà de l’art et il ne fait que révéler leur beauté. Seule peut-être la passion déraisonnable de Redouté pour les roses approche un peu cette humilité créatrice, cette glorification du simple, du banal, du quotidien, de l’anodin, qui sont ainsi transfigurés. Sont-ce des natures mortes ? Oui formellement, mais pas si on s’inscrit dans l’histoire et la dimension socio-économique et culturelle de la nature morte.

Charles Jones, Bean Runner (Haricot d’Espagne), vers 1900, 15.2×10.8cm, page 26

Et, il faut le dire, ces photographies sont superbes. Le jardinier-paysagiste Gilles Clément, qui signe la préface de l’édition française du livre, parle mieux que moi (qui n’ai pas la main verte) du poli des oignons, du bronze bosselé des mangetouts, du réticule blanc des melons, avec une émotion complice. Ce qui est absolument frappant, c’est que ces photographies sont faites autour de 1900, à une époque où la notion du beau est contournée, artificielle, surchargée, aux antipodes du dépouillement sévère de Jones. Sans le savoir, il est un précurseur, un prophète, un proto-moderniste. C’est un style, c’est un rapport au réel qu’on va découvrir vingt / trente ans plus tard avec la Nouvelle Objectivité : les pairs de Charles Jones, ce sont Renger-Patzsch ou Sander, qui photographia les hommes avec la même rigueur obsessionnelle que Jones les légumes. Et de son temps, le seul peut-être qui eut à la fois ce regard, cette esthétique et cette humilité, ce fut Atget. Pour laisser le mot de la fin à Sean Sexton : « At first I thought it might have been Atget because of the tonal quality, very similar to Atget, and the same process I think. And I thought, Jesus, he must have come to London and done still-life. I can date a photograph to two years either side and I thought 1900, this predates all the other fuckers. »

Charles Jones, Pea Rival (Pois), vers 1900, 15.2×10.8cm, page 34

Ce billet est basé sur le livre Plant Kingdoms. The Photographs of Charles Jones. The Outsider Genius Saved from Obscurity by Chance Discovery, de Sean Sexton (crédité comme auteur, mais qui ne signe aucun texte) et Robert Flynn Johnson, avec une préface de la chef (cheffe ?) Alice Waters, New York, Smithmark, 1998; 128 pages, 105 reproductions pleine page et 12 illustrations.
Édition française Charles Jones. Le Royaume des Plantes, Paris, Thames & Hudson, 1999; identique, mais avec une préface de Gilles Clément. Le Monde en rendit compte à sa parution, mais en section jardinage ….
Livres épuisés, trouvables de seconde main pour 20 ou 30 euros.
Toutes les images sont des tirages au sel d’argent viré à l’or, sauf son portrait.
Des photographies de Charles Jones ont été montrées à la galerie Miranda à Paris en 2019 et au Musée de l’Élysée à Lausanne en 1998. Est-ce tout en Europe continentale ?

Trois livres de photographes

Bruno Barbey, Jordanie 1969. Combattants du Fatah (Mouvement National de Libération de la Palestine) en patrouille (Zoom pages 80-81).

en espagnol

Achetant un peu en « fond de tiroir » un numéro de la revue Zoom d’août 1971 (revue plutôt connue pour ses articles techniques et ses portraits « de charme », ce dont ce numéro n’est pas exempt), j’y découvre onze photographies de Bruno Barbey, qui vient de mourir (dix en couleur, une en N&B) sur son voyage dans les camps de fedayin palestiniens dans le Nord de la Jordanie après Septembre Noir, en octobre 1970. Il fait ce voyage en compagnie de Jean Genet qu’il photographie aussi (Genet fut, douze ans plus tard, un des premiers occidentaux à entrer dans les camps de Sabra et Chatila après le massacre sous égide israélienne), Jean Genet qui témoigna avec courage et passion, et fut vilipendé par un barthésien sioniste, Jean Genet qui écrit dans Zoom un commentaire des dix photos couleur, que le magazine présente (précautionneusement) ainsi : « Il va sans dire que son opinion, aussi documentée soit-elle – aux sources mêmes du conflit – ne saurait prétendre engager la rédaction de Zoom dans sa totalité ». Ce sont des photographies de combattants, datant des quatre voyages que Brabey fit dans la région entre février 1969 et février 1971, elles sont dures, violentes et leur diffusion a été limitée, car à contre-courant de la position de la majorité de la presse sur le conflit. On ne trouve, sauf erreur, que six photos de Palestine sur le site de Magnum, dont une seule, ci-dessus, cette patrouille à propos de laquelle Genet parle de musique et de poésie, est dans Zoom (plus une autre assez proche, avec les mêmes fedayin), les autres chez Magnum montrent une traversée de rivière, un blessé à l’hôpital, des combattants au repos, et Yasser Arafat; celles du magazine montrent aussi des familles, des enfants, un camp de tentes, des entraînements, et deux cadavres. Genet conclut son texte d’accompagnement des photographies en évoquant le racisme français anti-arabe, en l’ancrant dans l’histoire depuis le Moyen-Âge : « Toute cette histoire – l’Histoire – n’est qu’un trucage pour faire de nous des hommes faussés. » Il n’est guère étonnant que ces images de Bruno Barbey aient été occultées.

Floris Neusüss, Tagtraum, Munich 1958 (page 11)

Floris Neusüss est décédé il y a un an. Mal connu en France (malgré une performance époustouflante en Camargue lors des Rencontres d’Arles en 1977), il est vu comme le pape du photogramme contemporain, ayant formé de nombreux émules lors de ses cours à Kassel, et est très connu en particulier pour ses photogrammes de corps (le plus souvent nus et féminins), quelque part entre silhouettes et fantômes flottants, parfois en position quasi-foetale au sol, parfois légers, déployés, prenant leur envol. Ces images ont une dimension sensuelle, haptique, voire érotique et païenne (et elles ont plus de volume que les Anthropométries d’Yves Klein). J’avais eu le plaisir de l’interviewer en 2010, et je viens d’acquérir un petit livre Floris Neusüss Fotografie 1957-1977 (auto-édité, 1977, 84 pages, une cinquantaine de photos, en allemand), où, aprés un poème introductif de Michael Krüger, Neusüss montre photographies et photogrammes, presque toujours autour du corps, avec parfois un petit texte explicatif. Ses nudogrammes étant assez connus, voici ci-dessus une autre image, une double exposition de 1958.

Damian Heinisch, 45.

En 1945, Walter Heinisch, 45 ans fut déporté en train de sa ville natale de Gleiwitz (qui avait été le lieu du déclenchement de la 2ème guerre mondiale; il y laissa femme et enfants), en Haute Silésie conquise par les Russes, jusqu’à Debalzewo en Ukraine, où il mourut dans un camp de prisonniers et sa tombe est inconnue. En 1978, Hans Joachim Heinisch, 45 ans, fils de Walter et père de Damian, fut autorisé à quitter Gleiwitz, devenue Gliwice en Pologne, et à émigrer en train vers l’Allemagne de l’Ouest avec sa famille immédiate (dont Damian, dix ans) pour s’établir à Essen, laissant frères, soeurs et cousins en Pologne. En 2013, Damian Heinisch, 45 ans, fils de Hans Joachim et petit-fils de Walter, entreprend un voyage en train depuis Debalzewo prés de Donetz oú son grand-père était mort, jusqu’à Oslo, où il vit, en passant par Gliwice / Gleiwitz près d’où il naquit, ville d’origine de sa famille, et Essen où il grandit. Un périple de 4323 kilomètres, un pélerinage familial sous le signe des déportations et des exils, du train de la mort et du train de la liberté, une empreinte de l’histoire européenne récente. Damian Heinisch documente son voyage avec une caméra 35mm. Son livre (45, Londres, Mack Books, 2020, 114 pages reliées à la japonaise, en anglais et en allemand, plus une affiche dépliante) reprend des images grenues du film prises par la fenêtre du train, des scènes de vie locale au bord des rails, un monde proche et pourtant autre, distancé, des paysages changeants, des saisons différentes, des inconnus qui entrent dans l’image. Des images floues, aussi, indistinctes, sombres, des tunnels dans le récit. Et toute la nostalgie des longs voyages en train. Ce voyage serait-il un voyage de réconciliation, post-nazisme, post-soviétisme ? Serait-il un chant à la paix, un hymne d’espoir pour l’Europe ? Quelques mois aprés son départ de Donetz, la guerre y a de nouveau éclaté et la gare de Debalzewo a dû être fermée du fait des combats. (Découvert dans cet article, mais les photos du livre n’ont pas de légende).