Sommaire janvier 2015

Onze billets ce mois-ci

5 janvier : La photographie n’est pas, ne sera jamais toute la mémoire du monde (Daniel Blaufuks)
6 janvier : Panorama 2014
7 janvier : Un inframince sculptural (Francisco Tropa)
19 janvier : Piège pour un voyeur (Miroslav Tichý)
20 janvier : Under the Volcano (Vasco Araújo)
21 janvier : Koons : le cul, sinon rien ! (une oeuvre morale)
22 janvier : Dans l’usine de machines à coudre
26 janvier : Définir l’art brut ?
27 janvier : Le Florentin roux
28 janvier : Le dedans et le dehors (David Altmejd)
29 janvier : De l’utilité de la photographie (Tobias Rehberger)
Livres reçus (hors expositions):

  • Susanna Pozzoli, Passato Prossimo, Credito Valtellinese, 2011, un recueil de photographies sur une usine désaffectée, espaces vides et souvenirs familiaux, sens de l’espace et beauté mémorielle; et aussi Thanks to Luigi Ghirri  Italian Emerging Photography, Montrasio Arte, 2012.

  • Penelope Umbrico, Out of Order, RVB Books, 2014, une chemise au format original regroupant des photographies de meubles de bureau d’occasion provenant de sites internet de liquidation post faillite, un travail en somme très politique dans une mise en page décalée.

  • Isabel Duperray, Champs de bataille, LienArt, 2013, catalogue d’une exposition de peintures de paysages : reflets, rétroviseurs, stèles, pierres roses, et d’étranges territoires arides, desséchés, essentiels; et d’autres livrets, dont Sillages, des monotypes autour de la Baigneuse de Rembrandt.

  • Arnaud Cohen, Mauvais Genre, petit O, 2014, un livret virulent et irrévérent reprenant des sculptures autour du genre, mauvais, fluctuant ou indéterminé; en attendant son exposition en juin à Sens.

De l’utilité de la photographie

Tobias Rehberger, On Shunga at Galeria Pedro Cera - Exhibition View

Tobias Rehberger, 1750, On Shunga at Galeria Pedro Cera – Exhibition View

en espagnol

C’est une exposition très paradoxale que celle des dernières créations de Tobias Rehberger ( l’homme de la cafétéria vénitienne …) à la galerie Pedro Cera (jusqu’au 20 mars) car, d’abord, on n’y voit rien : les murs semblent couverts de petits carreaux monochromes, comme les pixels d’une photographie démesurément agrandies et qu’on ne parvient pas à distinguer. Çà et là, sur des piédestaux, ou accolés aux parois, des petits vases de fleurs, eux aussi couverts de ces carreaux, qui n’en sont pas : c’est en fait un papier peint qui les imite à la perfection.

Tobias Rehberger, On Shunga at Galeria Pedro Cera - Exhibition View

Tobias Rehberger, Hanabi 1870, On Shunga at Galeria Pedro Cera – Exhibition View

On plisse les yeux, on tente vainement de déchiffrer l’image, on devine parfois une forme, une migraine s’installe, jusqu’à ce qu’une âme charitable vous conseille de regarder l’image à travers le viseur de votre appareil photo ou sur votre smartphone. Et alors, ô merveille, l’image apparaît, la compression optique de la lentille correction optique de la lentille et de l’appareil permet de distinguer les formes. La photographie, ou plutôt la lentille, est le seul moyen de voir la réalité, et les seules images que je peux vous montrer ici sont celles vues à travers la lentille, elles ne peuvent donc traduire la confusion visuelle de l’œil nu (j’ai suggéré au galeriste de faire réaliser des photographies au sténopé, car, ainsi, la compression optique ne devrait pas avoir lieu; on verra). Cette absolue nécessité de l’appareil photographique pour voir existe bien sûr en photographie scientifique, que ce soit de la microphotographie ou des images de l’espace, et elle a parfois donné lieu à des recherches artistiques comme avec Yves Trémorin. Mais, ici, c’est plutôt au mythe de Blow Up qu’on penserait, à cette révélation photographique d’une réalité invisible à l’œil nu.

Tobias Rehberger, On Shunga at Galeria Pedro Cera - Exhibition View

Tobias Rehberger, Meiji, On Shunga at Galeria Pedro Cera – Exhibition View

Et bien sûr ces images ne sont pas innocentes, ce sont des Shunga*, des aquarelles ou estampes érotiques japonaises montrant diverses positions de pénétration de manière assez froide, voire pédagogique. Voyeurs face à ces images, nous ne savons trop à quelle distance nous placer : voyeur de près, le nez collé sur le détail ou voyeur de loin, à distance, de toute façon nous n’y voyons rien, nous sommes aveugles et infirmes tant que ne s’interpose pas entre nous et l’objet du désir un instrument, un dispositif, l’appareil photographique, une béquille visuelle en somme. Ce dispositif est en fait à la fois (comme souvent) un accélérateur du désir (je veux voir, je dois voir !) et un écran de pudeur (vous pouvez y emmener vos jeunes enfants sans crainte); cela évoque bien sûr le floutage des poils pubiens dans les vidéos érotiques japonaises, mais aussi, pour moi, les petites bandes de carton agrafées sur les photos dénudées à l’entrée des cinémas de mon enfance pour préserver l’innocence des passants.

Tobias Rehberger, On Shunga at Galeria Pedro Cera - Exhibition View

Tobias Rehberger, Meiji, On Shunga at Galeria Pedro Cera – Exhibition View

Dans cet immense camouflage, on réalise aussi que les vases reprennent très exactement le motif du mur derrière eux : c’est plus une « magnification » (à la fois plus grand et magnifique), un rapprochement qu’une occultation. Et, parfois, les plumets de fleurs qui les ornent servent de substitut aux poils (pubiens, évidemment) dans la composition de l’image.

Ce travail est, en somme, une leçon sur la photographie, sur sa nécessité indispensable…

Photos courtoisie de la galerie (en attendant la camera obscura) : © Bruno Lopes.

  • mot qui, en portugais, est devenu le péjoratif « chunga » (remerciements indirects à Julião Sarmento pour l’indication)

Le dedans et le dehors (David Altmejd)

David Altmejd, abcdefghijklmnopqrstuvwxyz, 2013, 279x131x76cm, ph. Kurt Deruyter

David Altmejd, abcdefghijklmnopqrstuvwxyz, 2013, 279x131x76cm, ph. Kurt Deruyter

en espagnol

Soyons francs, peu d’entre nous avions entendu parler de David Altmejd il y a quelques mois, peut-être une sculpture entrevue sur un stand de foire, souvent une faute d’orthographe à son nom difficile (d’ailleurs, ici même… mais c’était un invité), et pourtant le visiteur attentif (en France) de Chamarande, du Magasin, des Abattoirs et du Mas d’Azil, et, déjà en 2005, de la Fondation Dosne, sans parler du pavillon canadien de Venise 2007 (mais ni elle, ni moi ne l’avions alors remarqué assez pour en parler), avait pu voir certaines de ses sculptures. L’exposition au MAMVP (qui se clôt dans quelques jours, le 1er février) a donc été l’occasion de vraiment découvrir ce travail, où on peut sommairement tenter de distinguer trois catégories (lesquelles, néanmoins, ne cessent de s’interpénétrer) : des grandes statues, des têtes, et des édifices de boîtes en plexiglas.

David Altmejd, Flux, Vue d'exposition, MAMVP, 2015

David Altmejd, Flux, Vue d’exposition, MAMVP, 2015

Ce sont d’abord les statues de géants qui font la plus forte impression, alignées comme à la parade face aux miroirs fracassés : des êtres hybrides, à la peau parfois velue et parfois cireuse ou résineuse, aux mains envahissantes, au corps troué, aux excroissances cristallines. Dedans et dehors se confondent, animal et minéral se conjuguent.

David Altmejd, Untitled 8 (Bodybuilders), 2013, détail (188x62x58cm), ph. Kurt Deruyter

David Altmejd, Untitled 8 (Bodybuilders), 2013, détail (188x62x58cm), ph. Kurt Deruyter

Plusieurs de ses statues sont couvertes de mains, des mains qui se joignent, des mains qui sculptent, des mains qui enlèvent la matière, la déplacent, la font monter, comme une auto-sculpture en train de se faire, à la fois processus et produit : Bodybuilders. On pense à Rodin, bien sûr.

David Altmejd, Flux, MAMVP, vue d'exposition, 2015, ph. Marc Lenot

David Altmejd, Flux, MAMVP, vue d’exposition, 2015, ph. Marc Lenot

Et ces mains ont jailli, ont rejoint le mur où elles ont creusé leur sillon, déchirant, tentant de trouer, laissant leur empreinte. Et, sachant d’où vient la famille de David Altmejd, je ne peux pas ne pas penser aux traces laissées par les ongles des déportés sur les murs des chambres à gaz (récemment montrées ).

David Altmejd, Sarah Altmjed, 2003, 41x18x18cm, ph. Lance Brewer

David Altmejd, Sarah Altmjed, 2003, 41x18x18cm, ph. Lance Brewer

Enlever la matière, c’est ce que Altmejd fait dans la première sculpture de l’exposition, le « portrait » de sa sœur Sarah : à la place du visage, un trou noir, un vide immense, bordé de cristaux (pas de sang, des cristaux). Davantage qu’une « gueule cassée », avatar guerrier ou infectieux, c’est une négation de la peau, frontière entre le dedans et le dehors, une appropriation, une tentative de possession, un désir de fusion quasi incestueuse, « une combinaison de mon père et de ma mère pour faire l’objet le plus intense de l’univers », dit-il, « c’était moi à travers ma sœur ».

David Altmjed, Untitled, ph. Marc Lenot

David Altmjed, Untitled, ph. Marc Lenot

Enchassé horizontalement sur une table basse, cet autre visage où le trou creusé est si profond qu’il a traversé le crâne et s’enfonce dans des profondeurs insondables : avons-nous vraiment envie d’aller là ? Je ne sais trop ce que veut dire « travailler à même le flux psychique« , mais je sais qu’une approche psychanalytique de son travail serait éclairante (et le – très beau – catalogue ne l’aborde qu’indirectement, même si François Michaud, le commissaire, commence son entretien avec l’artiste en lui posant la question du rêve).

David Altmejd, The Flux and the Puddle, 2014, détail (328x640x714cm, ph. James Ewing

David Altmejd, The Flux and the Puddle, 2014, détail (328x640x714cm, ph. James Ewing

Après cette violence, les premières structures en plexiglas sont plus calmes, plus froides, comme des dessins en trois dimensions, des entrecroisements de fils bien symétriques et, trop cartésiennes, elles sont un peu décevantes; mais certaines sont comme contaminées par des éléments plus sculpturaux, ici un loup-garou, là une tête. Et enfin la dernière, la plus grande, The Flux and the Puddle, est une heureuse synthèse de toute l’exposition : il est impossible de la voir en entier, et chaque point de vue offre une nouvelle vision. C’est un atelier mental de l’artiste (qui l’a construit de l’intérieur, dans son atelier), comme (suggère l’étonnant Robert Vifian dans le catalogue) une boîte-en-valise géante, un système cosmologique incluant ses travaux précédents.

David Altmejd, The Flux and the Puddle, 2014, détail

David Altmejd, The Flux and the Puddle, 2014, détail

Ce chaos organisé déborde de partout, des fluides s’échappent (avec une flaque figée au sol, d’où « puddle »), des personnages (dont, pour la première fois, une statue féminine, visage vide et ‘robe’ bleue) se confrontent et parfois se découpent comme une illusion figée de mouvement chrono-photographique. C’est une construction encyclopédique, un cerveau de l’artiste, comme une antithèse de la tête vide du début. On reste longtemps à tourner autour de cette pièce, autre confusion entre dedans et dehors, qui condense, à elle seule, toute l’énergie de l’exposition.

Toutes photos © David Altmejd; photos 1, 3, 5 & 7 courtoisie MAMVP et galerie Andrea Rosen, NYC; photos 4 & 6 de l’auteur.

Le Florentin roux

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, 1531 1532, huile sur toile, 209.5x161.5cm

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, 1531 1532, huile sur toile, 209.5×161.5cm

en espagnol

Le Musée d’art antique de Lisbonne accueille (jusqu’au 18 mai) en prêt un tableau du Musée de Luxembourg, Bacchus, Vénus et Cupidon de Giovanni Battista di Jacobo, surnommé Rosso Fiorentino. Ce maître du maniérisme est connu en France par sa décoration du Château de Fontainebleau pour François 1er, dont subsistent peu d’œuvres excepté celle-ci, qui ornait l’extrémité de la galerie menant à la chambre du roi*, et pour son Christ roux (lui aussi) de la Piéta du Louvre, scène tragique, tourmentée et extraordinairement expressive. À Volterra, en pays étrusque, j’ai pu aussi voir sa Descente de croix, elle aussi expressive, contournée et sinueuse.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

C’est au contraire un tableau profane, érotique et apaisé qui est montré ici : Bacchus et Vénus, Cupidon, un satyre et un lion. Bacchus est l’archétype de la beauté maniériste, torse musclé et membres d’une longueur exagérée, pose affectée et gestes précieux, paupières lourdes et langueur ennuyée. Vénus est plus terrienne, hanches larges et taille fine, seins menus et nez grec.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

La toile était, semble-t-il, inscrite dans un cadre ovale (devant lequel est aujourd’hui le buste du roi) et a été retaillée : le support courbe du siège, le bras de Bacchus, la cuisse et le dos du satyre (et son étoffe rouge, seule touche vive dans cette douceur picturale), la courbe du vase (où, en écho, se voit une ronde de satyres déhanchés; voir en bas) sont les traces de cette composition circulaire. Et pourtant, à mes yeux, toute la scène, défiant cette inscription dans un cercle, semble être en train de glisser vers le bas à gauche : la posture quelque peu instable des deux dieux sur leurs sièges, l’alignement et l’élongation de leurs jambes, le glissement de Cupidon, tout construit une diagonale que le regard pudique de Vénus souligne. Positionnée entre les jambes velues du jeune satyre et la toison du lion (alors qu’elle-même, bien sûr, n’exhibe pas le moindre poil), penchée en avant, au bord du basculement, elle se tient au bras de son fils. La toison bouclée de Cupidon, elle, est à mi-chemin entre le sexe de Mars, bien visible mais dans l’ombre, et celui de Vénus, sagement dissimulé entre ses cuisses. Sans doute ces liens visuels ne sont-ils pas innocents. De l’union de Bacchus et de Vénus naîtra Priape.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

En contrepoint de cette diagonale descendante dominante, les regards se croisent selon d’autres lignes de force : Mars regarde Vénus qui regarde Cupidon qui nous regarde. De rebondissement en rebondissement, cette ligne zigzagante nous attire dans le tableau. Le satyre aussi nous regarde, les yeux malicieusement plissés. Quand au lion, peut-être une allégorie du roi, son regard est féroce mais hors champ, dirait-on.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Quant aux objets, la rondeur de la fine coupe en argent ornée de pampres repoussés répond à la rotondité du vase et de son anse en spirale dorée, en permutation dans le coin opposé. Et le nœud grossier de l’étoffe rouge du satyre répond à un objet précieux au sol, tout de velours et d’or, avec une perle à son sommet : plutôt qu’un bâton de commandement (phallique), il me plaît d’y voir un fourreau de dague, vide, dont le trou béerait au premier plan du tableau, et d’imaginer là des métaphores peut-être érotiques.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

En somme, ce sont là des motifs tout à fait appropriés à l’entrée de la chambre d’un roi qui aurait dit : « Une cour sans femmes, c’est comme un jardin sans fleurs ». Ce tableau, qui n’a été que récemment attribué à Rosso Fiorentino, est considéré par les spécialistes comme emblématique du maniérisme bellifontain. Il n’est malheureusement pas en très bon état et aurait peut-être besoin d’une restauration, les lacunes et effacements de peinture semblant nombreux.

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

Rosso Fiorentino, Bacchus, Vénus et Cupidon, détail

*Il faudrait pouvoir lire cette thèse.

Avant-dernière photo par l’auteur, les reproductions trouvées sur internet ayant hélas rogné un centimètre en bas du tableau et le cercle de la supposée béance n’y étant pas entièrement visible.

Définir l’art brut ?

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en espagnol

Plusieurs expositions autour de l’art brut ces derniers temps, et toujours ce souci de la définition, des catégories, de l’inclusion ou non : cette obsession catégorielle est-elle plus forte dans un champ en quête de légitimation (maintenant que même ArtPress s’y range…) ? Je ne sais, mais cela conditionne certainement la vision.

Collection abcd à la Maison Rouge, vue d'exposition, ph. Marc Domage

Collection abcd à la Maison Rouge, vue d’exposition, ph. Marc Domage

À la Maison Rouge, qui exposait jusqu’au 18 janvier la collection abcd, tentant de m’orienter, je réalise que je suis plus sensible aux pièces qui ont un certain ancrage historique, rationnel, lié au langage, à la mathématique, à la cartographie ou à l’encyclopédie. Celles devant lesquelles, pour moi, l’intérêt essentiel n’est pas l’œuvre en soi, mais la vie tourmentée de l’artiste et les circonstances dans lesquelles il a réalisé ces pièces, me semblent sinon moins pertinentes, en tout cas moins porteuses d’une interrogation esthétique, artistique : si je les regarde sans savoir qui les a faites et comment, je passe vite, d’un regard distrait. j’ai d’ailleurs été assez frappé, pendant ma visite, de voir les salles d’exposition relativement désertes et, par contre, la salle où de petits films racontent la vie de ces artistes, absolument bondée.

Collection abcd à la Maison Rouge, vue d'exposition, ph. Marc Domage

Collection abcd à la Maison Rouge, vue d’exposition, ph. Marc Domage

Alors, bien sûr, j’ai revu avec plaisir les pièces langagières de Dan Miller, les polaroids de Horst Ademeit, les cartes météorologiques de Zdenek Kosek et les machines logiques de Jean Perdrizet, et bien sûr Henry Darger, et bien d’autres, je ne vais pas bouder mon plaisir. Mais, par exemple, devant les sculptures de Judith Scott (suspendues dans la photo ci-dessus), serais-je aussi intéressé si je ne savais rien d’elle et de ses handicaps ? Est-ce la prouesse que j’admire, ou l’œuvre ?

Albert Moser, A Panoramic View of a mural on side of a building at a parking lot and 12th street, Philadelphia, PA, juin 2005

Albert Moser, A Panoramic View of a mural on side of a building at a parking lot and 12th street, Philadelphia, PA, juin 2005

Quant à l’inclusion de la photographie dans l’art brut, que le livret de salle définit par la « répétition obsessionnelle des mêmes thèmes », je ne suis évidemment pas tout à fait d’accord : la répétition n’est qu’un facteur secondaire, ce qui compte c’est d’une part le choix de ces thèmes (ainsi la mise en scène des portraits de sa femme d’Eugene von Bruenchenheim ou les poupées de Morton Bartlett), et surtout la rébellion contre le processus photographique standard (ainsi les panoramas d’Albert Moser). Et je ne vois vraiment pas ce que Tichý vient faire dans cette exposition, on se croirait revenu aux vaines tentatives du psychiatre Buxbaum en 1989 pour l’inclure dans l’art brut, en gommant toutes les recherches plus récentes sur son travail. Mais bon…

La mère François

La mère François

 

Petra Werlé

Petra Werlé

 

Marc Giai-Minet

Marc Giai-Minet

 

Peter Keene

Peter Keene

 

Autre exposition, celle d’une partie de la très importante collection d’António Saint Silvestre et Richard Treger dans l’ancienne usine Oliva à São João de Madeira au sud de Porto. L’exposition prend soin de distinguer art brut (au premier étage, commissariat de Christian Berst) et art singulier au rez-de-chaussée : là aussi, une question de définition (et là encore, Tichý dans l’art brut…), avec aussi des salles dédiées à la figuration libre, d’autres à l’art haïtien contemporain. En voici quelques joyaux, au fil des salles. Tiens, privilégions les crucifix, comme celui, halluciné, de la Mère François, celui, en mie de pain sous verre, de Petra Werlé, et l’assemblage complexe de livres, de meubles et de machines de Marc Giai-Minet. Et aussi le métronome électrique de Peter Keene.

Paul Amar, ST, 100x165x28cm

Paul Amar, ST, 100x165x28cm

 

Paul Amar

Paul Amar

Une salle est consacrée aux installations de Paul Amar, faites de coquillages et de coraux peints, recouverts de vernis à ongle et autres substances, qui forment un univers baroque éblouissant. (au passage, voyez comme les sites de ces artistes marginaux sont très bien faits)

Peter Saul, Napoléon, 1995

Peter Saul, Napoléon, 1995

Même les peintres de la figuration libre ont ici un côté halluciné. Et on va ainsi au fil des salles, au milieu de ces mondes inventés.
[J’avais écrit un plus long texte sur cette exposition, et une «opération de maintenance » du site du Monde.fr, pour mettre en place une nouvelle mise en page, a bogué, si bien que la sauvegarde de mon texte sur le site n’a pas fonctionné et qu’il a disparu : que de problèmes avec ce site… Alors j’ai repris de mon mieux, en plus court.]

vue aérienne 1948

vue aérienne 1948

Je finis avec la visite d’un lieu où la collection d’art brut est modeste (ici, à partir de 3’15 »; citons néanmoins Jaime Fernandes), mais l’endroit lui-même est extraordinaire. Dans l’hôpital lisboète désaffecté Miguel Bombarda (nommé d’après un des pionniers de la psychiatrie portugaise, qui fut malencontreusement tué par un de ses patients la veille du jour où il devait mener la révolution pour renverser la monarchie), le pavillon de sécurité a été construit, à la fin du XIXème, selon les plans du Panoptique de Jeremy Bentham : c’est un des très rares panoptiques psychiatriques au monde, même si la tour centrale d’observation a disparu depuis longtemps.

Pavillon de Sécurité

Pavillon de Sécurité

Son architecture moderniste (de Jose Maria Nepomuceno) est caractérisée par une pureté de lignes, une économie de formes qui me semblent annoncer le Bauhaus ou Frank Lloyd Wright. C’est un endroit rarement ouvert, peu visité et tout à fait étonnant. Le film de Javier Tellez Le Rhinocéros de Dürer a été tourné là, ainsi qu’une séquence des Souvenirs de la Maison Jaune (de 1h 44′ à 1h 52′) de João César Monteiro.

Photos Maison Rouge par Marc Domage, courtoisie de la Maison Rouge; photos Paul Amar, courtoisie de Oliva Creative Factory; photos Pavillon de Sécurité, provenant des sites indiqués en lien; photos des crucifix et de Peter Saul, de l’auteur.

 

Dans l’usine de machines à coudre

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en espagnol
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À une heure au sud de Porto, dans une ancienne usine de machines à coudre, un centre d’art héberge deux collections très intéressantes mises en dépôt là depuis peu, l’une d’art contemporain de Norlinda et José Lima, l’autre (dont je parlerai dans un prochain billet), d’art singulier et d’art brut de Richard Treger et Antonio Saint Silvestre. Au passage, une chose frappante dans ce pays est le nombre de collections de bonne taille qui sont hébergées dans des lieux publics (comme ) ou privés.

Dan Graham, Model, 2011 et Ana Cardoso, Monologic, 2010

Dan Graham, Model, 2011 et Ana Cardoso, Monologic, 2010

La collection Lima est bien sûr assez éclectique, avec aussi bien des artistes internationaux que des Portugais, reconnus ou émergents, et l’exposition en cours privilégie heureusement plutôt la découverte que la consécration, sans que la classification par salle (due au commissaire Miguel Amado) soit toujours convaincante. Certes on commence par la froideur éthérée d’une maquette de verre et d’aluminium de Dan Graham sur un socle, mais elle est entourée des vibrations de huit grands monochromes sur coton cru de la jeune Ana Cardoso : une réflexion sur la toile-objet aux côtés d’une réflexion sur le volume.

Mafalda Santos, Showall, 2009, et Isabel Simoes, ST, 2008-2009

Mafalda Santos, Showall, 2009, et Isabel Simoes, ST, 2008-2009

Un peu plus loin sont apposées côte à côte deux toiles de deux jeunes artistes portugaises : à gauche, Mafalda Santos dont j’avais déjà remarqué le mur de papier baigné de lumière (et qui montrait récemment des compositions tout aussi géométriques à la galerie Presença) revisite ici la structuration topologique et colorée d’un espace froid, linéaire, rigoureux. À droite, Isabel Simões, qui par ailleurs participe à d’étranges performances corporelles) propose des formes plus fluides, translucides, moirées et obliques : c’est une vue plongeante du plancher de son atelier, déformée par une perspective abstractisante, vide de toute présence, où les objets ne sont plus que des traces fantômes, cernée d’un vide blanc, devant laquelle le spectateur est incertain, bousculé, suspendu. Deux exemples assez typiques d’un art contemporain portugais souvent préoccupé par l’espace et sa perception.

Carlos Noronha Feio, 3 2 1 0 A A and Away 1 2, 2011

Carlos Noronha Feio, 3 2 1 0 A A and Away 1 2, 2011

Pus politique et plus ancré dans le réel est le travail de Carlos Noronho Feio, lui aussi trentenaire : un immense tapis d’Arraiolos empli de motifs guerriers, avions, bombes, tanks, croix gammées, dont le mode de production évoque évidemment Alighero Boetti et les images des bandes dessinées. Aux antipodes, une belle salle pure et cohérente de Francisco Tropa autour de la pyramide.

Marta Maria Perez bravo, Proteccion, 1990

Marta Maria Perez bravo, Proteccion, 1990

De la Cubaine Marta Maria Perez Bravo, dont j’avais déjà admiré la violence mystique et sensuelle, cette photographie d’une femme-rose hérissée d’épines, intouchable, inviolable, in-caressable, in-aimable.

Daniel Barroca, 5 Obstructed images, 2011

Daniel Barroca, 5 Obstructed images, 2011

La salle consacrée à la guerre présente, au milieu de pièces un peu simplistes (transformer les armes en mobilier, l’épée en charrue), une installation de Daniel Barroca tout à fait passionnante : une table avec des photos de soldats coloniaux buvant de la bière, mangeant un cochon rôti (je crois). Pas de violence guerrière, juste un moment de repos, une scène joyeuse pour oublier les horreurs du « cul de Judas » peut-être. Mais chacun des vingt militaires est rendu invisible par un verre noirci de suie posé sur son visage (et le cochon aussi d’ailleurs), chacun des soldats coloniaux est oblitéré, renvoyé aux ténèbres, gommé de l’histoire. Peut-être est-ce la suie du village guinéen qu’ils viennent de brûler, peut-être est-ce la prémonition de leurs cendres prochaines. Peut-être le père de l’artiste est-il l’un d’eux, ou c’est lui qui a pris la photo, et le fils tente désespérément d’exorciser ces mémoires, comme tout un peuple a tenté de le faire après 1974 : c’est de mémoire et d’héritage qu’il s’agit ici.

Et c’est l’intérêt de cette exposition que de ne pas être un simple faire-valoir de la collection (qui comprend aussi Beuys et Nan Goldin, Barcelo et Combas, Damien Hirst et Rauschenberg, mais aussi d’y faire découvrir ces jeunes artistes portugais, qui, tous, posent des problématiques intéressantes.

Photo Carlos Noronha Feio courtoisie de Oliva Creative Factory; autres photos de l’auteur.

Koons : le cul, sinon rien ! (une oeuvre morale)

 

Jeff Koons, Stay in Tonight, 1986, encres grasses sur toile, 1/2, 175.3x121.9cm, Wingate family collection

Jeff Koons, Stay in Tonight, 1986, encres grasses sur toile, 1/2, 175.3×121.9cm, Wingate family collection

en espagnol

L’exposition Jeff Koons, au Centre Pompidou (jusqu’au 27 avril) mérite-t-elle qu’on parle d’elle ? Oui, si vous êtes offusqué, au nom du travail bien fait, par le fait que l’artiste ne produise pas lui-même ses œuvres, mais ait des légions d’assistants (et alors ?). Oui, si vous voulez critiquer le marché, le prix de ses (rares) œuvres et le soutien sans faille de ses collectionneurs (et alors ?), et prophétiser sa chute future, au nom de la moralité. Oui, si, au nom de la critique de la finance internationale, vous considérez comme une tache sur son CV le fait qu’il ait été trader quelques années pour payer le coût de production de ses pièces (et alors ? l’artiste fauché serveur chez McDo pour gagner sa vie n’est-il pas bien plus néfaste pour la planète ?). Oui, si au nom du « bon goût », vous êtes choqué par l’aspect visuel de la plupart de ses œuvres.

Mais si, contrairement à tant (les thèmes ci-dessus représentant 90% des critiques de tous niveaux), peu vous chaut le caractère bien fait du travail individuel (et la famille et la patrie non plus), peu vous chaut la nécessité d’un marché de l’art plus ou moins vertueux, peu vous chaut le bien éculé mythe ploutocratique, peu vous chaut le bon goût, alors, débarrassé de ces œillères si communes, qu’avez-vous à dire sur son œuvre ?

Hélas, peu de choses. J’ai beau relire la belle interview de Bernard Blistène, qui en fait un parangon du plaisir pour la classe moyenne, j’ai beau être convaincu de l’immense culture artistique de Koons et de sa filiation avec les ready-made, j’ai beau être sensible aux œuvres plus « politiques » de sa jeunesse (en particulier sa théorie iconoclaste – et très très mal vue par les critiques – de l’abstraction comme une discrimination en faveur des classes dirigeantes, ainsi qu’illustrée par ses observations publicitaires – l’image ci-dessus), j’ai beau apprécier son travail très fin de déconstruction des icônes (appareils domestiques, ballons, …), j’ai ressenti dans presque toute l’exposition un profond ennui.

Aux antipodes du bon goût politiquement correct et de l’art contemporain trop normé, je crois que l’art doit d’abord déranger, et celui de Koons est bien trop lisse, trop poli, trop contrôlé, sans faille, sans une once de malheur, pour susciter une quelconque réaction d’émotion, de curiosité, d’indignation ou d’empathie : devant un Koons, on général, on sourit (ou sinon, on râle pour les vertueuses raisons ci-dessus).

SAUF ! Sauf une série, une salle, celle interdite aux mineurs, Made in Heaven. Il est amusant que Philippe Dagen, interviewant Koons, le trouve hyper-lisse, hyper-contrôlé, sauf quand il s’agit de cette série. Je ne saurais prédire si Jeff Koons restera dans l’histoire de l’art, mais s’il le fait, ce sera en héritier de Sade et de Courbet, et non point de David ou de Duchamp (encore que ce dernier, parfois, en secret…), ce sera parce qu’il aura su libérer le regardeur de sa honte, de sa gêne, de son sens du péché face au sexe. Le trader, le père de famille modèle (plus tard), la star du marché est aussi un voyou, un jouisseur. Dans l’univers justement très « kitsch » de la Cicciolina, dentelle et porcelaine, il déboule et brise tout visuellement. Nous avons là une sculpture en marbre (plutôt sage), une autre en cristal (pénétration assez classique) et quatre sérigraphies (deux pénétrations, l’une en gros plan – le trou du cul d’Ilona, l’autre en position-Andromaque – Ilona on top, et deux cunnilingus, dont l’un agrémenté d’un godemiché en cristal). Il ressort de ces images un tel plaisir, un tel bonheur, une telle décontraction que, à contrecourant de la morale (qu’elle soit catho ou féministe, c’est ici à peu près équivalent), on y oublie gêne et voyeurisme, et qu’on respire enfin l’air frais de la subversion, unique instant dans cette œuvre sans aspérités. Oui, c’est là, mais là seulement, une œuvre morale.

Eh oui, une seule image pour illustrer ce billet. Vous en trouverez bien d’autres ailleurs…

 

Under the Volcano (Vasco Araújo)

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

en espagnol
em português

Enfant, je vivais près des Puys d’Auvergne, éteints depuis des millénaires, et je me souviens de ma surprise quand, à propos d’une éruption lointaine et meurtrière dont parlaient les journaux (je crois à Tristan da Cunha), mon père m’expliqua que, la terre volcanique étant extrêmement fertile, les paysans choisissaient délibérément de vivre et cultiver au pied du volcan malgré le danger permanent. Cette ambivalence du volcan, cet équilibre périlleux entre mort et vie, entre catastrophe et fertilité, m’ont sans doute fortement marqué car, au-delà du volcan, ce dilemme est pertinent dans bien d’autres situations humaines, et ils me sont revenus à l’esprit dans l’excellente exposition de Vasco Araújo, Vulcano, à la galerie Presença à Porto (jusqu’au 28 février) – une œuvre qu’il avait déjà présentée au Musée de Géologie de Lisbonne en 2013.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

C’est du Vésuve qu’il s’agit ici, et donc de Pompéi et de toutes les images que la ville morte mobilise aisément, Gradiva bien sûr et les empreintes vides des cadavres dans Un voyage en Italie, et Naples aussi, où le péril mortel omniprésent s’imprime dans la vie quotidienne, dans la gaieté pessimiste des Napolitains, dans leur rapport familier à une mort quasi domestiquée, et, surtout, dans leur peu orthodoxe religiosité à nulle autre pareille, de Saint Janvier aux crânes de l’église des Âmes du Purgatoire.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Pour Araújo, le volcan est ici une métaphore de la vie humaine, du mal vient le bien et du bien vient le mal. Sa vidéo de 17 minutes est un long monologue, une adresse à un ami semble-t-il, récitée d’une voix tragique, qui, passant du drame à l’exorde, explore en tous sens cette ambivalence humaine et volcanique. On pourrait s’égarer du côté de la résurrection (de la mort naît la vie) ou du Phénix (renaissant de ses cendres), mais le discours se garde de toute religiosité, de tout mysticisme, de toute spiritualité, pour rester dans les limites froides et claires d’une philosophie qu’on pourrait peut-être qualifier de platonicienne.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Cette métaphore volcanique de la peur du changement profond de soi, de l’angoisse face aux mues auxquelles le monde (ou notre conscience du monde) nous contraint illustre la prise de conscience de soi-même rendue nécessaire, indispensable, vitale par la révolution-éruption du monde actuel, de la crise d’identité que nous devons traverser. Même si c’est là une œuvre an-historique, atemporelle, c’est aussi, au plus profond, une réflexion politique, culturelle, essentielle à laquelle on ne peut échapper.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Sur une musique assez émotionnelle de Górecki, la vidéo est illustrée de tableaux de deux types (qui sont repris dans l’exposition dans une demi-douzaine de compositions avec texte et tableaux) : les uns sont des portraits (par un peintre contemporain, João Fitas) d’un homme beau, grave, aux traits fins, émergeant d’un clair obscur assez caravagesque, qui font écho aux émotions du discours. Les autres sont des reproductions peintes par le même artiste (en y ôtant toute trace de présence humaine) de tableaux du XVIIIème représentant une éruption du Vésuve. Les tableaux originaux étaient des commandes de Sir William Hamilton, ambassadeur anglais auprès du roi bourbon des Deux-Siciles à la fin du XVIIIème siècle, qui, dans un esprit très Lumières de curiosité scientifique (un siècle plus tard, ça aurait été via la photographie), voulut étudier et documenter proprement le phénomène naturel auquel il assistait (et cette étude est le sujet – tout autant que la relation amoureuse entre sa femme Emma et l’amiral Nelson –  du seul roman de Susan Sontag, The Vulcano Lover).

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Plus que par les vues d’ensemble (plus ou moins réalistes) du Vésuve fumant, très classiques, on est fasciné par les détails, la lave, la fumée, les roches projetées, la matière même qui, une fois détourée de son contexte, acquiert une dimension picturale quasi expressionniste : davantage que du pré-romantisme, on croit voir là (mais est-ce dans l’original ou est-ce la patte de Fitas ?) des compositions allant vers l’abstraction, on se prend à penser ici aux paysages enneigés de Munch et là aux jeux de lumière de Kupka, voire aux Equivalents nuageux de Stieglitz, représentations pures de la matière sans cadre, sans direction, presque sans référent.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012, ph. Miss Dove

Et donc c’est par le biais de tableaux repeints que, de nouveau, Vasco Araújo nous emmène dans une réflexion sur l’humain, sur l’identité, sur l’ambivalence. Ce cheminement par ricochet qu’il semble affectionner, est ici dédoublé dans le registre de la langue car le récit dans la vidéo et les textes dans les compositions visuelles aux murs de la galerie, sont en italien, obligeant à un détour, à une traduction (explicite dans le sous-titrage du film ou implicite dans l’effort que font les visiteurs lusophones pour déchiffrer les textes accompagnant les tableaux), comme un filtre rendant plus périlleux, plus malaisé l’accès à cette vérité. Ou peut-être faut-il y voir une forme de manque, de regret ou de respect face à la richesse italienne et à la fascination qu’elle a exercée depuis la Renaissance ; le tremblement de terre de Lisbonne, même si Voltaire en a fait un symbole de la fragilité humaine, a moins inspiré artistes et poètes que les éruptions du Vésuve.

Vasco Araujo, Vulcano, 2012

Vasco Araujo, Vulcano, 2012, ph. Miss Dove

En tout cas, cette allégorie du volcan comme déclencheur de la conscience humaine et comme élément purificateur par une destruction créatrice ne laisse pas indifférent.

Les deux dernières photographies sont de Susana Pomba (Miss Dove).

 

 

 

Piège pour un voyeur (Miroslav Tichý)

Miroslav Tichy, ST

Miroslav Tichy, ST

en espagnol
in English

L’exposition de photographies de Miroslav Tichý à la galerie Christophe Gaillard (jusqu’au 28 février) a un dispositif tout à fait étonnant : la plupart des photographies sont présentées à l’intérieur d’une sorte de hutte sombre, éclairées parcimonieusement, demandant un effort pour être vues (une scénographie de Thibault Hazelzet & Yannick Boulot). On les aperçoit également par des lucarnes dans la hutte, dispositif parfait pour un voyeur, en écho à celui-là. Ci-dessous le texte que j’ai écrit pour l’occasion.

 

Vue d'exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Vue d’exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Pourquoi sommes-nous tellement attirés par ces photographies de Miroslav Tichý ? Qu’ont-elles donc qui nous fascine, qui nous empêche d’en détacher les yeux, et qui, ensuite, nous poursuit, nous hante jusque dans nos rêves ? Quelle est cette sourde oppression qui s’en dégage ? Pourquoi suscitent-elles en nous un enthousiasme, un plaisir, un émerveillement à nul pareil ?

Miroslav Tichy, ST

Miroslav Tichy, ST

Ce ne sont pourtant pas des photographies qui cherchent à plaire, à attirer, à séduire, comme tant d’autres. Pour Tichý, elles n’étaient même pas destinées à être montrées, elles s’empilaient chez lui au sol, en désordre, simple produit de ses flâneries, de ses obsessions, sans qu’il y mette la moindre intention délibérément artistique, voulant seulement se satisfaire lui-même.

Vue d'exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Vue d’exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Et regardez-les bien, ces photographies, voyez comme elles sont mal faites, sur- ou sous-exposées, floues parfois, souvent tachées de graisse, maculées de poussière, abîmées par un excès de bromure, envahies par des coulures, quelquefois un peu moisies (en fermant les yeux, n’a-t-on pas l‘impression de sentir leur odeur âcre ?) ; dans l’une, une mouche a été capturée lors du tirage, d’autres ont leur cadre de carton grignoté par des souris. L’image est ainsi envahie de parasites, de fantômes, formant une seconde pellicule qui s’interpose dans notre vision. Comme le dit Gianfranco Sanguinetti, les photographies de Tichý sont comme ses beautés moraves socialistes : ni épilées, ni désodorisées.

Miroslav Tichy, ST

Miroslav Tichy, ST

Mais, insouciantes, spontanées, effrontées, solaires, elles sont avant tout vraies.

Vue d'exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Vue d’exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Facile serait la tentation de parler plutôt du phénomène Tichý, de sa vie, de son étrangeté, de sa découverte, de son invention, de son marché, mais, quand nous sommes face à ses photographies, elles ne nous laissent pas nous échapper, elles ne nous permettent pas de digression, elles nous forcent à parler de l’art de Tichý et de rien d’autre.

Miroslav Tichy, ST

Miroslav Tichy, ST

Et cela, d’abord, parce que ce sont des photographies de femmes, de corps féminins beaux et désirables, qui s’inscrivent dans une histoire, que Tichý (ancien élève des Beaux-arts de Prague, on l’oublie trop souvent) connaissait bien et dont nous aussi sommes nourris, l’histoire de la représentation – et de la célébration – du corps féminin au fil du temps, de la Dame de Brassempouy à la Vénus d’Urbino du Titien et à l’Odalisque d’Ingres. Et les photographies de Tichý sont d’abord cela, un ultime chapitre dans l’idolâtrie du corps féminin dans l’art.

Vue d'exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Vue d’exposition Tichy, galerie C. Gaillard, photo Rebecca Fanuelle

Mais ici, nul modèle, nulle séance de pose en atelier : ces photographies ne sont pas honnêtes, elles ne résultent pas d’un contrat entre artiste et sujet, elles ont presque toutes été volées, saisies à la dérobée. Elles furent le butin d’un vagabondage clandestin, d’une appropriation urbaine, d’une dérive que d’autres nommeraient psycho-géographique. Tichý errait dans les rues de sa ville, en maraude ou aux aguets, attendant le moment où entrerait dans son champ de vision une proie digne d’être saisie.

Étudier ses négatifs est un exercice particulièrement intéressant car on y voit sa progression, sa chasse, ses sursauts, ses coups de cœur, ses déceptions aussi quand le corps suivi de dos se révélait décevant de face. « Je suis un observateur, disait-il, j’observe aussi consciencieusement que possible. ». Et ensuite il décidait de tirer seulement « les images qui ressemblent au monde ».

Bien sûr, c’est du voyeurisme, et on entend déjà les cris d’orfraie de protestataires vertueux. Bien sûr, ce sont des photographies volées, bien sûr, en majorité, ces femmes détournées n’étaient pas consentantes (ou, au mieux, elles étaient indifférentes face à ce clochard inoffensif sans agressivité : beaucoup croyaient que ce n’était là qu’un leurre et que ses appareils préhistoriques n’étaient pas chargés, pas capables de prendre des photos), bien sûr c’est une obsession : le plaisir de Tichý était tout entier dans cette recherche, dans cette traque, dans ce voyeurisme. Outre ses flâneries diurnes dans les rues de Kyjov, il lui arrivait aussi de s’embusquer le soir derrière ses persiennes pour surprendre les élèves-infirmières se déshabillant dans leur dortoir, ou de regarder les émissions soft-porn de la télévision autrichienne qu’il parvenait à capter. Plaisir malsain ?

Plaisir rebelle en tout cas, plaisir scandaleux. Tichý fut, par essence même, un insoumis, depuis le jour où il quitta l’école des Beaux-arts après l’interdiction par les communistes (nouvellement arrivés au pouvoir avec le Coup de Prague en février 1948) de la nudité des modèles féminins en cours de dessin. Service militaire, prison, internement dans un hôpital psychiatrique ne parvinrent pas à l’abattre, à le faire rentrer dans le rang. Sa rébellion n’était pas tant politique que morale, sociale : cheveux longs et sales, barbe hirsute, vêtements en haillons, refus de travailler, il était l‘anti-héros socialiste par excellence. Et il bousculait aussi les normes – tant socialistes que capitalistes, mais toujours puritaines et politiquement correctes – du sexe, du rapport aux femmes. Il ne craignait pas de s’affirmer comme un scandaleux anarchiste sexuel (non dans sa vie, qui fut, semble-t-il, fort chaste, mais dans son art). Et, de la même manière qu’il s’était évadé de la société socialiste, il resta en marge, après 1990, de la société capitaliste du spectacle, de l’invention de son œuvre, refusant expositions (la plupart ont été faites sans son accord) et spéculation. Il avait mieux à faire, suivant son chemin solitaire.

Mais ce plaisir rebelle est aussi un plaisir impossible, interdit. Regardez ces baigneuses en bikini se dorant au soleil : dans presque toutes leurs photographies, une grille s’interpose entre le photographe et la jeune femme, entre désir et jouissance. C’est bien sûr la clôture de la piscine en plein air dans laquelle le « clochard pervers » ne pouvait entrer, mais c’est aussi une séparation d’avec l’objet désiré, une barrière contre le désir, une parade au passage à l‘acte, une privation de sexe en somme. D’après Dali, on disait en Espagne que la masturbation rendait aveugle (et non pas sourd) : la photographie aurait-elle été pour Tichý une parade au risque masturbatoire ?

C’est pourquoi il faut accepter son voyeurisme, et assumer le nôtre : tout artiste est un voyeur, tout regardeur aussi, et «la femme est le seul sujet encore capable de rappeler à l’homme sa nature». Et l’effet magique de cette exposition, dont le dispositif, comme un piège pour un voyeur, met à distance les œuvres et ne les laisse découvrir que progressivement, malaisément, est qu’en sortant, nous allons tous, dans la rue, regarder la beauté de la première femme qui passe avec le même œil que Tichý, avec le même désir à la fois innocent et révolutionnaire que le sien. N’est-ce pas ?

[ Miroslav Tichý (1926-2011), après des études de peinture aux Beaux-arts de Prague et divers démêlés avec les autorités communistes, se retira dans sa petite ville de Kyjov en Moravie. Quand l’atelier où il peignait fut confisqué, il se mit à la photographie, errant chaque jour ou presque dans les rues de la ville, avec des appareils qu’il fabriquait lui-même. Tirant un tout petit nombre de ses clichés (avec un agrandisseur également fabriqué par lui), les améliorant quelquefois d’un coup de crayon, les encadrant parfois, il abandonnait ensuite ses tirages à même le sol dans sa maison peu salubre, sans les montrer à quiconque. Après une première tentative sans succès en 1989/90 par le psychiatre tchéco-suisse Roman Buxbaum (qui s’appropria alors une grande partie de ses œuvres) de le montrer dans le contexte de l’art brut, Tichý fut vraiment « découvert » par le grand curateur Harald Szeemann à la Biennale de Séville en 2004 ; il obtint l’année suivante, à l’âge de 78 ans, le Prix Découverte des Rencontres d’Arles. Il a depuis été exposé dans de nombreux musées (Kunsthaus Zurich, Centre Pompidou, MMK Francfort, ICP New-York, Maison de la Photographie de Moscou, Galerie de la Ville de Prague, Musée Reiss-Engelhorn à Mannheim), la plupart du temps sans son accord. Toutes les photographies présentées ici proviennent de l’héritière légitime de Tichý (et unique titulaire du droit de copyright), Jana Hebnarová. ]

 

 

Un inframince sculptural

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d'exposition, 2014

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d’exposition, 2014

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en espagnol
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Devant le titre, on hésite : « Trésors engloutis de l’Égypte antique ». Et puis, comme on a précédemment aimé l’endroit (où on retrouve l’emblématique paon blanc), et que le nom de l’artiste évoque quelques souvenirs, au Palais de Tokyo et à Venise, on va quand même voir, au Museu da Cidade cette exposition de Francisco Tropa (jusqu’au 22 février), et on y reste plus d’une heure.

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d'exposition, 2014

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d’exposition, 2014

C’est de la sculpture (surtout), mais c’est avant tout un voyage étrange, quasi initiatique, un mystère mythologique, un parcours mystique et symbolique, qui déconcerte et trouble. On pourrait dire qu’il y a un tombeau égyptien, des plans , des formes pures, des symboles au milieu desquels on se perd (faute, certes, de comprendre correctement la feuille de salle en portugais).

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d'exposition, 2014

Francisco Tropa, Tesouros Submersos do Antigo Egipto, vue d’exposition, 2014

Alchimie d’or et de plomb, magie d’ampoules de verre éclairées depuis une caverne, objets de bois et de laiton, omniprésence de formes complémentaires, mâle et femelle, vide et plein, négatif et positif, sensible et pensé : on a le sentiment d’assister à la création d’un monde, à la construction d’une magie originelle, devant laquelle on ne peut que rester  muet, sidéré. C’est une sculpture qui s’inscrit dans une histoire, dans un mythe, plutôt que de flotter seule dans un éther d’abstraction pure, et ça la rend bien plus intéressante; on en sort avec un appétit, un désir de plus de familiarité avec ces pièces énigmatiques.

Photos de l’auteur