Le Temps et l’Amour, le Temps et le Mensonge

Pierre Mignard, Le Temps coupant les ailes de l’Amour, 1694, huile sur toile, 62 x 47,2 cm, coll. Guy et Héléna Motais de Narbonne.

en espagnol

L’exposition Allegoria, dans le bâtiment (difficile à trouver) des anciennes écuries du Parc de Sceaux (jusqu’au 14 janvier) tient un discours riche et documenté sur l’allégorie au XVIIe siècle en France. Une fois n’est pas coutume, les panneaux explicatifs sont très clairs, aussi bien pour un historien d’art que pour un simple curieux, ce dont il faut sans doute remercier son commissaire, Dominique Brême. En voici ci-dessous un excellent exemple, une présentation allégorique de l’univers par le graveur Jean Théodore de Bry, « Miroir de l’entière nature et image de l’art », qui illustre le livre publié en 1617 Histoire métaphysique, physique et technique de l’un et l’autre monde, à savoir du grand et du petit, de Robert Fludd (l’homme du premier monochrome noir) : sans entrer ici dans les détails (que vous pouvez lire ici, pages 8 et 9), on y trouve ordonnés le minéral, le végétal, l’animal, l’humain, les planètes, les étoiles et les sphères célestes; plus on s’élève et plus on est léger, dépouillé de la vile matière. On le voit, l’intelligence de cette exposition est de combiner concepts et images : une part importante est dédiée aux livres fondateurs de l’iconographie des allégories, et d’abord Iconologia de Cesare Ripa (1593) qui fut une référence pour tous les peintres classiques, même s’ils prirent bien des libertés avec ses préconisations.

Jean Théodore de Bry, Integrae Naturae Speculum Artisque Imago, dans Robert Fludd,
Utriusque Cosmi Majoris scilicet et Minoris Metaphysica, Physica atque Technica Historia,
Oppenheim, 1617.

Certes, il n’y a que 25 toiles (plus de nombreux livres, des objets, des reproductions d’oeuvres du Louvre ou d’ailleurs – comme six des Arts Libéraux de La Hyre, seule L’Astronomie étant présente ici -, et quelques gravures et dessins) : nul chef d’oeuvre incontournable, mais des oeuvres de Philippe de Champaigne et de son neveu, de La Hyre, de Le Brun, et d’autres moins connus. Mais ces quelques toiles illustrent fort bien les thèmes de l’exposition. Une des allégories les plus réjouissantes est celle, en haut, peinte par Pierre Mignard : le Temps, vieillard ailé, chenu, barbu et sinistre, avec faux et sablier, dompte ici et, disons, castre en quelque sorte une autre allégorie commune, celle de l’Amour, qui proteste en vain. Le Temps triomphe de tout, de l’Amour, mais aussi de la Beauté, de la Gloire et du Mensonge (voir le Botti ci-dessous) ; les sentiments s’émoussent, le désordre amoureux s’estompe (mais que faire quand c’est Vénus elle-même, aidée de la sage Minerve, qui coupe les ailes de Cupidon désemparé, afin qu’il ne soit plus volage ?).

Simon Renard de Saint-André, Vanité, vers 1660, huile sur toile, 50,5 x 60,4 cm, coll. Guy et Héléna Motais de Narbonne.

On y découvre le sens de nombreux symboles, la pyramide, l’oeuf, les fleurs et les fruits (grenade = unité ; figue = sexe ; pomme = amour défendu, pêche = vérité), la métaphore du papillon (la chenille est notre vie humaine, la chrysalide notre tombeau, le papillon notre résurrection). La nature morte ci-dessus, de Simon Renard de Saint-André, est une Vanité reprenant tous les signes du genre (lequel, en tant qu’allégorie morale, n’apparaît qu’au début du XVIIe siècle) : on y retrouve des objets symbolisant les biens matériels et les plaisirs de ce bas monde (instruments de musique, partitions, étoffes précieuses), des objets rappelant la morale et la nécessité de méditer sur le sens de la vie (livre religieux avec les scènes de la Résurrection des morts et du Jugement dernier, coquillages vides, et le serpent, symbole du mal), d’autres évoquant la fuite du temps et la mort inéluctable (outre le crâne renversé, sablier, chandelle s’éteignant), et enfin le papillon, promesse d’une vie au-delà de la mort.

Francesco Botti, Le Temps arrachant le masque du Mensonge, vers 1680-1690, huile sur toile, 76 x 94 cm, coll. Guy et Héléna Motais de Narbonne ; photo de l’auteur.

Plus de la moitié des oeuvres viennent de collections particulières, dont celle-ci (et aussi). La quasi-totalité des toiles sont de peintres français ; seules exceptions un anonyme flamand sur les cinq sens, et Le Temps arrachant le Masque du Mensonge du Florentin Francesco Botti, beau tableau caravagesque où le mensonge est non seulement masqué (comme nos médias et nos gouvernants nous le montrent chaque jour), mais se révèle aussi être une femme travestie … La dernière section, tout aussi importante historiquement, est moins excitante d’un point de vue iconographique : comment les allégories ont-elles servi à l’éducation des princes, et plus généralement à l’exaltation des vertus du pouvoir. Une belle exposition fort instructive, qu’on peut compléter par la visite du Pavillon de l’Aurore, dans le Parc de Sceaux. On regrettera l’absence de catalogue, d’autant plus que le seul livre disponible dans la petite librairie porte justement sur cette dernière section.

Jouer contre l’apparatus de l’intelligence artificielle (Brodbeck & de Barbuat)

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Dorothea Lange, Migrant mother, Nipomo, California, 1936, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 47 x 39 cm

en espagnol

On voit beaucoup d’oeuvres d’art faites avec l’aide de l’IA, dont Gregory Chatonsky est le pionnier, mais un bon nombre parmi celles vues à Paris Photo étaient assez médiocres d’un point de vue créatif, comme une fascination de gamins devant un nouveau jouet (par exemple les déclinaisons d’Elman Mansimov sur ce stand). Et la foire mêlait sans discrimination art digital, NFT et Intelligence Artificielle. Il est bien plus intéressant de voir des artistes qui jouent contre l’intelligence artificielle, qui vont à l’encontre de ses algorithmes plutôt que de se plier à ses règles. C’est le cas, par exemple de Lionel Bayol-Thémines qui pousse les algorithmes dans leurs retranchements jusqu’à leur faire produire des images aberrantes, et c’est le cas aussi du couple Brodbeck & de Barbuat (ex Lucie & Simon, et aussi) qui, à la galerie Papillon (jusqu’au 13 janvier) montrent une sélection d’interprétations par l’IA d’oeuvres d’art bien connues, sous le titre « Une histoire parallèle ». Adeptes à jouer de la technologie pour questionner la photographie, ils ont fourni à la machine (Midjourney) la description textuelle détaillée d’environ 200 photographies : nom de l’auteur, titre, date, lieu ou pays, description précise de l’image, de ses protagonistes, de l’éclairage, des couleurs, des formes, détails techniques (appareil, objectif, réglages, type de tirage, …). Après plusieurs itérations avec la machine, ils ont sélectionné les images ainsi obtenues, éliminant celles trop ressemblantes comme celles trop éloignées, trop « monstrueuses ».

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Horst P. Horst, Hands, Hands, Hands, 1941, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 166 x 37.5 cm

Les images originales ne sont pas montrées dans l’exposition, mais on les a souvent en mémoire (ou bien on les regarde discrètement sur son smartphone). Les algorithmes de Midjourney fouillent donc dans l’énorme base de données d’images disponibles sur internet et s’efforcent de répondre à la requête de leur mieux. Mais évidemment, ça cloche. Il y a, à mes yeux, deux types de distorsions. Les plus évidentes sont dues à la technique : les visages dans une foule sont tous identiques, les mains sont mal représentées. C’est ainsi que ces tentatives de reproduction de cette étude de mains du photographe américain Horst P. Horst sont un splendide ratage où les doigts se multiplient et se tordent.

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono, 1980, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 47 x 39 cm

Mais c’est la censure idéologique qui est bien plus intéressante. Pour la machine, les femmes doivent être belles et sereines : Florence Owens Thompson n’a plus de rides au front et a rajeuni de 15 ans, redevenue adolescente; elle n’a plus d’enfant dans les bras, mais a gagné quelques mains et doigts surnuméraires (en haut). Dorothea Lange avait déjà un peu déformé son histoire, Midjourney déforme son apparence. Autre stéréotype culturel : les femmes peuvent être nues, mais les hommes doivent être vêtus. Annie Leibovitz a beau avoir photographié John Lennon nu et Yoko One vêtue, la machine, même après des requêtes répétées ne supporte pas la vue de fesses masculines (a fortiori dans la pose originale), mais impose un (discret) cul féminin. C’est ainsi ! La moraline de l’IA touche aussi la politique : les artistes racontent que, pour la fameuse photographie de la prise du Reichstag par Yevgeny Khaldei (déjà altérée par la censure de la deuxième montre – volée – du Sergent Abdulkhakim Ismailov), ils ont beau eu le demander à la machine à plusieurs reprises, elle s’est refusée à faire figurer une faucille et un marteau sur le drapeau soviétique hissé sur le Reichstag, produisant en lieu et place un sigle indistinct. Assez inquiétant, non ? L’intelligence artificielle est un dispositif, un apparatus au sens flussérien, et, si on ne veut pas être une victime passive de ses programmes, la bataille n’est pas gagnée. Les images ont-elles une vérité ? Toujours pas.

Toutes images Courtesy Galerie Papillon 

Vérité et fiction photographiques (Luc Delahaye)

en espagnol

Ce que vous ne voyez pas ci-dessus, c’est une photographie de Luc Delahaye, actuellement exposée à la galerie Nathalie Obadia (Faubourg Saint-Honoré, jusqu’au 23 décembre ; Reportage). Cette photographie que vous ne voyez pas ici est titrée « Il va mourir » et date de 2022. Elle montre la tête légèrement inclinée vers l’avant et le haut du buste d’un jeune homme en uniforme ; il a les yeux bandés. À la droite de l’image, on voit un rameau avec quelques bourgeons : ce doit être le printemps. Ce jeune homme est un soldat russe, il a été fait prisonnier par l’armée ukrainienne. Et, peu de temps après que Delahaye l’a photographié, il a été fusillé par les soldats ukrainiens. Vous ne voyez pas cette photographie ici parce que Luc Delahaye ne le veut pas, par pudeur, par respect pour cette jeune victime d’un crime de guerre, pour que son image ne se diffuse pas sur les réseaux sociaux, pour que ses amis, sa famille, qui peut-être ne savent pas sa fin tragique, ne l’apprennent pas ainsi ; et le photographe a parfaitement raison. Si vous voulez voir cette photographie, si vous voulez vous confronter à cet homme qui va mourir, il vous faut aller sur place à la galerie (et avoir la décence de ne pas voler cette image avec votre smartphone). Ses yeux sont bandés. Vous ne verrez pas son regard, alors que vous ne pouvez pas oublier le regard de Lewis Payne (ou Powell), qui avait sans doute le même âge, 23 ans et qui fut condamné à mort pour avoir tenté de tuer le Secrétaire d’État américain William Henry Seward en 1865. Le regard de Payne, vous le connaissez parce qu’Alexander Gardner a photographié Payne à la veille de sa pendaison. Vous le connaissez parce que Roland Barthes lui a consacré le chapitre 39 de La Chambre claire (p. 148-151), où il définit le punctum : « La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu ». Sous la reproduction de la photographie, Barthes écrit : « Il est mort et il va mourir. » Mais nous ne verrons pas non plus, jamais, la photographie de sa mère : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis […] d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe. »

Luc Delahaye, Un Feu, 2023, tirage chromogène numérique, 195.5×269.4cm, encadrée : 201,5 x 275,4 x 6,2 cm.

Luc Delahaye fut d’abord photojournaliste, photographe de guerre, avant d’évoluer vers une photographie moins documentaire, plus distanciée, plus construite. À part ce soldat russe qui va mourir, il n’y a, dans l’exposition qu’une seule photographie qu’on peut qualifier de vraiment documentaire, des migrants dormant par terre à Calais en 2007, elle aussi en noir et blanc. Juste à côté, cette grande photographie en couleur au même endroit, dans le même contexte, montre des migrants se chauffant à un feu de fortune. Mais, si c’était une photo documentaire, elle ne serait pas très réussie, me semble-t-il : on ne voit bien qu’un seul personnage, les quatre autres ne forment qu’une masse indistincte, qu’un bloc dans lequel leurs corps se confondent, sans visages, et deux autres sortent du champ à droite, Seul comptent ici l’homme en pull verdâtre à la tête penchée et le feu, qui semble irréel, flottant, fantastique. C’est une représentation imaginaire, une scène qui n’a pas eu lieu, un montage de fragments prélevés ici ou là. C’est un tableau photographique, une construction mentale, et donc un questionnement de la représentation photographique et de sa pertinence.

Luc Delahaye, COP26, 12 novembre 2021, 5h00, 2023, tirage chromogène, 194,7 x 309,4 cm, encadrée 200,7 x 315,4 x 6,2 cm

La même logique de composition a présidé à la confection de cette photographie, à partir de personnages pris dans divers événements périphériques de la COP26 et assemblés ici, dans cette salle (close aux journalistes) où s’élabora le communiqué final à l’ultime moment, le 12 novembre 2021 à 5h du matin. Et cette image fausse, ou en tout cas fictive, nous dit pourtant la vérité : les négociations, les pressions, la tension. Le crâne chauve et brillant du seul homme qui parle au centre, la mine fermée de son interlocuteur à la chevelure outrageusement teintée qui ne se laisse pas convaincre, la mine chafouine du conseiller qui lui chuchote à l’oreille, le regard ambigu (désabusé ? méprisant ?) de l’homme assis à gauche : tous ces fragments venus d’ailleurs bâtissent une scène où les présences corporelles et les jeux de regard tissent une architecture complexe. Quatre ou cinq femmes seulement dans ce lieu de pouvoir. Et que des Blancs … C’est le talent de Delahaye que de savoir ainsi assembler des pièces de puzzle bien réelles au service d’un « tableau vivant » narrant une histoire et d’amener ainsi le spectateur à s’interroger, et sur l’histoire, et sur sa représentation, comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises, à l’OPEC ou à Davos, autres lieux de pouvoir.

Vue de l’exposition Reportage, Galerie Nathalie Obadia, Paris, 2023, avec Luc Delahaye, Monuments, 2022, 9 tirages jet d’encre noir & blanc, chacun 27.3×20.4cm, encadré 28.5×21.7×2.6cm

Il y a aussi dans l’exposition neuf photographies de visages de soldats ornant des monuments soviétiques en l’honneur de l’armée : la plupart semblent pensifs, tristes, peu glorieux, peu conquérants ; l’un a la bouche grand ouverte, un autre, couché, est mort ou blessé. À côté de ces images issues du réalisme socialiste, mais qui, ainsi extraites, deviennent des portraits d’une glorieuse époque révolue, 45 petites photographies en noir et blanc d’Ukrainiens réfugiés sous un pont à l’abri des bombardements : on lit sur leurs visages l’inquiétude et l’attente plus que la peur ou la mort ; une femme est à terre, les autres scrutent le ciel ou les alentours. Ce ne sont pas 45 photographies individuelles, mais, là encore, des fragments de photographies plus grandes que Delahaye a prises de la foule ces deux jours-là (6 et 7 mars 2022). Contrairement aux deux compositions ci-dessus, il n’y a pas là recomposition, mais juxtaposition. Si ces portraits peuvent évoquer les inconnus du métro que Delahaye photographia clandestinement il y a plus de 25 ans, leur extraction m’a fait penser au projet de Miki Kratsman qui posta sur Facebook des centaines de photos de Palestiniens anonymes, fragments d’images de groupes ou de foules qu’il avait prises pendant l’Intifada, en demandant : « Qu’est-il devenu ? ». Et ces Ukrainiens anonymes, ainsi arrachés à l’anonymat par Luc Delahaye, que sont-ils devenus ?

Toutes images (excepté le carré noir) : Edition de 3 + 1 EA. © Luc Delahaye. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.

Les mères mortes, au BAL

Rebekka Deubner, Strip (rapiécer), vidéo, 2023, capture d’écran, courtesy de l’artiste

en espagnol

L’exposition « À partir d’elle » au BAL (jusqu’au 25 février) est consacrée au rapport que des artistes et écrivains ont avec leur mère (dont le nom de jeune fille, en général inconnu, est listé en 4ème de couverture). Parmi ces 26 oeuvres et écrits, les plus forts sont indubitablement ceux des orphelins, ou plutôt (à l’exception de Roland Barthes et de son fameux texte – reproduit au mur – dans La Chambre Claire sur la photographie de sa mère comme outil surérogatoire), des orphelines. Il y a là la Japonaise Ishiushi Miyako photographiant des objets de sa défunte mère, une image fantomatique d’Hélène Delprat, les fameuses photographies dédoublées de la Sud-Africaine Lebohang Kganye, le périple de Sophie Calle allant déposer sur la banquise le collier (Chanel, bien sûr), le diamant et une photo de sa mère. Mais, de toutes, l’œuvre la plus poignante est celle de Rebekka Deubner. Que faire des vêtements d’une morte ? Ils portent encore son odeur, ont encore l’empreinte de son corps, la trace de ses formes : faut-il les brûler ? les jeter, les donner ? Rebekka Deubner fait son deuil en se les appropriant, de deux manières. Elle les porte, elle s’en enveloppe en les accumulant sur elle jusqu’à l’outrance. Une vidéo (rapiécer) la montre d’abord nue, comme au jour de sa naissance, fixant l’objectif d’un regard fixe, halluciné et plein de tristesse, de mélancolie ; après un long moment d’attente, d’incertitude, elle enfile un chemisier de sa mère, puis boutonne un second chemisier au premier et s’en enveloppe, et ainsi de suite une dizaine de fois, alternant chemises blanches et colorées, jusqu’à ne plus pouvoir continuer. C’est une spirale de vêtements ainsi liés les uns aux autres, comme une chaîne, un linceul dix fois enroulé autour de son frêle corps qu’il étouffe : sent-elle alors davantage l’apaisement ou la contrainte ? est-ce son âme qu’elle rapièce ainsi ? D’autres vidéos, plus courtes, la montrent se couvrant d’un manteau vert, nouant sur elle une pelisse de fourrure ou (sur le stand de la galerie Jörg Brockmann à Paris Photo) laçant les bottines de sa mère, puis, en les délaçant, révélant des traces noires laissées sur ses mollets, comme un vestige, une transmission. Connaissant la prédilection de Rebekka Deubner pour les corps, et en particulier pour les fluides corporels, et pour le toucher, on peut imaginer la dimension haptique et odorifère de ces actions, dont le spectateur ne peut voir que ces images muettes. Revêtir ainsi les affaires de sa mère, se glisser dans ce qui fut son enveloppe de tissu, s’approprier cette écorce, cette chrysalide laissées elles aussi orphelines, c’est, pour elle, pour son corps autant que pour son esprit, le travail de deuil le plus intime qu’on puisse imaginer.

Rebekka Deubner, Strip, photogrammes, 2022/23, vue d’exposition

Peut-être pour faire pendant à ces vidéos si intimes, le deuxième volet de son travail est plus distant, plus froid, plus « esthétique » aussi : des photogrammes colorés des vêtements de sa mère. Ils composent un tableau multicolore où on reconnait une manche, une bretelle, une dentelle : un portrait en creux de la défunte. Cette appropriation des vêtements (et, un peu, de l’apparence) de sa mère fait écho au travail bien connu de Michel Journiac qui transforme son image pour ressembler à son père ou à sa mère (vivants, eux) dans un Hommage à Freud (en pied de nez) et des Propositions pour un travesti incestueux et masturbatoire. [Tiens, ce serait bien de faire une expo sur « revêtir les habits d’autrui », sur l’identité et l’appropriation vestimentaire, avec ces deux-ci, Hans Eijkelboom, Lygia Clark, Yoshi, qui d’autre ?] Parmi les autres oeuvres de l’exposition, beaucoup de portraits de mères, plus ou moins classiques (Dirck Broekman, Latoya Ruby Frazier, Gao Shan, Paul Graham, Jochen Gerz), des mises en scène drôles (Ragnar Kjartansson, les Blume), voire grotesques (Christian Boltanski), des dialogues tragiques (Mark Raidpere) ou interrogateurs (Anri Sala questionnant le passé communiste de sa mère), des textes d’Hervé Guibert et de Pasolini.

Mona Hatoum, Measures of Distance, vidéo, 1988, capture d’écran

L’autre oeuvre phare de cette exposition, qui, à mes yeux, avec celle de Deubner, éclipse toutes les autres, est la vidéo Measures of Distance de Mona Hatoum, non pas une vidéo, d’ailleurs, mais une série de photographies en gros plan de la mère de l’artiste nue sous la douche, femme forte et sensuelle ; sur ces photographies, comme un rideau, sont inscrites des phrases en arabe, ce sont les lettres de la mère, depuis Beyrouth, à sa fille à Londres, pendant la guerre civile. Les deux se parlent, et, en même temps, Mona Hatoum lit la traduction des lettres en anglais, ce qui est le seul élément compréhensible pour le non-arabophone, mais le fond sonore en arabe est indispensable : entrelacs des conversations entre mère et fille, comme un tissage. Il y est question d’exil, de déracinement, d’épuration ethnique (la Nakba, et c’est une des pièces où Hatoum affiche le plus sa dimension palestinienne), de la séparation entre la mère et ses filles, de la guerre. Il y est aussi question d’intimité, d’identité, de sexualité, et du poids oppressant du père. On (c’est-à-dire l’homme blanc hétéro qui écrit ici) s’y sent un peu voyeur et un peu complice. C’est une magnifique célébration d’amour filial et de complicité. Peut-être est-ce sa dimension méditerranéenne, arabe, avec toutes les complexités et les ambiguïtés que cela implique, qui me la fait aimer.

Ma semaine photo parisienne (brèves)

en espagnol

Juste quelques petites notes rapides sur foires et expositions de photographie cette semaine (avec les compléments du dimanche soir). Des coups de cœur et quelques coups de gueule.

Jannemarein Renout, série RAIN, 2019-2023, détail photo par D. Meulenfeld

Au salon a ppr oc he (40 rue de Richelieu) se côtoient des approches à mon goût un peu trop décoratives (jeux de couleurs ou de formes un peu stériles) et des recherches très intéressantes :
Jannemarein Renout (galerie Bart) détruit ses scanners ; ou, plus précisément, elle en expose un à la pluie, qui perturbe ses senseurs et l’amène à générer des images étranges, jusqu’au moment où il rend l’âme. Une mort de l’appareil dans la flamboyance.
Sakiko Nomura (galerie Écho 119) impose au spectateur un long temps d’acclimatation devant des images très noires avant que la forme des corps nus n’en émerge (mais la noirceur vient du tirage, non de la prise de vue comme chez Adam Fuss).
Laure Winants (Fisheye Gallery) ramène dans ses images des vestiges polaires, carotte de glace ou permafrost, qui interagissent avec la surface photosensible, ou, dans deux grands formats, filtrent et perturbent la lumière.
Sophie Zénon (galerie XII), dont j’avais aimé les momies, présente une envolée poétique de mains sur des plaques émaillées, médium rare, sur lesquelles, en bas, ses doigts sont venus imprimer leur marque.
Thomas Paquet, à la suite de sa résidence au PICTO LAB, montre ses expériences avec la non- perpendicularité de la surface photosensible par rapport à la lumière venant de l’agrandisseur, un jeu contre l’appareil créant de beaux effets lumineux colorés.

Monsieur Roussel, S.T., années 1930/40, Tirage argentique unique coloré à la main

À Paris Photo, parmi les centaines de stimulations intéressantes, un tout petit choix de quelques belles découvertes :
– J’avais écrit sur les livres de My TV Girls, c’est l’occasion de les voir (Christian Berst A25).
– Dans une veine similaire, chez Michael Hoppen (D16), les images délicieusement érotiques de Monsieur Roussel photographiant sa femme nue dans les années 30 et peignant sur les tirages pour créer un univers onirique et tendre. Voir aussi chez François Sage (C29) des artistes bruts intervenant graphiquement sur des photos trouvées, en particulier les dessins très élaborés de Margot.
– Pour continuer avec les obsessionnels, les photographies d’accidents de voiture de Marcel de Baer à la galerie Fifty One (B32), qui met aussi en avant Saul Leiter (dieu merci, ses photos, pas ses tableaux !).
– Avec Os Especialistas (galerie Carlos Carvalho B31), c’est l’obsession d’un fabricant de mannequins qui est mise en scène, avec de véritables portraits sensuels et quelque peu inquiétants, avec la complicité du poète Gonçalo M. Tavares.
– Découverte à la galerie Binome (B29) du travail de Guénaëlle de Carbonnières, qui froisse une pièce de soie sur laquelle a été imprimée une vue de ruines antiques inaccessibles (Palmyre, par exemple) et en réalise un photogramme : l’image de ces édifices doublement détruits, par le temps et par la guerre, est déconstruite, distordue, à peine reconnaissable (ci-dessous).
– Du superbe travail de deuil de Rebekka Deubner (Jörg Brockmann SC02), je parlerai dans un prochain billet sur l’exposition du BAL.
– Tant d’autres oeuvres, tant d’autres artistes, tant d’autres stands de galeries, je ne peux parler de tous.
– Et un coup de gueule : Takashi Arai (Camera Obscura B33) veut protester contre l’énergie nucléaire (ce qui est son droit, évidemment); et pour ce faire, il réalise des daguerréotypes, dont, comme chacun sait, le développement se fait à la vapeur de mercure, un procédé tout à fait écologique et non-polluant. Parfaitement cohérent.

Guénaëlle de Carbonnières, série Le Temps voilé, photogramme fragmenté

Et ailleurs (section enrichie ci-dessous), en particulier à Photo Saint-Germain :
– Les images que Miroslav Tichý faisait des émissions de télévision autrichienne, son escapade vers la liberté, dans l’excellente librairie Plac’Art.
– Dans l’improbable Musée de l’Histoire de la Médecine, des photographies « psychiques » du début du XXe siècle (jusqu’au 17 février), et en particulier le dermographisme, faculté de la peau des hystériques en crise de garder plusieurs jours la trace des dessins ou écrits (non encrés) sur leur peau.
– J’écrirai dans quelques jours un billet sur l’exposition du couple Brodbeck & de Barbuat à la galerie Papillon, autour de l’intelligence artificielle (un sujet aussi assez présent sur Paris Photo, mais souvent de manière assez médiocre, à mes yeux).

Ingeborg Lüscher, La Pupa Proibita, 2006, capture d’écran

En continuant :
– une exposition devinette à l’espace Forma, titrée Fabbrica Rosa (jusqu’au 16 décembre) : qui est l’homme qui s’est intéressé aux ex-votos, à Miroslav Tichý (d’où ma visite photographiquement orientée), aux mythologies individuelles, à Jean Tinguely, à Monteverita, à Marcel Broodthaers, et dont cette exposition fait ainsi un portrait caché ? Il y a aussi une vidéo, La Pupa Proibita, sur une formidable figure féminine des Abruzzes par son épouse. Vous avez trouvé ?
– à la galerie Templon (jusqu’au 23 décembre), une certaine lassitude devant des images de Gregory Crewdson, cette fois-ci en noir et blanc, trop construites, trop léchées, trop faites pour déclencher des sentiments trop prévisibles, mélancolie ou compassion.
– à la galerie Filles du Calvaire (jusqu’au 20 décembre), de belles photographies de Lore Stessel (connue là) montrant des mouvements de danseurs, imprimées (comme toujours avec elle) sur toile, avec des imperfections volontaires ; et une frise de combinaisons de dessins et photogrammes de l’actrice Lena extraits des films érotiques « I am Curious (Yellow) » et « (Blue) » par Katrien de Blauwer, photographe sans appareil toujours adepte de ces collages et montages. 
– un peu déçu cette année par l’exposition phare de la Biennale de l’Image Tangible (jusqu’au 15 novembre ; pas eu le temps de voir les autres sites), où Frédérique Daubal  sauve la mise (avec Roman Signer et Erwin Wurm) dans un ensemble que j’ai trouvé un peu faible.
– et enfin, d’intéressantes présentations lors de la Nuit du Photojournalisme.
Voilà, quelques petits coups de projecteur, quelques choses vues.

Mes filles de la télé (Tom Wilkins & friends)

Sébastien Girard, The diary of Tom Wilkins, pages 82 & 83, du 18 avril 1981 #671 au 9 mai 1981 #688

en espagnol

C’est un livre étonnant, de grand format, titré The diary of Tom Wilkins et édité artisanalement par Sébastien Girard en 150 exemplaires (reçu en service de presse). Celui-ci avait déjà divulgué en 2017 quelques-unes de ces photographies dans un précédent livre, mais ici il montre la totalité de cette curieuse collection de 911 polaroïds qu’il a acquise en 2011 auprès d’un exécuteur testamentaire américain. L’auteur de ces photographies a, pendant 1248 jours, du 14 août 1978 au 12 janvier 1982, photographié 911 fois avec un Polaroid SX70 [on écrit en français « un polaroïd », mais pour la marque, il convient de respecter l’orthographe américaine Polaroid] l’écran de sa télévision. Il a annoté chaque photographie en lettres majuscules, avec la date, un numéro d’ordre (même s’il a un peu cafouillé dans sa numérotation), le nom de l’émission et des commentaires sur l’image, qui la soutiennent et la décryptent ; ces courts textes ont été écrits sur une étiquette collée dans la marge blanche du polaroïd. Il a minutieusement archivé ces images dans 12 albums de cuir rouge soigneusement titrés, faisant preuve d’un impressionnant sérieux méthodique dans sa recension. Ce livre, fruit des recherches de Sébastien Girard, reproduit toutes ces photographies, à raison de neuf par page.

Tom Wilkins, « 13 OCT 80 #512 OFF T.V. MOVIE BARBARELLA – JANE FONDA – SHE’S NUDE BELOW T.V. SCREEN »

Toutes ces images représentent des femmes plus ou moins dénudées, ou, à tout le moins, exhibant leurs charmes dans des vêtements plutôt suggestifs. Cela va du modèle totalement nue dans une émission porno à des actrices connues au décolleté plongeant ou à des inconnues en maillots de bain ou surprises dans des postures avantageuses par la caméra de la télévision. On y voit des fesses et quelques pubis, mais l’obsession principale de l’auteur est la mammolâtrie : on a là un parfait échantillon de la femme idéale selon la libido américaine de cette époque. La plupart des images viennent de films ou de séries télévisées, mais leur source peut aussi être une émission ordinaire ou un journal télévisé (une femme morte au sol dans un ascenseur le 30 avril 1980, #387, ci-dessous ; à moins que ce ne soit une émission nommée « Vegas »). Il photographie aussi de nombreuses publicités pour soutien-gorge, une émission sur les soutiens-gorge contraceptifs (« birth control bra » ??) le 15 septembre 1980 (#479-481), et même un programme sur la mastectomie (16 avril 1980, #366). Chacun des textes d’accompagnement combine une rigueur archivaire avec une précision descriptive rigoureuse (« 21 III 1980, #347, off TV, movie. Girl wearing bra, panties, garter belt, and stockings, in front of window [Fille avec un soutien, des panties, un porte-jarretelles et des bas devant la fenêtre] ») ; off TV signifiant qu’il visionne une cassette VHS sur laquelle il a préalablement enregistré l’émission. La plupart de ces images baignent dans une lumière bleutée assez irréelle. Si les évidents fantasmes sexuels de l’auteur sont d’ordinaire implicites et simplement suggérés par ses choix, ils prennent parfois corps au grand jour (ci-dessus) : « 12 X 1980, #512, off TV, movie Barbarella, Jane Fonda. She is nude below T.V. screen [En-dessous de l’écran de la télé, elle est nue] » ; un fantasme de « wishful thinking » Une autre légende est des plus énigmatiques : « 25 IV 1979, #70, off TV, Real People [vraies personnes, ou est-ce le nom d’une émission ?]. This woman is a striper [sic] for god [Cette femme est une stripteaseuse pour Dieu] ». Ou bien voulait-il simplement écrire « for good » ?

Tom Wilkins. « 30 APR 80 #387 OFF T.V. VEGAS – DEAD GIRL IN ELEVATOR »

Il y a là la construction d’une histoire personnelle, une histoire d’extase et de fascination érotique, que ce livre-montage transforme en un scénario quasi cinématographique. La pulsion scopique de Tom Wilkins s’y donne libre cours. Les seuls hommes présents dans l’image sont des faire-valoir, souvent vus de dos, et ne sont pas identifiés ; mais une photo du 19 septembre 1979 (#190) a été prise une fraction de seconde trop tard (« Badly Timed » dit la légende) et on y voit un homme en costume, alors que la femme annoncée au décolleté plongeant est quasi invisible. Pratiquement toutes les femmes sont blanches ; seules exceptions, sauf erreur : des femmes noires le 31 décembre 1978 (#92) montrant la durabilité de soutiens-gorge africains (??), une danseuse apparemment noire en sous-vêtements le 8 mai 1981 (#686), et une femme arabe nue dans une tente le 21 décembre 1980 (#587). Il y a (mais seulement à partir de fin 1980, comme s’il gagnait en audace avec le temps) une douzaine d’images de scènes sexuelles, exclusivement entre deux femmes (seule exception, une sage étreinte le 2 janvier 1978) : beaucoup de « french kissing », mais aussi des images plus crues et plus explicites : « 17 I 1981, #618, off TV, movie. Girl in black dress making love to topless girl in blue shirt. Girl is sucking left tit and finger fucking pussy. [Une fille en robe noire fait l’amour à une fille topless en jupe bleue. Elle suce son téton gauche et doigte sa chatte] » Et les deux ultimes images de la collection, du 12 janvier 1982 (#873 et 874) montrent deux filles enlacées faisant l’amour sur l’une (ci-dessous) et suçant le téton d’une troisième sur l’autre. Après ce climax, Tom Wilkins arrête de photographier son écran.

Tom Wilkins, « 12 JAN 82 #873 OFF T.V. MOVIE – THE SWITCH – TWO GIRLS MAKING LOVE »

Ces photographies seront visibles (et achetables) pendant Paris Photo (10-13 novembre) sur le stand de la Galerie Christian Berst (teaser), qui publie à cette occasion un petit livre (reçu en service de presse) à 500 exemplaires, reproduisant 150 de ces images en pleine page et les 101 planches de 9 photos chacune. Il faut savoir que photographier un écran n’est pas chose aisée : ces polaroïds sont souvent flous et leur sens de la composition est discutable, ce qui fait aussi leur charme. D’ailleurs, Wilkins s’intéresse plus à son acte de photographier qu’à la qualité esthétique de l’image ; la première image, titrée « 14 VIII 1978, In Jordan Marsh » (un grand magasin bostonien) est d’ailleurs entièrement noire, un ratage assumé. Je ne saurais trop vous conseiller d’aller voir ces photographies à Paris Photo.

Couverture du livre Type 42 [Anonymous]. « Fame is the name of the game ».

Le polaroïd était évidemment un outil discret et facile pour ce type de prise de vues que la puritaine Amérique ne pouvait tolérer et qui aurait sans doute entraîné une dénonciation si elles avaient été traitées par un laboratoire. Il existe un autre exemple d’une pratique similaire, celle d’un artiste inconnu (homme ou femme) connu sous le nom « Type 42« , du nom du film employé. Il/Elle [non, je n’écris pas « Iel »] a fait environ 950 photographies instantanées de son écran de télévision (et, semble-t-il, dans quelques rares cas, de l’écran d’une salle de cinéma). Toutes ces photographies représentent des actrices ou des chanteuses apparaissant dans des films, en général en buste, mais de manière bien moins sexualisée que chez Tom Wilkins ; certaines sont très connues, d’autres sont des seconds caractères ou des stars bien oubliées de la télévision de la fin des années 1960 ou du début des années 1970.  Quelques-unes sont européennes, principalement françaises et italiennes : Brigitte Bardot, Françoise Hardy, Romy Schneider, Anna Karina, Anouk Aimée, Catherine Deneuve, Sophia Loren, Gina Lollobrigida. Contrairement à chez Wilkins, un bon nombre sont Afro-américaines. Toutes ne sont pas des beautés. Un seul homme apparaît en premier plan : Sean Connery, dans le film Opération Tonnerre ; les autres ne sont que des figurants en arrière-plan. Sur le cadre de chaque photographie est inscrit, en capitales rouges, le nom de l’actrice, et parfois (dans 31 cas), ses mensurations en pouces (Sophia Loren : 40-24-35), qu’il ou elle doit chercher séparément, sans doute dans un livre ou une revue sur ces actrices ; dans d’autre cas, le nom du film. Type 42 regarde beaucoup la télévision, son appareil à la main, et a beaucoup de temps libre. Les images, difficiles à prendre, sont un peu floues, fantomatiques, pixellisées. Est-ce un homme obsédé par les femmes ? Est-ce une femme fascinée par les actrices ? Comme l’écrit Cindy Sherman dans l’introduction du livre présentant 120 de ces images : « c’est une étude exhaustive de ce qu’est être une femme, comme si le/la photographe cherchait l’essence même du féminin ».

Miroslav Tichý, couverture du livre Screenshots.

Un autre grand amateur de femmes à l’écran est Miroslav Tichý. Vivant à 50 km de l’Autriche, il pouvait capter la télévision autrichienne, bien moins puritaine que les émissions de la Tchécoslovaquie communiste. N’ayant bien sûr pas accès à un appareil Polaroid, il se confectionna un appareil adapté á la photographie d’écran et accumula des centaines d’images aussi érotiques et fantasmées que possible. Les développant lui-même, il ne craignait pas la censure et put emmagasiner chez lui ce trésor rebelle, son échappée la plus radicale vers un monde de liberté et de rêve qui lui était interdit. Les éditions Edizioni Galleria Periferia à Lucerne viennent de publier un livre Screenshots, à l’occasion de l’exposition qu’ils ont faite l’été dernier à partir du fonds de la Fondation Tichý Ocean de Roman Buxbaum. Ce livre compte 250 pages, et comporte une brève présentation en vingt lignes en anglais (idem en allemand et en tchèque) sur le rabat de couverture par l’artiste belge Céline Mathieu. Le livre et certaines des photographies sont visibles et en vente lors du Parcours Saint-Germain (du 2 au 25 novembre) à la librairie de Clément Kauter. Comme toujours avec Tichý, l’imperfection de ces images renforce leur beauté.

Tom Wilkins, « 27 MAR 81 #646 – ME WEARING 38B BEIGE PLAYTEX BEAUTIFUL ONES LACE BRA. PHOTOGRAPH WAS TAKEN USING A DRESSING MIRROR AND AN SX70 CAMERA. TOM WILKINS »

Si les photographies d’écran de Type 42 et de Tichý sont particulièrement émouvantes, l’œuvre de Tom Wilkins a une complexité autre. C’est que, dans la masse de polaroïds qu’il a récupérés en plus de ces albums, Sébastien Girard a retrouvé quelques autoportraits de Tom Wilkins, dont celui ci-dessus, dans le même style que My TV Girls, mais où son visage est délibérément occulté par l’appareil. Cet autoportrait a une légende, sur une étiquette collée dans la marge du polaroïd : « 27 III 1981, #646. Me wearing 38B Beige Playtex beautiful ones [?] lace bra. Photograph was taken using a dressing mirror and an SX70 camera [Moi portant un très beau soutien-gorge 38B beige Playtex en dentelle. La photographie a été prise avec un miroir de toilette et un appareil SX70] », et il est signé Tom Wilkins, seule occurrence de son nom (ce qui permit à Girard de retrouver, au terme d’une enquête quasi policière de plusieurs années, quelques éléments succincts sur cet homme, né en 1951 et mort en 2007, vivant dans le quartier de Jamaica Plain à Boston). La quasi-totalité des photographies de My TV Girls démontrent que l’auteur est animé d’une (banale) libido masculine, assez peu sophistiquée et privilégiant plutôt les poitrines généreuses (plus près de 50H que de 38B). Une seule image, sauf erreur, des My TV Girls évoque la transsexualité, mais de manière distanciée : « 2 III 1980, #325, off TV, movie. That boy is really a girl [Ce garçon est en fait une fille] ». Mais cet autoportrait en soutien-gorge pourrait modifier l’éclairage. Peut-être n’est-ce qu’un jeu, qui évoquerait les travestissements de Bascoulard, par exemple, ou Le Fétichiste, fasciné par les bas et collants comme Wilkins par les soutifs, et qui en met lui-même ; on pourrait même faire un grand écart et évoquer Rrose Sélavy. Sébastien Girard possède d’autres autoportraits de Tom Wilkins en tenue féminine, avec soutien-gorge, petite culotte et même serviette hygiénique : davantage qu’un jeu entre innocent et pervers, on pourrait peut-être se trouver ici devant une ambiguïté de genre, un désir d’androgynie, voire plus. Certes, on est loin de la sophistication des travestissements d’Alan Schaefer, photographe professionnel californien se transformant en April Dawn Alison, et, bien évidemment, encore plus loin de Pierre Molinier. C’est un cas très ambivalent : d’une part, Tom Wilkins s’approprie quotidiennement, en prédateur-voyeur, ces centaines de poitrines féminines pour satisfaire ses fantasmes masculins, et d’autre part il se transforme parfois en femme, assumant pour lui-même les caractéristiques féminines qu’il a appréciées chez ses « modèles » et échappant ainsi à une identification genrée trop fermée. Travestissement équivoque sans aucun doute, mais est-ce suffisant pour conclure à une intersexuation, à une transidentité ou à une non-binarité ? Je pense qu’il y a trop d’ambiguïté pour affirmer qu’il y avait une femme en lui ; sans doute les autres autoportraits, quand ils seront publiés, nous éclaireront davantage. Son attrait pour les scènes sexuelles lesbiennes est-il un simple voyeurisme ou une attirance, un désir participatif féminin ? Est-ce là la clef absolue pour déchiffrer son oeuvre ? Nul ne le saura. Tom Wilkins se dissimule en même temps qu’il se dévoile.

Tom Wilkins, « 19 DEC 82, BAD TIMING »

L’invention des trésors de Tom Wilkins est advenue car cet homme solitaire possédait une collection extraordinaire de poupées Barbie : après sa mort, son exécuteur testamentaire fit appel à un « barbielogue » pour expertiser sa collection, et c’est ainsi que les polaroïds furent découverts. Il y a d’ailleurs aussi une collection (qui, un jour peut-être, sera aussi exposée) de polaroïds et photographies de jeux (parfois sexuels) entre poupées Barbie, chez lui ou en extérieur, qui pourrait évoquer, de manière moins composée, plus intuitive, les mises en scène d’un autre Bostonien, Morton Bartlett : il est tentant d’imaginer une rencontre entre ces deux producteurs de fantasmes. Il y a aussi des photographies de mannequins dans des vitrines et des rephotographies de catalogues de lingerie ou de pages centrales de Playboy. Ce qui est frappant, et significatif, est que Tom Wilkins ne photographie jamais des femmes en chair et en os, mais seulement leur image, leur représentation, que ce soit sur l’écran de sa télévision, ou via des mannequins, des poupées ou des images imprimées. Ce démarquage est sans doute à la fois une forme de peur (ou, en tout cas, de volonté de distanciation) face au réel, au corporel, au vivant, et aussi une dimension plus conceptuelle de réappropriation (sans prétendre pour autant qu’il fut influencé par Richard Prince ou Robert Heineken). Une de ses séries de polaroïds est titrée « Bad Timing » : ce sont 35 photos manquées, déclenchées trop tôt ou trop tard, loupant l’instant décisif, mais qu’il a choisi de ne pas détruire. La femme visée s’est rhabillée trop vite, ou est sortie du champ, ou bien la caméra a mal fonctionné, ou Wilkins a bougé, l’image est trop confuse … La galerie Christian Berst les présente (jusqu’au 14 janvier). Comme souvent, l’erreur ici est créative, la sérendipité s’impose. Nous n’avons pas fini de découvrir Tom Wilkins.

Images de Tom Wilkins courtesy Sébastien Girard et Christian Berst.