Jouer contre l’apparatus de l’intelligence artificielle (Brodbeck & de Barbuat)

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Dorothea Lange, Migrant mother, Nipomo, California, 1936, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 47 x 39 cm

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On voit beaucoup d’oeuvres d’art faites avec l’aide de l’IA, dont Gregory Chatonsky est le pionnier, mais un bon nombre parmi celles vues à Paris Photo étaient assez médiocres d’un point de vue créatif, comme une fascination de gamins devant un nouveau jouet (par exemple les déclinaisons d’Elman Mansimov sur ce stand). Et la foire mêlait sans discrimination art digital, NFT et Intelligence Artificielle. Il est bien plus intéressant de voir des artistes qui jouent contre l’intelligence artificielle, qui vont à l’encontre de ses algorithmes plutôt que de se plier à ses règles. C’est le cas, par exemple de Lionel Bayol-Thémines qui pousse les algorithmes dans leurs retranchements jusqu’à leur faire produire des images aberrantes, et c’est le cas aussi du couple Brodbeck & de Barbuat (ex Lucie & Simon, et aussi) qui, à la galerie Papillon (jusqu’au 13 janvier) montrent une sélection d’interprétations par l’IA d’oeuvres d’art bien connues, sous le titre « Une histoire parallèle ». Adeptes à jouer de la technologie pour questionner la photographie, ils ont fourni à la machine (Midjourney) la description textuelle détaillée d’environ 200 photographies : nom de l’auteur, titre, date, lieu ou pays, description précise de l’image, de ses protagonistes, de l’éclairage, des couleurs, des formes, détails techniques (appareil, objectif, réglages, type de tirage, …). Après plusieurs itérations avec la machine, ils ont sélectionné les images ainsi obtenues, éliminant celles trop ressemblantes comme celles trop éloignées, trop « monstrueuses ».

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Horst P. Horst, Hands, Hands, Hands, 1941, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 166 x 37.5 cm

Les images originales ne sont pas montrées dans l’exposition, mais on les a souvent en mémoire (ou bien on les regarde discrètement sur son smartphone). Les algorithmes de Midjourney fouillent donc dans l’énorme base de données d’images disponibles sur internet et s’efforcent de répondre à la requête de leur mieux. Mais évidemment, ça cloche. Il y a, à mes yeux, deux types de distorsions. Les plus évidentes sont dues à la technique : les visages dans une foule sont tous identiques, les mains sont mal représentées. C’est ainsi que ces tentatives de reproduction de cette étude de mains du photographe américain Horst P. Horst sont un splendide ratage où les doigts se multiplient et se tordent.

Brodbeck & de Barbuat, Étude d’après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono, 1980, 2022. Tirage unique sur papier Baryta. 47 x 39 cm

Mais c’est la censure idéologique qui est bien plus intéressante. Pour la machine, les femmes doivent être belles et sereines : Florence Owens Thompson n’a plus de rides au front et a rajeuni de 15 ans, redevenue adolescente; elle n’a plus d’enfant dans les bras, mais a gagné quelques mains et doigts surnuméraires (en haut). Dorothea Lange avait déjà un peu déformé son histoire, Midjourney déforme son apparence. Autre stéréotype culturel : les femmes peuvent être nues, mais les hommes doivent être vêtus. Annie Leibovitz a beau avoir photographié John Lennon nu et Yoko One vêtue, la machine, même après des requêtes répétées ne supporte pas la vue de fesses masculines (a fortiori dans la pose originale), mais impose un (discret) cul féminin. C’est ainsi ! La moraline de l’IA touche aussi la politique : les artistes racontent que, pour la fameuse photographie de la prise du Reichstag par Yevgeny Khaldei (déjà altérée par la censure de la deuxième montre – volée – du Sergent Abdulkhakim Ismailov), ils ont beau eu le demander à la machine à plusieurs reprises, elle s’est refusée à faire figurer une faucille et un marteau sur le drapeau soviétique hissé sur le Reichstag, produisant en lieu et place un sigle indistinct. Assez inquiétant, non ? L’intelligence artificielle est un dispositif, un apparatus au sens flussérien, et, si on ne veut pas être une victime passive de ses programmes, la bataille n’est pas gagnée. Les images ont-elles une vérité ? Toujours pas.

Toutes images Courtesy Galerie Papillon 

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