Bill Brandt

Exposition hélas terminée (c’était à la Fondation Cartier-Bresson, jusqu’au 18 Décembre).

Brandt_1 Il est rare de voir un tel contraste entre deux périodes d’un artiste. Jusqu’aux années 50, Bill Brandt est un photographe de rues, de paysages, de portraits, beaucoup de photos à dimension sociale. Ce sont souvent des photos un peu mélancoliques, des scènes de vie bourgeoise ou ouvrière, comme cette scène de séduction dans un pub: elle rit, un verre à la main, il la presse, les courbes du porte-manteau et leurs ombres en deviennent quasiment sensuelles. Beaucoup de scènes de genre de ce type, décrivant avec tendresse et émotion la vie des gens. Disparité des classes sociales, compassion pour la classe ouvrière, petites joies dans des vies cabossées. Après Londres, il photographie le Nord de l’Angleterre, les mines de charbon, les villes industrielles noires et désespérées.

Brandt_4 De cette époque date aussi cette très belle photo d’une allée à Halifax. Dans le recueil Singular Images, Nigel Walburton lui consacre un essai révélateur. C’est une photo d’atmosphère, qui, sans anecdote, rend compte d’une ville, d’un climat, d’une époque, d’une société. Des lignes qui convergent, la lumière sur les pavés humides encadrés par des masses noires, le haut mur de droite, le parapet à gauche souligné par son rebord plus clair, la masse noire, indistincte, menaçante de l’usine à gauche, d’où s’échappe un léger nuage de fumée. Non seulement Brandt était un grand formaliste, mais il prêtait une très grande attention à ses tirages. Regardez la rampe du parapet, un simple trait de lumière. En ne montrant presque rien, Brandt sait rendre le caractère un peu mystérieux de cet endroit pourtant banal, il sait nous transplanter dans ce monde autre.

Brandt_3 Et puis, après la guerre, Brandt change radicalement d’approche, cette photographie "documentaire" ne l’intéresse plus, il se consacre désormais principalement au nu. Et il fait des nus superbes, presque désincarnés, où les corps, les membres sculptent l’espace. La texture de la peau de cette jeune femme (Baie des Anges), légèrement craquelée (est-ce un coude ou un genou ? qu’importe ?) résonne avec les galets de la plage. Le corps n’est plus qu’une matière, une texture, un objet abstrait, sans chair, sans érotisme, proche d’une perfection formelle absolue. Brandt écrit alors, évoquant le sculpteur Henry Moore :"JeBrandt_5 voyais des genoux et des coudes, des jambes et des poings tels des rochers et des galets qui se mêlaient aux falaises pour devenir un paysage imaginaire".  Voyez cette scène à Belgravia, l’objectif étend démesurément la pièce, une jambe pointe vers la fenêtre, l’ombre sinue sur le mollet, le triangle des jambes à la pointe coupée devient le centre de la photo.

Le photographe qui croyait à la chance, dont les compositions se faisaient dans un instant au hasard des rues, le photographe qui proclamait que son seul mérite était de ne pas être étranger à son sujet, a cédé la place à un pur formaliste, as de la composition réfléchie, élaborée au millimètre, pour qui le sujet compte moins que la mise en place, l’ombre, la lumière et les formes. Il a su se réinventer.

Celine_van_balen_frames_1  Autre exposition vue aussi le dernier jour, Cadres Revisités à l’Institut Néerlandais. Le galeriste Willem van Zoetendaal (rencontré à Paris Photo) y présentait des photos contemporaines dans des cadres anciens. Des contrastes intéressants et parfois révélateurs, car ils aident notre esprit à voguer de la photo contemporaine au portrait Renaissance, le cadre étant le déclencheur de cette rêverie. Ci-contre, Yesim , de Céline van Balen, 1998, dans un cadre dit "à cassetta", Espagne, XVIIème siècle, orné de l’inscription "Amica mea tota pulchra est" (Mon amie est toute belle).

Sommaire de Décembre 2005

BONNE ANNÉE A TOUS MES LECTEURS !

32 billets en Décembre 2005

Au lieu de donner comme précédemment le nombre total de visiteurs (source XiTi), il me paraît plus significatif d’indiquer désormais la moyenne quotidienne du nombre de visiteurs pendant le mois en cours : elle est ce mois-ci de 1765 visiteurs par jour, avec une pointe à 6772 le 1er Décembre (jour où le billet sur Munch a été posté). Depuis Août, cette moyenne était stable entre 1330 et 1370 visiteurs par jour, donc une nette progression ce mois-ci; les blogs de l’année et France Inter ont eu un impact certain, ainsi que le nombre de billets postés, et ce malgré la panne du serveur les 10 et 11 Décembre et la baisse de fréquentation pendant les fêtes.

J’ai par ailleurs enfin revu ma liste de sites favoris, en m’efforçant de vous indiquer un grand nombre de sites de référence, et aussi en proposant mes coups de coeur du moment.

Voici donc la liste des billets du mois :

1er Décembre: Edvard Munch
3 Décembre: Munch, sympathisant nazi?
4 Décembre: Jacques Monory
7 Décembre: Morte à 30 ans (Theresa Hak Kyung Cha)
7 Décembre: Dormir à l’asile (Ilya & Emilia Kabakov)
8 Décembre: A la lumière des deux mondes (Tunga)
8 Décembre: Couché dans la forêt (Pipilotti Rist)
9 Décembre: Le Cantique des Cantiques (Kupka)
9 Décembre: VOTEZ POUR MOI !
9 Décembre: Beyrouth Fiction (The Atlas Group)
12 Décembre: Autoportraits
13 Décembre: Les soeurs Brown (Nicholas Nixon)
14 Décembre: Mémoire d’holocauste (Ori Gersht)
16 Décembre: Jouvence (Cranach)
17 Décembre: Arcimboldo inconnu
17 Décembre: Hamburger Bahnhof
18 Décembre: Max Beckmann
19 Décembre: Immendorf
20 Décembre: Ron Mueck (par Holbein)
20 Décembre: Lunettes Rouges sur France Inter
21 Décembre: Le Douanier Rousseau
21 Décembre: Blogs papier
22 Décembre: Gérard Rondeau
22 Décembre: Vienne 1900
23 Décembre: Décadence et Symbolisme
23 Décembre: Derain à Londres
24 Décembre: Le Feu sous les Cendres
25 Décembre: William Klein (par Holbein)
26 Décembre: Mélancolie
29 Décembre: William Kentridge
30 Décembre: Jeff Wall
31 Décembre: Bill Brandt

Jeff Wall

A la Tate Modern, jusqu’au 8 Janvier.

La plupart des photos de Jeff Wall n’ont que peu d' »intérêt », c’est à dire que, à quelques exceptions près, elles ne nous racontent pas une histoire, ou si peu, elles ne veulent pas nous transmettre une atmosphère, elles n’ont pas de message à faire passer, ce sont simplement des photos. Mais quelles photos ! A partir d’un procédé technique publicitaire, le rétro-éclairage dans une boîte, comme chez Decaux, Jeff Wall a développé une pratique esthétique très novatrice. Toutes ses photos sont des mises en scène extrêmement élaborées, souvent le résultat de très nombreuses prises qu’il corrige, retravaille et assemble ensuite. Les scènes, les décors sont le plus souvent reconstruits en studio, les personnages sont des acteurs qui prennent et reprennent la pose des semaines durant, comme devant un peintre. On est aux antipodes de la spontanéité, du documentaire, de la composition intuitive. Nombre de photos sont fortement inspirées par des tableaux, d’autres par des romans, des films, mais ce n’est jamais une illustration, plutôt un cousinage, une évocation. Cette exposition, avec 50 photos, reprend les deux tiers de l’expo de la Schaulager de Bâle cet été.

Jw_restoration Jeff Wall voulait faire une photo montrant des restaurateurs de tableau au travail; l’action sur un tableau fini, le tableau comme objet physique et chimique, plutôt que comme oeuvre d’art, le débat sur la restauration – trahison ou retour à l’original- étaient sans doute présents à son esprit. Découvrant à Lucerne ce panorama sur l’internement de l’armée Bourbaki en Suisse en 1870, il fut aussitôt enthousiaste. Ce panorama, sur 360°, comprend des éléments de « faux-terrain », premiers plans tri-dimensionnels qui crée une transition naturelle vers le tableau plan (en fait courbe plutôt que plan), comme la palissade au centre droit; c’est un travail d’illusion, l’artiste (le peintre suisse Edouard Castres) ayant voulu ainsi immerger le spectateur complètement dans la représentation. Jeff Wall demanda à une équipe de restaurateurs de prendre la pose, et prit des centaines de photos avec un appareil panoramique.

Ce qu’il choisit de nous montrer dans Restauration (1993) n’est que la moitié du panorama. Nous savons intuitivement qu’il fait 360°, mais l’autre moitié reste inconnue, invisible. Une femme, distraite de son travail, regarde vers cet espace, vers cette photo que nous ne voyons pas. Les restaurateurs, abolisseurs/réparateurs du temps et de ses outrages, sont devenus des éléments du décor, du faux-terrain, presque irréels. La frontière s’est estompée, entre le plan et le volume, entre le tableau et la photo, entre l’artiste et le restaurateur, entre le peintre et le photographe, entre le passé et le présent. Où sont les limites ?

Jw_destroyed_room La Chambre détruite (1978) est la première « photo-boîte » de Jeff Wall. A nous d’inventer l’histoire, d’imaginer ce qui a causé cette rage destructrice : un cambriolage particulièrement violent ? la rage d’un amoureux éconduit ou trompé ? une auto-destruction ? Nous n’en saurons pas plus que ce qu’on nous montre : une chambre de jeune fille, son intimité violée, ses sous-vêtements exposés, ses bijoux de pacotille répandus à terre. Le matelas a été éventré, les murs démolis. Sur la commode aux tiroirs ouverts, la petite statuette d’une danseuse aux voiles, miraculeusement intacte, comme une immuable image érotique préservée du désastre; dominant le carnage, elle n’a pas moins de trois ombres sur le mur, plus un reflet dans le miroir (invisibles sur cette reproduction) : c’est dire son caractère central. Jeff Wall dit s’être inspiré pour cette photo du tableau La Mort de Sardanapale, de Delacroix, où le tyran vaincu fait égorger ses concubines pour que ses ennemis ne puissent s’en emparer. Le rouge des murs en est évidemment un écho. Dans le tableau, le roi, impavide, trône en haut de la scène. La statuette, le roi, Delacroix, Wall, ne sont-ils pas identiques, organisateurs et témoins de la scène sans y être impliqués ? Regardez bien par la porte à gauche : a-t-elle été cassée ? Non, nous sommes dans un studio, toute cette scène n’est qu’un artifice, une construction de Jeff Wall !  Il faut montrer les artifices, les mécanismes, la construction de l’image. En s’approchant très près de la photo, on voit une fine ligne noire la coupant en deux : vu la taille de ses photos (celle-ci fait 159 par 234 cm), Jeff Wall est contraint de les tirer en deux fois et d’assembler ensuite les deux tirages. Délibérément, dans la plupart des cas, il laisse apparente la ligne frontière entre les deux moitiés de la photo.

Jw_milk Milk (1984) illustre catalogues et affiches, souvent hélas en limitant l’image au personnage (ainsi de la couverture du catalogue de la Tate) : homme de la rue, sale, sans lacets ni chaussettes, visiblement perdu dans ses violents tourments intérieurs, les dents serrées, le poing fermé. Nous ne savons pas la raison de sa rage, pas d’histoire, pas d’explication. Nous en sommes réduits à admirer l’explosion du lait, son éruption, son éjaculation, son dripping. Face à l’architecture pure et froide du mur de briques industrielles, ces courbes, ces gouttelettes blanches créent une beauté étrange. Mais regardons mieux: Jeff Wall n’a pas limité son image à l’homme et au mur de briques, regardons le tiers gauche de la photo; connaissant l’artiste et son souci de la composition, ce n’est sûrement pas innocent. Le sol d’abord: légèrement en pente, le béton net du trottoir se voit envahi de terre, de végétation, le minéral impersonnel laisse la place au flou, au vivant, au désordonné. Et les murs: après la brique régulière, un trou noir, inexpliqué, mystérieux, absorbant; puis d’autres briques, mais bien différentes, artisanales, petites, irrégulières, de différentes teintes, marquées par des traces, des cicatrices; enfin une vitre sale derrière laquelle on devine un escalier montant, une rampe. Et c’est vers ce tiers gauche de la photo que le flot du lait entraîne notre regard, vers cet univers moins normé, plus sauvage, plus vivant auquel aspire peut-être notre personnage, rageant d’être enfermé dans le monde trop rationnel, aux briques trop régulières; son rêve, sa frustration s’exprimeraient alors par l’envolée du lait vers un autre monde. En refusant de raconter une histoire, mais en composant ses photos avec science, Jeff Wall nous laisse aller là où notre imagination nous entraîne, mais ne nous y conduit pas.

Jw_view_apartment Je pourrais aussi vous montrer L’Homme Invisible (inspiré par le roman éponyme de Ralph Ellison) ou la Tombe inondée (photos toutes deux incluses dans l’excellent essai « Vanités dans l’Art Contemporain », d’Anne-Marie Charbonneaux et alii). Mais voici plutôt sa photo la plus récente, Vue depuis un appartement ( 2004-05). Ici aussi, photo mise en scène, composée à partir de centaines de prises. Jeff Wall a engagé les jeunes filles, leur a demandé de meubler l’appartement/studio. Scène domestique banale (deux jeunes filles un dimanche après-midi chez elles, absorbées dans leurs tâches, repassage et lecture), mais perturbée par la vue du port de Vancouver, comme un tableau dans le tableau. Mais est-ce là la vue promise ? Les « vues » ici sont innombrables : une deuxième fenêtre où les câbles électriques découpent la vue d’un arbre et d’une rue, mais aussi le reflet sur l’écran de télévision d’un autre paysage, les reflets sur le plancher ciré, le ciel visible dans la bouteille de Perrier au sol et sur la théière sur la table basse, deux reproductions de tableaux abstraits au mur, dont l’une laisse deviner le reflet d’un évier. Partout des images, des vues, des petits bouts de réalité. Et ces globes lumineux reflétés dans la grande vitre, que sont-ils ? Pas le lustre du plafond, plutôt les projecteurs du photographe. De près, les deux globes ont un double reflet, comme un dédoublement. Jeff Wall est bien trop malin (et consciencieux) pour que ce ne soit pas voulu, conscient. Et il s’agit d’une photo retravaillée, composée, pas d’une prise unique, pas d’un « accident ». Alors ? Ces deux globes se trouvent en fait, « pour de vrai », exactement là où je suis, regardant la photo; à cause d’eux, me voila impliqué, entré dans la banalité ordinaire de cette scène, j’en deviens partie prenante. Où ai-je donc déjà vu ça ? Les Ménines de Velazquez, bien sûr ! Jeff Wall est pétri de culture classique, pour lui, la peinture classique est toujours actuelle. C’est cette démarche qui nous arrête net devant cette photo, par ailleurs sans « intérêt », comme je vous le disais.

Vous pouvez acheter l’excellent livre de Jean-François Chevrier sur Jeff Wall (52.25 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original.

Photos provenant du site du musée

William Kentridge

Au Deutsche Guggenheim à Berlin, jusqu’au 15 Janvier.

Kentridge Cet artiste sud-africain, connu pour l’évocation de l’apartheid dans ses oeuvres et récemment vu à Beaubourg dans Africa Remix, (et aussi à Sienne) a conçu une exposition spécifiquement pour Berlin, Black Box / Chambre Noire. En effet l’actuelle Namibie fut colonie allemande jusqu’en 1914, et cette exposition évoque le massacre Hpim0312des Hereros par l’armée allemande en 1904, génocide avant l’heure.

Dans une pièce où sont accrochés de grands dessins noirs au charbon, souvent en palimpseste sur des fonds de vieux registres comptables, au milieu de quelques sculptures, un petit théâtre. Au lieu de marionnettes, des formes plus ou moins étranges, un sémaphore-potence, un globe-crâne, un porte-voix ambulant portant l’inscription Trauerarbeit (faire son deuil). Des petits bouts de film sont projetés, chasse au rhinocéros, paysages exotiques. Comment représenter le drame, la tragédie?

Kentridge_2 Black Box / Chambre Noire évoque aussi bien la chambre noire du photographe, qui enregistre les images, la boîte noire d’un avion, qui permet après coup de comprendre les raisons du drame, et le théâtre où tout cela est représenté. Une oeuvre difficile, plus déroutante que ses petits films habituels, mais d’où on sort inquiet, perturbé, incertain.

Photos de l’auteur ou provenant du catalogue

Mélancolie

Au Grand Palais, jusqu’au 16 Janvier.

Ah, comme tout était plus simple jusqu’à la fin du Moyen-Âge ! La mélancolie, ou l’acédie, était un péché mortel, qui frappait les ermites, retirés du monde, soumis à la tentation. Leur prostration les empêchait d’adorer le Seigneur, les distrayait de leur voie toute tracée. Cette paresse du coeur, cet ennui, cette oisiveté de l’esprit étaient à bannir, éléments négatifs, "oreiller du diable". Depuis toujours, pour suivre le cours de leurs vagues pensées, ils soutenaient leur menton de la main et leur regard se perdait dans le vide. Melancolie_bosch_1 Mlancolie_st_antoine Choisissons parmi tant d’autres le Saint Jean-Baptiste au désert de Gérard de Saint-Jean, tableau somme toute assez paisible, moins tourmenté que les diverses Tentations de Saint Antoine montrées dans ces salles. Voici celle d’un anonyme du Haut-Rhin. Le saint flotte dans l’air, le regard tourné vers le ciel cependant qu’une dizaine de démons (mais aucune femme nue, contrairement à la tradition) se déchaîne contre lui, créatures dentues, griffues, cornues, ailées . On n’est pas loin d’Ensor ou des surréalistes : au défi de la chronologie, accrochage assez pertinent d’un Max Ernst et d’un Otto Dix à côté de ce tableau. Est-ce un tableau de mélancolie ? Peut-être par la fenêtre qu’il ouvre sur l’inconscient, sur nos propres démons qui nous détournent du droit chemin; le catalogue le rattrape en nous disant que le don de visions (au pluriel) est la caractéristique principale de la mélancolie. Peut-être.

Melancolie_durer A la Renaissance, avec l’affirmation de l’individu, la mélancolie devient noble, elle est la marque de la sagesse; ambivalent comme Saturne, le tempérament mélancolique prédispose aux arts et aux sciences. L’oeuvre la plus visible et la plus commentée de l’exposition est certainement la gravure Melencolia I de Dürer, aux nombreuses interprétations : faut-il y voir un modèle de vertu, la science ou l’art ayant vaincu la paresse mélancolique, ou au contraire est-ce une démonstration des limites de l’esprit par rapport au divin et de la résignation mélancolique que cette limitation entraîne ? C’est une gravure truffée de symboles : un chien (animalité ou persistance?),  des outils épars (abandonnés par paresse ou par résignation ?), un angelot (bon génie ou petit démon ?), la mesure du temps (sablier, cadran, balance), un carré magique (numérologie du 3, du 4), une échelle à sept barreaux (les sept arts), une chauve-souris (nocturne, stérile ?), une comète et un arc-en-ciel (apocalypse, éternité ?). Et, s’imposant à tous, ce dodécaèdre mystérieux, esprit de la géométrie, qu’on va retrouver plus loin chez Giacometti, chez Anselm Kiefer et chez Claudio Parmiggiani. 

Mlancolie_cranach Habilement accrochée à côté du petit Dürer gris, la grande Mélancolie de Cranach, éclatante de couleurs. Au lieu du sombre personnage de Dürer, une jeune femme fascinante, à la grâce un peu perverse, qui nous regarde droit dans les yeux. Au lieu de l’atmosphère pesante et immobile de Dürer, une dynamique légèreté aérienne. Toutes les lignes du tableau convergent vers le menu sein de cette jeune et jolie personne. Portant de travers une couronne d’épines (sacrilège ?), elle taille une verge de bois (symbole sexuel ?). Ce tableau respire-t-il plus l’érotisme que la mélancolie ? Ce serait ne pas voir les créatures inquiétantes dans le nuage noir menaçant, sorcières et damnés chevauchant boeuf, bouc, sanglier et dragon. Ce serait faire abstraction du mouvement de la balançoire, dynamique qui va dans un instant renverser son cours et nous transporter de ce monde coloré vers l’enfer noir. L’ensorcelante beauté en rouge est un subterfuge, une aguicherie, une menace; succombant à son charme, nous voilà bientôt castrés par son couteau et transportés aux enfers par ses putti.

Sautons quelques siècles (et quelques salles moins intéressantes, excepté la toujours splendide Madeleine à la veilleuse, de Georges de La Tour) et arrivons au XIXème. Là s’exprime à plein la dimension géniale et créatrice de la mélancolie. Le génie, seul, rejeté, marginal ne peut qu’être mélancolique. Voici côte à côte Le Moine au bord de la Mer, de Caspar David Friedrich, et L’Ile des Morts, d’Arnold Böcklin, aux deux extrémités du siècle (1808 et 1883).

Melancolie_friedrich Melancolie_bocklin

Voyez comme le dépouillement du tableau de Friedrich, sa composition horizontale extrêmement simplifiée, la taille minuscule du moine, homme sans descendance, face à ce ciel immense, créent une impression lugubre et humble. Y a-t-il un espoir ? un salut possible ? Notre condition est-elle désespérée quoi que nous fassions ?  Le tableau de Böcklin, plus funèbre par son sujet, fait aussi ressortir solitude et impuissance. L’île tombeau, l’écrin des murs de pierre claire autour de la noirceur des cyprès funéraires renforcent cette impression mélancolique. Tous les regards convergent vers l’énigmatique figure en blanc dans la barque de Charon, qui accompagne le cercueil, lui aussi drapé de blanc et couvert de fleurs, vers sa sépulture. Hitler avait acquis personnellement ce tableau en 1936, y voyant une célébration de l’âme germanique.

Hommes nés au XXème siècle, nous ne pouvons plus regarder la mélancolie à l’aune religieuse ou romantique, nous ne pouvons plus ignorer la psychanalyse et la condition humaine; depuis un siècle, la mélancolie (dirons-nous dépression?) est devenue notre norme, la manifestation de notre inadéquation au monde, de notre aliénation. Il n’est pas un artiste moderne qui ne s’y soit confronté. La sélection qu’a dû faire le commissaire de l’exposition est donc bien partielle (mais ne gâchons pas notre "plaisir"; est-ce bien le mot approprié ? J’en doute). Je ne vais pas vous remontrer Rodin (Le Penseur et la Porte de l’Enfer), Ron Mueck (Gros homme), Anselm Kiefer (ici avec un dodécaèdre sur un avion de plomb, Melencholia) ou Zoran Music (superbe Fauteuil Gris aux lignes indistinctes), tous évoqués sur ce blog il y a peu. Ni Edvard Munch et le tableau poignant de sa soeur Laura, dépressive qui mourut à l’asile; un autoportrait aurait été tout aussi illustratif de la mélancolie du peintre lui-même. Melancolie_hopper S’il faut en choisir un, voici Cinéma à New York, d’Edward Hopper. La colonne torsadée et son pendant brut parallépipédique divisent la composition en deux. A gauche, la salle de cinéma dans la pénombre, trois veilleuses au plafond, l’arrondi des fauteuils, deux spectateurs à peine visibles dans la salle quasi vide: un espace clos, courbe, refermé sur lui-même, tourné vers l’écran d’où vient le seul mouvement, la seule vie. A droite, dans une lumière plus crue, des lignes droites, verticales, une ouverture, escalier que renforce le triangle entre les rideaux qui pointe vers le haut, vers le vrai monde réel, pas celui des films, de la représentation; et cette jeune femme fine, perdue dans ses pensées, le menton dans la main bien sûr, absente au monde, celui de la fiction comme celui du réel, dans son infinie solitude.

Exposition immense, d’où vous sortez épuisé, la tête pleine; il m’a fallu deux visites. C’est une exposition très "pensée", sous-tendue par un concept fort; c’est stimulant, mais parfois ce mélange d’art et de science est trop riche, trop détaillé : à mon goût, un peu trop d’anecdotique, trop d’importance donnée au cabinet de curiosités, à la musique, à des documents plus cliniques qu’artistiques. On a ainsi du mal à percevoir la démarche artistique derrière les révulsantes photos de David Nebreda, schizophrène paranoïde pour qui l’autoportrait est apparemment un outil clinique, mais pas grand chose à voir avec l’art brut. Parmi les trop nombreuses curiosités, une composition du XVIIème siècle en autel macabre de quatre petits foetus humains, trois squelettes et une momie, n’a pas causé le même scandale qu’à Berne cet été. Une exposition plus concentrée, resserrée, moitié moins grande, aurait été plus forte, je crois. Comme en littérature, le difficile est de faire court.

Le catalogue est remarquable, très gros, très dense, mais un peu léger sur le XXème siècle : 34 demi-lignes sur Music, mais 28 pages sur les narvals, bézoards et autres curios! Enfin, je serais volontiers reparti de la boutique avec un dodécaèdre en bronze ou en pierre, mais ce n’est sans doute pas assez commercial, il n’y en a pas : le best-seller semble être un crâne avec lézard et serpent, reproduction d’un tableau anonyme allemand de 1620, plus décoratif sans doute.

Photos provenant du site ou du catalogue

William Klein

Au Centre Pompidou, jusqu’au 20 Février.

Second billet écrit par Holbein à mon invitation.

Klein_c3 Leica. Avec un 28mm, grand angle. William Klein est dans la foule, parmi les gens. Bousculade. Il gueule sur eux : Regarde-moi! Un coup de coude. Le cadre est de travers. J’appuie. Tension. J’avance. Je recommence. J’appuie à nouveau. Energie. Stress. Envie de voir à quoi ressemblent ces gens sur les planches-contact. Bougé!  Ça part dans tous les sens. Pas assez de lumière. 1/30e de seconde. Déclencheur. Filé. D’autres visages derrière…

WK est généreux. Il est au milieu des gens. Les visages déformés sur les bords de ses tirages trahissent son désir de s’immerger dans les foules : le grand angle fera des émules, désireux de s’identifier à cet artiste. William Klein est le créateur d’un style fondé à la fois sur l’affirmation de soi et sur la volonté de contact, de proximité avec les sujets photographiés et les événements. Son esthétique est immédiatement repérable.

Klein_7 Il aime la mixité, le mélange. Origine new-yorkaise. Sa liberté d’action est sans limites: "Anything goes" a-t-il l’habitude de dire, "pas de règles, pas d’interdits". Les regards sont appuyés, les images semblent souvent brutales, cassées. Elles font du bruit, sortent du cadre. Le cadrage est tendu, serré, basé sur "le bordel des corps qui s’entremêlent, les regards qui s’entrecroisent et finissent par s’ordonner".

Et là réside le mystère WK: dans cette esthétique du chaos, les éléments sont composés de manière exceptionnelle. L’ordre apparaît après coup. WK aime travailler à partir de la planche-contact dont il analyse l’évolution. (Il sera d’ailleurs à l’origine d’une série célèbre, Contacts, produite par le Centre National de la Photographie*). Déclenchements en rafale, donc inflation d’images, comme une parole qui jaillit, souvent provocatrice mais féconde : "photographier un mariage comme une rafle et inversement".

Expowk1_3 L’exposition du Centre Pompidou rend remarquablement compte de cet état d’esprit, de cette façon d’être. La scénographie mise en oeuvre pour l’occasion s’avère très efficace: murs rouges, frises d’écritures noires, couloirs qui tournent, citations écrites très haut sur des murs qui forment un boyau étroit puis débouchent sur une salle immense, magnifique, recouverte du haut en bas, de tous les côtés, d’imposants contacts peints (spécialement agrandis pour cette exposition). Noir et blanc, et peintures de couleurs vives et giclées. Signes rageurs. Croix rouges. Dégoulinures. Encadrements définitifs. L’itinéraire au sol est matérialisé par un chemin de matière plastifiée jaune vif. Un espace actif, vivant, énergique.

Klein_6 Mais une petite salle latérale offre une possibilité de recueillement: elle contient de très beaux ouvrages, pensés et fabriqués par William Klein autour de grandes villes du monde comme New York, Tokyo, Moscou, Rome ou Paris. WK cosmopolite, citoyen du monde. Typographie remarquable, mise en page d’un soin extrême (voir notamment la double page sur Tokyo). Les exemplaires originaux sont dans les vitrines, que des écrans plats surplombent, permettant de visualiser ces livres qu’on peut "feuilleter" ainsi page après page. Ambiance feutrée. Lumière tamisée. Transparence des cloisons. Délicatesse des tirages originaux. C’est aussi ça, William Klein.

Klein_9 En ressortant, le couloir, puis les grandes vitres du Centre Georges Pompidou donnant sur la fontaine Stravinsky : l’extérieur, la vie qui continue, sur le même plan. Le dehors et le dedans. WILLIAM KLEIN en immenses lettres jaunes sur la vitre. Le bruit des vidéos : Mai 68, “Qui êtes-vous Polly Maggoo?”. WK cinéaste. Triptyques de foules, démultiplication, projections. Et des grands murs d’images, des compositions photographiques géantes visibles de la rue (certaines sont devenues des icônes), où tout est empilé, sans hiérarchisation mais avec grand soin. Somptueux. Ce grand vacarme est à la fois assourdissant et harmonieux. Ce tourbillon fascine.

William Klein, arrivé en France dans l’immédiate après-guerre, va aimer passionnément le pays, s’y installer, s’y marier. Il peint, photographie, fait des films, des livres, brouille les pistes,  agit en "Américain" indiscipliné et bouleverse  les codes (rappelons que cette époque, pour la photographie, était celle des  Doisneau, Cartier-Bresson, etc.).Klein_5 Les conceptions alors en oeuvre lui paraissent, sans doute, trop statiques, trop pensées ou trop sentimentales, et vraisemblablement trop anecdotiques. WK est dans une dynamique d’expérimentation systématique (ses "photographies abstraites" en sont un exemple fameux). L’avantage d’être Américain n’est pas négligeable : là où les Européens (et notamment les artistes français) réfléchissent avant d’agir, un grand souffle de liberté traverse les pratiques picturales aux Etats-Unis, où les démarches exploratoires, instinctives sont valorisées. Ce sont deux postures radicalement opposées dès le départ; la théorisation sur ces pratiques n’intervient qu’a posteriori.

Klein_8William Klein vit toujours à Paris. Il a 77 ans. Sa parole est toujours féconde. Sa liberté est entière. Sa générosité aussi.

* Une collection de films pour découvrir la démarche artistique des plus grands photographes contemporains sous un angle original, en observant leurs planches-contact : au fil d’un parcours en images commenté par son auteur, le spectateur pénètre dans l’univers secret du travail de création, au coeur du processus d’élaboration d’une oeuvre photographique.

JE VOUS SOUHAITE A TOUS UN JOYEUX NOËL.

Marc L. Lunettes Rouges.

Le Feu sous les Cendres

Au Musée Maillol, jusqu’au 13 Février.

Hpim0322 Sous ce titre un rien pompeux, emprunté à Mark Rothko, c’est en fait la collection du galeriste Jan Krugier qui est montrée ici pour l’essentiel. Beaucoup d’oeuvres de grande qualité, mais un ensemble tout à fait disparate: le commissaire fait des efforts louables pour trouver une unité à cette exposition, avec de bien belles phrases "A l’abandon de la figure chez XXX répond chez YYY une nouvelle vision du réel" ou bien "La dislocation des formes de ZZZ résonne avec la violence latente de QQQ". Vous pouvez presque mettre n’importe quel nom d’artiste du XXème siècle. J’ai du mal à supporter ce discours pompeux. De belles phrases de Rothko, toutefois : "Peindre, ce doit être mettre sa propre vie dans la balance"; "S’enfoncer dans la peinture comporte des risques pour qui y engage tout son être".

Hpim0323 Comme il y a des joyaux dans cette collection, oubliez simplement le discours, jetez le feuillet de présentation à la poubelle, demandez le catalogue en Japonais pour ne pas avoir à lire les textes, et admirez: beaucoup de très beaux Basquiat, et au premier étage, une dizaine de Music. Quand on sait que Krugier a aussi été déporté à Auschwitz, on ne peut qu’être pris à la gorge dans ces trois salles. Ci-contre, L’Homme Brisé de 1998 : les mains nouées, voûté, ce n’est qu’une ombre parmi les ombres, se fondant dans la nuit de la toile, ses contours mal définis, homme des ténèbres à l’élégance tragique.

Malgache Pour finir sur une note bien différente, l’exposition comprend aussi quelques pièces d’art africain, dont ce poteau tombal malgache. De face, vous hésitez: est-ce un hermaphrodite ? avec trois mains ? De côté, aucun doute, même si la posture paraît étrange. Ce n’est pas, à proprement parler, une scène d’accouplement; et pourquoi une telle scène sur un tombeau ? La seule référence qui me vienne à l’esprit serait Onan, qui, contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, ne fut pas maudit parce qu’il se masturbait, mais parce qu’il répandait sa semence sur le sol et donc n’engendrait pas. Mais j’ai peut-être tout faux. Si quelqu’un peut m’éclairer sur cette sculpture…

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PS : Faisant l’objet d’un spam intensif en commentaires sur certains billets spécifiques, j’ai dû les interdire de commentaires, sinon je passe des heures à remplir ma liste rouge avec des adresses IP toujours changeantes. Ce sont pour la plupart des billets anciens, les deux seuls récents sont Rondeau et la controverse sur Munch. Si vous souhaitez poster un commentaire sur ces billets, adressez-le moi sur un autre billet et je ferai le transfert. Merci.

Derain à Londres

A la Courtauld Gallery (Somerset House) jusqu’au 22 Janvier.

Reproductions des œuvres retirées à titre conservatoire, suite à une demande du représentant des ayants-droit.

 Dans la grisaille hivernale londonienne, il faut aller dans cet immense bâtiment au bord de la Tamise, ancien siège de l’Amirauté. Une patinoire est installée dans la cour, ainsi qu’un mur d’escalade de glace. Mais pratiquement personne dans le musée. Vous y verrez Londres comme vous ne l’avez jamais imaginé. En 1906, Derain, jeune peintre de 26 ans plein de promesses, vient séjourner à Londres sur les traces de Monet. Mais au lieu du Londres diffus et voilé de Monet, après les couleurs souples et fondues du Londres de Turner, en contraste avec la douce retenue de Whistler (souvenez-vous), nous avons droit ici à une brutale explosion de couleurs.

Les trois premières toiles de l’exposition vous suffoquent. Dans Westminster, ci-dessus, on ne voit d’abord qu’une cascade, un feu d’artifice. Les touches de couleur sont des rectangles arrangés par paires, rose et bleu du ciel, bleu et vert de l’eau, rouge et jaune du reflet du soleil dans l’eau. Tout procède de ce soleil fait de trois cercles concentriques qui perce le haut de la toile. Il y a là une pulsation, un rythme, la couleur est mise en musique.

 Waterloo Bridge est une explosion atomique, les couleurs sont projetés depuis le haut à droite du tableau, elles retombent sur tout le paysage, le pénètrent, le chahutent. S’éloignant de leur source, ces particules lumineuses se refroidissent, passent du jaune au rose, au vert, puis au bleu froid. Tout est fragmenté, décomposé en particules, en touches.

 Enfin, Effets de soleil sur l’eau ne montre même plus Londres, seulement des couleurs pures, un nuage rouge tordu qui s’insinue entre d’autres nuages bleus, une colonne de lumière au premier plan qui forme comme une allée. Derain, dans ce tableau, est au plus loin du réalisme, de la représentation; c’est peut-être ici que se voit le plus sa filiation avec Turner, mais dans une facture bien différente, le pointillisme allant de pair avec une démarche quasi scientifique de décomposition de la lumière. Derain se libère du pointillisme studieux de Seurat, sa peinture, plus spontanée, en devient presque physique, corporelle.

 Le reste de l’exposition est plus dans le style fauve que nous identifions habituellement à Derain: des aplats de couleur, des compositions très structurées, avec des mâts, des grues, des cheminées comme dominantes verticales, et des ponts et des berges à l’horizontale. Ses autres paysages londoniens, la plupart au bord de la Tamise, montrent à la fois les monuments touristiques et l’activité industrielle. Voici Les deux Péniches, vues de haut dans un point de vue qui se joue de la perspective: voyez comme cette toile, contemporaine des précédentes, paraît plus solide, plus paisible, plus maîtrisée aussi. Après une brève explosion pointilliste, Derain a trouvé sa voie. Le regrettera-t-on ?  Le chroniqueur de Time Out, Martin Coomer, le pense : « Derain never bettered these early gems. While London burns brilliantly in his paintings, Derain soon burned out » (désolé pour les non-anglophones, jeu de mots intraduisible).

Ailleurs dans le musée, au milieu d’une splendide collection, d’autres Derain, dont les Pêcheurs de Collioure sur la Plage : étonnamment, Collioure paraît bien gris, alors que Londres est inondée par le soleil. Nul n’a jamais peint Londres ainsi.

Jusqu’au 22 Janvier, à défaut de Londres, vous pouvez aussi aller au Musée Matisse du Cateau-Cambrésis voir l’exposition sur le centenaire du fauvisme.

Photos de cartes postales du musée et de l’Annonciade.

Décadence et Symbolisme

Le Voyage intérieur Paris-London, à l’Espace EDF Electra, jusqu’au 5 Mars.

Si vous aimez la décadence, le kitsch, l’ésotérisme, le symbolisme revisité "contemporain", allez voir cette exposition à la mise en scène étonnante, vous irez de surprises d’étage en étage. Moi, franchement, à part la vidéo et les photos d’Adam Chodzko sur Reunion Salo (le film de Pasolini, dont il tente de retrouver les acteurs, 30 ans après), j’ai visité au pas de course. Allez ici et cliquez jusqu’à arriver aux images, puis allez vous faire votre propre opinion.

Vienne 1900

Au Grand Palais, jusqu’au 23 Janvier.

Reproduction de l’œuvre de Kokoschka retirée à titre conservatoire, suite à une demande du représentant des ayants-droit.

Il est des expositions où j’ai envie de vous parler de chaque tableau, d’écrire cinq billets de suite au risque de vous lasser, et il en est d’autres où, après deux visites, voire trois, je ne sais par quel bout commencer. Pour celle-ci, alors que je l’ai beaucoup aimée, et que j’aurais beaucoup de choses à dire, j’ai finalement choisi, face à ma feuille blanche, de vous montrer une oeuvre de chacun des quatre peintres présentés, en ne choisissant pas la plus emblématique (Danaé, par exemple, que vous verrez ailleurs de toute façon, ne serait-ce que dans votre journal préféré), mais plutôt une oeuvre certes marquante, importante, mais un peu décalée, différente par rapport à ce que vous pourriez attendre de ce peintre.

Vnus_grotte De Koloman Moser, la Vénus dans la Grotte, beauté nue inscrite dans une mandorle gothique, toute jeune fille aux seins menus. Sa chevelure noire se débride à gauche, un halo jaune souligne son corps comme pour le sanctifier, le sortir du monde réel. Le tableau voisin, Le Marcheur, sauvage, énergique, poilu, adulte, fait ressortir par contraste l’innocence de cette Vénus, sa virginité impubère: ce n’est pas encore Vénus triomphante, ce n’est que son devenir, sa naissance, son émergence de la grotte (et non des flots comme chez Botticelli). Elle s’abrite derrière un voile nacré, comme une porte, un abri, qui protège sa pudeur, sa jeunesse. Elle le relève pour se montrer, pour émerger de la grotte-matrice, pour naître, comme crevant la toile, venant vers nous, comme une incarnation de la vie. Autour de la grotte symbolique, un paysage indistinct, primitif, d’un bleu-vert humide, avec deux échos colorés de son corps, ciel rose et fleurs jaunes. De tableau en tableau dans cette exposition, nous retrouverons le pouvoir érotique des voiles. Des quatre, Moser est le peintre à la facture la plus classique, la moins audacieuse, mais aussi le plus audacieux dans le jeu des couleurs.

Bb De Gustav Klimt, voici un Bébé (berceau). Voyez-vous un bébé ? On ne voit d’abord qu’un patchwork de couleurs, un tumulte, une mosaïque de heurts et de contrastes. C’est un amoncellement, une pyramide, une cascade de couleurs, un kaléidoscope de vitraux. La zone centrale du tableau, plus calme, oeil du cyclone, est un aplat de rose et de blanc, où on peut peut-être deviner une tête fantomatique. Enfin, au sommet de la pyramide, on distingue le visage placide du bébé émergeant d’une corolle de dentelles froissées. C’est un tableau quasi abstrait, où le sujet importe peu, où la perspective est comme compactée, où l’essentiel est cette débauche de couleurs à laquelle Klimt se livre. On retrouve cette liberté gratuite de couleurs et de formes dans beaucoup des tableaux de Klimt, en marge, ou sur une robe, mais rarement sur l’essentiel de la composition comme ici.

Paysage_corbeaux D’Egon Schiele, je vous montre le Paysage aux Corbeaux, montagne pyramidale dont le sommet rocheux crève le haut du tableau. Une palissade se détache sur le ciel, en marque les contours, comme d’une forteresse. A peine un peu de ciel en haut, deux triangles habités de corbeaux; à droite, ils se rassemblent et tournoient, charognards sur une proie invisible. La cabane est toute de guingois, son toit est souligné d’un trait bleu; et quel est ce châssis blanc étrange qui saute aux yeux ? Quelques traits blancs, et on se croirait chez Bacon ou chez Giacometti, dans une structure étrangère mais essentielle à la composition. Masse noire du sol, promontoire sur lequel est perché la cabane, homothétique de la colline, tous ces aplats sont de pures compositions visuelles, abstraites. Pas une présence humaine, mais une dizaine de poteaux gris, rouges ou verts, avec une barre transversale blanche. Toutes ces lignes droites se correspondent, structurent la toile. Là, sont-ce des poteaux de télégraphe ou de sémaphore, des perchoirs pour les corbeaux ? Sommes-nous sur un Golgotha ? Un sacrifice vient-il d’avoir lieu, attirant les oiseaux de mauvais augure ? Sur la zone plus claire au premier plan, un arbre squelettique avec quelques feuilles rouges; à côté, étrangement, la signature de Schiele dans un médaillon vert criard. Est-ce encore un paysage ? Schiele ne commence-t-il pas à évoluer vers une plus grande rigueur, une réduction, une simplification des formes qui le mèneraient à l’abstraction?

 Oscar Kokoschka fut le seul des quatre à survivre; il mourut à 94 ans. J’ai lu je ne sais plus où qu’un jour dans un musée les gardiens durent arrêter un vieux monsieur frêle, qui, palette et pinceaux à la main, voulait retoucher une de ses toiles dont il n’était plus satisfait; c’était lui. Il vécut une histoire d’amour intense, malheureuse et brève (1912-1915) avec Alma Mahler, la femme aux quatre génies (le musicien Gustav Mahler, le peintre Kokoschka, l’architecte Walter Gropius, et l’écrivain, aujourd’hui seul oublié, Franz Werfel). Dans tous les portraits peints pendant leur liaison, la femme se détache, se distance, annonçant leur séparation. Kokoschka, alors dans l’armée, fut très affecté par cette rupture et mit longtemps à s’en remettre. En 1918, il fit fabriquer une poupée grandeur nature représentant son ancienne maîtresse, et, pour ce faire, réalisa ce tableau La Poupée (Alma Mahler). Est-ce une oeuvre à part entière ? Je pense que oui, c’est plus qu’une esquisse, la touche est empâtée, quasi charnelle. Par endroit, on croirait voir un écorché. Pour Kokoschka, cette poupée devait lui permettre de « satisfaire des pulsions devenues inassouvissables », être un « anesthésiant contre la douleur persistante provoquée par cette rupture non acceptée » (Franz Smola, Catalogue) . Et, une fois la poupée réalisée, il ne la cacha pas, montrant volontiers à ses visiteurs cet objet de simulacre provocateur, d’obscénité intime.

Photos provenant du catalogue