Sommaire d’octobre 2013

17 billets ce mois-ci.
4120 visiteurs uniques quotidiens en moyenne.

1er octobre: Voir d’en haut
2 octobre   : L’autre Richter $
7 octobre   : Sebastião Salgado, les écueils de Genesis * $
8 octobre   : Montréal au Fresnoy : l’image qui rôde
10 octobre : « Finalement, nous ne regretterons pas d’être venus » (Stéphanie Solinas)
11 octobre : Ron Mueck
14 octobre : Diego Rivera et Madame $
15 octobre : La laine et les roses (Romina de Novellis) $
16 octobre : Éclectisme et mise en scène : les artistes de la galerie Perrotin à Lille
23 octobre : L’éternelle beauté de la femme aimée (Bruenchenhein)
24 octobre : Diderot, réveille-toi, ils sont devenus fades et pédants
25 octobre : Je me suis ennuyé à la FIAC £ $
25 octobre : Prix Marcel Duchamp : lequel des TROIS artistes choisir ?
26 octobre : On ne s’ennuie pas à Slick $
27 octobre : De la déconstruction : Pauline Bastard à la Foire YIA (et quelques autres)
28 octobre : Le 31 octobre à 13h30, tuera-t-on la liberté de la presse et de la critique ?
31 octobre : Le surréalisme et l’objet : mais quel est le sujet ?

  • article le plus lu, je crois (mais les statistiques du Monde.fr sont toujours indisponibles; 26 000 visites ce jour là)
    £ article le plus commenté (55 fois)
    $ articles mis en avant sur lemonde.fr  (6 ce mois-ci, un record; merci)


Livres reçus
 ce mois (hors expositions visitées et commentées, et sauf omissions) :
L’Asile des Photographes, Philippe Artières et Mathieu Pernot, au Point du Jour, sur la mémoire d’un hôpital psychiatrique dans la Manche, un très beau et émouvant travail conjoint d’un historien et d’un photographe (en attendant l’exposition de Mathieu Pernot au Jeu de Paume); ce livre vient de recevoir le Prix Nadar des Gens d’images 2013;
– une belle monographie de Yan Pei-Ming, avec des textes de Bernard Marcadé sur ses tableaux, à L’Herne (expo en cours chez Ropac);
Vernaculaires, de Clément Chéroux, au Point du Jour, un recueil de certains de ces essais, sur les spectres, les fluides, les amateurs, les vitrines, un régal;
Des Annonces faites au corps, de Christian Gattinoni, sur les rapports entre danse et art contemporain, entre black box et white cube, entre corps et image;
L’art contemporain entre les lignes, de Jérôme Glicenstein, aux PUF, un essai aisé à lire mais complexe, sur une lecture linguistique des expositions autour des notions de paratexte, hypertexte, métatexte, … de Genette;
– le numéro de L’Insensé sur la Chine, avec des artistes déjà connus (Weng Fen, Liu Bolin, Yang Yi, Cui Xiuwen, les frères Gao, Wang Qingsong) et de belles découvertes (un photogramme de Zhang Dali, des nus de Ren Hang, Rong Rong & Inrie, Wu Qi, Wang Ningde); tous ces noms que je ne retiendrai pas…, en attendant le prochain Art Paris mettant la Chine à l’honneur;
-deux livres de l’École de Photographie d’Arles, l’un, Échappées Belles, sur les travaux de diplôme de la dernière promotion; l’autre, Co/opérateurs,  avec des dialogues entre ces mêmes étudiants et ceux de Normale Sup’ Lyon, parfois savants, mais plus souvent poétiques;
– Rêverie pour le Futur, quatre artistes (dont Jérémie Bennequin, à qui j’ai par ailleurs acheté son Manuel de gommage…) plus Jean Raine, une exposition à Carros;
– une somme sur François Halard, photographe d’intérieurs chics, chez Actes Sud;
– un livre pour enfants pour découvrir le Louvre, du Scribe accroupi à la Pompadour, Le petit ami du Louvre (édité par les Amis du Louvre) : vivement que mon petit-fils grandisse;
– L’Art de l’Illusion, de Brad Honeycutt & Terry Stickels, éditions Hugo Image, une anthologie de trompe-l’oeil.

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Le Surréalisme et l’objet : mais quel est le sujet ?

Valentine Hugo, Objet 1931, Centre Pompidou, Adagp Paris 2013

On ne sait trop de quoi veut parler l’exposition ‘Le Surréalisme et l’objet’ qui vient d’ouvrir au Centre Pompidou (jusqu’au 3 mars). Oh, soyez rassurés, le commissaire Didier Ottinger est un spécialiste et vous y verrez de superbes oeuvres, et c’est déjà un grand plaisir, même s’il est dommage que certaines, comme ce Valentine Hugo (qui fut un des cinq premiers ‘objets surréalistes à fonctionnement symbolique’ de 1931) soient restées dans le mur André Breton dans le Musée lui-même. Mais, à la différence de la précédente exposition en ces lieux sur ce même mouvement, j’en suis sorti perplexe quant au thème même de l’exposition. Ou, plus précisément, parmi les quatre ou cinq sujets abordés ici, mais dont aucun n’est véritablement approfondi, pourquoi la synthèse n’a-t-elle pas pris, à mon sens ? On croit d’abord, à lire les premiers panneaux, que le sujet sera la tension créative entre surréalisme et marxisme, entre un courant qui va ‘au-delà du réel’ et une idéologie matérialiste (historique) opposée à ‘la fétichisation marchande de l’oeuvre d’art’; en 1927, les surréalistes rejoignent en masse le PCF, et une forme de synthèse est alors nécessaire. La manière dont cette conjonction intellectuelle a alors été pensée, et s’est réalisée, aurait fourni matière à une exposition dense, entre idéologie et esthétique, qui aurait été passionnante. Mais ce n’est pas cela que vous verrez ici, seulement une belle collection d’objets, créés ou trouvés, mais sans que le propos ne s’en enrichisse : de marxisme, il ne sera plus question, une fois le premier panneau passé, et c’est dommage. Certes, déposer les ready-made (et on voit ici, le porte-bouteille, la pelle à neige En prévision du bras cassé, Air de Paris et quelques autres) sous l’aile de la conception matérialiste marxiste est un peu difficile à avaler.

Hans Bellmer, La Poupée, 1933-1936 et vue d’écran de Luis Garcia Berlanga, Tamano Natural, 1973

Alors, il aurait aussi pu s’agir d’une exposition sur la poupée et sur le mannequin, et on a bien droit à de Chirico et à Bellmer (dont, bonheur, la poupée est là; dommage toutefois que, dans sa genèse, la décision – assez peu surréaliste – de Bellmer de « cesser toute activité socialement utile » suite à l’arrivée des nazis au pouvoir ne soit pas mentionnée) : c’est un très beau sujet en soi que l’attirance de l’homme pour sa statue, depuis Pygmalion et la Vénus de Cnide jusqu’à Kokoschka et aux poupées gonflables, et qui entrait tout à fait dans la logique du rapport des surréalistes à la représentation humaine (il y a aussi, plus loin, un diaporama des 16 mannequins de l’exposition de 1938). Cela aurait fait un sujet au confluent de l’histoire de l’art, de la psychanalyse et de la sexologie, qui aurait été passionnant. Mais ce n’est pas cela que vous verrez ici, seulement une succession sans grande consistance de représentations de mannequins, avec un mauvais livre de Bibiena et un mauvais film de Luis Garcia Berlanga, et c’est dommage. Citer l’inquiétante étrangeté de Freud ne suffit pas à bâtir un propos solide sur cette ‘perversion’ éminemment surréaliste qu’est l’algamatophilie (sur ce sujet, voici un beau texte sur un beau livre, qui aurait davantage eu sa place à la librairie du Centre que le Bibiena).

Man Ray, Mannequin de Marcel Duchamp dans la rue aux lèvres, 1938, Centre Pompidou, Man Ray trust, Adagp Paris 2013

Comme presque la moitié des salles leur est consacrée, ça aurait aussi bien pu être une exposition sur les expositions surréalistes : cinq sont présentées ici, davantage par des archives, photographies et films, que par des oeuvres. La seconde, chez Charles Ratton en 1936, est la seule dont un bon nombre d’objets, identiques ou similaires, sont présents ici, mêlant joyeusement objets ‘primitifs’, objets mathématiques (les volumes mathématiques de Poincaré, pensée véritablement incarnée dans la matière) et scientifiques, et objets surréalistes. La troisième, en 1938, avec donc ces seize mannequins habillés par Marcel Duchamp (ci-dessus), André Masson, Maurice Henry, Marcel Jean, … et le plafond de sacs de charbon conçu par Duchamp (qui fut reconstitué au MAMVP il y a un an) fut sans doute la plus intéressante, elle se visitait dans la pénombre à l’aide de lampes-torches fournies par la galerie des Beaux-Arts, mais on n’en voit ici que quelques photos documentaires et, gadget suprême, un mannequin de silicone (« fonctionnel et ultra-réaliste ») nommée Chléa, porteuse d’un badge d’employée du Centre Pompidou, y est assise sagement sur un banc, trompe-l’oeil illusionniste et spectaculaire qui n’est plus qu’une déliquescence contemporaine de l’idée de poupée surréaliste (et combien le Centre Pompidou a-t-il payé pour bénéficier de l' »option sur demande » ?). La dernière des cinq expositions évoquées ici, sous le signe d’EROS, en 1959/60, comprenait une porte vaginale et une crypte fétichiste, et était sonorisée avec des soupirs orgasmiques de Radovan Ivsic; dans le petit film montré ici, on voit aussi le fameux banquet sur le corps d’une femme, de Meret Oppenheim. On aurait donc pu avoir une histoire comparée de ces expositions (et des autres, à New York et à Londres entre autres), voire des reconstitutions partielles des parcours et des accrochages, et surtout une analyse de la manière dont les surréalistes concevaient l’idée même d’exposition, et ça aurait été passionnant. Mais ce n’est pas cela que vous verrez ici, seulement (sauf pour l’exposition de 1936) de la documentation, et c’est dommage.

Pablo Picasso, Vénus du gaz, 1945, collection particulière, Succession Picasso 2013

On aurait pu avoir une exposition sur la manière dont les différents courants en marge du surréalisme approchaient cette idée de l’objet (mais, de Bataille, il n’est guère question ici) et dont les ‘cousins’, de Picasso (sa Tête de Taureau est aussi là) à Calder et à Miro, se positionnaient sur cette tension entre sculpture et objet, et ça aurait été passionnant. Mais, excepté pour Giacometti, dont le retour à la figure est brièvement évoqué, ce n’est pas cela que vous verrez ici, et c’est dommage. Mais vous verrez de fort belles sculptures de ces quatre là, et c’est déjà bien.

Mona Hatoum, Hair Necklace, 1995, courtoisie de l’artiste Mona Hatoum

Wang Du, BECOMPDDG, 2013, plâtre

Enfin, l’exposition aurait pu s’attacher à la manière dont des artistes contemporains se rattachent à l’objet surréaliste, et elle le fait, dans l’allée centrale, avec plus ou moins de bonheur. Si on peut juger la place donnée à un Théo Mercier démesurée, et ne guère saisir la pertinence de l’espace alloué à Arnaud Labelle-Rojoux, il faut par contre reconnaître qu’un artiste comme Philippe Mayaux est parfaitement à sa place ici, tout comme, de manière plus complexe, Cindy Sherman. On pourrait de prime abord s’étonner de la filiation surréaliste de Mona Hatoum, mais, au vu de de la pièce présentée ici, elle est évidente. Wang Du, lui, ne semble être ici que pour l’anecdote et le clin d’oeil, avec ces bustes qui sentent bon le XIXe siècle, sculptures aux antipodes de l’objet, mais qui en représentent les hérauts (les reconnaissez-vous tous ?). Certes bien d’autres artistes contemporains auraient pu être montrés ici : là aussi, il y a une exposition en gestation, qui n’aurait demandé qu’à éclore, et c’est dommage.

Vue d’exposition, salle 7 « Exposition surréaliste d’objets, galerie Charles Ratton, 22 au 31 mai 1936 » : poupée Kachina Hopi, socle d’un modèle mathématique, et Marcel Jean, La fille de l’horoscope, 1937-1970

En somme, se demandant sans arrêt au fil de cette exposition « mais de quoi donc s’agit-il ? quel est donc le sujet ? », on en ressort sans réponse, mais avec le désir de quatre ou cinq autres expositions. Pas si mal, quand même. Et ma soif n’a pu s’étancher avec le catalogue, qualifié un peu vite de ‘livre-objet’ (un dictionnaire et quelques textes : en quoi serait-ce pour autant un objet ?) : il est un peu cher et comme je ne suis plus très en cour, on ne me l’a pas offert. J’y aurais peut-être appris des choses…

Photos 2, 6 et 7 de l’auteur; autres photos courtoisie du Centre Pompidou. Valentine Hugo, Man Ray et Wang Du étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition, ainsi que celle de Pablo Picasso. Hans Bellmer et Marcel Jean sont également représentés par l’ADAGP, mais la reproduction de leur oeuvre occupant moins de la moitié de la surface des images publiées ci-dessus, celles-ci ne seront pas ôtées du blog.

Le 31 octobre à 13h30, tuera-t-on la liberté de la presse et de la critique ?

Le jeudi 31 octobre à 13h30 s’ouvrira devant la XVIIe chambre du Tribunal Correctionnel de Paris l’audience opposant la Fondation Maillol à Libération, suite à la critique par Vincent Noce de l’exposition Canaletto il y a un an. La Fondation [représentée par Mme Patrizia Nitti] accuse Noce et Libération de diffamation et réclame 100 000 euros de dommages et intérêts. Libération compte apporter au tribunal le témoignage de plusieurs spécialistes, dont la rédactrice du catalogue raisonné, mais aussi des contributeurs à l’exposition Maillol, confirmant la présence d’une quinzaine de copies ou de faux*. Il compte aussi révéler que ces tableaux circulent désormais sur le marché avec un certificat « jugé authentique par le comité scientifique », confirmant les craintes émises sur ces expositions.

Dessin de Plantu

Vincent Noce (que je ne connais pas personnellement, mais qui a déjà révélé quelques autres embrouilles du monde de l’art) a déclaré que ce procès était celui de « la liberté de la presse et de la critique » et que le montant de la revendication financière « visait assez manifestement à intimider les journalistes, et au-delà les historiens de l’art, qui ont déjà les plus grandes craintes à exprimer leur désaccord quand des faux apparaissent sur le marché ou dans des lieux d’exposition ».

Grandville, Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, vers 1832**

Ce procès n’est pas l’affaire de Libération seul, car tous les critiques et historiens sont dans la ligne de mire dès lors qu’ils exercent leur droit à la critique. J’avais réagi en son temps avec indignation, en appelant à boycotter le Musée Maillol (cliquez sur les liens dans le billet, il sont… instructifs). Face à cette concrétisation d’une tentative d’étouffer la critique, je ne peux que protester à nouveau, dire qu’il s’agit là d’une tentative délibérée d’étrangler Libération en particulier, et la critique en général, et que c’est autrement plus grave qu’une suppression de budget publicitaire (comme celle-ci, en représailles à une critique sur l’attribution d’un La Tour, qui a pourtant déjà soulevé un concert de jérémiades bien plus vociférantes).

Photo (non créditée ?) d’une campagne publicitaire de Reporters sans Frontières

Venez à l’audience si vous pouvez, et rediffusez largement ce billet ! Et voyons si les médias en parleront… (seuls Le Monde et le site exponaute avaient, je crois, repris l’information au moment du dépôt de plainte, sans pour autant prendre parti).

J’espère que Plantu n’aura pas d’objection à la reprise de son dessin… Et si quelqu’un peut me dire qui est l’auteur de la photo de RSF, je l’indiquerai.

* le plus ‘amusant’ étant à mes yeux le tableau daté 1753 ou 1758 attribué à Bernardo Canal (le père de Canaletto) , mort en 1744…
** À propos du Grandville : « Sur la gauche, le roi Louis-Philippe plaque sa main sur la bouche d’une ouvrière symbolisant la liberté de la presse. Derrière lui se tient le député et magistrat Jean-Charles Persil, avec son nez en forme de bec de perroquet et, à la main, une grande paire de ciseaux représentant la censure. Sur la droite, d’autres membres du gouvernement s’en prennent aux imprimeurs et au matériel d’imprimerie. Sous la plafond sont accrochées des revues antigouvernementales telles que La Caricature et les Droits de l’homme. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Censure_en_France).

Le 20 décembre 2013 : Jugement en première instance sur la tentative de censure du Musée Maillol contre Libération à propos de l’exposition Canaletto.
» Ayant entendu les spécialistes, dont plusieurs contributeurs mécontents de l’exposition consacrée à Canaletto, le tribunal a confirmé le sérieux de l’enquête justifiant la contestation de plus du tiers des tableaux exposés.
En revanche, il a condamné Libération (et non l’auteur de l’article) à 1€ de dommages et intérêts, en considérant d’une tonalité excessive trois mots de l’introduction, reprochant à la Fondation d’avoir déjà par le passé exposé des « faux parfois grossiers » -allusion aux pseudos Artemisia et Caravage.  »
Rappelons que la Fondation Maillol réclamait une condamnation pour diffamation et 100 000 euros.
Notons aussi que ce vertueux site, toujours prompt à défendre le patrimoine bec et ongles, et à pourfendre ses ennemis (Hidalgo, Cogeval, …) non seulement n’y a rien vu, mais, une fois alerté, n’a encore rien dit de ce procès : on a les indignations qu’on peut…]

De la déconstruction : Pauline Bastard à la Foire YIA (et quelques autres)

 

Felipe Jesus Consalvos, The Girl I left behind me

 

Allez encore deux foires off (tant pis pour les autres, trop, c’est trop). D’abord l’Outsider Art Fair, première foire d’art brut, dans un hôtel chic du VIIIème, où on va de chambre en chambre, sur six étages, voir les galeries et les oeuvres. Un stand sur deux (au moins) montre des photos de Bruenchenhein (effet Venise…), ce qui dilue beaucoup le plaisir. Une de mes difficultés avec l’art brut, c’est que, bien souvent, la vie de l’artiste (ses problèmes familiaux, ses internements, ses fantasmes) et les circonstances de sa ‘découverte’ (à sa mort, dans sa chambre dont on s’apprêtait à jeter le contenu, aux Puces, par hasard sous son lit..) sont bien plus intéressantes que le travail lui-même, peintures ou sculptures qui seraient banales et qu’on regarderait à peine si on ne connaissait pas les circonstances de leur création. Mais, heureusement, ce n’est pas toujours le cas : les récits épiques de Darger (dont on vend ici de tout petits morceaux découpés dans ses pages à un prix faramineux), les compositions panoramiques de Moser, les lettrages sémantiques de Dan Miller, et, donc, la mise en scène de l’amour fusionnel d’Eugene et Marie. Et une découverte intéressante : Felipe Jesus Consalvos, Cubain émigré aux Etats-Unis, ouvrier dans une fabrique de cigares, réalisant des collages quelque part entre surréalisme et mystique.

Rémy Hysbergue, Point du jour 1512, 2012, bombe acrylique sur alucobond, 150 x 120 cm

La foire YIA souffre cette année d’être éclatée entre quatre lieux et, contrairement à l’an dernier, l’attention s’y dilue. Alors, on ne sait plus trop quel artiste on a vu où, on s’y perd parmi toutes les galeries de qualité variable qui sont là, et à une exception près, je vais me contenter, saturation oblige, de mentionner brièvement ce qui m’a frappé : mes retrouvailles avec les peintures d’histoire de Radenko Milak à la galerie sarajevienne Duplex 100m2; ma découverte émerveillée des délicates et fragiles cartographies de sable d’Audrey Martin à la galerie sétoise Leonardo Agosti; ma perplexité amusée devant les détournements d’Ivan Moudov à la galerie Alberta Pane; ma joie enfantine devant les petits soldats monétaires d’Hakima El Djoudi à la galerie Scrawitch; les réminiscences colombiennes d’un diaporama d’Ivan Argote chez D+T Project Gallery;  et enfin (mais j’en oublie), les empreintes évanescentes des projections de peinture de Rémy Hysbergue chez Jean Brolly.

Pauline Bastard, Les états de la matière, 2013

Et donc, au sous-sol de l’Espace Commines de YIA, un projet dont je veux particulièrement parler, celui de Pauline Bastard, Les états de la matière (galerie Eva Hober) : l’artiste a acquis, pour l’euro symbolique, une maison de forestiers dans les Landes, sans la propriété du terrain et avec l’obligation de démolir la maison en quelques mois pour laisser place nette. Son projet est alors de détruire la maison à mains nues, en s’aidant seulement d’outils fabriqués avec les éléments trouvés sur place (outils qu’on découvre – ci-dessous -dans deux salles reculées de l’exposition, hommage au bricolage, sans doute), puis d’en disperser les restes réduits en poussière dans la campagne environnante; les pierres ont été broyées et déposées dans les rivières, les prés et la forêt, la sciure des poutres a été jetée au vent. La maison n’est plus, mais elle est partout dans ce paysage désolé de pins et de champs de maïs que ne parcourent guère que des résiniers et des chasseurs à courre, comme les cendres d’un défunt répandues en un lieu cher. Les vidéos présentées ici, celle de la démolition patiente et obstinée, comme celles de la diffusion des restes, appropriation de l’espace et respect de la terre, se regardent assis sur des poutres qui sont les ultimes restes de cette maison désormais fantôme. Et on y voit surtout des mains, celles de Pauline Bastard et de ses compagnes, des mains meurtries s’attaquant à la pierre, des mains gelées diluant les gravats dans l’eau, des mains légères dispersant la poussière dans l’air. Pas un mot, seulement le vent, quelques oiseaux lointains et le bruit de la terre. C’est un très beau travail, vidéos, photos et objets, inclassifiable entre déconstruction, bricolage et (anti) Land Art, entre effort et légèreté. Une des plus belles oeuvres vues pendant ces quatre jours.

Pauline Bastard, Les états de la matière, vue d’exposition Espace Commines, 2013

Photo 4 de l’auteur.

On ne s’ennuie pas à Slick

Bettie Nin, Rose des vents extrudée

En entrant dans Slick, on pénètre dans un royaume d’illusion : à droite, tout tangue, les portes gondoles, les chaises bougent toutes seules et le miroir est un vertige très ‘unheimlich’ (Martine Feipel et Jean Bechameil, à la galerie luxembourgeoise Zidoun-Bossuyt). En face, quatre portes aux points cardinaux mènent à un miroir sans échappatoire, une cabine de contrôle et d’enfermement, une ‘rose des vents extrudée’, et, aux murs, les photogrammes aux veines de bois portent des noms de checkpoints (de Ceuta à Qalandya) : Bettie Nin à la galerie Perception Park.

Lisa Sartorio, X Puissance X

Lisa Sartorio, détail de X Puissance X

Illusion toujours sur le stand de la galerie Binôme, avec les images extraites de jeux vidéo montrant des bâtiments meurtris par la guerre (Thibault Brunet), les motifs répétitifs de Fabien de Chavanes et les papiers peints toujours inventifs de Lisa Sartorio: là où vous croyez voir les Ziegfeld Follies, le motif de base de l’image cent fois reproduite révèle une toute autre scène, un meeting du KKK. Artifice à la fois amusant et inquiétant.

Unzi Kim, Be-ing Space

Au passage, une installation d’Unzi Kim (galerie Paris-Beijing) où un corps (féminin ?) décharné apparaît dans la brume, évoquant Gormley ou Janssens vus du dehors.

Liu Bolin, Rencontres d’Arles

Liu Bolin (même galerie), qui joue toujours à se fondre dans la réalité environnante, le fait ici en induisant discrètement une critique de l’exposition et de son marketing.
Joël Andrianomearisoa propose un supermarché de produits amoureux, naviguant entre gaieté et tristesse: 133 références, restockage permanent, merchandising assuré, avec produits d’appel et objets de luxe, et de l’amour au poids (100€ le kilo). Et tout est noir, comme la Revue qui l’accueille ici.

Vivian Maier, Untitled, Self-portrait, n.d. Copyright Vivian Maier / John Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York / Les Douches La Galerie, Paris

En attendant l’exposition du Jeu de Paume à Tours, on peut découvrir la photographe inconnue Vivian Maier (la nounou photographe en secret) sur le stand de la galerie Les Douches : révélation soudaine d’un corpus étonnant.

Sylvie Bonnot, tirage baryté mat sur bois, 5x35x4cm, Dublin-St Léger, 2012

Sylvie Bonnot, Mue 010, dessin de gélatine argentique sur papier aquarelle, 30x40cm, Spitzberg-Saint Léger, 2013

Sur le stand de Un-Spaced, Sylvie Bonnot, outre des travaux plus anciens, joue avec la matérialité de ses photographies, décollant leur épiderme porteur de l’image pour le reposer, quelque peu froissé, sur un autre support en papier, ou pliant et froissant des photographies de bâtiments pour leur donner un relief qui vient contredire l’abstraction même de la photographie et son passage de trois à deux dimensions.

Alain Josseau, Collateral Murder

Alain Josseau (galerie Claire Gastaud) parle encore une fois de la guerre, et ici d’une fameuse bavure de l’armée américaine en Iraq : le récit se déploie sur trois médiums, d’immenses aquarelles au mur reprenant le plan de la ville, une petite maquette 3D en résine de la même architecture urbaine et un moniteur de visée qui diffuse les images de surveillance tournées sur la maquette même en y surimposant coordonnées et cibles. On ne s’ennuie pas à Slick.

Photos Lisa Sartorio et Sylvie Bonnot courtoisie des artistes; autres photos de l’auteur.

Prix Marcel Duchamp : lequel des TROIS artistes choisir ?

Alors on va commencer par éliminer d’emblée Claire Fontaine, ces pseudo-révolutionnaires qui surfent sur toutes les indignations possibles, printemps arabes, Occupy Wall Street, etc. (ils préparent sûrement une pièce sur Leonarda…) en jouant la provocation primaire pseudo-duchampienne; certes ils ne sont pas les seuls à agir ainsi, mais au moins leurs compères de Société Réaliste, sur la même longueur d’onde, font un certain travail formel, ce qui n’est vraiment pas le cas des oeuvres degré zéro de Claire Fontaine. Et la pièce présentée au Grand Palais est tellement emblématique de cette approche de faux révoltés, bien à l’aise dans le marché, mais faisant un simili pied de nez au jury « Les jurés sont toujours sujets à l’erreur ». Si on n’a pas le prix, c’est que vous êtes nuls, et si, par je ne sais quelle aberration, on l’a, on le refusera pour faire du buzz (et la présentation de leur travail au jury était du même acabit, arrogante, verbeuse, et, ultime ‘insolence’, sans la moindre image). Comment traduit-on ‘fake’ en français ? On n’aurait pas pu avoir France Fiction à la place ?

Latifa Echakhch, vue partielle du stand, Prix Marcel Duchamp, FIAC 2013

Donc laissons de côté les amuseurs publics et passons aux artistes. Le choix du jury se base sur l’ensemble du travail de l’artiste, sur la présentation qui lui en est faite (on peut y assister, sur demande, avant les délibérations du jury à huis clos, qui se déroulent au moment où j’écris), et sur la pièce présentée au Grand Palais. Les trois artistes, à mes yeux, font globalement un travail de qualité, et j’ai, au fil du blog, parlé de chacun d’eux. Alors, me mettant dans la peau d’un des membres du jury, comment choisir ? Latifa Echakhch fait un travail très intéressant quand il est intime et politique, quand elle occupe l’espace avec des rituels et des fantômes, quand ses pièces sont empreintes de gravité et d’histoire, personnelle ou sociale, tout autant que de poésie. Et sa présentation au jury par Rein Wolfs fut remarquable, historique et poétique, éclairant fort bien son travail. Malheureusement, elle a parfois un problème avec l’espace et comment l’occuper : ce fut apparemment le cas à Zurich (exposition que je n’ai pas vue), ce fut le cas à Lyon comme je l’indiquais alors, et c’est le cas au Grand Palais. En effet, la sempiternelle référence au Modulor, prétexte ici pour rabaisser le plafond, ne fonctionne pas du tout et laisse froid. Et cette jolie roue de bois provenant d’un cirque dans laquelle sont plantés quelques couteaux n’est pas à la hauteur de ce que j’attendais : ni poétique, ni politique, elle peine à évoquer la silhouette de la cible du lanceur de couteaux. Pas grand chose à en dire. Est-ce la faute à Corbu ?

Raphaël Zarka, vue partielle du stand, Prix Marcel Duchamp, FIAC 2013

Raphaël Zarka ancre tout son travail sculptural dans une histoire des formes, qu’elles soient vernaculaires (skateboards), scientifiques (rhombicuboctaédres) ou esthétiques, les utilisant comme un matériau brut plutôt que comme une citation, se positionnant comme une sorte de ‘paratexteur’ de ces formes, mettant ainsi en place un système générateur de pièces, de formes. Au Grand Palais, si une gravure savante au mur évoque les Nouveaux Principes de la Perspective Linéaire de Brook Taylor, la sculpture présentée part d’une simple clef de châssis, ustensile en lequel géométrie et peinture se rejoignent. Le fond en rose siennois étonne d’abord, adoucissant de manière un peu mièvre la rudesse des billots de bois bruts, mais mettant en scène la sculpture de manière très réussie. Ce qu’on apprécie chez Zarka, c’est la manière dont l’histoire des formes s’incarne dans ses sculptures. Malheureusement, la présentation de son travail au jury m’a paru brouillonne, superficielle, et rendant insuffisamment compte de cette dimension historique et scientifique. Dommage…

Farah Atassi, vue partielle du stand, Prix Marcel Duchamp, FIAC 2013

On pourrait dire des peintures de Farah Atassi qu’elles aussi sont des transformations contemporaines de formes héritées de l’histoire, chez elle du modernisme, du Bauhaus, du design et, plus récemment, de motifs tribaux, voire de science-fiction. Il y a dans ses toiles une tension entre perspective et planéité, une incertitude, un étrange vertige ordonné dans un montage très scénographié, une confusion ambiguë entre le lieu représenté et le tableau, qui m’ont attiré dès la première vision que j’ai eue de ses toiles à nulles autres pareilles. Les trois tableaux présentés ici renforcent ce sentiment de doute, d’interrogation devant un espace incertain, bousculé, chamboulé, désormais oblique, où quelques éléments plus colorés, plus aisément identifiables, activent la peinture, entre formalisme et constructivisme. La matérialité de la peinture aux coups de pinceau bien visible introduit une complexité complémentaire, une émotion picturale pure qui bouscule et transcende la rationalité de la composition et des références. Et comme de plus la présentation convaincante de son travail par Marjolaine Lévy a été aussi entre émotion et raison, c’est pour elle que, si j’étais membre du jury, je voterais, nonobstant tout calcul politique*.

Verdict samedi à 11h30.
[Donc Latifa Echakhch a gagné. Bravo ! Elle peut remercier son rapporteur qui a sans doute emporté la décision.
Et pour le Prix Ricard, choix assez prévisible, c’est Lili Reynaud-Dewar, très bonne artiste, une tête au-dessus des autres candidats, mais qui, contrairement aux règles du Prix, était présentée une seconde fois.]

Photos de l’auteur.

  • quelques statistiques au profit des Barbes, Chiennes de garde, Guerilla Girls, etc. :
  • 3 lauréats femmes sur 12 (25%); maintenant 4 sur 13 (31%)
  • 9 femmes nominées sur 53 (17%); maintenant 11.5 sur 57 (20%)
  • 6 des 12 sessions n’ont eu  aucune femme nominée; maintenant 6 sur 13
  • mais, dans les années où au moins une femme était nominée (6 fois; 7 fois), c’est une fois sur deux une femme qui a gagné (50%); maintenant 57%.

Je me suis ennuyé à la FIAC

 

Bertrand Lavier, Dino, 1994

English translation

Comment ça, ennuyé ? Avec toutes ces pièces superbes, l’arbre de Ai Weiwei à l’entrée (longtemps qu’on n’avait rien vu de lui), la Ferrari cassée de Bertrand Lavier (très fort, l’assurance l’a remboursé, et en plus il vend l’épave), un Kapoor sur chaque stand, des Poliakoff partout (ben oui, il a une expo au MAMVP, ça fait vendre, coco), toutes ces merveilles qui attirent le collectionneur dans une 40ème FIAC que chacun qualifie de flamboyante, il faut avoir des goûts vraiment tordus pour s’ennuyer ?

Mircea Cantor

Eh oui, des goûts tordus pour aller dénicher une minuscule petite pièce de rien du tout de Mircea Cantor qui a inscrit les 99 noms d’Allah sur les timbres avec la Marianne, trois fois rien, pas cher en plus, un petit nique-Valls discret à l’ombre de toutes ces oeuvres grandiloquentes (juste à côté, sur le stand de la galerie israélienne Dvir, d’un pompeux bas-relief d’Abdessemed reprenant cette image).

Vue du stand de la galerie Sémiose, FIAC 2013

Des goûts tordus pour ne trouver, contrairement aux bons chroniqueurs, d’attrait que dans quelques galeries du 1er étage (là où le mètre carré coûte un peu moins cher), pas toutes, loin de là (trop de banales installations), mais Sémiose y réinvente le stand avec un mur pivotant et des oeuvres biface de Julien Tibéri et Aurélien Mole autour de l’idée du thaumatrope, créant une vision incertaine, ambiguë, déroutante.

Yann Sérandour, Convergence, 2009-2013

Jérôme Poggi présente des oeuvres de Société Réaliste comme dans une salle de classe : ce n’est pas toujours très profond, et ça reste politiquement douteux, mais la mise en scène est plutôt réussie. Chez GB, Yann Sérandour joue avec Pollock, dont le tableau Convergence de 1952 a été reproduit sous forme de puzzle (le plus difficile du monde), un élément du puzzle illustrant ensuite un article de Artforum : l’ironie de Sérandour étant de jouer sur ces trois formes, tableau, puzzle, article. Ces trois modestes exemples de déconstruction de formes artistiques sont tellement plus stimulants que les grosses machines du rez-de-chaussée.

Louidhi Beltrame, Huacamania, 2013; au fond Julien Prévieux, Lucienne vs Pomba Gira, 2013

Enfin Jousse Entreprise confronte une installation démontable de Louidgi Beltrame (fermée un huaca, montagne artificielle rituelle des Quechuas que le temps a dégradée et transformée; ouverte, à plat, documentation et pérégrinations entre land art et montage) avec le retour du Brésil de Julien Prévieux (au mur au fond, la femme de Lucifer) et surtout, pivot  de cette présentation, une déconstruction de la partie d’échec perdue par Kasparov face à Deep Blue (à côté de la première tentative d’intelligence artificielle, la souris Theseus de Claude Shannon). Juste à côté, un rideau rouge et noir de graines psychotropes, oeuvre ‘Anarchisme Magique’ du duo Costales / Rometti, fournit l’occasion de découvrir l’anarchiste Antonio Garcia Baron à la vie fascinante. Ne pas visiter la FIAC en idiot..  Merci.

Et le off ? (demain…)

Photos de l’auteur. Bertrand Lavier étant représenté par l’ADAGP, la reproduction de son oeuvre a été ôtée du blog au bout d’un mois. Si quelqu’un peut me donner le titre de la pièce de Mircea Cantor, que je n’ai pas noté, je le mettrai en légende.

Diderot, réveille-toi, ils sont devenus fades et pédants

Jean-Baptiste Greuze, L’Accordée de village, 1761, Salon de 1761

Tricentenaire de Diderot : il fut sans doute le premier critique moderne lors de ses visites aux Salons, farouchement indépendant, éloquent, acerbe, élaborant un discours à la fois sensible et construit autour de quelques valeurs simples. L’exposition très didactique du Musée Fabre de Montpellier (jusqu’au 12 janvier) s’articule autour de la vérité, de la poésie et de la magie, une lecture un peu réductrice, mais qui ne gâche pas le plaisir. Comme il écrit pour un petit groupe très sélectif de têtes couronnées et d’aristocrates qui reçoivent ses lettres par l’intermédiaire du baron Grimm, il ne se préoccupe guère de la censure, ni des coteries parisiennes, ni de sa place dans la société. Il écrit, de manière forte et engagée, ce qu’il ressent et ce qu’il pense.

Jean-Siméon Chardin, Le Panier de pêches, raisin blanc et noir, avec rafraîchissoir et verre à pied, 1759, Salon de 1759

Je ne suis pas un historien de la critique d’art, et d’autres écriront mieux que moi là-dessus, mais il me semble que ce vocabulaire d’enthousiasme et de vitriol a perduré au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, mais a totalement disparu, disons depuis Bernard Lamarche-Vadel et Hervé Guibert. Rares sont ceux aujourd’hui qui ont le courage d’écrire ainsi, de prendre parti, d’affirmer une opinion avec autant de force : c’est sans doute en partie pour des raisons économiques, l’indépendance est coûteuse, trop coûteuse (à moins d’être rentier comme Baudelaire), mais aussi pour des raisons idéologiques (la critique d’art est devenue un outil de pédagogie au mieux, de promotion au pire, et elle s’est inféodée à un discours théorique philosophique détaché de l’art). Ce n’est le cas ni en littérature, ni en cinéma, ni même, pour citer des champs moins économiquement puissants, en danse ou en opéra, mais c’est vrai pour les arts plastiques.

Louis-Jean-François Lagrenée dit l’Aîné, La Madeleine, 1764, Salon de 1765

Alors, dans cette exposition où sont regroupées bon nombre des oeuvres dont Diderot parle dans ses Salons, plutôt que décrire et commenter les tableaux (à une exception près ci-dessous), j’ai préféré citer des phrases assassines ou emphatiques de Diderot, de celles que nul n’ose plus écrire aujourd’hui, ni même n’ose penser…
« Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière qui ne fait pas la loi. »
« J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets. Je m’en suis laissé pénétrer. »
« Encore si le mauvais choix des tableaux de Baudouin était racheté par le dessin, l’expression des caractères, un faire merveilleux. mais non. Toutes les parties de l’art y sont médiocres. »
« Je ne sais quel effet cette courte et simple description d’une esquisse de tableau fera sur les autres ; pour moi, j’avoue que je ne l’ai point faite sans émotion. Cela est beau, très beau, sublime ; tout, tout. » (Greuze)
 » Monsieur Nattier, vous ne connaissez pas les têtes de vos enfants : certainement, elles ne sont pas comme cela. »
« Serait-ce qu’en Russie les femmes sont bien et les maris mal ? » (Leprince)
« sans idéal, sans verve, sans poésie, sans mouvement, sans incident, sans intérêt. » (pour ce Saint Denis de Vien)
« Si celle qui oignit les pieds du Christ à trente-trois ans, et qui les essuya de ses cheveux, était belle comme celle-ci, et que le Christ n’ait éprouvé aucune émotion de la chair, ce n’était pas un homme, et l’on peut opposer ce phénomène à tous les raisonnements des sociniens. » (Diderot acheta cette Madeleine de Lagrenée l’Aîné, « un petit diamant », mais il n’aimait guère l’auréole de la Sainte, « maudite gloire lumineuse »; je n’ai pas trouvé de meilleure reproduction).

Joseph-Marie Vien, La Marchande à la Toilette (La Marchande d’Amours), 1763, Salon de 1763

Une exception donc : La marchande à la toilette de Joseph-Marie Vien (le seul peintre enterré au Panthéon…). Diderot décrit la scène, son agencement, les trois personnages, la marchande esclave un peu basanée aux grands yeux noirs de coquine, la suivante curieuse, la maîtresse réservée, d’une antique noblesse : « une petite ode anacréontique« . Et puis, sous cette surface policée apparaît un autre Diderot, celui des bijoux indiscrets : le petit amour que la marchande tient par les ailes « a la main droite appuyée au pli de son bras gauche qui, en se relevant, indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet », et, en écho, la suivante « d’un bras qui pend nonchalamment, va de distraction ou d’instinct relever avec l’extrémité de ses jolis doigts le bord de sa tunique à l’endroit… « En vérité, les critiques sont de sottes gens ! » Derrière l’innocence apparente de la scène entre la maîtresse et la marchande, une seconde lecture se révèle comme en négatif : une tension érotique sous-jacente entre Amour et suivante, une invite à un plaisir secret mais clairement annoncé.

Gustave Courbet, Le Bord de mer à Palavas, 1854

Et ensuite, le bonheur toujours renouvelé d’errer dans le Musée et d’aller voir les Soulages et les Courbet. Il y a aussi une exposition sur Signac (jusqu’au 27 octobre), bien faite mais sans âme (et puis je préfère Seurat…). Et, un peu plus loin en ville, Chiharu Shiota.

Au cas où le titre ne vous dirait rien, il vient de .

La dernière photo est de l’auteur.

L’éternelle beauté de la femme aimée (Bruenchenhein)

C’est un travail tout à fait étonnant que cette cinquantaine de photographies d’un quasi inconnu, Eugene von Bruenchenhein, à la galerie Christian Berst jusqu’au 23 novembre; pas tout à fait un inconnu puisque le grand découvreur Harald Szeemann le montra dès 1997 à Lyon (14 ans après sa mort). Un aristocrate allemand ? non, un boulanger / épicier de Milwaukee (le coeur du MidWest puritanissime), mais surtout un homme né sous le signe de la comète de Haley : sa croyance en son origine extra-terrestre est le ferment de son art. On pouvait voir à Venise cet été certains de ses tableaux mystiques influencés par les explosions atomiques, sans en être particulièrement touché, et j’aimerais bien voir ses sculptures babéliennes en os de poulet. En somme un «Freelance Artist, Poet and Sculptor, In(n)ovator, Arrow maker and Plant man, Bone artifacts constructor, Photographer and Architect, Philosopher » (comme le proclamait son panonceau domestique) à regarder avec, disons, une certaine distance.

Sauf que cette exposition est tout autre chose, une explosion d’amour, un poème multiforme à la gloire de sa femme Eveline qu’il rebaptise Marie, et qu’il photographie sinon toute sa vie, mais, dès leur rencontre (elle a alors 19 ans : sur la provocante photo ci-dessus, on n’est pas très loin de la pédophilie de Lewis Carroll) jusqu’à un âge plus mûr, la quarantaine sans doute : rien n’est daté, bien sûr, mais, même si elle semble rester éternellement belle, on devine quelques signes de la maturité, quelques rides, un air plus grave. Mais il ne la photographie apparemment pas jusqu’au bout (elle avait plus de soixante ans à son décès), ou alors ces photos tardives, si elles ont été prises, ont disparu, ont été peut-être détruites. Les photographies conservées et exposées ici sont des images d’un huis-clos, d’une mise en scène intime du désir à nul autre destiné, ce sont des traces d’un enfermement à deux dans un bonheur fusionnel et secret.

Il y a là tout un rituel, une préparation bricolée de l’image, des tissus en fond et sol qu’on retrouve d’une image à l’autre, des accessoires, chaise, canapé, table, et surtout une célébration du corps de Marie : colliers de perles en plastique qui enserrent son corps (serait-ce du soft bondage ?), diadème d’étain orné de décorations de Noël, robes à fleurs, sous-vêtements de jeune fille en coton blanc. Car Marie est le plus souvent nue, nue et complice, exprimant avec retenue sa participation amusée, honorée, combinant en un regard pour son mari-opérateur désir et jeu, érotisme et distance. Parfois entièrement nue; plus souvent, comme il se doit pour tout bon fantasme, se dissimulant faussement derrière des bribes de tissu. Parfois aussi elle est prise se préparant, ou bien se rhabillant (et ses bas sont parfois plissés…). Ce pourrait n’être là que de banales photographies érotiques, le témoignage d’un fantasme domestique sans grand intérêt (dépourvu des bizarreries d’un Jeandel). Et pourtant il y a ici un souffle qui va au-delà, une forme d’obsession oppressive, non pas tant dans les images elles-mêmes que dans leurs conditions de production et leur destination : les rôles semblent bien en place, l’artiste mystique et voyeur, la muse hollywoodienne bon marché complice de ce voyeurisme érotomane. Mais peut-être est-ce elle l’architecte de ce jeu, dans lequel elle l’entraîne, ingénue l’incitant à glorifier son corps à elle (à l’exception d’un Tarzan, les quelques photos de lui, habillé bien sûr, sont de simples portraits froids, au point qu’il orne l’un d’entre eux d’inscriptions prophétiques), sainte-nitouche le poussant encore plus loin dans cette douce perversion. Peut-être aussi est-ce elle qui lui interdit de la photographier à l’approche de la quarantaine, alors qu’il est toujours amoureux, toujours désirant et qu’il la trouve aussi belle qu’au premier jour (ou bien il continue à la prendre en photos et, ensuite, elle détruit ces photographies qui lui rappellent son âge). Qui sait ?

Le processus, toujours bricolé, se poursuit dans le même enfermement domestique : le bain de tirage est dans l’évier de la cuisine, les épreuves sèchent sur des fils pour le linge, quelques-unes sont ensuite colorées; il y a aussi des superpositions de négatifs et des doubles expositions (avait-il la moindre idée de Man Ray ?). Des Ektachromes (bien plus sages, car ils étaient sans doute développés, non à la maison, mais chez le droguiste du coin) sont projetés sur un écran dans la galerie. Les épreuves s’entassent ensuite dans des boîtes, quelques-unes, les plus sages, sont accrochées aux murs ou montrées à de rares amis (avec quel discours ?). Après la mort d’Eugene (en 1983 à 72 ans), Marie, financièrement aux abois, se laisse convaincre (par le policier du quartier…) de les montrer au musée local, qui, d’abord un peu désemparé, acquiert l’ensemble et commence à le montrer : l’histoire d’amour secrète devient visible à tous, le voyeurisme d’un seul se partage, l’exhibition devant un seul devient publique, Marie peut mourir en paix six ans plus tard, elle est enfin devenue une star, éternellement belle, jeune et sexy comme toutes les étoiles.

Catalogue très intéressant (faisant allusion à Bonnard et Marthe : bien vu); à quand une exposition ‘Marthe et Marie’ ? Lire Elsa Ansquer et Stéphane Corréard, et, en anglais, James Gardner.

Toutes photos tirages argentiques uniques non datés, courtoisie de la galerie.

 

Éclectisme et mise en scène : les artistes de la Galerie Perrotin à Lille

Ivan Argote, ST (Paris), 2010, vidéo

English translation

Certains diront que l’exposition organisée au Tri Postal à Lille, dont la maire est une ‘fan’, (jusqu’au 12 janvier) pour le 25ème anniversaire de la Galerie Perrotin est un scandale et qu’il est inadmissible qu’un espace (semi) public accueille ainsi un marchand (le faire pour Kahnweiler est acceptable, car historique, mais Perrotin !). Mais c’est là faire peu de cas de l’économie de l’art, du rôle des galeristes et de la dilution des frontières entre public et privé. Certains diront que Perrotin a bâti son succès sur des artistes faciles, bankables, spectaculaires et anecdotiques, sans grande profondeur (et, pour certains, ce n’est pas faux…). Mais c’est là aborder l’exposition de manière totalement préconçue et ne pas faire cas de la diversité des artistes présentés. Certains diront que ce n’est là que du storytelling, la glorification égocentrique d’un homme qui a tiré longtemps le diable par la queue, et qui aujourd’hui a réussi financièrement, et on peut en effet être quelque peu énervé par sa pose en Bibi Fricotin démerdard, et par la mise en avant hyper-personnalisée de son métier («Comment j’ai dragué Sophie Calle »). Mais on ne peut nier, même sans en rajouter sur l’intime et le people comme bien des journalistes, que c’est sans doute cette vulnérabilité dissimulée qui l’a rendu capable de gagner la confiance d’artistes comme de collectionneurs ; et je suis de ceux qui pensent que le critique n’a pas besoin d’aimer le personnage, que ce soit un galeriste ou un artiste, pour apprécier son travail.

Pieter Vermeersch, Untitled (blue 0-30%, black 0-30%, red 0-30%, yellow 0-30%), 2013, in situ

On peut surtout dire que le choix des artistes présentés ici, qui jalonnent donc sa carrière depuis vingt-cinq ans et dont la moitié (38 sur les 78 présents) ne sont plus représentés par sa galerie est très éclectique, que chacun y trouvera à boire et à manger, aimera certains et détestera d’autres : la qualité de cette exposition, du parcours qu’elle propose, est de mettre en évidence ces différences, ces oppositions et, en quelque sorte, de contraindre le visiteur sinon à faire un choix, en tout cas à prendre position, à être critique et, partant, à tenter de formuler, mieux que dans une exposition monolithique, pourquoi ‘j’aime / j’aime pas’. On a du mal à imaginer un collectionneur qui aimerait à la fois, disons, Claude Rutault et Aya Takano, ou IFP et KAWS, mais ce n’est pas une collection cohérente qui est montrée ici, ce sont les strates déposées au fil du temps dans les archives et les réserves d’un galeriste. On peut juger qu’il y a ici trop d’artistes ‘marketing’ qui ont construit une identification de marque aisément reconnaissable, aux dépens de la profondeur (disons, par exemple, JR, Tom of Finland ou Terry Richardson…). Au passage, je ne peux m’empêcher de remarquer que la vidéo carioca de JR est en accéléré : comme son passage sur place…

Vue d’exposition, Jean-Michel Othoniel et Bernard Frize

Cette approche est quasiment tangible dès la première salle de l’exposition : une fois passé le portail destroy de Daniel Arsham, les commissaires ont choisi de nous confronter à une demi-douzaine de sculptures de verre de Jean-Michel Othoniel, baroques et décoratives à souhait, que cernent treize toiles de Bernard Frize, épurées, rigoureuses et méticuleuses. Chacun ici, selon ses goûts, sa culture, son éthique même, se sent obligé de prendre position, d’affiner son regard, de choisir ses mots pour exprimer préférence, choix, rejet ou adhésion, entre l’un (à mes yeux trop connu et médiatisé), et l’autre, pas assez reconnu. Il est ici impossible d’être indifférent, tolérant, neutre et bienveillant.

Vue d’expo : Claude Rutault et Germaine Richier

Et on est à plusieurs reprises confronté à ces douches écossaises, à ces contrastes radicaux. Passer de la salle Takashi Murakami à celle de Damien Hirst, puis de celle de Rutault (sur qui je vais revenir) à une salle dédiée à des mièvreries japonisantes et à une sculpture lumineuse publicitaire pour Le Baron (le propriétaire de ce lieu branché étant donc lui aussi un artiste) cause des chocs sévères : le regard vacille, l’esprit tente de retrouver ses marques, le cœur se soulève (pas seulement à causes des photos d’autopsie de Damien Hirst..) et ces confrontations sont excellentes, elles empêchent tout assoupissement béat, toute digestion facile, on en sort stimulé, l’œil plus aiguisé, voire la langue mieux pendue.

Xavier Veilhan, Le Corbusier & Les rayons, 2013

Tatiana Trouvé, 350 Points towards Infinity, 2009, détail

Parmi les intelligentes confrontations mises en scène dans cette exposition, il faut s’attarder sur deux qui sont particulièrement stimulantes (et moins stéréotypées que celles mentionnées ci-dessus). Xavier Veilhan présente ici, dans son style caractéristique, des sculptures d’architectes, de Le Corbusier à Jean Nouvel, mais aussi, au centre de la pièce, des câbles d’acier tendus à partir de deux attaches murales et se déployant dans l’espace de manière précise, normée, structurée : j’y vois des points de fuite, des lignes de perspective, une structuration du monde, une conformité albertienne. Dans la salle précédente, Tatiana Trouvé adopte le point de vue contraire, un libertarianisme multidirectionnel, une absence de régulation, le fait qu’il n’y a pas un seul point de vue, UNE verticale et qu’au contraire, c’est l’oblique qui doit régir le monde, le penché, le tordu, le bizarre, l’attraction non vers le centre univoque de la terre mais vers mille aimants (en tout cas, 350 ici), mille fleurs, mille libertés. Appuyé au mur dans l’espace entre ces deux salles comme sur une ligne de partage des eaux, on hésite, on ressent, on réfléchit, on choisit son monde.

Vue d’exposition : Claude Rutault, Germaine Richier, Eugène Leroy

L’autre salle où la tension est manifeste est donc celle dédiée à Claude Rutault : non seulement celui-ci s’appuie sur Mondrian de manière subtile d’un côté (image plus haut), et, de manière plus explicite, sur Eugène Leroy de l’autre (ci-dessus au fond à droite; quel émerveillement devant ce voisinage entre la peinture vivante, grouillante, pesante de l’un et les épures de l’autre) ; mais de plus l’intelligence a été de peupler cette salle de sculptures de Germaine Richier, figures sensuelles au milieu de cette rigueur.

Anna Betbeze, Fox, 2013

On devrait aussi parler, parmi les 80 artistes présents, de la magie des peintures en gradation de Pieter Vermeersch (plus haut), d’une statue d’Eric Duyckaerts (ventriloquie et psychanalyse) étrangement silencieuse, de la mise en scène rigoureuse de la salle des abstraits (avec, entre autres découvertes, Gregor Hildebrandt, Pae White et Anna Betbeze), de l’antre de Klara Kristalova… Mais je préfère conclure (image tout en haut) sur ce visage d’un homme qui se retourne, émerveillé, surpris, un peu inquiet, mais charmé : dans une rue parisienne, quelqu’un vient de crier, dans son dos : « Je vous aime ! Vous êtes beau ! » Le film, silencieux, ralenti, apporte une touche de fantaisie magique dans cette exposition : il est de Ivan Argote, un jeune artiste colombien qui, un jour, a envoyé un dossier présentant son travail à Emmanuel Perrotin. Parfois, ça marche…

Photos de l’auteur. Jean-Michel Othoniel, Bernard Frize, Xavier Veilhan et Tatiana Trouvé étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.