Un hommage à Giacometti, et quelque chose en plus (avec Rui Chafes)

Alberto Giacometti, Femme debout, sans bras, 1958, plâtre, 65,1 x 11,3 x 21 cm / Rui Chafes, Au-delà des yeux, 2018, acier, 12 m.

en portugais (avec quelques photos supplémentaires)

en espagnol

Tout d’abord, le rapprochement peut surprendre : quel rapport entre Alberto Giacometti et le sculpteur portugais Rui Chafes ? Ni similarité des formes, ni expériences communes, ni une quelconque filiation. Quelle idée saugrenue de les réunir, de les faire dialoguer dans cette exposition à la Fondation Gulbenkian à Paris (jusqu’au 16 décembre) ? D’autant plus qu’on commence la visite en entrant dans un couloir sombre, mat et étroit, dans les parois duquel sont ménagées quelques ouvertures à travers lesquelles on aperçoit de petites sculptures de Giacometti violemment éclairées. L’une se voit à travers une grille de confessionnal, une autre  (Femme debout, sans bras) par une étroite meurtrière verticale encadrant sa propre verticalité (ci-dessus), d’autres par un oculus qui diffracte le regard et prohibe une vision unique. On doit être seul dans cette expérience, car on se croise à grand peine et on peste contre le malotru qui profère à voix haute des banalités, alors que le silence devrait être de mise dans ce corridor. On regarde différemment ces petites têtes giacomettiennes, et on réalise alors que c’est l’architecture même de ce couloir qui nous contraint à un regard plus attentif, plus travaillé, à un effort même pour percevoir dans la lentille multiplicatrice cette petite tête de Diego en terre (9.5 cm de haut, en bas), jamais exposée auparavant. Et c’est alors qu’on comprend que ce n’est pas une mise en scène créative, un artifice de commissaire inventif, mais que nous sommes au sein d’une sculpture de Rui Chafes, que ce couloir, nommé Au-delà des yeux, est son oeuvre, sa manière de rencontrer Giacometti, de lui rendre hommage et de l’affronter, tâche immense dont il se sort fort bien.

Alberto Giacometti, Toute petite figurine, vers 1937-39, plâtre, 4,3 x 3 x 3,8 cm

Une autre installation de Chafes est, dans la salle suivante, un parallélépipède d’acier de 4 mètres de long (Lumière) au fond duquel, dans une minuscule niche éclairée, se trouve l’encore plus minuscule Toute petite figurine  (4.3cm de haut) sur un socle bien plus grand qu’elle : une simple mise en scène ? Mais, en y entrant pour s’approcher de la figurine, on est soudain pris de vertige, de malaise : le sol est penché, les parois semblent tanguer, on ressent un inconfort, une tourmente, un déséquilibre, en avançant tant bien que mal. Là encore, la perception est perturbée et on doit faire un effort, dompter son malaise, pour parvenir au bout et jouir enfin de la contemplation de la sculpture de Giacometti (là aussi, seul, de préférence).

Rui Chafes, Avec rien, 2018, acier, 130 x 25 x 23 cm & Un autre corps I, 2018, acier, 80 cm / Alberto Giacometti, Figurine, vers 1956, bronze, 23,4 x 6,9 x 10,1 cm

Chafes ne serait-il donc qu’un perturbateur de visites, qu’un révélateur du regard, son rôle se limiterait-il à nous déranger pour nous permettre de mieux voir ? Un simple scénographe de génie ? Oh que non ! Car plus loin, voyant face à face des sculptures de l’un et de l’autre, nous saisissons le contraste : les unes, de bronze, de plâtre ou de terre, sont sur des socles, parfois démesurés ; les autres, d’acier noir, sont suspendues et bougent au gré du passage du visiteur. Les unes portent obstinément la marque des doigts qui les ont modelées, comme des cicatrices; les autres tendent à la perfection lisse (même si, pour la première fois chez Chafes, de deux d’entre elles, on voit l’intérieur, l’entraille, plus âpre mais tout aussi épurée que la peau extérieure bien polie).  Les unes (en tout cas celles choisies pour cette exposition) sont figuratives, des êtres humains debout ou des têtes; les autres ne sont que des formes abstraites, des enroulements, des torsions (même si l’une, discrète dans l’escalier, se nomme Larme V, petite sphère d’acier suspendue). Les unes tendent à être « dématérielles », les autres flottent aux limites du pondérable. Les unes sont un cri vers le monde; les autres sont un murmure dans notre espace secret.

Rui Chafes, La nuit, 2018, acier, 81 x 28,5 x 287 cm / Alberto Giacometti, Le Nez, vers 1947-50, plâtre, 43 x 9,7 x 23 cm

J’ai été un peu moins convaincu par l’installation regroupant une oeuvre de l’un assemblée à une oeuvre de l’autre : celle de Chafes, La nuit, certes instable et balançant, est posée sur un socle, alors que celle de Giacometti, Le nez, est suspendue, non pas dans une cage comme Giacometti l’a fait, mais à la sculpture même de Chafes. Cette inversion dérange. De plus, les deux sculptures sont les seules ici à montrer des similitudes formelles, l’une semblant le prolongement de l’autre, épée et nez. Certes, là encore, le regard doit jouer avec les formes et trouver son point de vue unique, mais la force de la démonstration me semble ici affaiblie. Mentionnons enfin quatre dessins de Giacometti aux murs.

Alberto Giacometti, Tête de Diego, vers 1934-41, terre, 9,5 x 5,4 x 7,7 cm

Rien à voir avec l’autre exposition de Giacometti au Musée Maillol, très didactique (je n’ai pas vu celle à la Fondation avec Annette Messager). Rien à voir non plus avec les sculptures bavardes de Franz West au Centre Pompidou, en quête de légitimité, questionnant le statut de l’oeuvre d’art et devenant mobilier : une autre conception de la sculpture, aux antipodes de l’épure de Giacometti et de Chafes.

Images courtesy Fondation Gulbenkian; oeuvres de Chafes courtesy de l’artiste; oeuvres de Giacometti Coll. Fondation Giacometti, Paris. Vues d’exposition : photos Sandra Rocha.

 

 

Rebond visuel et combinatoire

Estefania Penafiel Loaiza, la loterie à Babylone, 2017, 4 vidéos en boucle

en espagnol

Ce travail d’Estefania Penafiel Loaiza (à la galerie Alain Gutharc jusqu’au 17 novembre) est né d’une résidence dans un hôpital psychiatrique. Mais ne vous attendez pas à de l’art-thérapie, ni à de l’art brut; à part la série d’images en double exposition qui retracent l’histoire de l’hôpital, le lien avec l’univers psychiatrique est ténu. Certes les vidéos de jeu d’échecs en double miroir proviennent des archives de l’hôpital, mais leur intérêt réside surtout dans le jeu lui-même et sa mise en boucle et en miroir : un des joueurs adoube, un autre va être pat (je crois), et la boucle vidéo semble en faire des forçats cadencés. De temps à autre apparaissent des extraits du palindrome de Debord. Mais les échecs sont le contraire d’une loterie (à Babylone selon Borgès), le hasard n’y est guère présent et la raison y règne, suprême; on est dès lors plus enclin à démonter le mécanisme présenté, visuel et échiquéen, qu’à s’en remettre à la fortune, bonne ou mauvaise.

Estefania Penafiel Loaiza, de l’incertitude qui vient des rêves, 2017, capture vidéo

L’exposition me semble tourner surtout autour du rebond visuel et textuel. Une vidéo montre la pupille d’un oeil reflétant un écran où est projetée la séquence de l’oeil coupé au rasoir du Chien Andalou. Cet oeil-miroir, oeil-photo, oeil-écran s’inscrit dans la lignée du mythe de l’optogramme de Bernd Stiegler et de Margarita Medeiros. Il induit un malaise, de par la sensation qu’on éprouve d’une abolition des frontières entre intérieur et extérieur, transcendant les limites du corps, mais aussi de la vision.

Estefania Penafiel Loaiza, palindrone, 2018

Rebond visuel encore que ce livre (qui n’est pas un palindrone, lui) dont les images miroirs sont triples et où le texte ne peut se lire que de manière parcellaire, tantôt dans le livre, tantôt dans l’un ou l’autre de ses reflets : c’est un dialogue posthume entre Henry Michaux dans Ecuador (livre de 1929 qui a déjà inspiré l’artiste) et l’artiste qui lui répond en espagnol. Comme le cavalier des échecs, on rebondit d’une page à l’autre, qui est la même, mais une autre, un reflet, une inversion et on tente de suivre le cheminement du dialogue.

Estefania Penafiel Loaiza, je échecs, 2018, vidéo

Tout comme la décomposition de la phrase « Je est un autre » , chaque mot sortant d’une bouche par régurgitation, 24 combinaisons différentes dont une seule est la bonne, qui sort au hasard, mais inéluctablement, une fois sur 24.

Photos 1, 3 & 4 courtesy galerie Alian Gutharc, photo 2 de l’exposition au 3bisf

Lindsay Caldicott, avec un X majuscule

Lindsay Caldicott, n°26

en espagnol

Comme c’est une exposition à laquelle j’ai participé en écrivant un essai dans le catalogue (brèves citations ci-dessous), je n’en ferai pas ici une recension critique, mais je ne saurais trop vous encourager à aller voir le travail de Lindsay Caldicott à la galerie Christian Berst (jusqu’au 24 novembre). Quand Christian Berst m’a parlé de ce travail en juillet, j’ai été aussitôt enthousiasmé et ai proposé d’écrire quelques pages; au fil de l’été et de mes recherches, mon essai a atteint une vingtaine de pages.

Lindsay Caldicott, n°86

Lindsay Caldicott avait été formée comme technicienne en radiologie, puis avait suivi les cours de l’école d’art Middlesex à Londres. A partir de 1990, elle fut sujette à des troubles psychiatriques, et mit fin à ses jours en 2014, à 58 ans. Son travail ne fut montré qu’une seule fois auparavant, en 2007 dans un petit centre d’art à Leicester, sa ville natale.

Lindsay Caldicott, n°21

« Face à une œuvre de Lindsay Caldicott, l’œil est d’abord ébloui par la composition, collage complexe de multiples fragments, dont la forme, la substance et l’assemblage interrogent. Le fait qu’un grand nombre soient des découpes de radiographies cent fois reproduites, n’est pas pour rien dans notre émerveillement. Et la vie et la personnalité de l’artiste ont nourri la réalisation de ces œuvres et l’éclairent.  »

Lindsay Caldicott, n°6

« Le travail de Lindsay Caldicott est unique pour trois raisons : du fait de son utilisation compulsive de fragments de radiographies anonymes mêlés à d’autres images, du fait de la complexité esthétique des compositions qu’elle réalise à partir de ces fragments, et du fait du rapport très particulier que l’artiste a avec la radiographie et la maladie. »

Lindsay Caldicott, n°8

Le 6 novembre à 19h30 à la galerie Christian Berst, table ronde avec le frère de l’artiste, Richard Caldicott, le critique, écrivain et photographe Christian Gattinoni, et moi-même