Sommaire du 1er trimestre 2024

Ce blog n’est plus hébergé par Le Monde, après 19 ans :

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Ce trimestre, 16 billets :

16 janvier : Berthe Morisot : une exposition rétrograde

17 janvier : Gilles Aillaud, en deux temps et quelques mouvements

21 janvier : L’invisible, l’Unheimlich et la résilience

23 janvier : Suzanne Valadon, la vérité du nu

25 janvier : Jouer contre les appareils, à Nantes

27 janvier : À la gloire des femmes (Maria Lamas)

8 février : L’inquiétante étrangeté des chimères de Daniela Ângelo

15 février : Tina Modotti, en réduction

20 février : Bertille Bak, l’humour qui fait bouger les montagnes

21 février : Le monde est-il un abri ? (Valérie Jouve)

26 février : Cruz-Filipe, questions du réel

27 février : We teach life, Sir.

4 mars : Être un homme (mâle)

13 mars : Éros et Thanatos (Vasco Araújo)

16 mars : Quelques livres

26 mars : Femmes en (re)construction (Édith Laplane & Michaël Serfaty)

Femmes en (re)construction (Édith Laplane & Michaël Serfaty)

Édith Laplane, Naveta dentata, 2010, photomontage, 30x42cm

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Parle-t-on à son gynéco comme on parle à son psy ? On lui
parle aussi de souffrances, et, sous le physique, transparaît le
mental. On lui parle de douleurs inexpliquées, de désirs
inassouvis, de fertilités inatteignables, d’avortements et de
fausses couches, et parfois de viol, d’excision, de mariage
forcé, de virginité volée. Édith Laplane et Michaël Serfaty
sont tous deux gynécologues (aujourd’hui retraités), tous
deux artistes, et en couple. Leur première exposition
commune, « Ni tout à fait la même, ni tout à fait un autre » se
tient, jusqu’au 28 avril, à Aix-en-Provence, au Pavillon de
Vendôme
, petit palais XVIIème qui abrita les amours de Louis
de Vendôme
, cousin du Roi Soleil et de Lucrèce de Forbin
Solliès
, femme de trop petite noblesse pour que Louis XIV pût
consentir à leur mariage (et, pour l’en empêcher, il fit faire
Louis de Vendôme cardinal) ; une autre histoire d’amours
empêchées, que les deux artistes reprennent dans certaines
de leurs pièces, dans l’entrée sous les portraits des deux amants en particulier. Chacun a son travail indépendant (une seule pièce commune), mais qui s’entrecroise et, dans la
plupart des salles cohabite et se répond, celui d’Édith Laplane
plutôt autour d’objets et de broderies (ouvrage de dames),
celui de Michaël Serfaty plutôt autour de la photographie et
de l’écrit. Son travail à lui est plus sombre, plus tragique, celui
de sa compagne est plus ironique, plus léger, ou en tout cas il
essaie de transformer le drame par le sourire.

Édith Laplane, À mon enfance, 2013, couvercle de ruche,
polystyrène, satin, plastique, plâtre, résine, 52x44x20cm

Beaucoup des pièces d’Édith Laplane (certaines montrées à
Paris
il y a un an) évoquent la vulve. Il est frappant que les
artistes préhistoriques, qui n’ont presque jamais représenté
d’êtres humains dans l’art rupestre (l’homme en érection du
puits de Lascaux étant une rare exception), mais qui ont
produit des statuettes féminines aux attributs sexuels
exacerbés (les fameuses Vénus), ont par contre couvert les
parois de leurs grottes non de phallus, rares, mais de
représentations plus ou moins symboliques de vulves : nul
doute que c’était un signe de fertilité (car de là sort l’enfant,
même si, alors, on ignorait sans doute le rôle du sperme dans la fécondation), mais aussi – en tout cas je veux le croire – un signe de plaisir, une évocation d’orgasme, déjà, dans une culture non monogame, suppose-t-on. Et donc, ici, des
représentations tout aussi symboliques à base de navette, ce
petit gâteau marseillais à la forme évocatrice, face à une
occultation contemporaine de la vulve, ni nommée (et trop
souvent assimilée au vagin ; voir aussi Jason Rhoades et
Gianfranco Sanguinetti, The Pussy and its 1704 names), ni
montrée (une somptueuse exception, le daguerréotype
d’Adam Fuss). L’une (en haut) montre ce qu’on nomme
d’ordinaire un vagin denté, mais peut-être cette bouche
sourie-t-elle. Autre angoisse masculine, autre objet
d’attraction-répulsion, une vulve pleine de scarabées, non
point des amulettes solaires, mais des insectes répugnants.
Une corbeille blanche (ci-dessus), vulve fleurie ornée d’un
ruban funéraire « à mon enfance » crie la détresse de la
femme déflorée trop tôt.

Édith Laplane, 2905 jours, 2021, fragments de dentelles teintes
et broderie de fils teints sur drap de coton ancien reprisé,
104x70cm

Ces sexvotos parlent de règles (2905 jours dans la vie d’une
femme, et, à droite, la plage blanche de la liberté
ménopausée), d’avortements (avec les poupées japonaises
mizuko pour les foetus non nés, célébrées par Nancy Huston,
un motif d’ailleurs inconnu en Occident, interdit), de
papillomavirus du col de l’utérus (ici brodés sur des cols de
chemise amidonnés), de gènes, d’ADN et de caryotypes (et le
pauvre Louis de Vendôme se voit gratifié d’une trisomie fleurdelysée). La manière dont des femmes se représentent leur vulve est aussi brodée à partir de leurs dessins. Sur un
carnet brodé apparaît le continent noir, cher à Freud. Ici, on
s’éloigne joyeusement de la doxa féministe habituelle (et
d’ailleurs cette exposition et ces artistes n’apparaissent pas
sur les sites de promotion féministe).

Michaël Serfaty, Je vis Sang dire un mot, série Je vous écris
avec la chair des mots

En regard, Michaël Serfaty a retranscrit les mots de ses
patientes, dans un énorme carnet, un leporello, des feuilles au
mur, les accompagnant de photographies (de modèles, pas
de patientes) et les amplifiant par des objets : un fil rouge
dérobé à sa femme accompagne un visage éploré et la phrase
« je vis Sang dire un mot » d’une patiente souffrant de ménorragie. Toutes ces phrases sont tragiques, tous ces visages sont tristes : « Je manque juste de baisers » (des
punaises plein la bouche
), « Il faut que je rassemble les
morceaux », « Il faut que je m’en sorte », « Je suis coupée en
deux à chaque rapport sexuel », et, moins noir peut-être, « J’ai
réussi à lui dire que je l’aimais ». Michaël Serfaty en a fait un
livre, Je vous écris avec la chair des mots, un poème image – texte.

Michaël Serfaty, Scars, les paysages de notre enfance, 2012-
2020, 64 photographies 20x30cm

Devant son ensemble Scars, les paysages de notre enfance, 64
photographies d’abdomens avec une cicatrice de césarienne,
certaines discrètes, d’autres énormes, des peaux lisses et des
peaux flétries (presque toutes blanches), des touffes pubiennes
clairsemées et d’autres foisonnantes, je regarde d’abord,
étrangement et presque honteusement, les nombrils : 64 yeux
de cyclope, ronds ou en fente, enfoncés ou proéminents, l’un
orné d’un piercing, qui me fixent, qui m’accusent de
voyeurisme, qui me rejettent, homme incongru dans ce
champ, et qui disent aussi que ces femmes donnant
naissance sont nées elles aussi d’une autre femme. Dans
toutes ces oeuvres, l’érotisme est dissimulé, implicite, mais il
affleure ici et là. D’autres cicatrices encore, réparatrices,
évocations de Kader Attia et de Sophie Ristelhueber. Ailleurs,
en écho à une broderie ADN de sa compagne, des photographies frontales de femmes voilées, masquées, s’ouvrant à demi.

Michaël Serfaty, série Vitales, 2023, chaque 75x55cm

Plus loin, quelques femmes vitales que l’artiste a voulu plus
gaies, plus fortes : autour d’un collage de portraits de cartes
Vitale, un assemblage d’objets : mais il est ici aussi question
d’enfermement d’infertilité, d’éparpillement. L’exposition est
scandée par des paires de formes de chaussures, couples qui
se touchent ou se séparent, flirtent ou se disputent. Il faudrait
aussi parler des mères des artistes, présentes explicitement
(lui) ou en creux (elle, « C’est pas ça ») ; il faudrait parler du ton
rouge qui domine dans cette exposition, rouge du sang
menstruel bien sûr, rouge des blessures, rouge des
photographies « émerveillées », rouge du fil à broder ; il
faudrait parler des meubles, des papiers peints, des plafonds,
et de l’architecture du pavillon, qui offre un écrin aux oeuvres.
Mais l’important est que ces femmes, mêmes les plus abîmées
par la vie, ne sont pas des victimes, mais des guerrières. On en
ressort avec la sensation que l’art peut exprimer des choses
indicibles, ou en tout cas difficiles à dire et/ou à entendre (et
pas seulement par un homme). Ah oui, j’allais oublier,
« Certaines œuvres sont susceptibles de remuer la sensibilité
des visiteurs
» , et c’est tant mieux.

Images 3 & 6 in situ de l’auteur ; autres images courtesy des
artistes.

Mise en page un peu erratique suite à un bug de wordpress.

Quelques livres

Dans la pile de livres reçus ou achetés.

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En couverture : Janos Urbanpièce phosphorescente, 1972

Michel Thévoz, La photo brute. Chimères et perversions, L’atelier contemporain, 2023 ; 176 pages, 65 illustrations. Alors que les catalogues « Photo Brute » de la collection Decharme manquaient de densité critique (voir cette critique incendiaire sur leur pauvreté intellectuelle), ce livre du spécialiste de l’art brut Michel Thévoz (dont la contribution dans ces catalogues était cent lieues supérieure aux autres sans pour autant sauver l’ensemble) tente de combler cette lacune. Dans ce petit livre bien documenté et raisonnablement illustré (c’est, paraît-il, son 37ème livre), il décline les rapports entre photographie et art brut en 15 chapitres, chacun autour d’un mot clef. Parmi les plus intéressants, celui intitulé « Perversion » traite du voyeurisme (repris ensuite dans le chapitre 11), du nu flou comme « un jeu régressif et érotique de dérobade », de l’importance de l’érotisme / pornographie dans la photo brute, non à la manière du porno commercial, mais avec une implication émotionnelle de l’artiste. Dans le chapitre « Parallaxe », il note très justement que l’intérêt des photos brutes est « de soumettre les figures, non pas à la norme, mais au désir » et donc de pouvoir se livrer à des manipulations « anormales » de l’objet photographique ; ce sont des « ratages réussis ». L’acte photographique brut, écrit-il plus loin, peut avoir le sens « d’une célébration, d’une agression, d’un viol, d’un envoûtement, d’un exorcisme, d’un mauvais sort, etc. » C’est, je crois, la première réflexion théorique sur le rapport entre art brut et ontologie photographique.

Youssef Ishaghpour, Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Éditions du Canoë, 2023 ; 100 pages (service de presse). Je n’ai pas écrit, finalement, sur l’exposition Rothko, me sentant incapable d’arbitrer entre son intérêt indubitable et la sensation de saturation éprouvée dans l’exposition. Autant les premières et les dernières salles m’ont fasciné, autant le corps central de l’exposition saturait, peut-être à cause de l’éclairage (je me souviens des toiles Seagram montrées à la Tate en 2008, comme en lumière naturelle, bien plus émouvantes, alors qu’ici elles paraissent ternes ; et encore plus de la chapelle d’Austin), mais surtout parce qu’il y avait ici trop de tableaux, et que l’oeil s’épuisait, que l’émotion initiale se dissipait. Ishaghpour a écrit (en 2003) ce livre sensible et émouvant sur Rothko, sur sa « peinture réduite à elle-même », sur la simplicité apparente de ses toiles où « la lumière émane de la couleur », où « la sérénité est au bord de l’explosion. » J’ai été par contre bien moins convaincu par sa tentative d’expliquer Rothko par « l’atavisme d’un état d’esprit juif » et par sa volonté un peu trop manifeste de lire Rothko à l’aune d’une « tradition hébraïque » qui me paraît peu compatible avec l’irreligiosité de l’artiste et son éloignement du judaïsme.

En couverture : Zanele MuholiBona, Charlottesville, 2015

Clara Bouveresse, Photographies au saut du lit, Actes Sud, 2023 ; non paginé, 63 photos (service de presse). Ça aurait pu être un livre amusant, regroupant et commentant des photographies prises au lit, de 1863 (Lady Hawarden) à 2017 (Bieke Depoorter, que je ne connaissais pas). Mais un parti-pris a guidé l’auteure : sur 63 photographes présentés ici, seuls 6 sont des hommes ( Cartier-Bresson, Stephen Shore, Josef Koudelka, François Hers, Klavdij Sluban et Shonibare), avec un seul couple : Annie Ernaux & Marc Marie. Le lit n’est donc pas une affaire d’hommes, ni de couples, mais un domaine perçu ici comme quasi exclusivement féminin. Ce parti-pris assumé (la préface dit « majoritairement féminin », une majorité de 90%) entraîne l’inclusion de photographies où le lit est à peine visible, mais qui permettent d’introduire une dimension queer (Alice AustenClaude Cahun), allant jusqu’à une photo d’avortement en salle d’opération, sans la moindre trace visible d’un lit (Abigail Heyman). Il aurait mieux valu le dire dès le titre : « Femmes photographiant des lits ». Cette ellipse n’est pas la meilleure manière de promouvoir les femmes photographes.

Une des images du projet Rue Godefroy Cavaignac.

Andrea Eichenberger & Camila Gui Rosatti, La Rue Godefroy Cavaignac, Maison de la photographie Robert Doisneau, 2024 ; 92 pages, 50 photographies (service de presse). Ce livre produit par deux Brésiliennes de Paris, la photographe et anthropologue Andrea Eichenberger et la sociologue et urbaniste Camila Gui Rosatti, est le résultat d’un atelier photographique avec les habitants de cette rue du 11ème arrondissement de Paris. Chacun apporte sa photographie de la rue et commente, raconte sa vie ordinaire, sachant qu’on est ici près des lieux des attentats de 2015 qui reviennent souvent dans les discours. Au-delà des anecdotes, c’est un beau travail sur l’espace public, le privé et le partagé, le vécu et le ressenti. Les deux auteures ont mis en place un cadre, au sein duquel la parole et l’image sont libres : très réussi.

En couverture : Hendrick Goltz, dit GoltziusThe Fall of Man, 1616, coll. NGA Washington DC

Christophe Stener, Iconographie du péché originel verset par verset, auto-édité, 2023 ; 400 pages, 382 illustrations en N&B (service de presse). C’est un travail de titan qu’a entrepris Christophe Stener, ce volume étant le premier de 13 autres annoncés sur ce sujet (les suivants porteront sur la mythologie, l’exégèse, la gnose, la psychanalyse, le cinéma, etc.). Donc, après une introduction de 80 pages sur le sujet, la méthode, les codes et les différentes approches selon les religions, nous avons pour chaque verset ou presque de Genèse I-IV, un recensement des images illustrant ce verset, de l’art paléochrétien à l’art contemporain. Beaucoup de références érudites, beaucoup d’analyses comparatives (par exemple sur le thème de la complicité d’Adam et d’Ève, 14 pages, 22 images). On admire à la fois l’érudition de l’auteur, l’étendue du travail accompli et l’utilité du livre comme référence. On peut regretter que le dogme de l’omphalisme ne soit pas abordé (il le sera plus tard) et que de trop nombreuses coquilles et quelques inexactitudes aient subsisté dans le texte final. On attend impatiemment les douze autres volumes …

Éros et Thanatos (Vasco Araújo)

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

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Au premier abord, un atelier de sculpture. Une quinzaine de trépieds métalliques sur lesquels reposent des petites statues en terracotta. Comme si les élèves venaient de sortir et avaient laissé leurs travaux inachevés. Inachevés ? Oui, car, sur des petits socles rocheux, aucun des personnages n’a de tête. Tous ont un cou coupé net, guillotiné : pas de visage, pas d’identification possible, nous pourrions être chacun d’eux. Ils sont nus, et on ne peut les distinguer que par leurs caractéristiques sexuelles : seins lourds, couilles et pénis bien visibles, ou vulve parfois apparente. Sur chaque trépied, un duo, voire parfois un trio. Faute de visages expressifs chez ces acéphales, il nous faut induire de la posture des corps quelle relation unit ces personnages : lutte ou désir, combat ou sexe ? Est-ce un cunnilingus ou une morsure ? Ce bras étrangle-t-il ou caresse-t-il ? Ce geste de la main est-il violent ou tendre ? Amour ou Mort ? Éros ou Thanatos ?

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

Même si la technique et les moyens sont différents de ses oeuvres passées, ce travail s’inscrit bien dans la lignée du parcours de Vasco Araújo, qui nous emmène depuis des années dans une exploration persistante de l’ambiguïté, que ce soit par le biais de la parole circulaire, de la métaphore du volcan, du dédoublement ou du détournement. Peu de mots ici, contrairement aux oeuvres précédentes : la feuille de salle renvoie vers le Bernin, le carnet de travail qui tient lieu de catalogue vers Cesare Pavese (Dialogues avec Leucò) et le merveilleux Cavafy, mais comprend aussi une réflexion de l’artiste autour de cette ambivalence entre l’Amour et la Mort, inspirée par un brillant essai de la jeune chercheuse brésilienne Flávia Valéria Salviano Serpa Rojo.

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

Et en effet, ces statuettes évoquent la pulsion pour la vie et l’attrait pour la mort que Freud a théorisés dans Au-delà du principe de plaisir. Et peut-être leur fusion dans la « petite mort » chère à Bataille. Ce qui renvoie au Bernin et à sainte Thérèse en extase (au moins selon Lacan : « enfin quoi : qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute ! Et de quoi jouit-elle ? »). Avons-nous ici une Thérèse acéphale ? je ne crois pas ; ni la très sensuelle Ludovica Albertoni. Mais nous pouvons reconnaître Énée et AnchiseLe rapt de ProserpineApollon et Daphné ; quant aux autres, je ne sais, mais il me semble que, contrairement à ce que dit la feuille de salle, d’autres artistes ont inspiré Araújo : Giambologna pour Hercule et le Centaure, Pollaiolo pour Hercule et Antée. Excepté Énée, des histoires de viol, d’enlèvement et de violence. C’est au centre d’art Appleton, à Lisbonne, jusqu’au 6 avril.

Enzo Cucchi, Mezzocane, vue d’exposition.

Coïncidence, le lendemain, j’ai vu l’exposition d’un autre artiste inspiré par l’Antiquité, l’Italien trans-avant-gardiste Enzo Cucchi (à Culturgest jusqu’au 30 juin) : des dessins, de grandes toiles, mais aussi une série de petites sculptures sur des murets, reprenant des mythes anciens, évoquant Pan, les anges, les sirènes et bien d’autres, avec une profusion de têtes de morts. Un travail bien plus chargé, plus symbolique et moins dépouillé que celui de Vasco Araújo.

Être un homme (mâle)

(Anna &) Bernhard Blume, Aus « Prinzip Grausamkeit », (Du « principe de cruauté« ) 1997/98, collage de polaroids, 43x31cm

À travers une quarantaine de photographies d’une quinzaine d’artistes, l’exposition « Comme je me voudrais « être » » élaborée par Marc Donnadieu pour la galerie Christian Berst (jusqu’au 6 avril) questionne les identités masculines, mêlant artistes considérés comme « bruts » (six ici) et artistes contemporains reconnus. Ces identités s’expriment par des signes, des codes, certains d’acceptation et d’autres (la plupart ici) de transgression. La plupart des photographies ici sont des autoportraits, le narcissisme est une pulsion scopique fréquente, et on sait à quel point l’autoreprésentation est un thème de prédilection, pour des raisons tant pratiques que psychologiques. On peut certes, comme « le Fétichiste » se définir non en se représentant, mais en creux, par ses obsessions, par leur projection dans l’image, mais c’est une exception. Les identités présentées ici sont complexes, voire tourmentées, et la sexualité est omniprésente.

Tomasz Machcinski, S.T., 2005, tirage argentique d’époque, 9.1×7.2cm

Le travestissement et/ou le déguisement est un thème qui infuse, voire domine toute l’exposition, depuis les poses anodines de Marcel Bascoulard jusqu’aux images plus sulfureuses de Pierre Molinier, en passant par le travesti des années 30 Barbette (photographié par Gaston Paris) et par les déguisements multiformes de Tomasz Machcinski (mais Zorro n’est pas arrivé). On en déduirait presque qu’on ne pourrait se définir qu’en adoptant un personnage, en se niant, se dépassant, pour se réinventer autrement.

Henry Lewis, Autoportrait, 1978, image similaire à celles dans l’exposition

Dans une démarche parallèle, d’autres se définissent en se cachant, en se dissimulant, non point derrière un déguisement, sexué ou non, mais derrière un masque, qu’il soit véritable comme Bernhard Blume (ici sans Anna, en haut) et le trop méconnu Henry Lewis, ou imaginaire comme Jorge Alberto Cadi. C’est aussi une manière de s’affirmer que de le faire à travers des voiles, des masques, des codes plus ou moins pénétrables. Et, souvent, à ce stade, le corps, le visage ne sont plus qu’une matière première, un outil plastique détaché de la personne de l’artiste (comme Jorge Molder en est maître).

Lubos Plný, Reconstruction #18, 2003, tirage argentique sur papier photo mat bordé de ruban Kraft, 61.5x51cm

Aux performances photographiques d’Henry Lewis font écho celles, plus radicales, de Lubos Plný qui soumet son corps à des opérations physiques, comme coudre avec du fil son visage et ses bras en se perçant la peau, et documente systématiquement ses expériences, la douleur étant pour lui un acte de purification. Mais, à ce compte, on aurait pu inclure les activistes viennois ou Orlan (si l’exposition n’était pas purement masculine, on aurait aussi aimé y voir les ratés de Bernadette Touilleux ou les fantaisies de Lee Godie). En somme, un thème très pertinent, avec un champ sexe/genre/queer intéressant mais peut-être trop dominant par rapport à d’autres pistes possibles.

Farnood Esbati, S.T., vers 2020, encre sur papier, 25x35cm

En face, dans l’espace principal de la galerie, les dessins à l’encre de Farnood Esbati, Iranien autiste « Asperger » ont un dynamisme époustouflant : les traits se bousculent, se pressent, tanguent et soudain ménagent des grandes plages blanches. On se prend à respirer à leur rythme.