L’invisible, l’Unheimlich et la résilience

Irene Kopelman, Clouds, 2022-2023, encre sur papier, ph. de l’auteur

en espagnol

L’exposition Volume invisible à la Galerie Jocelyn Wolff à Romainville (jusqu’au 24 février) rappelle un peu l’exposition Vide au Centre Pompidou en 2009, en plus modeste et moins radical. Dans la lignée des Zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein, sont présentées ici diverses pièces plus ou moins dématérialisées et perceptibles par la chaleur qu’elles diffusent (Katinka Bock), le son qu’elles produisent (Hilario Isola & Enrico Ascoli) ou le souffle qu’elles émettent (Francisco Tropa). On y voit des dessins de fumée faits au fil de cuivre (Christoph Weber) et la vue du ciel par la lucarne du studio de Miriam Cahn, dont la caméra, posée sur sa poitrine, se soulève au rythme de sa respiration (on pense à la pièce « Quinze minutes la nuit au rythme de ma respiration » de l’asthmatique Alix Cléo Roubaud). Ci-dessus, dans la tradition des représentations de nuages (des peintres du 18ème aux Equivalents d’Alfred Stieglitz et à Valter Ventura), des dessins de silhouettes de nuages par Irene Kopelman, espaces flous qu’elle délimite. L’invisible, l’immatériel, le flou, l’incertain : un bréviaire de notre monde.

Caroline Delieutraz, Seed 890, 2024, impression digitale sur tissu polyester, matelassage, perles, 164x148cm, ph. de l’auteur

L’Unheimlich, concept freudien mal traduit par « inquiétante étrangeté », est la sensation à la fois fascinée et inquiète qui naît devant les pièces de Caroline Delieutraz dans le nouvel espace de la galerie 22.48m2 à Romainville (jusqu’au 24 février). Au mur, d’étranges formes en tissu matelassé aux couleurs mordorées évoquent des insectes monstrueux, mais aussi des tests de Rorschach, des utérus avec trompes de Fallope ou des reins prolongés de vessies. L’exposition se nomme Bleen, quelque part entre Blue et Green, même si la chatoyance des couleurs irisées couvre une palette plus large, évoquant les élytres des scarabées (Jan Fabre au Palais Royal, par exemple). Triomphe du règne animal, des arthropodes ? Mais ces formes sont le produit de l’interaction de l’artiste avec un logiciel d’intelligence artificielle, avant l’intense activité manuelle de couture et de matelassage de production de ces doudous géants. Beau texte de présentation d’Indira Béraud.

Saoussen Tatah, Pour Taos, 2023, vidéo – rushes, capture d’écran par l’auteur

L’exposition Nous sommes au regret (jusqu’au 27 janvier) est un Salon des Refusés. Sous l’égide d’Édouard Manet (avec une gravure du Torero mort) et de Roger Somville (avec une diatribe de 1964 protestant contre le refus du Musée d’Art moderne de Bruxelles d’acheter ses tableaux non-abstraits), sont présentés ici des travaux de 14 artistes qui sont (ou se sentent) refusés par le système du marché de l’art. Au-delà de la réflexion socio-économique sur la résilience des artistes face à ces contraintes (matière à colloque plutôt qu’à exposition), on peut réfléchir aux raisons de ces refus : oeuvres qui ne sont pas dans l’air du temps (trop naïvement figuratives peut-être, trop exubérantes comme la magnifique Reine Morte de Lidia Martinez, ou aux couleurs trop criardes de Nastaran Shahbazi), oeuvres représentant des personnages ou des thèmes pas à la mode (les vieillards en EHPAD d’Adrien Eyraud ou les vieux punks de Zoé Bernardi), oeuvres non pérennes (très beau dessin d’Eve Malherbe fait avec de la poussière, ou fragiles pastels sombres de Nathalie Redard), oeuvres trop ouvertement sexuelles (les céramiques phalliques et vulviennes de Margaux Laurens-Neel). Réticence des commissaires sans doute : pas une seule oeuvre refusée pour motif politique ici (et pourtant, la censure s’exerce à fond, par exemple sur la Palestine ; mais c’est sans doute un autre sujet). Pas sûr qu’il y ait là un nouveau Manet, mais deux oeuvres m’ont particulièrement attiré. D’abord, en écho à Manet et à ses asperges, les photographies de nature morte d’Hélène Langlois, combinant la sensualité de fruits et légumes magnifiés par une superbe prise de vue sur fond noir avec la dureté d’objets industriels, feu de vélo pour les asperges ou baudruche verte pour le citron, devant lesquelles on s’arrête et on respire lentement. Et les rushes (23 minutes) du projet de film Pour Taos de Saoussen Tatah, qui n’a pas obtenu les financements nécessaires à sa réalisation : une jeune Européenne au Maghreb, ses amies, le contraste entre la dureté du désert, sable et vent, et la douceur de l’oasis où elles se baignent loin des regards, les tendres rituels conviviaux qui les unissent. Un beau conte et une esthétique épurée (elle aussi …). « Saoussen Tatah a choisi de renverser le sort. Elle a pris les refus et s’en est servie comme d’une matière nouvelle, comme une argile manipulable et informe, qui ouvre pourtant mille possibilités de devenir et de construction. [Elle] raconte un échec de la plus belle manière qui soit, en l’acceptant d’abord, en lui tournant autour, puis en le transformant pour qu’il vive et devienne autre chose qu’une condamnation, qu’un arrêt à toute création. » (la co-commissaire Laure Saffroy-Lepesqueur dans le livret d’exposition). Un discours emblématique de la résilience de ces artistes.