Sommaire de mai 2012

24 billets ce mois-ci
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1er mai: Matisse, une paire et des photos
2 mai   : Peinture profane ou peinture religieuse ? (Kassia Knap)
3 mai   : Le Greco et le Mondernisme (1)
4 mai   : Le Greco et le Modernisme (2) : une controverse encore actuelle
5 mai   : Epostracisme et politique (Roman Ondak)
6 mai   : Ne pas voir à travers la fenêtre
7 mai   : La peinture de l’incertitude (Farah Atassi) **
8 mai   : Perspectives sur l’exposition
9 mai   : Should I stay or should I go ? (Anri Sala)
9 mai   : Un tournant Monumental (humeur) (Daniel Buren) *
10 mai : Claude Garache au MAMVP
11 mai : Montrouge : allez à l’étage !
12 mai : Y retourner (Philippe Gronon)
13 mai : Intense Proximité (1)
14 mai : Intense Proximité (2)
16 mai : Lola Reboud des deux mondes
17 mai : Takanashi en deux temps
18 mai : Entre deux inquiétudes : la Tunisie de Chkoun Ahna
19 mai : Deux larmes sont suspendues à mes yeux (Tania Mouraud & Michel Blazy)
22 mai : Maîtriser le désordre, par la magie et par le sens
24 mai : Nénette et Rintintin
25 mai : Espace et lumière (Doug Wheeler)
29 mai : Ne pas franchir la ligne (Roman Ondak)
30 mai : Faut-il oublier la peur ? (Berlin) (English)

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Faut-il oublier la peur ? (Berlin)

English translation

Il y aurait deux manières de rendre compte de la Biennale de Berlin (jusqu’au 1er juillet), la première en empathie avec les objectifs révolutionnaires du commissaire Artur Zmijewski qui a construit sa biennale plus comme un ferment activiste que comme une série d’expositions. Au rez-de-chaussée de KW (ci-dessous) ou dans l’église Sainte Elisabeth, je me croyais revenu à la Sorbonne de mes vingt ans : occupation des lieux, slogans au mur, liberté de création; rien qui accroche l’oeil, mais un bordel ambiant qu’on peut trouver réjouissant ou énervant. Dans le même registre, la conférence de presse d’ouverture (à laquelle je n’ai pas assisté) a été une tribune pour les Indignés de divers pays, au grand dam de certains journalistes.

Et puis, on peut essayer de regarder les oeuvres montrées ici de manière plus classique, mais aucune d’elle ne laisse indifférent, toutes nous questionnent, nous touchent, soulèvent des questions morales ou politiques. A l’entrée de KW, cette énorme clef de métal est posée au sol, couverte de graffiti : j’étais il y a deux mois avec ma fille au camp de réfugiés de Aïda, à Bethléem, juste au pied du mur de l’apartheid (à côte duquel le mur de Berlin semble bien peu de choses) et l’arche à l’entrée du camp n’était plus surmontée de sa clef, en route vers Berlin. Pour les Palestiniens victimes de l’épuration ethnique de 1948, la clef est le symbole du retour, rêvé et impossible, mais toujours présent. Après moult débats, ceux de Aïda ont accepté de prêter leur clef : elle est là pour que nul n’oublie (la crainte est que les Israéliens interdisent son retour). Curieusement, dans un autre bâtiment de la Biennale, Deustchlandhaus, se trouve une préfiguration de la Fondation « Fuite, expulsion, réconciliation » qui commémore un fait historique dont on parle peu officiellement, l’expulsion de 14 millions d’Allemands depuis Pologne, Russie et autres pays d’Europe de l’Est vers l’Allemagne après 1945. 14 millions, c’est, avec la partition Inde-Pakistan, le plus grand déplacement de réfugiés de l’histoire. Cette Fondation ouvrira l’an prochain dans ce bâtiment une exposition de mémoire collective. Quelques objets y sont déjà rassemblés (vue partielle de l’exposition ci-dessous), dont, ci-contre, ces clefs de la maison de Paul Rohrmoser à Königsberg (Kaliningrad), expulsé en 1945 avec sa famille, qui n’en a conservé que ces clefs vecteurs de mémoire en dépit de l’histoire officielle. A un autre étage de Deutschlandhaus, des acteurs amateurs rejouent devant un public amusé des escarmouches entre soldats allemands et polonais, ce n’est plus que du théâtre, l’histoire semble close. Un peu plus loin, même défi à l’histoire, près de Checkpoint Charlie, une rue est barrée par un mur couvert de graffiti, interdisant le passage (Nada Prjla).

De retour à KW, outre le congrès du Mouvement pour le Retour des Juifs en Pologne de Yael Bartana qui eut lieu il y a quelques jours (et dont il faudra lire les actes, comme d’ailleurs le recueil de textes de la Biennale), on trouve dans les étages quelques pièces intéressantes. La reconstitution (ci-dessus) du studio de Miroslaw Patecki, sculpteur d’une tête de Christ gigantesque en polystyrène, le film Berek d’Artur Zmijewski où hommes et femmes nus jouent au chat dans une ancienne chambre à gaz, la salle Breaking the News montrant des vidéos de mouvements protestataires, et le tampon palestinien de Khaled Jarrar (et ses timbres palestiniens, que la Poste française a, elle, refusés) attirent l’attention. Une des pièces les plus fortes est la forêt de drapeaux des mouvements désignés comme terroristes, pour lesquels Jonas Staal veut organiser un congrès (maquette ci-dessous devant la pièce de Teresa Margolles au mur du fond) : qui est terroriste ? qui définit ce qui est terroriste et ce qui ne l’est pas ? comment passe-t-on du statut de terroriste à celui d’homme d’état (il y en a tant eu : De Gaulle, Ben Bella, Sharon, Begin, Arafat, Tito,…) ? Pour traverser la salle, on doit naviguer entre les drapeaux suspendus, être caressé par leur tissu doux, se laisser contaminer en quelque sorte.

Ailleurs dans la ville, Lukasz Surowiec a planté des jeunes bouleaux qui proviennent de la forêt d’Auschwitz Birkenau, qui ont poussé dans la terre des morts et qui reviennent hanter Berlin. Berlin, ville de mémoire par excellence, ville où les crimes du passé sont toujours présents (quelle leçon ce devrait être pour d’autres peuples incapables de revisiter leur passé, massacres de Sétif ou de Deir Yassin, entre cent autres exemples). Oui, mais pas tout à fait : à quelques centaines de mètres du très connu Mémorial à la mémoire des Juifs victimes de la Shoah et du cube de béton d’Elmgreen et Dragset à la mémoire des homosexuels victimes du nazisme, mémorials officiels, se trouve, entre le Reichstag (derrière le feuillage, tout proche) et la porte de Brandebourg, une baraque de chantier ceinte de grillages, inaccessible, que nul ne remarquerait si n’était fixée aux grilles une affiche de la Biennale. Ce devrait être le mémorial à la mémoire des Roms et Sintis eux aussi victimes d’un génocide nazi, eux aussi exterminés, mais, eux seuls, oubliés de l’histoire. Ce monument, commissionné il y a plusieurs années à l’artiste israélien Dani Karavan, a été bloqué par diverses disputes peu claires : le 2 juin, la Biennale organise une manifestation pour qu’il soit achevé, pour que cette tache noire mémorielle ne soit plus occultée.

Cette Biennale nous fera-t-elle oublier la peur ? Je crois plutôt que c’est en nous souvenant de la peur que nous saurons mieux la dominer, des Roms aux Palestiniens, des camps de concentration à l’homophobie, et de ce point de vue, la trilogie de Yael Bartana est exemplaire : dommage que la Biennale ne la montre pas pendant toute sa durée.

Photos de l’auteur

Ne pas franchir la ligne ?

Roman Ondak, Keyhole, 2012, Deutsche Guggenheim

Traduction en italien.

Autant l’exposition de Roman Ondak à Düsseldorf m’avait un peu déçu, autant celle (jusqu’au 18 juin) au Guggenheim Berlin (qui va bientôt fermer) m’a enchanté. Ici l’illusion est fine, élégante, discrète. La porte dans le mur (‘Wall being a door’), le judas qui permet de voir les passants sur Unter den Linden (‘Keyhole‘), motif éternel ici détourné, et l’escalier infra-mince (‘Leap’) sont tous des objets enchanteurs, où l’oeil ne se laisse pas tromper, mais charmer. Le calendrier mécanique cassé de Le Corbusier montre un temps fracturé, et les photographies de files de gens qui attendent à la Une de journaux slovaques (‘Awaiting Enacted’) sont aussi des métaphores du temps, gelé.

Roman Onda‡k, do not walk outside this area, 2012, Deutsche Guggenheim

 

 

 

La plus belle pièce est sans contexte conteste cette aile de Boeing 737-500 que nous avons tous vue un jour par un hublot, avec ces marques en cas d’évacuation ‘Do not walk outside this area‘, interdiction et protection, signe inquiétant (et si on devait évacuer l’avion ?) et rassurant (tout est prévu !). Ici, une telle aile sert de passerelle entre deux salles de l’exposition, on a pour la seule fois de notre vie sans doute l’opportunité de marcher entre ces lignes, voire même de transgresser l’interdit, de franchir la ligne. A vrai dire, un peu mal à l’aise sur ce memento mori un peu convexe, on passe vite, sans s’attarder.

Roman Ondak, Balancing at the Toe of the Boot, 2010, Deutsche Guggenheim

 

 

On parvient alors dans une salle où Ondak et sa femme présentent leur voyage (fictif ?) en Calabre (l’extrémité de la botte), avec sept cartes postales et seize articles fictifs de journaux (‘Balancing at the Toe of the Boot‘), projet imaginaire de Francesco Bonami, narration imagée de la découverte de l’Italie, région par région, artiste par artiste : redécouverte d’endroits familiers. C’est cette utopie du quotidien, cette finesse conceptuelle qui fait le charme de son travail.

Photos 1&2 courtoisie du Deutsche Guggenheim.

Espace et lumière

Traduction en italien

Il est parfois des expositions à propos desquelles, les visitant, on hésite à écrire, n’étant pas sûr d’être convaincu, ou pertinent, ou éloquent. C’était le cas ce jour-là, où une des trois installations annoncées n’était pas accessible (à la veille de l’ouverture au public, derniers réglages) et où je n’étais pas certain de savoir distinguer suffisamment ce travail d’autres de la même mouvance. Et puis l’artiste est arrivé, en salopette de travail blanche, gants de travail à la main, masque de protection anti-poussière tout juste ôté, cheveux blancs un peu fous, moustache et teint de pionnier du Nouveau-Mexique, délaissant quelques instants lesdits derniers réglages pour répondre, timide et rugueux, à quelques questions, lui qui d’ordinaire s’y refuse, lui qui, depuis plus de quarante ans, s’est bâti une réputation d’ours mal léché, exigeant et péremptoire, perfectionniste et peu enclin à l’indulgence. Et nous avons tous fondu.

Les installations de lumière de Doug Wheeler au FRAC Lorraine (jusqu’au 11 novembre) ne peuvent guère se décrire, sinon par l’expérience qu’on y vit, affrontant l’espace et la lumière. Des exégètes vous diront en quoi elles se distinguent de celles de Robert Irwin et de James Turrell, sans doute moins de théâtralité, de spectacle : ici le dispositif est visible, ici on ne cherche pas à faire illusion, mais à offrir une expérience dont chaque détail est pensé, comme cette quasi imperceptible pente du plancher afin que l’avancée vers la lumière se heurte à une légère résistance et que le corps stoppe de ce fait exactement à la bonne distance. Ici se sent pleinement l’influence du désert, de sa lumière et de son espace.

Ce qui est frappant (et explique sans doute la moindre notoriété de Wheeler), c’est que ces pièces ont été conçues à la fin des années 1960, mais n’ont été réalisées, avec moult améliorations, que depuis 2000. Le travail de l’artiste a comme été congelé pendant plus de trente ans, entre son refus d’un certain marché, de certains galeristes, et les aléas de la collection Panza, le comte ayant été son plus fidèle collectionneur, mais n’ayant pas réalisé ses pièces. Et c’est aussi cette histoire là qui est passionnante, ce réveil, ce retour. Lire les interviews et textes mentionnés ici, en particulier Tyler Green. C’est sa première exposition monographique en France, tout à fait pertinente dans ce Frac qui s’interroge sur le refus du visible, de l’évident, mais il était déjà , si d’aucuns se souviennent.

Photo : Doug Wheeler, 68 VEN MCASD 11, 1968/2011 : 548.6 x 1,036.3 cm Vue de l’exposition Phenomenal : California Light, Space, Surface Museum of Contemporary Art, San Diego 24 Septembre, 2011 – 22 Janvier, 2012 Photo : Philipp Scholz Rittermann © 2012 Doug Wheeler.
Voyage à l’invitation du FRAC Lorraine et du Centre Pompidou Metz.

Nénette et Rintintin

Traduction en italien

Vous aurez l’occasion de lire bien des savantes exégèses sur l’exposition 1917 au Centre Pompidou Metz (ici aussi dans quelques jours, même si c’est bien moins savant), mais je veux d’abord commencer par les choses sérieuses. C’est une des premières images de l’exposition après le blindé qui occupe le hall du musée. Sur le mur du palier, avant d’entrer dans les premières salles d’exposition, que sont donc ces petites poupées toutes simples en fil de laine, suspendues au mur comme dans une arabesque dansante ?

Elles remontent à un artiste qui n’aurait guère de chance d’être admis dans l’auguste institution muséale, Francisque Poulbot, le Poulbot populaire, montmartrois, que Wikipédia qualifie de goguettier mais pas d’artiste, et qui donc est resté au seuil. Poulbot crée, juste avant la Grande Guerre, des poupées en porcelaine bien françaises, pour lutter contre les poupées allemandes importées, et il les nomme Nénette et Rintintin. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Nénette est le garçon et Rintintin la fille.

La guerre arrive, les bombes tombent sur Paris (on les nomme Gotha) et, on ne sait trop comment, les petits Parisiens se mettent à confectionner des petites poupées en fil de laine qui vont les protéger des bombes, magie populaire apotropaïque; ces petites poupées rudimentaires sont nommées Nénette et Rintintin (avec, sans doute alors, une inversion de sexe). Poulbot proteste un peu, mais n’y peut rien. Mais ces poupées ne protègent des bombes qu’à une condition : qu’elles aient été données, échangées, reçues (donc ni achetées, ni faites pour soi-même). La magie procède aussi de l’échange, même dans le Paris de 1917.

L’expression passe alors dans le langage courant (même chez Malraux…) et son sens original se perd un peu. Quel rapport avec Rintintin, célèbre chien hollywoodien (mort dans les bras plantureux de Jean Harlow et enterré à Asnières, faute de cimetière prêt à l’accepter aux États-Unis) dont la lignée se perdure encore aujourd’hui ? L’aviateur américain Lee Duncan ramena de la guerre deux bergers allemands, qu’il nomma d’après les poupées fétiches, et l’un d’eux (le mâle, Rintintin) fit carrière à la Warner Bros.

Mais de quoi parle-t-on donc ici, entre Poulbot, poupées de laine et chien starifié ? Du travail d’un artiste, Antoine Poncet, travail discret, comme flottant sur l’exposition, et qui restera sans doute inaperçu aux yeux de bien des visiteurs qui n’auront qu’un regard distrait pour cette ligne de poupées au mur (il n’était que de voir, lors de la visite de presse, le mépris avec lequel un de mes chers confrères, tout imbu de sa culture artistique condescendante, regardait cette installation, aux antipodes, pour lui, d’une ‘bonne exposition scientifique’). J’avais découvert Antoine Poncet au Salon de Montrouge 2010, où il détonnait un peu, par son âge et par son travail : j’avais été frappé par son obsession de la ligne Maginot, un des plus beaux échecs de l’histoire de France (mais tous les murs ne sont-ils pas des symptômes d’échec ?).

Il a mis en place ici, ostensiblement pour les enfants, un mécanisme perturbateur, ni cartésien, ni marchand, ni muséal, ni savant, ni martial, ni industriel, ni catholique, une aberration joyeuse dans notre environnement gris. Tout un chacun (y aura-t-il un âge limite ?) pourra venir confectionner sa Nénette et/ou son Rintintin et l’échanger contre un autre, devenant ainsi assuré d’échapper à la crise et à la morosité et de vivre heureux et centenaire. Ou pas. Qu’attendez-vous ? Il sera bien temps, ensuite, de plonger dans 1917 et la guerre.

Photos 1 & 4 de l’auteur, photo 3 d’Antoine Poncet.
Voyage à l’invitation du FRAC Lorraine et du Centre Pompidou Metz. 

Maîtriser le désordre, par la magie et par le sens

Main de guérison, Shambaa, Tanzanie, 20ème

Traduction en italien

Au début, on rebrousserait presque chemin tant la décoration scénographique est hideuse, prétentieuse et pesante, imposante aux dépens des pièces présentées et du parcours, et ne contribue en rien au sens de l’exposition; le contraire de la discrétion de mise dans les sous-sols du Palais de Tokyo. Et puis, peu à peu, on parvient à l’oublier et on s’intéresse à ce qui est présenté en s’efforçant d’en négliger « l’écrin ». Les Maîtres du désordre, au quai Branly jusqu’au 29 juillet, parlent de chamanisme : qui sont, dans les sociétés traditionnelles, ces hommes liens entre la réalité et le monde des esprits, mais aussi qui sont-ils parmi nous aujourd’hui ?

Chaman Evenk

A dire vrai, la première moitié de l’exposition intéresse mais n’émeut guère. S’y déclinent, de manière fort savante, les différents avatars du chamanisme, tentative de maîtrise face au désordre du monde, dans les mondes dits primitifs, mais aussi au sein de mondes plus rationnels, égyptien et grec (avec Dyonisos par exemple) : beaux costumes (ce sibérien superbe), beaux rituels, objets propitiatoires, ex-votos et, tout sauf inattendu, Joseph Beuys expliquant des tableaux à un lièvre mort. Une belle démonstration, se dit-on.

Et puis, vers le milieu du parcours (ou serait-ce qu’on est enfin parvenu à se dépouiller des tubulures et des gravats des scénographes ?) soudain l’empathie monte, soudain je ne suis plus simple spectateur intéressé, mais je deviens partie

Anna Halprin, Dancing my cancer, 1975

prenante, concerné, ému. Ce fut, pour moi, devant la vidéo d’Anna Halprin, Dancing my cancer (1975) où la chorégraphe, envers et contre tout, affronte sa maladie devant quelques amis réunis chez elle, en un combat sauvage, physique, animal, exorcisant ses peurs face à l’image de son crabe intérieur. Elle sort victorieuse de cette lutte pour la vie et va désormais ‘danser pour vivre’ (et non plus vivre pour danser).

Masque Matara Sri Lanka

Mais ça aurait aussi pu être devant cette statuette du Sri Lanka (19ème siècle), masque d’exorcisme pour protéger les femmes enceintes, désordre corporel normal et pourtant terrifiant.

La partie finale, dénommée Catharsis, purification et transe, montre des sorciers suisses (ci-dessous), des tarentelles, des bacchanales et des fêtes des fous, qui nous semblent si proches. Elle culmine dans une salle conçue par Arnaud Labelle-Rojoux où Jérôme Bosch côtoie Gelitin, où l’artiste s’affirme comme vecteur de la transgression profane. Le désordre retrouve son sens.

Photos de l’auteur.

Vue d’exposition (sorciers suisses et scénographie)

Deux larmes sont suspendues à mes yeux

Traduction en italien

Aux Bernardins (jusqu’au 15 juillet), la mousse de Michel Blazy, qu’on a connu plus audacieux, descend doucement comme un voile sculpté : guère de poésie dans cette infrastructure industrielle, métallique et brute, d’où la mousse dégouline jusqu’au sol, créant des formes baroques, mais l’absence de matière vivante et le cycle quotidien en diminuent la force par rapport à ses anciennes pièces de décomposition végétale sur la longue durée.

A l’autre extrémité, Tania Mouraud a composé une frise murale, de pleins et de déliés, noir sur calcaire blanc, où seul apparaît le creux des lettres devenu plein, cependant que leur forme elle-même s’est estompée. Deux larmes sont suspendues à mes yeux, dit le poète (Wang Wei, dont les poèmes sont des paysages et les paysages de poèmes). Comme si les pleurs mousseuses s’étaient figées en traversant le hall.

Photo Blazy courtoisie des Bernardins / Art Concept (c) Irek Starziak. Photo Mouraud de l’auteur. Les deux artistes étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

 

Entre deux inquiétudes : la Tunisie de Chkoun Ahna

Traduction en italien

Chkoun Ahna peut se traduire par « Qui sommes-nous ? ». Une exposition sur l’identité, donc ? Pas si simple. Mais il faut d’abord dire où nous sommes, avant de dire qui. Dans la Tunisie d’après la révolution ‘de jasmin’ (expression que les Tunisiens n’emploient guère, d’ailleurs), d’après la chute de Ben Ali, mais aussi dans la Tunisie en attente d’une nouvelle Constitution, et agitée par des forts courants islamistes, dont certains ressemblent un peu à nos ‘démocraties chrétiennes’, mais dont d’autres (salafistes) semblent infiniment plus virulents et intolérants. Nous sommes dans un pays qui hésite entre tradition et modernité, entre repli sur soi et ouverture. Nous sommes aussi dans la très chic banlieue Nord, loin du peuple et de la médina, là où l’art est tout autant distraction qu’engagement. Nous sommes au Musée de Carthage, témoignage des siècles passés, des puniques aux Croisés (Saint Louis est mort ici), sur une colline coiffée d’une imposante et très coloniale cathédrale, aujourd’hui déconsacrée et transformée en salle de spectacles. Toutes ces ambiguïtés, ces dialectiques, ces tensions innervent le pays, toutes les discussions qu’on peut avoir ici et là oscillent entre la joie d’être sorti des années de plomb et l’inquiétude du futur, et l’art qu’on y fait les reflètent évidemment, même s’il n’évite pas toujours les poncifs ou a parfois du mal à prendre de la distance. C’est ce qu’on peut voir en partie dans cette exposition (jusqu’au 15 juin) mais aussi partout ailleurs, dans la rue, les centres d’art, les discussions en terrasse des cafés.

Nicene Kossentini, They abused her by saying, 2010

Ici, dans ces salles du Musée de Carthage où sont restés de grands panneaux de céramique au milieu des installations contemporaines, il faut, je crois, commencer par la seule pièce de l’exposition qui date de l’époque Ben Ali, qui témoigne à sa manière de ce qu’une artiste pouvait alors faire. Nicène Kossentini montre ici six photos d’une série plus grande (They abused her by saying), photographies blanches, éblouissantes où une femme vêtue de blanc se heurte aux parois d’une cellule, tentant vainement d’en briser les murs et, à la fin, se couchant au sol, vaincue ou reprenant des forces. Au-delà de la symbolique assez évidente (mais courageuse sous la dictature), l’effet de blancheur et de saturation aboutit à une quasi disparition de l’image, à une quasi impossibilité de représenter où seuls quelques signes émergent du néant. Dans une galerie voisine, de la même artiste, j’ai vu de grands panneaux en écriture arabe d’où les lettres avaient disparu : seuls subsistaient les signes diacritiques, la ponctuation qui normalement clarifie le sens des mots, mais qui là, flottait, abandonnée et de plus inversée, comme une tentative dérisoire et vaine de reprendre pied dans le réel, dans la signification*.

Nadia Kaabi-Linke, Smell, 2012

Si on commence par ces photographies, il faut sans doute finir par la pièce de Nadia Kaabi-Linke (Smell) : les premiers jours de l’exposition, c’est un drapeau noir sur lequel est brodée avec des fleurs de jasmin la profession de foi « Il n’est de dieu que Dieu… ». C’est là le drapeau salafiste, l’emblème même de l’inquiétude de chacun ici (« s’ils instaurent la charia, j’émigre », disent beaucoup, des femmes surtout qui, grâce à Bourguiba bénéficient d’un statut libre incomparable ; l’une me rappelle ainsi que l’avortement fut légal en Tunisie avant de l’être en France). Peu à peu, au fil des jours, le jasmin va se faner et tomber, la révolution éponyme va laisser la place à un drapeau noir, minimal, dépourvu de signes, de sens. Quel en est l’augure ? Entre ces deux pièces, celle d’avant et celle de demain, navigue l’inquiétude.

Lara Favaretto, As if a ruin, (Carthage), 2012

Dans ce pays plutôt laïc, la religion est autant un sujet d’inquiétude que d’identité, et l’exposition a appelé à la rescousse le Saoudien Ahmed Mater et ses Kaaba aimantées (Magnetism), l’Italienne Lara Favaretto dont le cube de confettis marrons en harmonie avec les mosaïques environnantes prend lui aussi ici des allures de Kaaba, mais s’effondre peu à peu au fil des jours et, collant aux semelles des visiteurs, se répand dans toutes les salles (As if a Ruin), et l’Italo-Emirati Yousef Moscatello qui a fait broder une carte en couleur des religions du monde (Map of Faith, quelque peu discutable par ailleurs). Cette inquiétude résonne dans tout l’espace de l’exposition par les sons d’un tambour, celui d’un homme qui, les nuits de Ramadan, parcourt les rues d’une ville (ici Beyrouth) pour réveiller les fidèles avant la première prière du matin : c’est un ‘wake-up call’ perturbant, de ce personnage à la fois héraut et père fouettard (Sirine Fattouh, A night in Beirut).

Plus discret est le travail mélancolique de Fakhri El Ghezal (Oueld Min ?) qui combine ici un poème en arabe dialectal sur le visage et une série de photographies de portraits, familiaux ou artistiques, comme une mémoire perdue, à la fois privée et publique, multiculturelle et précieuse. Une autre série de lui, dans un centre d’art tunisois juxtapose aussi un poème et des cadres vides, d’où le portrait du dirigeant en icône sacrée a été ôté (Sidi).

Nida Sinnokrot, KA Carthage, 2012

On trouve aussi ici des échos d’ailleurs, une vidéo de Zineb Sedira qu’on peut lire comme liée à la construction de l’identité algérienne au temps du FLN (Les Gardiennes d’images), trois maillots de Saâdane Afif qui parlent de double identité (National (Tunis)), et un diaporama du Gazaoui Taysir Batniji (Transit) qui montre au contraire la

Verseuse de roses, Musée de Carthage

tentative de destruction d’une identité opprimée. Dans le jardin du Musée, les deux excavateurs du Palestinien Nida Sinnokrot, au lieu de se dresser fièrement vers le ciel sont posés au sol (Ka (Carthage)), comme la femme couchée de Nicène Kossentini : est-ce un aveu de défaite, ou au moins de pause ? ou plutôt un signe de révérence face au Musée, face à l’antiquité, face à cette superbe Verseuse de Roses, mosaïque au mur d’une des salles du Musée (dont, soudain je me suis ressouvenu comme dans un éclair) qui debout, telle une source ingresque, répand ses bienfaits odorants mais piquants sur le monde depuis deux millénaires.

Dans cette quête d’identité, quelques pièces s’échappent, font appel à plus de légèreté : le seuil du musée est couvert d’une plaque d’aluminium où le Croate Boris Kajmaka gravé un motif très fin de dentelle (A threshold is a line between), pièce d’abord invisible, puis qui stoppe le visiteur dans son élan : faut-il l’enjamber ou marcher sur elle, la respecter ou risquer de l’user ?

Ismaïl Bahri, Ligne fantôme (Carthage), 2012

De même, une pièce presque invisible d’Ismail Bahri (dont j’irai bientôt voir le travail ici) ponctue l’espace de l’exposition de lignes d’épingles fichées dans le mur, fragments de sinuosités légères et subreptices, signes de discontinuité poétique, marques d’incertitude, ombres disjointes (Ligne fantôme). Devant le musée, Amina Menia offre une agora, un espace où débattre, où créer la démocratie, où définir le ‘nous’, le collectif.

Ce blog n’est pas le lieu pour parler d’élections et de Constituante, pour citer les échéances politiques, mais deux événements artistiques dans les prochains mois vont suivre cette jeune expérience, le Printemps des Arts en juin et, en septembre, cette fois dans la populaire médina de Tunis, Dream City. À suivre.

Voyage à l’invitation de Carthage Contemporary, qui regroupe cette exposition et neuf galeries ou centres d’art, dont celles citées ci-dessus.

Nicene Kossentini, Revenir, 2006

• De Nicène Kossentini aussi, au centre d’art B’Chira, dans une exposition où cinq critiques ont choisi cinq artistes (pas tout à fait, puisque, assez bizarrement, une critique est aussi artiste et parle d’elle-même), on peut voir une vidéo (Revenir) à partir d’une image photographique, vieille photo de famille pleine de griffures, dans laquelle un zoom avant révèle une petite intruse dans l’ombre : bouche ouverte comme un cri dans le noir, cette image insupportable d’une inconnue semble annonciatrice d’un désastre prochain engendré par son exclusion.

Photos 2, 3, 4 & 5 de l’auteur.

 

Takanashi, en deux temps

Yutaka Takanashi, Gare de Tokyo, quartier de Chiyoda,1965

Yutaka Takanashi, ST, début années 1970

J’ai rarement fait le grand écart autant qu’entre les deux étages de l’exposition de Yutaka Takanashi à la Fondation Cartier-Bresson jusqu’au 29 juillet, et sans doute est-ce un bon critère discriminant que de demander à chacun quel étage il a préféré. Le premier, autour de son livre Toshi-e, est entièrement en noir et blanc, des photographies dépouillées, souvent prises au vol, photos de foule, de vitesse, de confusion et de flou, dans des

Yutaka Takanashi, ST, 1968

lieux de passage, gares, rues, grands magasins. La réalité n’y apparaît souvent qu’à travers des filtres : l’obscurité, la brume, la pluie, la buée, comme celle en haut prise à la gare de Tokyo. Les paysages, toujours peuplés, y sont parfois étranges, comme les baigneurs ci-contre qui marchent sur l’eau au milieu de la mer.

 

Yutaka Takanashi, ST, 1969

Takanashi qui participe alors à la revue Provoke, tente de capturer sans artifice des fragments de réalité, des morceaux d’atmosphère, conscient qu’il ne peut tout contrôler, que l’image lui échappe, comme celle ci-dessus qui aurait pu être un téton couvert de dentelle dans une lumière interstellaire, et qui est peut-être la robe d’un mannequin vue en plongée. Michel Butor écrivit un texte sur lui, publié en japonais, et qui n’a apparemment jamais été édité en français.

Yutaka Takanashi, Machi, 1982

L’étage au dessus (Machi) est consacré à la couleur, avec son témoignage sur le Tokyo ancien et populaire, en péril de disparition. Chaque photographie, prise à la chambre, est minutieusement composée (en font preuve ses petits carnets de croquis exposés dans une vitrine), l’homme est absent et l’improvisation a laissé la place à un processus rigoureux et contrôlé d’enregistrement du réel (si le thème rappelle Atget, la manière de procéder me semble fort différente). Takanashi dit avoir alors voulu se débarrasser du poétique. Je suis resté perplexe ; ma préférence est évidente.

Photos courtoisie Fondation HCB, et Galerie Priska Pasquer Cologne (N&B) et Toluca Editions (Machi).

Lire la critique de Claire Guillot.

 

Lola Reboud des deux mondes

Lola Reboud, Noor, 2011

J’avais découvert le travail islandais de Lola Reboud lors du Prix de Levallois : on est toujours trop prompt à classifier les jeunes artistes dans une catégorie. Revoyant ses photographies deux ans plus tard (à l’Espace Dupon jusqu’au 15 juin), après son séjour au Maroc, je suis frappé par le contraste entre ces deux volets, ces deux pays.

Lola Reboud, Logi Hilmarsson, 2008

Autant les photographies d’Islande présentées ici portent la marque d’une certaine distance, due tant à la lumière froide et aux peaux claires qu’à un point de vue, plus ou moins délibérément distant, de l’artiste face à son sujet, autant ses photographies tangéroises sont éclatantes : soleil méditerranéen, peaux mates, sensualité exacerbée d’autant plus qu’elle est discrète.

Lola Reboud, Forêt de Perdicaris, Tanger, avril 2011

Si les deux corps nus de jeunes femmes islandaises, tous deux perdus dans la brume, l’une de sa douche et l’autre d’une source chaude, tout esthétiques qu’ils soient, n’émeuvent guère, les corps marocains, bikini ou djellaba, filles pudiques ou jeunes hommes fiers et provocants, sont porteurs d’une charge sexuelle forte : la tension circule entre les images, les regards se suivent, les corps sont prêts à se frôler.

Lola Reboud, Olafsfjordur, 2009

Et ce ne sont pas que les corps : face aux paysages islandais monastiques, durs et inhospitaliers s’étale la sensuelle nature marocaine, et cet arbre est en lui-même un personnage, comme le Chêne de Flagey par Courbet : guère d’austérité possible dans cette luxuriance. C’est tout le talent de la photographe que d’avoir ainsi su passer d’un monde à l’autre, et trouver dans chacun la distance juste, respect un peu austère ici, proximité un peu complice là.

Lola Reboud, Août 2011

Photos courtoisie de l’artiste