Quelle(s) réponse(s) à la question « Mais qu’est-ce donc que la photographie ? »

en espagnol

Qu’est-ce que la photographie, voilà la question que pose l’exposition au sous-sol du Centre Pompidou (jusqu’au 1er juin). Question posée, mais pas vraiment de réponse, ou plutôt une invite pour chacun à trouver sa réponse : c’est une exposition qui s’affirme délibérément comme non basée sur la théorie, mais seulement sur la pratique, et où donc, au fil des images présentées, le spectateur est confronté à une variété de photographies, et donc de pistes possibles de réponse, qui peut s’avérer déroutante. Non qu’il y ait, bien sûr, UNE réponse évidente à cette question, tant de points de vue étant possibles : optique, chimique, indiciel, historique, ontologique… Mais, faute de munitions théoriques, on peut en ressortir un peu confus. Non que ce soit la seule vérité, mais il m’a semblé utile de distinguer deux grands volets dans cette exposition, un sur la représentation, et l’autre sur le processus, un sur le photographié et l’autre sur le photographiant.

Timm Rautert, Le soleil et la lune à partir d'un seul négatif, 1972

Timm Rautert, Le soleil et la lune à partir d’un seul négatif, 1972

D’abord, et c’est une évidence, le questionnement de la photographie est celui de la représentation; c’est même la quasi-totalité des recherches, essais, questionnements en tout genre qui ont interrogé le médium, de Barthes à Krauss, de Dubois à Sontag, etc. Quelle est le rapport d’une photographie avec le réel qu’elle est censée représenter ? Bon nombre des œuvres présentées ici portent sur ce sujet. Certains sont excellentes comme le travail de John Hilliard sur le cadrage (la même photographie, selon la manière dont elle est cadrée, porte des sens différents) ou celui de Timm Rautert sur la durée d’insolation (la même photographie, selon son insolation, peut être titrée Soleil, ou Lune). On passera plus vite sur les trucages de Mariusz Hermanowicz, sur le temps qui passe simplistiquement illustré par un bouquet se fanant de Jan Saudek, ou sur l’allégorie de Patrick Tosani gelant l’instant, que j’ai trouvés un peu limités par rapport à la richesse du propos (et, au passage, je n’ai pas compris en quoi la photographie de Florence Paradeis était pertinente).

James Welling, Gelatin Photograph, 1984

James Welling, Gelatin Photograph, 1984

Bien plus intéressantes sont les images qui questionnent le processus photographique, et tout d’abord l’intégrale des Verifiche (Vérifications) d’Ugo Mulas. Mais il y a aussi le questionnement de la chimie photographique par Giulio Paolini et James Welling, et celui de la focale par Josef Robakowski. On regrette l’absence de photogrammes (excepté Mulas), pourtant un élément essentiel de ce questionnement (qu’est-ce qu’une photographie sans appareil photographique ?) et surtout le fait que, en lieu et place d’une photographie à la camera obscura (c’est-à-dire avec du papier photosensible sur la paroi en face du sténopé), on ait une photographie faite avec un appareil normal par Abelardo Morell à l’intérieur d’une pièce transformée en camera obscura, ce qui me semble passer à côté de la question : qu’est-ce qu’une photographie sans objectif ?

Mais venons-en à Ugo Mulas et à ses Verifiche, sur lesquelles je veux m’étendre un peu et qui, sont, à mes yeux, la principale raison d’aller voir cette exposition; d’autant plus que le texte en français accompagnant chaque image est disponible dans la salle – mais pas le texte liminaire de Mulas, pourtant très éloquent, où il écrit : « En 1970, j’ai commencé à faire des photos ayant pour thème la photographie même, une espèce d’analyse de l’opération photographique afin d’en individualiser les éléments constitutifs et leur valeur en soi ».

Ugo Mulas, Le temps photographique, à Jannis Kounellis (V3), 1970

Ugo Mulas, Le temps photographique, à Jannis Kounellis (V3), 1970

Ugo Mulas (1922-1973) a d’abord été connu comme photographe de la scène artistique italienne et new-yorkaise. Lors de l’exposition Vitalité du négatif dans l’art italien 1960-1970, il photographia les installations des 35 artistes présentés et, parmi elles, celle de Janis Kounellis, qui consistait en la répétition quotidienne d’une phrase musicale de la fameuse aria « Va, pensiero » de Nabucco de Verdi, jouée sans fin sur un piano à queue par le même pianiste deux fois par jour, dans une grande salle blanche et vide. Son défi était comment rendre compte d’une expérience auditive et temporelle par la photographie : plutôt qu’une seule image illustrative, Mulas voulut « tout dire photographiquement », et «  faire émerger la dimension du temps photographique ». Sa décision opératoire fut de réaliser 36 prises de vue, toutes identiques, du pianiste en train de jouer, vu de loin, de dos, au fond de la salle, toujours sous le même angle et avec le même éclairage. Ce sont 36 photographies identiques, que seul distingue le moment de la prise de vue, et Mulas les présenta sous forme d’une planche contact, choisissant de confronter cette impossibilité photographique en montrant non pas l’événement, mais les limites temporelles de sa représentation photographique.

Ugo Mulas, Hommage à Niepce (V1), 1968 1970

Ugo Mulas, Hommage à Niepce (V1), 1968 1970

Ugo Mulas, Pour Marcel Duchamp (fin des Verifiche), 1971

Ugo Mulas, Pour Marcel Duchamp (fin des Verifiche), 1971

La première des Verifiche, Hommage à Niepce, représente une planche contact complète (avec amorce et ‘talon’ marquant une forme de temporalité, de scansion régulière) d’une pellicule non utilisée, non impressionnée, mais développée, fixée et imprimée, qui, ainsi perdait tout sens utilitaire et devenait, en quelque sorte un ready made, représentant aussi à sa manière la ‘vitalité du négatif’, le potentiel de la surface sensible, autoréférentielle et ne représentant pas autre chose qu’elle-même. Comme pour mieux l’affirmer, cette même image se retrouve dans la dernière photographie de la série, titrée Fin des vérifications. Pour Marcel Duchamp, mais la plaque de verre qui maintenait la planche contact est désormais brisée : c’est bien sûr un écho au Grand Verre de Duchamp, mais aussi, dit Mulas, un témoignage de «l’influence, peut-être inconsciente, d’une attitude de Duchamp, de son non-faire […] sans lequel cette partie de mon travail n’aurait pas vu le jour».

Ugo Mulas, L'agrandissement, Le ciel pour Nini (V5), 1972

Ugo Mulas, L’agrandissement, Le ciel pour Nini (V5), 1972

D’autres vérifications ont à voir avec la prise de vue, l’objectif, le temps de pose, le laboratoire, la retouche, la légende, l’autoportrait, en somme tous les chapitres d’un manuel de photographie pour débutants, tout ce que Mulas avait précédemment toujours considéré comme des actions automatiques et utilitaires, mais sur lesquelles il se mit alors à réfléchir. Une des deux Verifiche titrées L’agrandissement, montre une photographie du ciel agrandie cent fois, sur laquelle on ne perçoit plus que le grain, les sels d’argent et qui, dit Mulas, pourrait tout aussi bien être la photographie d’un mur, une image réversible, interchangeable, quasi abstraite et complètement détachée du réel et de sa représentation.

Ugo Mulas, L'opération photographique, Autoportrait pour Lee Friedlander (V2), 1970

Ugo Mulas, L’opération photographique, Autoportrait pour Lee Friedlander (V2), 1970

Celle concernant la prise de vue, titrée L’opération photographique. Autoportrait pour Lee Friedlander, est un autoportrait au miroir où son visage est quasi entièrement caché par l’appareil cependant que son ombre est projetée sur le mur : l’appareil est un médium qui ne lui appartient pas, et qui « l’exclut quand il est le plus présent».

Ugo Mulas, Le soleil, le diaphragme, le temps de pose (V9), 1972

Ugo Mulas, Le soleil, le diaphragme, le temps de pose (V9), 1972

La Verifica concernant le temps de pose, Le soleil, le diaphragme, le temps de pose, consiste en une planche contact de photographies du soleil faites avec différentes ouvertures et différents temps de pose, depuis l’obscurité jusqu’à une blancheur éclatante en milieu de pellicule, pour terminer dans une quasi obscurité. Enfin, la Verifica n°7, Le laboratoire. Une main développée, l’autre fixée. À Sir John Frederick Willliam Herschel, montre l’image d’une main trempée dans le développeur et de l’autre main trempée dans le fixateur. Il n’y a plus là d’appareil photographique, ce sont des photogrammes, l’un en positif et l’autre en négatif. Après les autres opérations de déconstruction de l’appareil photographique, c’est à l’essence même de la photographie comme écriture de lumière que Mulas s’affronte ici.

Ugo Mulas, Le laboratoire, une main développe, l'autre fixe, à Sir John Frederick William Herschel (V7), 1972

Ugo Mulas, Le laboratoire, une main développe, l’autre fixe, à Sir John Frederick William Herschel (V7), 1972

Les Verifiche sont une conclusion, un aboutissement de tout le travail d’Ugo Mulas, revenant à la fin de sa vie sur ce qu’a été la photographie pour lui, et y portant un regard analytique et conceptuel, afin de le rendre explicite. C’est là la meilleure réponse, me semble-t-il, à la question posée par cette exposition.

Takanashi, en deux temps

Yutaka Takanashi, Gare de Tokyo, quartier de Chiyoda,1965

Yutaka Takanashi, ST, début années 1970

J’ai rarement fait le grand écart autant qu’entre les deux étages de l’exposition de Yutaka Takanashi à la Fondation Cartier-Bresson jusqu’au 29 juillet, et sans doute est-ce un bon critère discriminant que de demander à chacun quel étage il a préféré. Le premier, autour de son livre Toshi-e, est entièrement en noir et blanc, des photographies dépouillées, souvent prises au vol, photos de foule, de vitesse, de confusion et de flou, dans des

Yutaka Takanashi, ST, 1968

lieux de passage, gares, rues, grands magasins. La réalité n’y apparaît souvent qu’à travers des filtres : l’obscurité, la brume, la pluie, la buée, comme celle en haut prise à la gare de Tokyo. Les paysages, toujours peuplés, y sont parfois étranges, comme les baigneurs ci-contre qui marchent sur l’eau au milieu de la mer.

 

Yutaka Takanashi, ST, 1969

Takanashi qui participe alors à la revue Provoke, tente de capturer sans artifice des fragments de réalité, des morceaux d’atmosphère, conscient qu’il ne peut tout contrôler, que l’image lui échappe, comme celle ci-dessus qui aurait pu être un téton couvert de dentelle dans une lumière interstellaire, et qui est peut-être la robe d’un mannequin vue en plongée. Michel Butor écrivit un texte sur lui, publié en japonais, et qui n’a apparemment jamais été édité en français.

Yutaka Takanashi, Machi, 1982

L’étage au dessus (Machi) est consacré à la couleur, avec son témoignage sur le Tokyo ancien et populaire, en péril de disparition. Chaque photographie, prise à la chambre, est minutieusement composée (en font preuve ses petits carnets de croquis exposés dans une vitrine), l’homme est absent et l’improvisation a laissé la place à un processus rigoureux et contrôlé d’enregistrement du réel (si le thème rappelle Atget, la manière de procéder me semble fort différente). Takanashi dit avoir alors voulu se débarrasser du poétique. Je suis resté perplexe ; ma préférence est évidente.

Photos courtoisie Fondation HCB, et Galerie Priska Pasquer Cologne (N&B) et Toluca Editions (Machi).

Lire la critique de Claire Guillot.

 

Lola Reboud des deux mondes

Lola Reboud, Noor, 2011

J’avais découvert le travail islandais de Lola Reboud lors du Prix de Levallois : on est toujours trop prompt à classifier les jeunes artistes dans une catégorie. Revoyant ses photographies deux ans plus tard (à l’Espace Dupon jusqu’au 15 juin), après son séjour au Maroc, je suis frappé par le contraste entre ces deux volets, ces deux pays.

Lola Reboud, Logi Hilmarsson, 2008

Autant les photographies d’Islande présentées ici portent la marque d’une certaine distance, due tant à la lumière froide et aux peaux claires qu’à un point de vue, plus ou moins délibérément distant, de l’artiste face à son sujet, autant ses photographies tangéroises sont éclatantes : soleil méditerranéen, peaux mates, sensualité exacerbée d’autant plus qu’elle est discrète.

Lola Reboud, Forêt de Perdicaris, Tanger, avril 2011

Si les deux corps nus de jeunes femmes islandaises, tous deux perdus dans la brume, l’une de sa douche et l’autre d’une source chaude, tout esthétiques qu’ils soient, n’émeuvent guère, les corps marocains, bikini ou djellaba, filles pudiques ou jeunes hommes fiers et provocants, sont porteurs d’une charge sexuelle forte : la tension circule entre les images, les regards se suivent, les corps sont prêts à se frôler.

Lola Reboud, Olafsfjordur, 2009

Et ce ne sont pas que les corps : face aux paysages islandais monastiques, durs et inhospitaliers s’étale la sensuelle nature marocaine, et cet arbre est en lui-même un personnage, comme le Chêne de Flagey par Courbet : guère d’austérité possible dans cette luxuriance. C’est tout le talent de la photographe que d’avoir ainsi su passer d’un monde à l’autre, et trouver dans chacun la distance juste, respect un peu austère ici, proximité un peu complice là.

Lola Reboud, Août 2011

Photos courtoisie de l’artiste

 

Israël : photographies du champ de bataille

Vue d'exposition, Making room, Musée de Tel Aviv

Une petite exposition de photographes israéliens contemporains au Musée de Tel Aviv (jusqu’au 31 juillet) met l’accent sur l’espace, ce qui ne veut pas dire grand chose, mais avec une forte connotation militaire pour la majorité des trente photographies présentées, commençant avec une scène de l’expédition de Suez en 1956 du photo-reporter Micha Bar-Am, mais passant ensuite à des compositions, sinon entièrement fictionnelles, en tout cas remodelées. Dans la vue d’exposition ci-dessus, on a, de gauche à droite, une composition avec soldats de plomb de Miki Kratsman (Combat, 2008), une ligne de soldats dans le désert passant devant un campement bédouin sans âme qui vive cependant que des oiseaux volent en formation au-dessus d’eux (Aviv Naveh, Journey, 2005), puis une image 3D d’un soldat endormi près d’un feu de camp, ainsi transformé en icone (Yigal Feliks, The Sleep of the Warrior, 2009) : trois jeux de représentation, trois prises de distance visuelle et aussi politique (Kratsman est un des fondateurs de Breaking the Silence), trois manières de questionner les codes militaristes en vigueur.

Aviram Valdman, ST, 2010

Du même ordre est ce caisson lumineux d’Aviram Waldman (ST, 2010), qui fait autant penser à une publicité qu’à Jeff Wall, où les cibles semblent sorties de Jasper Johns et le sommet neigeux plus évocateur de la paisible Suisse que d’un pays belliqueux. On trouve aussi des maquettes de chars (Assaf Evron), une photographie floue titrée « d’après Mordechai Vanunu » (l’homme qui révéla le programme atomique israélien et fut kidnappé à Londres, puis emprisonné au secret pendant près de vingt ans) évoquant les installations nucléaires secrètes de Dimona (par Nir Evron) et des photographies de Deganit Berest dans lesquelles l’image se décompose : la réalité s’échappe.

Boaz Aharonovitch, Explosions, 2008

Les Explosions de Boaz Aharonovitch (2008) en éloignent encore plus, tant est grande leur beauté formelle, abstraite, tant sont invisibles leurs effets. C’est sans doute là le thème principal de cette petite exposition, l’écart entre la photographie et le réel.

Photos de l’auteur

Photographie brésilienne, bidouillages et frustrations

Cao Guimaraes Bidouillages 19, 2005

L’exposition de photographies brésiliennes à la MEP (qui s’est terminée le 25 mars) présentait une soixantaine de photographies de la Collection Itaù, en deux ensembles disparates entre lesquels l’accrochage tentait d’établir des correspondances qui ne sont guère que formelles. Mais un catalogue plus élaboré et des cartels plus complets auraient peut-être permis d’aller plus loin dans la compréhension du travail de photographes qui, dans leur très grande majorité, sont peu connus en France, à part Miguel Rio Branco et Vik Muniz. Que ce soit du fait de la collection elle-même ou du choix fait ici, c’est un peu une occasion manquée. Ceci dit, il y a bien des pièces à découvrir, qui incitent à faire ensuite l’effort d’en savoir un peu plus sur leurs auteurs, une fois de retour chez soi entre livres et internet.

Eduardo Enfeldt Echelle en blanc 1957

La première partie sur la photographie ‘moderniste’ est surtout documentaire : les recherches formelles de Moholy-Nagy ou de Man Ray semblent n’être arrivées au Brésil que dans les années 1950s. Si les travaux de Geraldo de Barros (avec ses Photoformes ‘abstractisantes’)  ou de Eduardo Enfeldt (avec cette belle échelle de lumière de 1957) sont intéressants en soi, ils ne semblent pas  traduire une appropriation brésilienne des avant-gardes (alors que ce fut le cas en peinture ou en littérature, et bien plus tôt).

 

Rafael Assef Mathématique d'or V, 2000

 

 

Après la parenthèse stérile de la dictature militaire (1964-1985), une photographie contemporaine se développe au Brésil. Un bon nombre des œuvres présentées ici font montre d’une recherche formelle et expérimentale qui semble (au contraire de la période moderniste) être contemporaine des mêmes explorations  en Europe ou en Amérique du Nord. Sur chacun des deux étages de l’exposition, on est d’abord accueilli par des images vides dans lesquelles le regard sombre. De Rafael Assef, deux grandes photographies (de 2000) d’un blanc entre glace et gélatine, surface striée par des tranchées rouges sang, plus ou moins profondes, plus ou moins épaisses, dessinant des figures géométriques simples. Est-ce une image occultée par le voile blanc et surgissant ici et là ? Est-ce une blessure ? un éclatement de l’image ? un détournement ou une composition ? Dans l’expo ou le catalogue, vous n’en saurez rien, mais ces images restent en mémoire.

Rosangela Renno Rio de Janeiro (photo Jorge William, agence O Globo, série Corps de l'âme) 2003

A l’autre étage, face à un quasi miroir, on peine à discerner l’image, on s’efforce de la regarder de biais pour ne plus y voir son propre reflet et tenter d’y distinguer quelque chose de plus que les trames géométriques plus ou moins serrées qui occupent l’espace. En fait, il m’a fallu consulter le catalogue puis revenir devant la photographie pour voir enfin cette femme cadrée de près nous présentant la photo d’un homme debout. Rosângela Renno’ est une des pionnières de la photographie brésilienne contemporaine ; je ne sais de quoi il s’agit là et le titre ne me dira rien (Rio de Janeiro, 2003). Mais on est sans doute devant un acte mémoriel ; l’homme sur la photo est-il un amant évanoui ou un militant disparu dans les prisons de la dictature ? Parle-t-on ici de deuil et de souvenir ? L’éclatement de la trame, la difficulté à voir renforcent cette douleur mémorielle.

Dora Longo Bahia ST Images Infectées 1999

Tout aussi prégnante semble être cette Image infestée de Dora Longo Bahia (1999), un caisson lumineux où l’image de cet homme paisible dans une palmeraie est percée de dizaines d’infections, éclats explosifs de lumière jaune comme des amibes ou des crabes dévorant la photo. Là aussi, on est sans doute quelque part entre expérimentation formelle et travail de mémoire, mais on ressort perplexe.

Citons enfin, dans toute cette confusion, quelques images aimablement surréalistes comme ce panneau d’affichage vide de Joao Castillo (Tourbillons, 2006) ou simplement drôles et révélatrices comme ces Bidouillages (2005) de Cao

Joao Castilho ST série Tourbillons 2006

Guimarraes (en haut). Mais cela ne suffisait pas à transformer cette simple présentation d’échantillons d’une collection en une exposition construite permettant de découvrir et comprendre ces photographes. J’en suis ressorti intéressé et frustré.

(Sinon, ailleurs dans la MEP, il y avait, entre autres,  les formes plantureuses de Laetitia Casta photographiées par Dominique Issermann : quelques images mystérieuses, bien d’autres un peu trop porno-chic. Lire cette critique acide par le photographe Michael McCarthy; je suis assez d’accord avec sa conclusion)

Les chiens nus de Berne

Les yeux décousus 1

Deux expositions du tandem Cécile Hess & Gaël Romier en Suisse. Celle de Berne dans la galerie TH13 à l’étage du magasin Hermès (jusqu’au 14 avril) présente des travaux récents dans un espace assez resserré.  Ce sont ici moins des histoires qu’on pourrait imaginer que des réinventions du regard, des découvertes insolites donnant à voir des objets qu’on n’aurait peut-être sinon pas regardés, comme l’usure des semelles de chaussures de danseurs, ou des déplacements insolites comme ces coquillages bénitiers dont se chausse une jeune femme. L’image introduit le doute, voire même l’inquiétude : ces champignons-fleurs seraient-ils des toques de fourrure coiffant des bâtons plantés dans le sol ? Et ce visage coiffé d’une perruque blonde

Rivages

est trop immaculé pour être vrai, trop profond pour être honnête, trop offert pour n’être pas quelque peu obscène (Yeux Décousus).

Tout s’agence autour d’objets simples mais redoutables, œuf, chaussures, perruques, coquillages et fourrures, vecteurs d’un fétichisme innocent et pervers à la fois.

Rivages est une image indistincte, à la frontière de la perception, où nous restons dans l’incertitude : dans une eau cristalline dont les reflets dessinent une mosaïque de lumière flottent des objets dont on ne sait s’ils sont fourrure ou peau, manchons d’une élégante ou déchets d’un abattoir : c’est une image indécente et sauvage, irrationnelle et fascinante.

Lou

Et on reste longtemps devant Lou, ange déchu saisi l’espace d’un instant dans sa chute verticale, nue (seuls la chevelure blonde et la finesse des attaches permettent de savoir que c’est une femme) sans doute dans ce manteau d’une fourrure qui semble encore animale, sauvage, à peine dépecée. Elle chute inexorablement, si vite que ses cheveux volent à peine, que son manteau est comme une aile. Encore obsédé par elle, j’ai pensé à Marylin, mais c’est plutôt Lilith que nous contemplons là. Nul ne saura.

 

Pasquart Vue d'expo

L’autre exposition, au Photoforum Pasqu’Art à Bienne (jusqu’au 1er avril), reprenant et remettant en scène des oeuvres plus anciennes, est, sinon plus narrative, en tout cas davantage dans le champ du conte. Accueillis par une fourrure de renard cache-sexe, on s’y promène au milieu des fantasmes, tentant d’inventer des liens entre les images que la mise en scène encourage : accouchement primal d’un œuf dans une petite culotte entre deux portières de voiture devant les restes de la même BMW, sièges et capot sur lequel l’œuf a ensuite été cuit ( ?), ou épluchures d’escarpins minutieusement pelés qui ornent les murs d’autant de dessins quasi préhistoriques de vulves colorées.

Pasquart Vue d'expo

Pasquart vue d'expo

Les sentinelles à l’entrée des salles présentent les armes, elles aussi reprennent les éléments de base du fantasme, perruque et chaussure, êtres unijambistes qu’on effleure rituellement au passage pour conjurer le mauvais sort. On se retrouve ici enveloppé de toutes parts par le rituel de la fête nocturne de Duchesse Vanille, plumes et lingerie fine, tirs au ball-trap et phares dans la nuit : une nuit mystérieuse et érotique à laquelle on rêverait de participer, sans pour autant n’en rien savoir.

Les Chiens Nus

Plus loin, une boule de poils qui se révèle être un corps d’enfant, lui aussi enveloppé de fourrure, tombe aussi dans l’abîme, image baroque de la chute : Chiens Nus donne son nom à l’exposition. Dans les étroits passages entre les salles, des images de petit format nous emmènent ailleurs, d’abord vues du coin de l’œil, puis bloquant la circulation des visiteurs quand on s’y laisse prendre.

Pour compléter l’incertitude, le désarroi, entre pureté et vice, entre trouble et désir, une caverne brille de mille feux : les éclats d’une boule lumineuse mouchètent les parois comme autant de plumes voletant, comme autant d’éclaboussures fécondes sur les muqueuses de la grotte.

Caverne

Cécile Hesse et Gaël Romier nous emmènent une fois de plus au pays surréel de nos rêves refoulés, là où sans eux nous ne saurions guère nous aventurer seuls.

Voyage à l’invitation de la Fondation Hermès. Photos courtoisie des artistes.

Brian Duffy et les Sixties

Brian Duffy, David Bowie

Un photographe de mode, me suis-je d’abord dit, et j’ai remis ma visite de l’expo à plus tard. Et puis, le mois suivant, plutôt que d’aller revoir Masaccio pendant une heure de liberté, je me suis décidé à aller voir les photographies de Brian Duffy au Musée Alinari à Florence (jusqu’au 20 mai). Je me suis retrouvé plongé dans l’Angleterre des sixties, que j’ai à peine connue. Il faut sans doute commencer par la vidéo, par cette interview de Duffy à la veille de sa mort, lui qui, en 1978, las du monde de la photo, avait décidé de brûler ses négatifs (pas tous, heureusement, les flics sont arrivés pour éteindre le bûcher

Brian Duffy, Bird cage Benson&Hedges

dans son jardin) et qui n’a repris son appareil qu’en 2009, à 76 ans (et ce fut aussi l’année de sa première exposition), lui qui se considérait comme un simple technicien compétent, pas comme un artiste (à la différence de son ami David Bailey), « c’était juste mon boulot », et qui osa déclarer « 99% de mon boulot c’était de la pub, de la merde; c’était juste un moyen pas trop dur de gagner de l’argent ». Ce cynique a su si bien traduire un certain esprit des années 60, the coolness. Ecoutez l’interview de son fils.

On se souvient bien sûr de David Bowie en ‘peaux de bêtes’ et de son ombre au mur, et peut-être de la campagne surréaliste pour Benson & Hedges. Il y a aussi des portraits des Beatles, de Michael Caine et de Burroughs. La photographie ci-dessous, une des plus belles de l’expo à mes yeux, est simplement titrée ‘Un homme dans une allée », mais c’est en fait une publicité pour Aquascutum.

Brian Duffy, Aquascutum 1960

 

Pas vraiment de quoi faire de longs discours, juste le plaisir de regarder ces photos. Voici  la planche contact de la scandaleuse Christine Keller dont la promiscuité fit trembler l’empire et qui se livre ici nue et sans fards.

Brian Duffy, Christine Keller

 

Et quand le magazine Nova veut publier un guide flipbook ‘Comment se déshabiller devant son mari’, Duffy choisit comme modèle une strip-teaseuse du Crazy Horse, qu’il trouve extraordinaire, avant d’apprendre qu’Amanda Lear serait transsexuelle…

Brian Duffy, How to undress in front of your husband (Nova), Amanda Lear

 

Et pour clore sur une note légère, dans cette photo de mode, à quelques centaines de mètres du Musée, au bord du Ponte Vecchio, notez le regard du jeune Italien sur son scooter.

Brian Duffy, Fashion for Vogue, Florence Ponte Vecchio

 

 

L’identité (Photomaton 2)

Alain Baczynsky, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose, 1979-1981

Le photomaton (au Musée de l’Élysée à Lausanne jusqu’au 20 mai), ce n’est pas seulement un procédé, c’est aussi une représentation, un portrait, une identité. Cette exposition, m’a-t-on dit, regroupe 6992 visages : le photomaton est rarement utilisé pour représenter autre chose qu’un visage (ou plusieurs à la fois, sept au maximum, paraît-il). Et donc, naturellement, d’abord, une question sur ce qu’est le portrait. À travers les surréalistes, puis la Factory, ce thème est amplement développé ici. Le fait que la photographie automatique soit désormais possible a bien sûr captivé les adeptes de l’écriture automatique, et ces bandes de portraits où Prévert, Tanguy, Aragon, Queneau, Éluard et même Breton font les pitres, sont bien connues, ainsi que la frise des yeux clos autour de la femme nue cachée dans la forêt. Si Warhol est aussi un grand adepte du photomaton, il en est surtout un transformateur, produisant à partir d’eux de nombreuses sérigraphies, elles aussi bien connues.

Alain Baczynsky, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose, 1979-1981

Mais, au-delà de cet aspect historique, l’exposition aborde la question de l’identité, de la manière dont le photomaton la révèle, ‘connais-toi toi-même’ des temps modernes. De ce point de vue, la révélation de l’exposition est l’artiste israélien Alain Baczynsky, dont Pompidou vient d’acquérir les archives photomatiques et dont une quinzaine de photos sont présentées ici (voir son livre pour plus d’images) : de 1979 à 1981, après chaque séance de psychanalyse, Baczynskyse rend dans un photomaton voisin, mu par la pulsion de compléter l’analyse par une image. Chacune est datée au verso et agrémentée d’un commentaire, quelques mots ou tout le verso, en général acerbe, voire violent. Baczynsky règle ses problèmes avec sa mère, avec sa judaïté, avec le monde. Il montre sa résignation ou sa

Alain Baczynsky, idem

rage, il mime parfois ses séances (mangeant ici  un billet de 50FF, honoraires de l’époque). J’ai trouvé extraordinaire cette photo (en haut) où il raye compulsivement son visage, déchire sa bouche dans un refus de la parole et ne préserve que ses yeux, seule résistance possible face au langage. Vers la fin, avant d’interrompre son analyse (et de partir vivre en Israël), son visage disparaît peu à peu de l’image, on ne voit plus que ses vêtements, de face, puis de dos, puis le rideau, seul. Fin de partie.

Susan Hiller, Midnight, Baker Street, 1983

Deux autres séries également très fortes (à côté de Cindy Sherman et de Gillian Wearing, dont les pièces fictionnelles montrées ici sont, me semble-t-il, moins liées à la spécificité du photomaton) sont celles de Susan Hiller et de Anita Cruz-Eberhard. La première, modeleuse d’inconscient, insomniaque, se lève la nuit et va se prendre en photo dans le photomaton de gare le plus proche, à demi consciente, presque en transes dirait-on ;  elle agrandit ensuite ces photos, les recouvre de peinture et de calligraphies indéchiffrables.

Anita Cruz-Eberhard, Stitched Faces, Red, 2003

L’artiste américaine Anita Cruz-Eberhard a réalisé cet assemblage terrifiant où les bandes de photomatons d’elle adolescente sont cousues entre elles avec un fil noir très régulier, cependant que ses yeux sont occultés avec un fil rouge cousu rageusement : négation de soi, rougeur du sang meurtrier ou menstruel, définition troublée de son identité.

Amanda Tetrault, Phil and Me, 2011

Un autre ensemble très pertinent sur le thème de l’identité est celui de la Canadienne Amanda Tetrault, qui, ne voyant son père Phil, SDF schizophrène qu’irrégulièrement, avait l’habitude de le retrouver dans une cabine de photomaton, bâtissant ainsi un rituel constructif et profitant de l’espace protecteur de la cabine pour maintenir ses liens avec lui. Là aussi, peut-être encore plus que dans les cas précédents, le photomaton, impersonnel et objectif, devient un élément de construction de soi, de définition de l’identité plus efficace que le langage.

Anne Deleporte, I.D. Stack n.6, 1992

L’identité, c’est aussi ce que les autres définissent de vous ; dans la partie de l’exposition dévolue à la photo d’identité, outre le travail de Mathieu Pernot sur les enfants tziganes, j’ai découvert cet assemblage fait par Anne Deleporte : que reste-t-il de nous une fois notre photo officielle dévorée par le système ? Les fonctionnaires de police, si votre photo est conforme, la découpent au format requis avec un massicot calibré. Ce qui reste, c’est ce qui n’entre pas dans notre identité officielle, le périphérique, l’accessoire, mèches de cheveux, bijoux, cou, épaules, décolletés, et Anne Deleporte collectionne ces cadres évidés, non identifiables mais néanmoins éloquents. De cette accumulation naît un homme en creux, porteur de tous les rêves.

À noter aussi, grâce au créateur du site culte photobooth.net, Brian Meacham, une sélection de films où le photomaton apparaît, de Lonesome (1928, Paul Fejos) à The Tracey Fragments (2007, Bruce McDonald), en passant par les Beatles. Rien de comparable en littérature, par contre, c’est dommage. Notons aussi que le photomaton semble être limité à l’Europe Occidentale, l’Amérique du Nord et le Japon. Jan Wenzel, né à Leipzig, confirme qu’il n’apparût à l’Est qu’après 1990, mais n’y en avait-il pas à Beyrouth, Alexandrie, Saigon ou Shanghai ? Peut-être pas.

Voyage à l’invitation du Musée de l’Élysée.

Photo Anne Deleporte courtoisie du Musée : Anne Deleporte, I.D. Stack # 6 [ Pile d’identités n°6 ], 1992, superposition de photomatons, épreuves gélatino – argentiques et chromogènes, 6 x 5 x 3 cm © Anne Deleporte

 

 

La disparition du photographe (Photomaton 1)

Richard Avedon (Esquire), Marilyn Monroe, 1957

A l’entrée de l’exposition sur le photomaton du Musée de l’Élysée à Lausanne (jusqu’au 20 mai), le visiteur peut se faire tirer le portrait dans un des rares photomatons argentiques encore en fonctionnement, datant des années 1930 et importé des États-Unis (collectif 312photobooth) pour la durée de l’exposition. Sur la paroi, on peut lire « Children photograph perfectly regardless of how much they move » (ci-dessous); l’ambiguïté sémantique de ce verbe ‘to photograph’ me semble emblématique de cette exposition : sont-ce les enfants qui photographient ? ou sont-ils ceux qui sont photographiés ? Actif ou passif ? C’est là la substance même du discours sur le photomaton, appareil sans photographe, d’une objectivité absolue, sans la moindre déviation personnelle du standard automatique, d’où l’acte photographique classique est absent.

Qui est l’auteur d’une photographie de photomaton ? Je ne sais ce que dit le droit de la propriété intellectuelle (ou la chère ADAGP…), mais dans l’exposition (comme partout ailleurs, d’ailleurs), l’auteur est presque toujours le sujet, c’est lui (André Breton ou Andy Warhol) dont le nom figure en gras sur le cartel. Une exception : en

Franco Vaccari, Esposizione in tempo reale num 4, Lascia su queste pareti una tracia fotografica del tuo passaggio (Christo HG), 1972

1957, Richard Avedon ayant déclaré qu’on pouvait faire de belles photos quel que soit l’appareil, le magazine Esquire fit installer un photomaton dans son studio et publia quelques-unes des photographies ainsi faites par (avec ?) Avedon sous le titre « 25c. a celebrity ». Voici donc « Marilyn Monroe and very little else ». Qui en est l’auteur, Avedon ou Monroe ? Le cartel dit Avedon (en haut).

Franco Vaccari, idem, Christian Boltanski

Le premier à avoir vraiment exploré cette dimension conceptuelle du photomaton fut Franco Vaccari, qui, jeune artiste invité à la Biennale de Venise en 1972, y installa un photomaton et invita les visiteurs à laisser sur les murs de la salle un témoignage photographique de leur passage : c’est « la photographie comme action et non comme contemplation », action révolutionnaire dans l’histoire de la photographie. 40 000 visiteurs le firent alors (Vaccari étendra ensuite cette action à d’autres villes italiennes) et parmi eux Ugo Mulas (abrité derrière son appareil photo), Christo et son fils (ci-dessus),

Franco Vaccari, Esposizione in tempo reale num 4, Lascia su queste pareti una tracia fotografica del tuo passaggio (Grafico della censura esercitata sulla tenda nel tempo), 1972

Christian Boltanski en keffieh, à côté d’inconnus hilares, amoureux ou exhibitionnistes (au fil de la Biennale, le rideau de la cabine fut raccourci pour éviter les ‘excès’ ; il se dit qu’un artiste italien aujourd’hui assez connu fut conçu dans cette cabine). Lire l’intéressante interview de Vaccari (trop méconnu en France, un seul de ses livres a été traduit) par le commissaire Clément Chéroux et Giuliano Sergio dans le catalogue.

Car un second élément déterminant du photomaton, après l’absence du photographe, est sa position entre public et privé, son intimité précaire à l’abri du rideau tiré : ni photographe, ni témoins.  Le rideau est abondamment photographié, c’est lui (avec le tabouret à vis) qui marque les souvenirs ; il y a même un tableau de Gerhard Richter représentant un rideau, c’est dire. Innombrables sont donc les photomatons

Svetlana Khachaturova, Fermata, 2007-2008

de baisers, de seins, de pénis, ou plus (voir le livre de Bruno Richard), tout est permis dans cette cache, qui est autant une caverne utérine qu’un confessionnal ou un isoloir. Mais la frontière n’est qu’un mince rideau et parfois le monde extérieur pénètre dans le photomaton : Svetlana Khachaturova tient dans ces bras un miroir qui, le rideau ouvert, reflète l’extérieur, le ciel ou le sol, et les photomatons ainsi faits semblent vider son torse et y ménager un trou magrittien où on voit les nuages.

Steven Pippin, Self-portrait with photobooth, 1987

D’autres le détournent en renversant cet équilibre précaire dedans / dehors : Steven Pippin, jamais à court de détournements, transforme une cabine de photomaton en camera oscura et, immobile à l’extérieur pendant trente minutes laisse son image impressionner la pellicule installée à l’intérieur. D’autres expérimentent avec les ratés de la machine, avec les contrariétés de l’automatisme : à côté d’un manuel de réparation listant tous les dysfonctionnements possibles, Daniel Minnick (qui, ce n’est peut-être pas une surprise, s’intéresse à Tichý) travaille sur le support matériel lui-même, avec moult éclaboussures chimiques et autres oxydations abstraites.

Un des artistes présentés ici est engagé dans un duel avec la machine, qu’il tente de berner. Jan Wenzel, outre une documentation conceptuelle des composants du photomaton, réalise des compositions qui semblent être des images uniques, mono-temporelles, mais qui sont en fait des constructions très élaborées où l’image du dessous est en fait celle d’après, l’artiste et ses collaborateurs décomposant l’image cible, la découpant en morceaux et les présentant à l’objectif du photomaton l’un après l’autre. Il y a bien sûr quelques

Jan Wenzel, Intérieur, 1998

ratés, quelques éléments qui ne sont pas d’équerre (et c’est tant mieux), mais c’est là une tentative de détourner le protocole, de tromper le temps que j’ai trouvée fascinante. Plutôt qu’un ‘flapbook’, elle m’a semblé être l’image inversée des ‘films’ de Paolo Gioli, dont tous les ‘photogrammes’ ont en fait été pris au même moment mais en des points légèrement décalés, donnant ainsi une impression de mouvement, alors que Wenzel, dont les images ont été prises au même endroit mais à des moments légèrement décalés, donne une image de fixité.

Jared Bark, Stick Man, 1976

Dans un registre similaire, Jarek Bard fut un des premiers à tenter d’inventer une esthétique propre au photomaton en réalisant des compositions du même type que Wenzel (mais vingt ans plus tôt). Ses photos sont plus léchées, peut-être un peu trop parfaites, l’artifice n’y apparaît plus ou presque. Mais cet homme-bâton en devient un personnage de légende, le détournement de l’appareil créant une autre réalité.

Le catalogue commence par un joli texte de Martin Crawl sur le rite du photomaton : « Attente. On n’y coupe pas. Ca fait même partie du plaisir. Quand on arrive, d’abord, la cabine est toujours occupée… » Demain, je poursuivrai en parlant du portrait au photomaton et de l’identité.

Voyage à l’invitation du Musée de l’Élysée.

 

 

L’indicatif présent et le plus-que-parfait : Cartier-Bresson et Paul Strand au Mexique

Paul Strand, Femme d'Alvarado, Susana Ortiz Cobos, Veracruz 1933

Le contraste entre les deux étages de l’exposition des photographies mexicaines de ces deux photographes, à la Fondation Cartier-Bresson (jusqu’au 22 avril) est saisissant : alors qu’ils se sont connus et qu’ils ont ensuite travaillé ensemble, que Cartier-Bresson est venu au cinéma grâce à Strand (à New York avec Nykino), leur mode photographique est complètement opposé, et passer d’un étage à l’autre est comme changer de monde, de style, d’éthique même.

Paul Strand, Portail de l'église, Hidalgo, 1933

Les photographies de Paul Strand sont remarquablement construites et puissantes : les architectures sont étudiées au millimètre près, on sent qu’il a dû déplacer cent fois son trépied avant d’être satisfait, qu’il a patiemment attendu que les nuages soient parfaits avant de se décider à saisir un paysage. Ses sculptures religieuses sont minutieusement éclairées, ses portraits sont posés, conscients, sans le moindre accident.

 

Paul Strand, Femmes de Santa Anna, lac Pàtzcuaro, Michoacàn, 1933

Strand dépeint un Mexique mythique, conventionnel, rural, pauvre, religieux. Les ‘pauvres gens’ y sont sur scène, dans un décor attendu. On a fait patiemment attendre le petit garçon, on a nourri et calmé le bébé pour qu’il ne gigote pas dans les bras de sa mère pendant la séance.

Paul Strand Christ aux épines, Huexotla 1933

C’est très beau et sans surprise, figé et plus que parfait. En particulier, le portfolio d’héliogravures vernies montre une fresque de personnes, de Christs en croix et de paysages remarquablement agencée et tout à fait fascinante. Le seul reproche face à cette perfection viendrait de la diversité (sans doute inévitable) des tirages exposés (tirages platine d’époque, héliogravures vernies de 1940, tirages argentiques des années 1960s et tirages modernes de 2010) qui induit des variances de tonalité un peu dérangeantes à l’oeil.

Par ailleurs, au dernier étage, on peut voir le film Redes (The Wave, Les Révoltés d’Alvarado) que Strand tourna dans un petit village de pêcheurs, film politique révolutionnaire : c’est à propos de ce film qu’Eisenstein lui dit : « vous n’êtes pas un cinéaste, vous êtes un photographe de chevalet ».

 

HCB, Juchitan, 1934

 

A l’étage Cartier-Bresson, la vie fait irruption, le désordre, le bordel ambiant, la légèreté. Peu de paysages, surtout des gens, des dormeurs dans la rue, des gamins dissipés et joyeux, une mère coupée par le cadrage qui maintient fermement sa fille devant l’objectif, une autre mère dans un décor de studio qui, se penchant pour arranger les habits de son enfant, lui occulte le visage.

HCB, Mexico, 1934

Personne ne pose vraiment, la composition, tout aussi rigoureuse que chez Strand, est instinctive plus que construite, tout s’échappe du cadre, sauf cet étrange sac posé sur une chaise, peut-être une mendiante endormie. Lui fait écho le bébé

HCB, Mexico, 1934

emmailloté dans les bras de sa mère comme dans un linceul.

 

 

HCB, Lupe Marín, Mexique, 1934

 

 

Il y a aussi les fesses en peau d’orange de Lupe Marin (première femme de Diego Rivera et amie du peintre Ignacio Aguirre*) qui nous narguent à côté d’un tuyau crevé, l’image floue de ‘l’araignée d’amour’, deux lesbiennes

HCB, Mexico, 1934

presque nues, entrelacées sur un lit (l’enlèvement de la petite culotte, dernier rempart), et surtout les fameux décolletés plongeants des prostituées de la rue Cuauhtemoctzin qui jaillissent de leur portes en bois comme des démons aguichants et appellent le client.

HCB, Prostituée, Calle Cuauhtemoctzin, Mexico, 1934

 

 

 

En somme, ça vit, ça bouge, ça virevolte, ça grouille dans tous les sens et Henri Cartier-Bresson est là pour tout saisir au vol, au présent de l’indicatif, au ‘moment décisif’. Bien sûr, ce n’est pas le même Mexique que celui de Strand, mais surtout c’est une autre conception de la photographie, de la place du photographe dans le monde. Et c’est, je crois, ainsi qu’il faut regarder cette exposition, dont, me semble-t-il, la dialectique reste présente aujourd’hui, disons entre Pellegrin et Delahaye, ou entre Larry Clark et Jeff Wall, entre saisie et construction, entre présent et plus que parfait.

HCB, Natcho Aguirre, Santa Clara, Mexique, 1934

  • La seule photo de Cartier-Bresson qui fut ‘agencée’, paraît-il, représente Aguirre, braguette ouverte et bras douloureusement croisés à côté de fétichistes chaussures féminines sur des étagères. Ne pas confondre Lupe Marin et la Zapotèque Lupe Cervantes, alors compagne de Cartier-Bresson (a-t-on des photos d’elle ?)

 

Photos Paul Strand : (c) Aperture Foundation Inc., Paul Strand Archive; photo 1 courtoisie Fondation Henri Cartier-Bresson.
Photos Henri Cartier-Bresson : (c) Magnum Photos, courtoisie Fondation Henri cartier-Bresson.