Hassan Hajjaj, l’Arabe de service à la MEP

« Maison Marocaine de la Photographie » (Hassan Hajjaj), vue d’exposition (si on peut dire)

En espagnol

Dans l’exposition de Hassan Hajjaj à la MEP (jusqu’au 17 novembre), on trouve, à côté d’une série de photos de femmes voilées, le texte suivant : « Je comprends qu’on puisse trouver dérangeant que certaines femmes que je photographie soient voilées ». Cette exposition est faite pour ce « on », ce « on » qu’une Marocaine voilée dérange, ce « on » pour qui l’Arabe est acceptable s’il est gentil, bien élevé, respectueux, s’il s’intègre dans nos codes européens, s’il nous présente son univers propre de manière édulcorée, digestible, lisse, sans aspérités, sans soulever la moindre question politique, sociale, culturelle, coloniale, s’il est comme Hassan Hajjaj en somme. C’est une exposition faite pour tous ces gens qui adoooorent Marrakech, cette ville si pittoresque, ses riads et ses habitants si gentils. C’est une exposition désolante où Monsieur Hajjaj fait la promotion, non seulement des vêtements qu’il conçoit, si joliment inspirés par les traditions marocaines et les modes branchées du Marais et d’ailleurs (et on peut déjà se demander pourquoi la MEP participe à cette promotion commerciale), mais surtout d’un regard sur le Maroc, la culture arabe, l’Islam, qui relève du conformiste néocolonial le plus dégoulinant de bienveillance condescendante. Est-il si difficile de trouver des artistes arabes qui n’aient pas honte de leur culture, qui aient la fierté et le courage de ne pas se plier aux fantasmes féministo-islamophobes des Fallaci-Fourest- Badinter (Mme) ? Et de crier à l’Andy Warhol marocain (à cause des boîtes de conserve qui encadrent ses photos ?), au Seydou Keita ou au Malick Sidibé de Marrakech (donnez-vous la peine de descendre au sous-sol dans la « petite galerie », vous y verrez quelques clichés de Keita et de Sidibé, et vous pourrez comparer).

Hassan Hajjaj, série Handprints

En fait, mieux vaut parcourir cette exposition en rigolant : Hajjaj photographie des pieds et des jambes car ça évoque le nomadisme des Arabes, et il photographie ses copains branchés de Marrakech, tatoueurs, DJs et barmen interchangeables, en contre-plongée pour leur donner « plus de dignité ». Seules quelques photos sans artifice de sa série Handprints, comme celle ci-dessus, ont un peu de dignité. Une catastrophe.

Zahrin Khalo, série Chronique d’une jeune Arabe

On se consolera un peu en voyant (jusqu’au 13 octobre) le travail de la photographe Zahrin Kahlo, avec principalement des portraits en gros plan d’une actrice tunisienne nommée Mariam, fière et digne, au regard franc et direct, provocateur même. Elle fume des cigarillos, sa voilette moque le voile, ses épaules sont dénudées et les aisselles de sa consoeur (« néo-orientaliste ») ne sont pas épilées : on gagnerait à avoir un peu plus de contexte, une mise en situation, un éclairage plus large, mais c’est tellement mieux que les autres salles (et bientôt, à partir du 18 octobre, une exposition de Lamia Naji, qui, d’après ce que j’ai déjà vu, devrait aussi être de qualité).

Zahrin Kahlo, série néo-orientalisme, 2016

Pour être positif, les foodtrucks promis par le nouveau Directeur de la MEP n’ont pas encore remplacé le jardin de Keiichi Tahara, mais, après sa première exposition, il continue visiblement sur la même lancée. Des tragédies de Corneille en fin de vie, Boileau disait : « Après l’Algésiras, Hélas ! Mais après l’Attila, Hola ! », mais, au moins il y avait eu Le Cid avant. Je crains qu’ici le Hola ! ne soit hélas pas pour tout de suite …

Photos 1, 2 & 4 de l’auteur

Désastre à la MEP

Keiichi Tahara, Jardin Niva, MEP, 2001

en espagnol

Peut-être n’aurais-je pas dû lire l’interview de Simon Baker (« Dans chaque saison de ma programmation, il y aura des jeunes mais aussi des choses plus histo­riques, des photographes venus de différentes régions, des hommes et des femmes, des gays et des ­hétéros… ») avant d’aller visiter la MEP (où j’avais soigneusement évité JR et où j’espérais beaucoup du nouveau directeur). Peut-être alors n’aurais-je pas remarqué dès l’entrée le manque d’entretien du superbe jardin zen Niva de Keiichi Tahara (récemment décédé) parsemé de feuilles mortes (depuis l’automne ?) et de mégots; en tout cas, je n’aurais pas fait la liaison entre cette négligence et le désir du nouveau directeur de remplacer ce jardin emblématique de la MEP par « des tables et des food trucks, j’ai envie d’un lieu ouvert et vivant », car il n’a « jamais fonctionné »: une honte ! Peut-être n’aurais-je pas été choqué de voir tant d’espaces, hier dévolus aux expositions et aujourd’hui vides, délaissés, demain café ou espace pédagogique : tout le sous-sol vide ou presque, à part quelques malheureuses photographies « pédagogiques » abandonnées là.

Yoon Kyung Jang, You and Seoul, Strange Seoul rave, 2018

Mais même si je n’avais pas lu cet entretien, j’aurais été révulsé par ces trois expositions, tellement « à la mode », chic, branchouilles, qui ne tiennent debout que par le buzz qu’on fait autour d’elles. D’abord la lauréate du Prix Dior de l’été dernier à Arles, Yoon Kyung Jang, la banalité même : jeunesse branchée de Séoul, bien sage dans des tons acidulés, la seule audace esthétique étant un jeu de superposition d’images digne d’un photoclub des années 50 (jusqu’au 14 avril).

Ren Hang

Ensuite la coqueluche Ren Hang nous ramène lui aussi aux années 50, dans la catégorie « magazine de charme » : tous les ingrédients pour plaire (même des chatons), une vie tragique (censure, suicide) et, derrière, le vide, le néant, juste des corps nus graciles et fades. Copier Araki ou Bourdin ne suffit pas à faire oeuvre. Dans toutes ces petites provocations pornochics banales et infantiles ne ressortent que deux images un peu plus créatives, des corps empilés qui m’avaient déjà plu il y a 4 ans, mais qui frôlent le plagiat de Lucien Clergue. (jusqu’au 26 mai).

[ajout du 15/04/2019 : à propos des plagiats de Ren Hang, lire cette analyse impitoyable : https://loeildelaphotographie.com/fr/ren-hang-un-plagiat-majeur/ ]

Coco Capitan, vue d’exposition

Mais le pire reste à venir : Coco Capitan, photographe de mode de 27 ans, aligne les proclamations nunuches (et soigneusement dyslexiques avec S et N à l’envers) et des photographies d’une inconcevable banalité : autoportraits dignes d’une adolescente sur Facebook (ci-dessous), nageurs dénués de tout intérêt, traces de sperme sur une voiture (« Cum on car » !), etc. (jusqu’au 26 mai).

Coco Capitan, Autoportrait

Pour n’être pas totalement négatif, j’ai apprécié deux ou trois de ses photographies de l’Ouest américain, route vers la disparition (ci-dessous) ou boîtes à lettres abandonnées, pas mal sans plus.

Coco Capitan, The Road to Disappearance, Leamington, Utah, 2017

De son discours et de sa praxis, il semble donc que le nouveau directeur de la MEP (qui, par ailleurs, ne croit pas « qu’il y ait une photographie française ») veuille en faire un lieu branché, mode, trendy, où le paraître pésera plus que la qualité des images : une approche PalTok appliquée à la photographie, en quelque sorte. Si, comme le craint Télérama (mais, par contre, ça plaît au Monde), c’est là sa profession de foi, je crois que je me contenterai désormais de fréquenter la librairie …

Photos de l’auteur, excepté la 2 et la 6.

Nino Migliori, dedans-dehors

Nino Migliori, Bologna, 1958

en espagnol

Nino Migliori est un jeune homme de 91 ans, dont le travail s’articule essentiellement selon trois facettes, comme le montrait son exposition à la MEP (qui s’est terminée le 25 février). D’un côté, il y a (surtout à ses débuts, mais pas seulement) un photographe humaniste, qui exprime sa tendresse pour ses sujets, sa proximité avec eux, dans des séries de portraits, du Nord au Sud de l’Italie, dans ces zones déshéritées que sont le delta du Pô ou la Calabre. Après la guerre et la chute du fascisme, la liberté retrouvée, le renouveau économique, l’espoir dans le futur construisent une Italie nouvelle, mais qui conserve ses racines. Commères volubiles, jeunes hommes nerveux, enfants audacieux (et le fameux plongeur) composent ses documentaires bien dans la lignée humaniste. Mais on voit déjà, çà et là, des débuts de recherches plus formelles : une fenêtre éclairée montrant un diner familial, encadrée d’un grand mur de briques noir, ou des vues en plongée depuis les tours médiévales de sa ville, Bologne, de jour (ci-dessus) ou de nuit.

Nino Migliori, Série Muri (Manifesti Strappati), années 70

C’est avec sa série des Murs, des années 50 aux années 70 (ensuite, m’a-t-il dit, quand ils sont devenus fameux, j’ai cessé d’en faire, je voulais être libre et passer à autre chose) : un espace libre que l’homme s’approprie depuis toujours (il cite Altamira et Pompéi), les taches, la lèpre du salpêtre, les griffures, les graffiti. Il en fait des compositions à la fois figuratives et non-figuratives, des poèmes urbains, comme un nouveau langage, ce qui, à l’époque, est assez rare en photographie.

Nino Migliori, Cuprum #2, 2015

D’autres séries de Migliori flottent ainsi entre réel et poésie, entre image représentative et fantaisie photographique. C’est le cas, par exemple, de sa série Cuprum (2015) : des photographies circulaires, rougeâtres, où on peine à deviner quelques signes. Il s’agit simplement de tables de café en cuivre sur lesquelles verres et bouteiles ont laissé leur marque, comme la trace d’un souvenir joyeux. Tirées grandeur nature sur des plaques de métal, ces photographies étranges sont des lointaines parentes de ses Oxydations.

Nino Migliori, Série « Il luoghi di Morandi », 1985

C’est aussi le cas des Lieux de Morandi, quand, en 1985, il visite les endroits où vécut cet autre Bolonais et réalise des polaroids un peu floutés, évanescents, où les couleurs du paysage se fondent et évoquent certaines aquarelles du peintre. On retrouve cette même vision transformatrice du réel dans d’autres séries, celle des légumes en bocaux (Le temps ralenti,2009) ou celle, récente, de Tataouine, cité troglodyte du Sud tunisien, exposée ici pour la première fois, et dans laquelle l’architecture tortueuse, les passages, les tours, les escaliers, les cavités dans la roche sculptent un paysage fantasmagorique que son objectif transfigure.

Nino Migliori, Il Compianto di Niccolò dell’Arca, Série « Lumen », 2012

Je citerai enfin, parmi ces séries où la représentation du réel est modifiée par le regard du photographe, Lumen, où il photographie des ensembles de sculptures (le Baptistère de Parme, fin XIIe, et la Lamentation sur le Christ mort à Bologne, fin XIVe), n’ayant que des bougies pour seule source de lumière. Les ombres sont exacerbées, les traits semblent déformés, l’image décomposée. Enfin, c’est avec l’alphabet graphique des oiseaux en vol (In immagin able), formes simplissimes et dépouillées, que culmine, à mon sens, cette seconde facette.

Nino Migliori, Série “Cancellazioni”, 1954

Outre ses photographies documentaires et ses réinterprétations du réel, Migliori a aussi fait des phtographies expérimentales, qui s’affranchissent des règles habituelles de la photographie. Pionnier en la matière pour ce qui est de la photographie, son travail peut aussi évoquer la peinture informelle (Fautrier ou Dubuffet) ou les bois brûlés d’Alberto Burri. Il a souvent travaillé la matière même de la photographie, des oxydations (interventions chimiques faisant émerger des formes abstraites), des photogrammes (y incorporant parfois de la cellophane ou de l’eau), des clichés-verre, des pyrogrammes, des lucigrammes et toutes sortes d’autres innovations. Dans bien des cas, le geste du photographe compte (on peut penser à l’action painting), sa main intervient dans le processus, pour inciser la gélatine ou le collodion, pour appuyer avec un stylet sur le polaroid en train de se développer, ou (ci-dessus) pour gratter et effacer des bribes du tirage lui-même, annulant l’image, niant la vision, détruisant la représentation.

Nino Migliori, série Cinquantapersessanta, 1991

Enfin, il faut noter ses expérimentations avec les grands appareils Polaroid au format 50 x 60 (c’est d’ailleurs le titre de la série, Cinquantapersessanta) : à l’intérieur de la chambre de l’appareil, il place divers objets dont l’image va se combiner avec celle des sujets extérieurs. C’est à la fois une image du dedans et du dehors : ce dedans-dehors symbolise bien, à mon sens, la polyvalence créatrice de Migliori, entre représentation et expérimentation.

PS : J’ai bien sûr été touché par le titre de cette critique italienne, évoquant Flusser: Jouer contre l’appareil.

Photos (c) Fondazione Nino Migliori, Bologne; photso courtesy de la MEP excepté la seconde (Muri) et la dernière)

L’obsession de l’image (Marlene Dietrich)

Daniel Angeli, Marlene Dietrich et Francis Apesteguy, 1975

en espagnol

Être obsédé par Marlene Dietrich, pourquoi pas ? Réunissant deux mille photographies d’elle, Pierre Passebon en a fait une collection impressionnante qui est exposée à la MEP (jusqu’au 25 février). Cette exposition montre, à mes yeux, essentiellement la construction d’une image, que Marlene Dietrich en quelque sorte imposa aux photographes, et à laquelle ils se plièrent (à une moindre échelle, comme cette autre construction). Restant à la surface, ils nous retransmettent un produit bien emballé,  une image bien léchée, celle d’une femme libre, séductrice, glamour. Marlene Dietrich veut toujours tout contrôler, à chaque instant, l’éclairage, la mise en scène, sur le plateau comme devant l’objectif.

Cecil Beaton, Marlene Dietrich, 1932

Ces photographies sont des portraits d’artistes et des photos de tournage, des images de publicité et quelques images de son quotidien, mais où elle ne baisse jamais, ni la garde, ni le regard. Même quand Cecil Beaton la photographie pas maquillée, pas apprêtée, dans une chemise informe, elle joue les pensives, présente son meilleur profil, et s’échappe sans se livrer. Rare perte de contrôle, son agression du paparazzo Francis Apesteguy dans le parking d’Orly en 1975, prise sur le vif par son collègue Daniel Angeli (en haut).

Irving Penn, Marlene Dietrich, 1948

Le seul photographe qui, à mes yeux, parvint à s’imposer à elle, fut Irving Penn en 1948. D’emblée il lui dit  « Ecoutez, vous êtes Marlene Dietrich et moi, je suis le photographe ». Ensuite, il l’enferme dans son dispositif entre deux parois, il lui impose ce lieu inconfortable d’où elle tente de se défaire. Elle est coincée, un peu tordue, coudes au corps; elle tente de s’imposer par son regard, mais c’est bien Penn qui domine. Dans la photo suivante, elle lève le bras au-dessus de la tête, comme pour s’échapper. De tous les modèles de Penn qui furent coincés dans cet angle aigu, elle est la plus mal à l’aise. Rare exception. Ce que cette exposition montre, en somme, c’est l’obsession d’un collectionneur pour les images d’une femme obsédée par sa propre image.

 

Les tragédies trop spectaculaires de Gao Bo

Gao Bo, Offrande au peuple du Tibet, 2009

en espagnol

Gao Bo (exposé à la MEP jusqu’au 9 avril) est ,disons-le d’emblée, quelque peu déroutant : un discours très élaboré, le démarquant des autres artistes chinois contemporains, ne convainc qu’à moitié. On ressent constamment une ambiguïté dans son travail, entre engagement et business, entre conformisme et politique. Sa série sur le Tibet, qui ouvre l’exposition, est d’abord essentiellement une série documentaire : il part là-bas à vingt ans pour « monter à cheval, chasser, jouer au cowboy ». Y découvre-t-il une forme de spiritualité ? Peut-être, mais ses photographies sont plutôt du domaine du pittoresque, on n’y perçoit ni une culture menacée par les Han, ni la dimension théocratique de ces monastères florissants, juste de bons reportages. Ce n’est que bien plus tard que, revisitant ses images, il décide d’y ajouter du pathos : une calligraphie inventée, dont on a du mal à percevoir l’intérêt, et une aspersion de son propre sang sur les tirages, action entre le pathétique et le narcissique, mais qui plaît beaucoup. Pour la modique somme de 550€, vous pouvez acquérir un des rares exemplaires de son livre– objet de luxe et de grande taille, taché d’un sang que j’ai du mal à voir comme sacrificiel, mais plutôt comme un gimmick de marketing.

Gao Bo, Offrandes du Mandala, 2016, vue d’expo

Et tout ou presque est à l’avenant. Est-il vraiment différent de tous  ces artistes chinois qui se plient au marché de l’art, comme on nous le répète à longueur de cimaise ? Ou est-il simplement plus malin qu’eux, ayant compris les limites de leur système commercial et tentant de s’en démarquer par le pathos ? Toute cette exposition est une mise en scène élaborée : ainsi ses portraits géants barrées de néon rouge et qu’il efface à la peinture en début d’exposition, pour les faire réapparaître au finissage. Les bâtons emmanchés de pinceaux sont d’ailleurs partie prenante de l’exposition. Aussi intéressant soit le thème de la disparition de l’image, on penche là vers une démonstration plus grand-guignolesque qu’esthétique.

Gao Bo, Beckette – Faramita Laostist, 2010

Des photos sont brûlées, la figure en a disparu; des miroirs encadrés ne comportent qu’un petit insert vidéo (ci-dessous). Une installation dans laquelle on discerne le visage de Beckett regroupe une barque, un violoncelle féminisé, des pierres, du néon (ci-dessus). La recherche véritable que l’on devine derrière ces manifestations spectaculaires se fourvoie malheureusement dans un spectacle trop accrocheur; la tension qui sans nul doute habite l’artiste se dilue dans un narcissisme pathétique. Ainsi dans la dernière salle, le mur d’ardoise avec vingt écrans où on voit l’autocélébration de « l’artiste au travail » au milieu de slogans basiques (« Pourquoi ? Parce que ») n’est qu’un discours grandiloquent et vide qui occulte, par exemple, la complexité qu’on peut ressentir quand il évoque le suicide de sa mère sous ses yeux.

Gao Bo, Offrandes aux figures disparues, Disparition de la figure, 2000-2015, vue d’expo

Je me suis bien amusé en voyant que comme le premier article sur lui paru dans Le Monde, de Claire Guillot, n’était pas des plus élogieux, le journal, fait rarissime, a demandé quelques jours plus tard un second article davantage dans l’air du temps à une autre journaliste, bien plus enthousiaste.

Gao Bo, Offrandes du Mandala, Les pierres aux mille visages, work in progress

En fait, la pièce la plus intéressante de l’exposition est dans la cour d’entrée, sans doute parce que son sens du spectaculaire s’inscrit mieux dans une installation en plein air que dans les salles : une accumulation de galets sur lesquelles des visages incertains apparaissent, ceux de mille Tibétains. Ces pierres vont retourner au Tibet où elles seront dispersées. Bien plus que devant ses photos artificiellement mises en scène, on ressent là un rituel tragique bien plus grand que l’artiste, qui n’en est plus guère que le catalyseur.

Photos de l’auteur, excepté la première et la dernière.

 

 

 

 

Les expositions à la Maison Européenne de la Photographie

Gabriele Basilico, Siraz, Iran 1970

en espagnol

La Maison Européenne de la Photographie présente (jusqu’au 9 avril) une grande exposition sur Gao Bo (à laquelle est consacré le billet suivant) et plusieurs autres expositions, comme c’est son habitude, mais cette fois le musée n’est pas rempli, la salle du bas est vide. D’abord, quelques donations récentes où on remarque le voyage de Gabriele Basilico en Iran à 26 ans (en 1970) : dans une mosquée de Chiraz brillant de mille feux éblouissants, une jeune femme aux traits fins, tenant son voile noir sous le menton d’une main ferme, laisse échapper un regard mélancolique vers un hors-champ qui restera pour nous inconnu. Aussi de très beaux herbiers de Paul den Hollander, qui forment des compositions quais abstraites entre feuilles et adhésifs les maintenant sur le papier.

Jean-Yves Cousseau, Plombs (à Vera), 1997, 6 cibachromes, présentés un peu différemment dans l’exposition

 

Une salle montre ensuite les photographies transformées de Jean-Yves Cousseau, qui ont subi l’épreuve de l’eau, de la rouille, des intempéries, ou de diverses interventions organiques ou chimiques qui les ont métamorphosées. Si, pour certaines, cela relève du procédé un peu vain, voire de compositions polyptyques baroques assez déconcertantes, d’autres, plus sobres, retiennent davantage l’attention par leur composition plus réfléchie, plus formelle, abstractisante, comme cette série de 1997 intitulée Plombs.

Vincent Perez, Vétéran du travail, Maison des associations, près d’Arkhangelsk, décembre 2016

L’acteur Vincent Perez est aussi photographe et son multi-culturalisme l’a incité à réaliser deux séries de portraits autour du thème de l’identité; la différence entre ces deux séries montre assez bien l’art du portraitiste. En effet ses Congolais de Château-Rouge, tous fort élégants, ont parfaitement conscience de leur image et entendent contrôler leur apparence : ils prennent la pose avec affectation et Perez ne peut qu’enregistrer ce que ses modèles lui montrent. Peut-être par manque d’expérience ou de confiance en soi, le photographe semble dominé par ses sujets. Par contre, dans sa série sur les Russes, peuple avec lequel il est visiblement plus familier, on sent bien au contraire le regard du photographe, son sens de la composition et de la mise en scène : ses Russes humbles, jeunes mariés, SDF, danseuses, nageur, circassiens ou retraités couverts de médailles, montrent tous une pudeur et une fierté sourde et simple, que Perez, débarrassé de la vanité congolaise, a fort bien su capturer.

Roger Vulliez, Autoportrait, Limoges, 1974

Enfin, quand on émerge du tumulte Gao Bo, on reprend son souffle dans la sérénité de la collection que Bernard Plossu a donnée à la MEP, des petits tirages, la plupart en noir et blanc que, plein d’appétit photographique, il a échangés au fil des ans avec d’autres photographes, les uns fort connus, d’autres bien moins. S’inscrit en creux dans cette collection, sinon le style, en tout cas l’éthique de Plossu, faite de simplicité, de modestie et d’un regard perpétuellement aux aguets (en somme, tout le contraire de Gao Bo..) On est là dans l’intime et le léger, dans l’intemporel et l’éternel, dans l’élégant et le poétique. Comment choisir qui vous présenter ici qui traduirait le mieux ces valeurs ? Je ne savais rien de Roger Vulliez, et j’ai aimé ce petit tirage, come un point d’interrogation ironique sur ce qu’est la photographie; à parcourir son site, je ne suis pas surpris que Plossu ait aimé certains des travaux de Vulliez, différents dans leur facture, mais proches en esprit.

Photographes du Brésil

Celso Brandão, Le premier bal, Alagoas, 1999

Celso Brandão, Le premier bal, Alagoas, 1999

en espagnol

Quatre photographes brésiliens à la MEP; c’est fini depuis fin août, mais je préfère en parler depuis le Brésil, en contexte. On me pardonnera de peu parler de Vik Muniz, maître de l’illusion un peu trop éventé et répétitif, mais toujours distrayant. Les images de Celso Brandão, toutes en noir et blanc ont pour thème festivités et rites de l’État d’Alagoas dans le Nordeste; si certaines paraissent un peu trop mises en scène, d’autres, sobres, parfois floues et grainées, ont été prises sur le vif et montrent une vie populaire, réaliste et fascinante.

Joaquim Paiva, série Conjunto Nacional

Joaquim Paiva, série Conjunto Nacional

Joaquim Paiva, haut fonctionnaire dans la capitale brésilienne, montre Brasilia vue d’en bas, non point tant les glorieux édifices de Niemeyer, qu’on devine à peine au lointain (et qu’il joue parfois à surexposer), mais la vie ordinaire des ouvriers et des premiers habitants, leurs quartiers provisoires, leur quotidien précaire.

Joaquim Paiva, série Marché de la tour de télevision

Joaquim Paiva, série Marché de la tour de télevision

Rien de spectaculaire, la façade d’un bâtiment, l’enseigne d’un coiffeur, la boutique d’un photographe, un guichet de vente de billets d’autocars, des vendeurs au marché. Au delà de la dimension quasi ethnographique de témoignage de cet autre côté, de cet ailleurs, Paiva utilise un jeu de couleurs très pures, très drues et il sait composer des images tirées au carré.

Marcel Gautherot, Reisado, Maceió, Alagoas, 1952, Coll. Institut Moreira Salles

Marcel Gautherot, Reisado, Maceió, Alagoas, 1952, Coll. Institut Moreira Salles

Enfin, de Marcel Gautherot, Français émigré au Brésil, déjà vu dans cette exposition collective (montrée aussi à Paris), et dont j’avais alors noté le talent comme photographe d’architecture (des images froides et sèches, où l’homme ne sert qu’à donner l’échelle), on voit davantage ici des photographies ethnographiques, un intérêt plein d’empathie pour les populations d’Amazonie (maisons sur pilotis, jeux de lumière, reflets dans l’eau, un univers sombre et végétal) ou pour le mode de vie du Nordeste avant la modernité, ses traditions, ses pèlerinages, ses bateaux décorés : c’est à la fois un travail documentaire, comme il sied à un ancien du Musée de l’Homme, et une oeuvre créatrice, dynamique, narrative, vraie. Quand, au bout de la rangée, apparaît, comme par accident, une image du carnaval de Rio, elle semble immédiatement tellement plus fabriquée, plus délibérément spectaculaire par comparaison avec le reste, qu’on détourne aussitôt le regard pour ne pas perdre la pureté entrevue avant.

Marcel Gautherot, Mercado Ver-o-Peso, Belém,Pará, vers 1954, Coll. Institut Moreira Salles

Marcel Gautherot, Mercado Ver-o-Peso, Belém,Pará, vers 1954, Coll. Institut Moreira Salles

Pour Gautherot, photographie et architecture sont intimement liées : ainsi, quand il compose l’image de ces bateaux à voile, mâts et gréements forment la structure même de l’image, comme le font les éléments d’un immeuble. Un seul regret : très peu de tirages originaux, et donc, une sensation de trop grande uniformité des tons au long des cimaises.

 

Le décor italien, de Bernard Plossu

Bernard Plossu, Toscane, 1997

Bernard Plossu, Toscane, 1997

en espagnol

Bernard Plossu aime l’Italie (exposition à la MEP jusqu’au 5 avril), il est familier du pays, y va souvent, semble préférer, d’après ses images, le Sud au Nord et les îles au continent, et surtout, il a une telle intelligence des lieux que ses photographies capturent à la fois le typique et l’étrange, l’italianité et la différence.Le coteau ci-dessus est l’archétype de la Toscane, un pays aux formes douces habité depuis des milliers d’années, une civilisation riche de son ancrage dans la terre, des vignes et un cyprès sur la cime, et ce chemin courbe qui invite à la promenade. Pour avoir tant arpenté ces paysages ces dernières années, il me suffit de contempler cette photographie pour être aussitôt transporté, et cela, peu de photographes savent le faire. Plossu est davantage attiré par les paysages dépouillés que par les monuments : peu de cartes postales de palais ou de temples ici, mais des lieux plus rares, plus intimes.

Bernad Plossu, Italie, Île de Capraia, 2014

Bernad Plossu, Italie, Île de Capraia, 2014

Les îles, donc, l’attirent, et, Sicile comprise, elles îles représentent presque une image sur trois dans l’exposition : Ventotene, Capraia (ci-dessus, ombres géométriques et douces couleurs pastel révélées par le tirage Fresson), Capri, Panarea, Lipari, Giglio (pas encore malencontreusement fameuse), Vulcano, Marettimo (où je reconnais une maison où je fus hébergé), Stromboli (et ce rameur dans sa barque est le père d’une amie…), Procida, Lipari, Maddalena (quatre uniformes blancs dans la nuit), Filicudi, Elbe, tous ces mondes accrochés entre ciel et mer, tous ces micro-univers aperçus un instant, le temps d’une escale ou d’une courte vacance, et où on se prend à rêver de rester. Il y a tout ce rêve dans les photos îliennes de Plossu.

Bernard Plossu, Italie, Matera, 2011

Bernard Plossu, Italie, Matera, 2011

Le contraste est grand avec ses vues du Nord, immeubles, trains, usines, que viennent à peine égayer les bords des lacs et la montagne enneigée.  Non, restons au Sud, à Matera par exemple, ville miracle, ville troglodyte, ville pasolinienne : photographie penchée d’une église baroque, comme pour accentuer la torsion du corps du joueur de ballon au centre.

Bernard Plossu, Maria Luisa Olgiati, Milan, 2009

Bernard Plossu, Maria Luisa Olgiati, Milan, 2009

Si cette photo attire, c’est parce que les humains sont rares dans ces photographies de Plossu : aime-t-il l’Italie plus que les Italiens ? De rares personnes identifiables (à part une série de portraits très formels de cinq photographes et d’une historienne de la photographie), la guide de la maison de Modigliani de Livourne aux mains aussi expressives que celles des modèles du peintre, un digne notable palermitain en costume croisé, et la charmante Maria-Luisa Olgiati, dont nous ne saurons rien et qui prend la pose entre deux voitures, consciente de sa beauté. Sinon, ce sont plutôt des foules floues, des ombres, des silhouettes, des personnages comme fondus dans le paysage, ou alors l’étincelante chaussure vernie d’un homme d’affaires milanais resté dans l’ombre. Peut-être l’Italie n’est-elle pour Plossu qu’un décor, un merveilleux décor, et les personnages peinent-ils pour être à la hauteur du cadre qui les héberge.

Patrice Calmettes, Finca

Patrice Calmettes, Finca

Parmi les autres expositions de la MEP, on passera plus vite sur les séries de Grégoire Korganow dont le travail de contrôleur des lieux de privation de liberté lui a permis de réaliser une série très documentaire sur les prisons, reportage social faisant ressortir l’inhumanité et les traitements indignes; de lui, aussi, des portraits de pères et de fils, nus, ensemble. Quant à Patrice Calmettes, plus que ses portraits assez convenus de beaux jeunes hommes à la von Glöden, on retiendra plutôt ses volumes architecturaux fort bien composés, d’un blanc vibrant.

Eric Rondepierre, Convulsion, série Moires, 1996-98, 70x105cm

Eric Rondepierre, Convulsion, série Moires, 1996-98, 70x105cm

Mais c’est surtout Éric Rondepierre qu’il faut voir, pour son travail méticuleux sur les interstices du cinéma : les images noires, les textes flous occupant l’écran, les arrêts entre deux images du film, les images détériorées, corrodées, accidentées, perturbées, qu’il récupère et catalogue avec soin dans son processus de « reprise de vue ». Ce sont là des images parasites que nous n’avons jamais vues et qu’il nous exhibe, sans plus aucun rapport avec l’histoire contée par le film source. il continue aujourd’hui ce même travail dans le numérique (accident de diffusion, mais aussi incrustations délibérées). Il expose aussi actuellement (jusqu’au 1er mars à la Maison Bernard Anthonioz mais je ne pense pas pouvoir y aller.

Photos 2, 3, 5 & 6 courtoisie de la MEP.

Photos trouvées et énigmes en tous genres

Photo trouvée par l'auteur en décembre 2014

Photo trouvée par l’auteur en décembre 2014

En espagnol

Cette exposition (à la MEP jusqu’au 25 janvier) s’adresse à tous ceux qui, chinant aux Puces, fouillant dans des paquets de vieilles photos en désordre, s’arrêtent soudain devant une image étrange, curieuse, inattendue, déconcertante, et la marchandent pour quelques centimes. Votre récolte et la mienne ne sont rien à côté des milliers d’images qu’a récoltées Michel Frizot, dévoilant ainsi une facette (apparemment) plus légère que ses très sérieux travaux d’historien de la photographie, mais qui, on le voit bien dans ses textes du passionnant catalogue, enrichissent sa réflexion ontologique sur la photographie (il est aussi le co-auteur de Photo trouvée). Qu’il me soit permis, avant de détailler l’exposition raisonnée de sa collection à la MEP, de commencer par la photographie ci-dessus d’une fière jeune garçonne, achetée il y a quelques jours à la Vandoma de Porto, et qui provient d’un studio lisboète : elle date sans doute de la fin des années 30, un moment où pourtant l’Estado Novo ne tolérait guère ce genre de fantaisies trans-genre.

Anon., d'après un négatif gratté, vers 1910, 8.8x12.5cm

Anon., d’après un négatif gratté, vers 1910, 8.8×12.5cm

Donc toute photo fait énigme : il y a toujours un écart entre le réel et sa représentation, et toute image amène un questionnement, un équivoque, une perplexité. Devant ces photographies, leur acuité, leur étrangeté, l’œil s’active, se mobilise, et tente de détecter la parcelle de ‘vérité’ cachée là, souvent à l’insu du photographe.

Anon., 'Dans un local désaffecté de Budapest, les corps de patriotes hongrois voisinent avec une statue déboulonnée à la gloire du sport soviétique', Budapest, 1956, 29.8x22.6cm

Anon., ‘Dans un local désaffecté de Budapest, les corps de patriotes hongrois voisinent avec une statue déboulonnée à la gloire du sport soviétique’, Budapest, 1956, 29.8×22.6cm

Cette exposition est un poème, une déambulation onirique et surprenante. Et bien souvent, surpris une première fois par l’image seule, on l’est de nouveau en en découvrant la légende. La plupart des photographies sont dues à des anonymes, elles proviennent parfois d’agences, seule une quarantaine sur 160 sont attribuées.

Anon.,  Ils essayent de photographier des vétérans du Vietnam après une manifestation, Washington, 29 mars 1974, photo de presse, 17.5x21.8cm

Anon., Ils essayent de photographier des vétérans du Vietnam après une manifestation, Washington, 29 mars 1974, photo de presse, 17.5×21.8cm

L’exposition se décline en onze volets, dont parfois les frontières semblent quelque peu floues, et le visiteur se prend à imaginer aussi d’autres correspondances, d’autres catégorisations. Certains volets sont assez évidents (comme le dernier, voué aux images stéréoscopiques), certains semblent plus pauvres, et d’autres au contraire regorgent de merveilles. Je vais tenter ici de suivre ce parcours, du plus dépouillé au plus dense, d’abord autour de la saisie telle quelle, ensuite avec les figures du photographique, et enfin en montrant la relation perceptive engageant le regardeur.

Anon., Entrée et montée au Vésuve, vers 1865, tirage albuminé, 19.4x24.8cm

Anon., Entrée et montée au Vésuve, vers 1865, tirage albuminé, 19.4×24.8cm

D’abord, avec la saisie telle quelle, commençons par l’esprit du lieu, la simple étrangeté d’un lieu qui s’offre au photographe, de manière frontale, un peu déformée par la vision monoculaire de l’objectif (on verra plus loin les merveilles de la stéréophotographie).

A. de Bonis, Escalier de San Isidro, Rome, vers 1865, tirage albuminé, 18.8x24.7cm

A. de Bonis, Escalier de San Isidro, Rome, vers 1865, tirage albuminé, 18.8×24.7cm

Puis l’espace du regard, quand des associations, des tangentes, des passerelles permettent au regard de structurer l’image ‘en biais’, que le photographe l’ait ou non délibérément voulu.

Les premiers nés de l'année 1939, Agence Schostal, Vienne, 12.9x18.2cm

Les premiers nés de l’année 1939, Agence Schostal, Vienne, 12.9×18.2cm

Enfin les options du photographe, quand celui-ci agence son image, par son point  de vue, son cadrage, et ainsi prend position, comme avec ces nouveaux-nés formant une croix gammée. Dans cette même catégorie, on va aussi trouver la photographie des morts de Budapest au voisinage incongru (et l’énigme dans l’énigme y est aussi la position du bras droit du mort le plus lointain…) et celle des vétérans du Vietnam (où le photographe met en perspective l’action de photographier, justement, et sa pertinence).

Un 'bouquet'de rocs et de boue, photo de presse, Californie, vers 1930, 19.7x24.7cm

Un ‘bouquet’ de rocs et de boue, photo de presse, Californie, vers 1930, 19.7×24.7cm

On va ensuite vers les figures du photographique, des formes qui n’existent que grâce à la saisie photographique et qui signalent le processus photographique : d’abord les configurations inédites, images de surprise imprévue ou aléatoire.

Anon., ST, vers 1930, 13x18cm

Anon., ST, vers 1930, 13x18cm

Dans la résolution esthétique, par contre, l’intention délibérée du photographe de construire une image calculée étonnante est manifeste.

Anon., Portrait en studio, carte postale photographique, vers 1910, 9x14cm

Anon., Portrait en studio, carte postale photographique, vers 1910, 9x14cm

Enfin, le sujet lui-même peut être l’objet d’étrangeté, échappant au standard, déréglant la figuration, comme cet enfant coincé dans un guéridon renversé pour le stabiliser pendant la prise de vue.

Anon., ST, vers 1900, tirage chlorure, 16.5x11cm

Anon., ST, vers 1900, tirage chlorure, 16.5x11cm

Troisièmement, donc, certaines photographies questionnent notre relation visuelle, perceptive à ce qui nous est montré. En jouant sur l’énigme de l’attention, au moyen de cadrage, de flou, de contraste, d’effets de lumière, de perspective, le photographe nous entraîne vers une contemplation plus esthétique de l’image.

Réunion de modélistes, Mondial Photo-Presse, vers-1930, 12.8x17.6cm

Réunion de modélistes, Mondial Photo-Presse, vers-1930, 12.8×17.6cm

Le photographe peut aussi jouer sur l’énigme du contexte, faisant surgir une situation indiscernable, incompréhensible sans explication contextuelle.

Anon., 11 novembre 1930, 6.2x4cm

Anon., 11 novembre 1930, 6.2x4cm

Et enfin, le regard du sujet, son rapport implicite au regardeur engendrent une énigme relationnelle (et j’en dirais autant du sourire discret de ‘ma’ garçonne).

Anon., surimpression, vers 1930, 8.2x5.4cm

Anon., surimpression, vers 1930, 8.2×5.4cm

L’exposition se poursuit avec deux appendices : le premier est dédié aux assemblages équivoques, non pas tant des collages surréalistes que des artifices photographiques ajoutant à l’image une couche d’énigme supplémentaire, comme cette mystérieuse surimpression indéchiffrable, ou comme la femme au visage rayé montrée ci-dessus (qui, pour moi, évoque irrésistiblement la mutilation photographique de Madani et surtout celle, bien plus incompréhensible, d’Atget).

B.W. Kilburn, The Surging Sea of Humanity at the Opening of the Columbian Exposition, Chicago, 1893

B.W. Kilburn, The Surging Sea of Humanity at the Opening of the Columbian Exposition, Chicago, 1893

Et, pour conclure, un appendice consacré aux stéréophotographies, avec cette illusoire profondeur du regard se perdant dans la masse.

Anon., ST, vers 1890, tirage albuminé, 9.5x15.3cm

Anon., ST, vers 1890, tirage albuminé, 9.5×15.3cm

Le charme de cette exposition est ainsi qu’on peut certes la voir seulement comme une collection de curiosités, d’énigmes, de trouvailles incongrues, mais que, en même temps, on ne peut en sortir sans s’être aussi interrogé sur ce qu’est la photographie (ce qui n’est pas le cas, par exemple, dans les autres étages de la MEP, avec le très bavard Alberto Garcia-Alix).

 

Camouflages de l’Artiste, mensonges de la Photographie (Joan Fontcuberta)

Joan Fontcuberta, série Fauna, Solenoglypha Polipodida, 1985, tirage gélatino-argentique viré au sélémnium

Joan Fontcuberta, série Fauna, Solenoglypha Polipodida, 1985, tirage gélatino-argentique viré au sélénium

En espagnol

L’artiste est un menteur, qui nous embrouille dans des fictions improbables et irréalistes, qui nous entraîne dans des mélanges troublants, des confusions déconcertantes, des supercheries déroutantes, qu’il s’agisse de fausses plantes, aussi apparemment scientifiques que celles de Blossfeldt qui les inspire, ou d’animaux étranges comme ce monstre à douze pattes que le célèbre tératologue Peter Ameisenhaufen découvrit au Tamil-Nadu le 30 avril 1943 et que son assistant Hans von Kubert photographia pour les dossiers scientifiques du Professeur.

Joan Fontcuberta, série Herbarium, Giliandria escoliforcia, 1984, tirage gélatino-argentique

Joan Fontcuberta, série Herbarium, Giliandria escoliforcia, 1984, tirage gélatino-argentique

Car si l’artiste est (peut-être) un menteur, la photographie, elle, ne ment jamais, les témoignages photographiques prouvent irréfutablement l’existence de cette Solenoglypha Polipodida à douze pattes, en haut ou de la Gilandria escoliforcia ci-dessus.

Joan Fontcuberta, série Orogenesis, Orogenèse : Derain, 2004, tirage à développement chromogène

Joan Fontcuberta, série Orogenesis, Orogenèse : Derain, 2004, tirage à développement chromogène

Ce démontage des camouflages que réalise Joan Fontcuberta à la MEP (jusqu’au 16 mars) séduit par sa fausse naïveté, son obsession sérielle et sa perpétuelle remise en cause du mythe de la vérité photographique, mais il peut aussi lasser au bout d’un moment, tant la démonstration sur trois étages devient répétitive. Après l’objectivité scientifique, qu’il s’agisse de flore ou de faune, on découvre des fossiles de sirènes, découverts par un Teilhard de Chardin bas-alpin, des images nocturnes du ciel qui se révèlent être des photos de pare-brise maculé d’insectes écrasés, et, ci-dessus, des paysages virtuels nés de la transformation de tableaux (ici Le Bosquet de Derain, 1912) par un logiciel de cartographie informatique. On s’attache alors plus à la forme, à cette capacité à créer des musées imaginaires, des collections scientifiques inventées avec moult détails, des enquêtes quasi policières, des biographies romancées, tous nourris par le mythe de la vérité photographique.

Joan Fontcuberta, série Miracles & Co, Miracle du miroir, 2002

Joan Fontcuberta, série Miracles & Co, Miracle du miroir, 2002

La posture politique de Fontcuberta est plus intéressante, quand, déguisé en Munkki Juhani, il enquête sur le monastère de Valhamönde en Carélie où on enseigne, moyennant finances, à faire des miracles, quand il fait revivre Ivan Istochnikov, un cosmonaute russe oblitéré par l’histoire officielle, ou quand deux photo-reporters de l’agence Al-Zur basée au Qatar révèlent après une longue enquête que le bras droit de Ben Laden (le fameux Dr Fasqiyta-Ul Junat) était en fait Manbaa Mokfhi, un ex-acteur de feuilletons et de publicités télévisés.

Joan Fontcuberta, série Déconstruire Oussama, Coupure de presse en relation avec l'affaire Manbaa Mokfhi, alias Dr. Fasqiyta-Ul Junat, 2003

Joan Fontcuberta, série Déconstruire Oussama, Coupure de presse en relation avec l’affaire Manbaa Mokfhi, alias Dr. Fasqiyta-Ul Junat, 2003

Chacun sait bien que la religion est l’opium du peuple et le terreau de toutes les superstitions, que l’idéologie gouverne l’histoire et la camoufle si nécessaire, et que le terrorisme est une construction du pouvoir et des médias, mais il est stimulant de voir ces thèses traduites en images, afin de ne pas oublier qu’il faut toujours douter des photographies et de leur prétendue vérité.

Joan Fontcuberta, série L'Artiste et la Photographie, Portrait de Pablo Picasso vers 1960 par André Villers

Joan Fontcuberta, série L’Artiste et la Photographie, Portrait de Pablo Picasso vers 1960 par André Villers

Et vous apprendrez que des artistes comme Picasso, Miro ou Dali étaient en fait des photographes, la peinture n’étant en somme qu’un sous-produit de leurs recherches photographiques. Fontcuberta mobilise le critique nord-américain Rosalynd Kroll (un des rares noms à clef de ce travail, assez évocateur) qui déclare « une révélation d’une telle envergure ébranle les fondements de l’historiographie de l’art moderne et contemporain et nous oblige à la réécrire à la lumière des rendez-vous réussis ou ratés avec la photographie. » Jolie pirouette !

Toutes photos (c) Fontcuberta. Photos 1, 2 & 3 courtoisie de la MEP; photos 5 & 6 de l’auteur.