Sommaire de décembre 2013

Désolé, pas de statistiques ce mois-ci : depuis la révision de la plate-forme des Blogs de lemonde.fr, il m’est désormais impossible d’avoir des statistiques de fréquentation du blog : ni WP Stats, ni XiTi, ni Google Analytics ne fonctionnent plus sur mon blog. Un bug de plus qui ne semble pas devoir être corrigé de sitôt.

Le principal problème est lié aux commentaires, tant sur un plan technique (notifications intempestives) qu’en termes de modération : les commentaires en langues étrangères sont désormais interdits, mes propres commentaires sont ‘modérés’ et mis à la trappe, un commentaire ‘modéré’ que je récupère est aussitôt remis à la trappe par les modérateurs, des commentaires que j’ai considérés comme indésirables sont rétablis par les modérateurs, et aucune explication n’est jamais fournie, sinon la référence à une charte de modération tenue secrète que lemonde.fr impose à ses sous-traitants modérateurs de Netino. Si quelqu’un peut deviner, par exemple, pourquoi ce commentaire a été supprimé par les modérateurs, bravo !

Pour diverses raisons (dont, aussi, le nécessaire travail d’écriture d’une thèse, très prenant), ce blog va fonctionner quelque peu au ralenti dans les mois qui viennent. Mais, au cas où j’écrirais ailleurs, suivez-moi plutôt sur Facebook ou sur Twitter.

9 billets ce mois-ci :

 

Livres reçus en novembre et décembre (hors expositions visitées et commentées, et sauf omissions) :
Laurence Skivée, Je m’emballe, Bruxelles, La lettre volée, 2013. Entre autres, l’artiste, nue, s’emballe dans un rouleau de cellophane qui moule, voile et dévoile son corps : j’y vois d’abord une performance sensuelle, voire érotique (la séduction du caché, le désir pour l’inaccessible, le palpé à travers l’enveloppe), mais en même temps on peut aussi y voir une dénonciation de la marchandisation du corps féminin. Et son travail a d’autres facettes, comme la réalisation de sculptures en cellophane de gens célèbres (Yves Klein, Andy Warhol, Christine Angot, Samuel Beckett…) à partir d’un simple trait.
Nathalie Czech, Today I wrote nothing, Plouha, Gwin Zegal, 2010. Un jeu (photographique) avec les mots de Daniil Harms. Et quelques autres livres des mêmes éditions.
– Le numéro 8 de la revue Infra Mince, édité par L’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie à Arles. Il y est question de danse, de mouvement (et de fixité), de l’expo organisée par Gwenola Wagon, vue cet été, et du travail de Mouna Saboni, remarquée en 2012, entre autres.
Claire Tenu, La ville que nous voyons, Cherbourg, Le Point du Jour, 2013. Un portrait de Cherbourg.
Thierry Dreyfus, Paris, Editions du Regard, 2013. Bien plus que la mode, des photographies de lumière.
– Plusieurs livres (en italien) de la maison d’édition romaine la camera verde  qui a publié La laine et les roses. En particulier un joli petit livre subjectif de Giovanni Andrea Semerano, Il cinema di Truffaut, 1999.
Merci.

Photographie : ne pas tout dire

Benoît Grimalt, de la série "16 photos que je n'ai pas prises", (c) Benoît Grimalt

Benoît Grimalt, de la série « 16 photos que je n’ai pas prises », (c) Benoît Grimalt

En espagnol

Outre Marcel Mariën, trois expositions en cours au Musée de la Photographie de Charleroi (jusqu’au 19 janvier). La plus réjouissante au prime abord est sans nul doute celle des non-photos de Benoît Grimalt, les photographies qu’il n’a pas prises, par manque de chance, de rapidité ou d’opportunité. Mais, comme c’est un sujet qui, sous ce dehors rieur, ne manque pas de densité à l’heure de la prolifération des images et de la glorification du selfie, je vais écrire (sans doute ailleurs qu’ici*) un papier un peu plus élaboré là-dessus. En attendant, voici la non-photo de Marie, que, je crois, Mariën aurait aimée.

Anon., Cherry Blossoms au Tidal Basin, Washington D.C., 11 avril 1952, coll. Musée de la Photographie, D.R.

Anon., Cherry Blossoms au Tidal Basin, Washington D.C., 11 avril 1952, coll. Musée de la Photographie, D.R.

L’exposition à partir des diapositives Kodachrome d’un couple de Belges vivant aux États-Unis vers 1950 fait d’abord naître une nostalgie devant ces couleurs passées,

idem

idem

ces souvenirs doux-amers de projections de retour de voyage et ces images d’un monde disparu, mais qui survit en musique et en littérature. Est-il dérangeant que, regardant les originaux dans une vitrine voisine, on réalise à quel point les images retirées en grand format qui sont accrochées aux murs ont été recadrées et ‘améliorées’ ? Les images se perdaient-elles dans « ce format carré comme si ce dernier tenait de l’impossible aux États-Unis »? Trop de ciel ? Trop de sol ? Donner ainsi en les resserrant une emphase cinématographique à ces photographies est un mensonge, même s’il est pieux et bien intentionné. Des ectoplasmes bleuâtres flottent ici au dessus de Washington, le jour où les cerisiers fleurissent : c’était le vendredi saint et, à quelques centaines de mètres de là, le maccarthysme battait son plein. (Une des photographies reproduites ici provenant du musée et l’autre ayant été prise avec mon iPhone, l’écart de couleur entre les deux, qui existe, est ici exagéré).

Michel Mazzoni, Untitled (Indices series), 2013, (c) Michel Mazzoni & anyspace gallery

Michel Mazzoni, Untitled (Indices series), 2013, (c) Michel Mazzoni & anyspace gallery

Michel Mazzoni, Indices VIII, 2012, (c) Michel Mazzoni & anyspace gallery

Michel Mazzoni, Indices VIII, 2012, (c) Michel Mazzoni & anyspace gallery

Enfin, l’exposition la plus mystérieuse est celle de Michel Mazzoni : un univers d’un blanc extrême, éblouissant, enfoui dans un brouillard diffus, flottant derrière un voile qui empêche la vision. On n’y voit que des obstacles : chevelures cachant le visage, portes masquant l’au-delà, grilles opacifiant l’espace, fourrés impénétrables à l’œil comme au corps. Les images s’agencent en un montage de formats divers devant lesquels le visiteur, quelque peu désarçonné, renonce assez rapidement à voir et se contente de sentir.

Photos 2, 4 & 5 courtoisie du Musée; photo 3 de l’auteur.

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L’homme qui aimait les femmes (et le surréalisme)

Marcel Meriën, L'introuvable, 1937, coll.priv.

Marcel Mariën, L’introuvable, 1937, coll.priv.

En général, de Marcel Mariën, en France, on sait peu de choses : son verre unique de lunettes, bien sûr, quelques photographies à l’insolence érotique vue dans des expositions collectives sur le surréalisme ou sur l’humour belge, sa proximité avec Magritte (qu’il rencontra à 17 ans) et avec Paul Nougé (lui font-ils de l’ombre ?), et, à moins, d’être un expert en surréalisme, c’est souvent à peu près tout, même si, longtemps après, on se rappelle encore ce tréma bien singulier. L’exposition qui lui est consacrée au Musée de la Photographie de Charleroi (eh oui, je vais même à Charleroi pour vous, chers lecteurs… ; c’est jusqu’au 19 janvier) comble doublement cette lacune, d’abord par elle-même et ensuite par l’excellence du catalogue, entièrement rédigé par le directeur du musée, Xavier Canonne (qui semble avoir de la personnalité), qui fut proche de Mariën et a écrit une monographie biographique et critique bien au-delà de ce qu’on attend d’un catalogue. J’en suis du coup bien plus savant…

Marcel Meriën, Muette et aveugle, 1945, coll. Fédération Wallonie-Bruxelles

Marcel Mariën, Muette et aveugle, 1945, coll. Fédération Wallonie-Bruxelles

Il fut photographe, certes, mais aussi écrivain, éditeur (Les Lèvres nues, entre autres), cinéaste (une fois), auteur de collages, de sculptures, d’installations, et toute son œuvre est marquée au sceau de la même impertinence. L’exposition (dans la chapelle de cet ancien couvent de carmélites, lieu fort approprié) n’est pas très grande, mais donne un aperçu assez complet de son travail dans des salles plus ou moins thématiques aux murs de couleur agressive ornés de certains de ses aphorismes (mon préféré : « Si Dieu existe, ce n’est pas de sa faute », mais aussi « Plaisir d’amour n’est dur qu’un moment »). S’il est un peu question de Dieu ici, il y est beaucoup question d’amour, dont il ne fut pas avare, à en croire sa biographie (Ruth, Jacqueline, Elisabeth, Jane, Krista, Sigrid, Hedwige, Gudrun, Sarah,…); et ce sont les formes de certaines d’entre elles que nous pouvons admirer sur les cimaises.

Marcel Meriën, La lettre volée (détail), 1968, coll. privée

Marcel Mariën, La lettre volée (détail), 1968, coll. privée

Mais, en bon surréaliste, même tardif (il naquit en 1920), l’intérêt érotique n’est jamais seul, il se présente toujours combiné avec un dérangement, un détail qui choque ou fait sourire : seins, fesses ou pubis se parent de crucifix (évidemment), mais aussi de Pères Noël, de dés à jouer ou à coudre, de roses, de cerises ou de tours Eiffel. La particularité de Mariën est qu’il écrit, je veux dire qu’il écrit sur le corps des femmes, et ses poèmes épousent les rondeurs, se lovent dans les creux, se répandent sur les ventres ou les dos, serpentent le long des cuisses et parfois, même, une lettre disparaît dans un trou…

Marcel Meriën, Trop suffit parfois à la femme, 1989, coll. FJMAC Anvers

Marcel Mariën, Trop suffit parfois à la femme, 1989, coll. FJMAC Anvers

Les titres, évidemment, ne peuvent que participer à ce jeu d’images et de mots : la sainte touche, les bouts-rimés, la main mise,… Ses collages sont souvent des lacérations d’images féminines, sans doute publicitaires, dans les interstices desquelles s’immiscent des bribes à peine lisibles de romans pornographiques particulièrement vulgaires et précis, d’après le peu qu’on parvient à déchiffrer en se contorsionnant (essayez…).

Marcel Meriën, Economie politique, 1967, coll. privée

Marcel Mariën, Economie politique, 1967, coll. privée

D’autres collages sont des mises en abyme, et on touche ici à la facette plus politique de son art, où ce rebelle attaque la famille royale, où ce voyageur dérange la mappemonde ou en chamboule la perspective.

Marcel Meriën, Venusquez (reproduction en noir et blanc d'un collage couleur avec miroirs), 1974, coll. Province du Hainaut (BPS22 Charleroi)

Marcel Mariën, Venusquez (reproduction en noir et blanc d’un collage couleur avec miroirs), 1974, coll. Province du Hainaut (BPS22 Charleroi)

Ses petits objets fait avec presque rien, une figurine, un pot à fleur, une plume, une boîte de conserve, sont moins acides, plus tendres et étonnants de poésie discrète. J’ai par contre trouvé moins convaincants les objets où il revisite l’histoire de l’art en s’appropriant Velazquez, Mondrian, Miro, Matisse ou l’Égypte ancienne qu’il bascule cul par dessus tête, car un peu trop convenus et, pour tout dire, potaches.

Marcel Meriën, photogramme du film L'imitation du cinéma, 1960

Marcel Mariën, photogramme du film L’imitation du cinéma, 1960

Enfin, sur le balcon où celles des carmélites qui étaient encore plus cloîtrées que la moyenne de leurs sœurs assistaient à la messe, on peut voir son film L’imitation du cinéma, qui dès sa sortie fut censuré en Belgique et interdit en France, « parodie sacrilège du christianisme, mêlée d’une obscénité qui dépasse toute imagination. On espère que le Parquet prendra les mesures nécessaires pour mettre hors circulation cette pellicule indigne d’un pays civilisé » : c’est l’histoire d’un jeune homme qui, ayant lu L’Imitation de Jéssus-Christ, décide de l’imiter jusqu’au bout et de se faire crucifier, et la croix y est omniprésente (un triplé ci-dessus). Sans avoir la violence d’un Bunuel, c’est un film bricolé, provocateur et drôle.

Marcel Meriën, La survivante (détail), 1984, coll. FJMAC Anvers

Marcel Mariën, La survivante (détail), 1984, coll. FJMAC Anvers

Il y aurait bien d’autres choses à dire sur Mariën, sans doute moins présentes dans l’exposition : ses revues, ses écrits propres, son activité d’escroc, de contrefacteur (de tableaux, avec Magritte, et aussi de billets de banque) et de contrebandier, ses voyages, sa vie de cuisinier sur un bananier suédois ou de correcteur de la revue ‘La Chine en construction‘ à Pékin, ses collaborations avec Guy Debord et les situationnistes, sa brouille avec Magritte après sa publication d’un faux tract signé Magritte prônant la baisse du prix de ses tableaux (qui mystifia Breton, approbateur), etc. Allez voir, et lisez. Dernière image, revanche posthume de LHOOQ : l’avis d’incinération de Marcel Duchamp oblitérant la Joconde…

[Lire la critique d’Elisabeth Lebovici lors de son exposition à Paris en 1995 (découverte indirectement grâce à Thierry, commentateur acerbe ci-dessous : merci quand même)]

Photos 2 & 5 courtoisie du Musée; photos 1, 3, 4 & 8 de l’auteur. Toutes oeuvres © SABAM Belgium 2013

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Djamel Tatah, peintre par soustraction

Djamel Tatah, Sans titre, 2012. Huile et cire sur toile, 300 x 400 cm (2 panneaux). Collection particulière, Dubaï, UAE. Photo Jean-Louis Losi

English translation

Il n’y a pas grand chose sur les toiles de Djamel Tatah, dont la Fondation Maeght présente la rétrospective (jusqu’au 16 mars), après le MAMA (où les toiles se répondaient superbement autour du puits central) et avant le Musée de Saint-Étienne. Non, pas grand chose : déjà, il n’y a pas de fond, pas de décor, pas de paysage, juste des grands aplats monochromes, parfois lisses comme des glacis et parfois légèrement ombrés et vibrants, comme si une vie souterraine y affleurait. De grands rectangles de couleur sourde, où même bleu et rouge semblent avoir été bridés, dé-tonifiés, adoucis jusqu’à la plus extrême sobriété.

 

Djamel Tatah, Sans Titre, 1989. Huile sur toile et bois, 92 x 70 cm. Collection Bernard Massini. Photo Carol Faure

 

Pas d’accessoires non plus, pas de meubles, pas d’outils, pas de détails, rien que des hommes et des femmes tels quels, face à nous, même pas un bijou, si on excepte une rare boucle d’oreille sur un tableau de 1989, mais ça ne se reproduira pas.

Djamel Tatah, Sans titre, 1998. Huile et cire sur toile, 180 x 160 cm. Collection particulière. Photo Adam Rzepka

Pas d’expression, pas de manifestations visibles de joie ou de haine, de honte ou de peur, de tristesse ou de révolte, non, des visages ternes, sans couleur, sans ‘race’, désespérément blancs, non-identifiables, non classables, impassibles, figures plutôt que portraits. Parfois un geste, une main, un rapprochement laissent émerger dans l’esprit du regardeur la possibilité d’un sentiment, mais il doit l’assumer seul, le peintre le laisse livré à lui-même.

 

Djamel Tatah, Sans titre, 2008. Huile et cire sur toile, 205.5 x 173.5 cm.
FNAC 09-126. Collection du Centre national des arts plastiques. Photo Jean-Louis Losi

Pas de flonflons, pas de fanfreluches, des habits sombres, quasi noirs (presque tous, depuis la donzelle à la boucle d’oreille), informes, sans coupe, sans apprêts, bêtement fonctionnels, mais marqués d’une hydrographie de plis peinte en blanc et qui, aussi irréaliste soit-elle, signe et structure la forme du corps habillé.

 

Djamel Tatah, Sans titre, 1999. Huile et cire sur toile, 220 x 200 cm. Collection particulière. Photo Adam Rzepka

Pas vraiment d’action non plus, pas de représentation, ou alors on arrive après le drame quand tout est figé, immobilisé, gelé comme par le flash d’une photographie. Ses tableaux sont des montages, il y assemble des figures posées, posant, gauches, qui, souvent, voisines, ne se voient pas, ne se touchent pas, et qui, quand un ensemble se dégage, quand deux figures interagissent, semblent le faire avec la rigidité d’une sculpture mortuaire.

Djamel Tatah, Sans titre, 2003. Huile et cire sur toile, 250 x 600 cm (3 panneaux). Collection Bernard Massini. Photo Karin Maucotel paris-musées

 

Pas de titres non plus, partout « Sans titre », et ce depuis longtemps, depuis ces Femmes d’Alger qui, après celles de Delacroix et celles de Picasso dont je parlais il y a peu, disent alors (1996) la terreur, le deuil et l’impossibilité de les combattre, alignées dans cette longue frise tragique (la version ci-dessus, celle exposée à St Paul de Vence, est postérieure).

Non, il n’y a pas grand chose dans les toiles de Djamel Tatah, pas grand chose que la solitude, que l’exil, que la détresse, pas grand chose d’autre que la tragédie humaine par lui interprétée, à l’aune de sa propre histoire, de sa lignée, de ses émois. Et c’est bien cela qui nous y attire, irrésistiblement, dans cette absolue soustraction du détail, de l’anecdote, du récit, dans cette concentration essentielle.

Bien sûr, on peut aisément le réinscrire dans l’histoire de l’art, on retrouve là une Pietà et ici un Torero mort, on revient vers Giotto et vers Géricault, et même vers le Fayoum, puis on bondit vers Barnett Newman ou vers Rothko, mais est-ce si important de déceler dans sa peinture des filiations, des logiques, des vocabulaires ? Et on aime que la Fondation Maeght, par l’ouverture d’une baie vitrée, le fasse dialoguer avec Giacometti.

Djamel Tatah, Sans titre, 2009. Huile et cire sur toile, 190 x 570 cm (3 panneaux). Collection Art Company. Photo Jean-Louis Losi

Mais je me prends plutôt à rêver à une rencontre entre le peintre et un chorégraphe, non pas tant pour la manière dont les figures du peintre s’inscrivent dans l’espace-ballet de la toile (et je reste longtemps devant celles ci-dessus, qui s’envolent et qui flottent), mais surtout parce que le corps même du spectateur se trouve pris dans un dispositif chorégraphique, presque toujours à la même hauteur que les personnages (tous à l’échelle un), confronté à ces autres qui bloquent son chemin, devant qui il doit reculer ou qu’il lui faut contourner, avec, parfois, quasiment le sentiment de devoir les enjamber quand ils sont au sol, dormant ou morts, et avec parfois, au contraire, l’envie de se tenir à leur côté, défilant avec les femmes d’Alger, tenant les murs avec les hitistes et brûlant de pouvoir regarder avec eux ce vide qui est derrière nous.

Djamel Tatah, Sans titre, 2008. Huile et cire sur toile, 290 x 160 cm. Collection Art Company. Photo de l’auteur

Dominer le gisant assassiné, épier le penseur mélancolique, s’écarter du chemin de l’homme qui marche, s’immiscer dans la conversation sacrée des quatre femmes, laisser errer notre regard au ras du sol, là où un homme couché flotte au dessus d’une grille d’aération, ou bien englober d’un seul regard deux tableaux qui se répondent d’une salle à l’autre, tout cela nous fait entrer de plain pied dans un monde qui n’est pas le nôtre, mais qui nous guide, nous éclaire, nous interroge.

Djamel Tatah, Sans titre, 2010. Huile et cire sur toile, 140x220cm. Coll. particulière. Photo de l’auteur

Le plus terrible peut-être est cette figure-ci qui n’est plus vraiment un corps humain, couché au sol, et se liquéfiant, se décomposant, perdant ses limites, ses formes, comme absorbé par une eau noire comme le Styx : cette forme qui fut un corps, se dissolvant dans une chaux sombre, devient une île avec montagnes, promontoires et criques. Tatah a finalement atteint ici la disparition de la figure.

Djamel Tatah, Sans titre, 2009, bois gravé, 39x39cm, Atelier Michael Woolworth, photo de l’auteur

Outre ses tableaux, l’exposition présente aussi des gravures, en particulier des xylographies où l’artiste expérimente avec les techniques et parvient avec une encore plus grande sobriété à un dépouillement complet de la figure : ce jeune garçon nous offrant ses pierres d’intifada n’est ainsi plus qu’un orant éternel, baigné par la lumière du vitrail de Miro.

Djamel Tatah, Sans titre, 2011. Bois gravé, lithographie et caséine. Papier Vélin de Laurier. 180x90cm. Atelier Michael Woolworth, photo de l’auteur

À lire : Patrick Scemama. Excellent article de Philippe Dagen.

Voyage à l’invitation de la Fondation Maeght. Djamel Tatah étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition. Toutes oeuvres © Djamel Tatah, Adagp Paris 2013.

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Le poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer

Voici un commentaire que le poète polyglotte Francesco Sinibaldi a mis sur le blog, comme il le fait parfois, en français, anglais, italien, espagnol, sur ce blog et sur d’autres. Les modérateurs, employés délocalisés de la société Netino à qui est sous-traitée cette modération, depuis divers pays du tiers-monde, ont décidé, ne comprenant pas l’italien*, de supprimer ce poème de mes commentaires. C’était déjà arrivé par le passé, mais jusqu’ici, je validais le commentaire et il restait en ligne. Cette fois, je l’ai revalidée dix fois, je l’ai aussi reposté sous mon nom et il a été à chaque fois supprimé.  Comme il est aussi arrivé dans le passé (lors de l’exposition d’Ahlam Shibli au Jeu de Paume) que des commentaires que j’avais supprimés car les considérant comme racistes et islamophobes soient mystérieusement rétablis, je m’interroge sur la manière dont Le Monde contrôle ses modérateurs.

Pour contrer l’étroitesse d’esprit de cette modération, je vous offre donc ce joli poème. Ceux qui comprennent un peu l’italien verront aussitôt à quel point le censurer est incompréhensible : il y est question, comme toujours chez Sinibaldi, de beauté, de joie, d’amour…

Al suon del giovin canto.

Al cinguettar
del fuggitivo picchio,
onde viva e ridente
apparmi nel sole
la fragile fronda,
d’ode vagar pei monti
assopiti del canto
la quiete, e lieta
e infinita la giovane
luce.
Vien la dolcezza
nel suon del
ruscello e ancor
pei sentieri dimora
il sorriso dell’alba
festosa, che brilla
il turchino e torna
nei fiori la novella
emozione.
Esulta il mattino,
rinnova la grazia
che allegra s’appresta,
e intanto s’adagia,
pei prati e nei
solchi del mortale
terreno, d’eterno
la voce ed il suon
dei trapassi.

Francesco Sinibaldi

Avec mes excuses au poète… Il faut se rire de l’archer (titre provenant de L’Albatros, Baudelaire)

  • Jérémie Mani, de Netino, m’a informé que c’est le Monde qui interdisait désormais les commentaires en langue étrangère sur son site……..

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Mon premier Poliakoff

 

Serge Poliakoff, Composition abstraite, ca 1968, huile sur toile, 162x130cm; coll. part. Monaco; photo Daniel Mille, Monaco

On a l’impression d’avoir toujours connu Serge Poliakoff (au MAMVP jusqu’au 23 février) et on reconnait d’emblée l’un de ses tableaux, croit-on. Cette grande rétrospective, la première depuis 40 ans, montre en effet qu’il n’a vraiment peint qu’un seul tableau, à de rares exceptions près, un agencement construit et coloré plein de vibrations maîtrisées, plus proche de la réflexion très structurée d’un Staël ou d’un Rothko que de la spontanéité créative de Pollock ou de Clyfford Still. C’est une géométrie sans sécheresse, mais aussi sans surprises , lumineuse et sourde à la fois, statique et ondulatoire. On peut certes s’intéresser à sa technique et à ses lentes évolutions au sein d’une même cohérence, on peut s’informer sur ses expositions, ses galeristes et ses succès (fut-il le premier peintre avec une Rolls et un chauffeur ?), ou s’amuser de ses jeunes expériences musicales en tzigane de pacotille, mais il suffit d’errer négligemment dans les salles d’exposition sans autre but qu’une plénitude visuelle, sans autre ambition qu’un plaisir, un peu daté, mais toujours vif. J’avais déjà vu à Colmar cette « iconostase », assemblage conçu d’abord pour des raisons pratiques (l’exiguïté de la chambre où il peignait), mais qui attire surtout parce qu’il nous place soudain dans un rapport physique différent, non plus simple regardeur debout face à des tableaux cohérents et de taille modeste, mais contemplateur (voire dévot) assis dans une sombre chapelle devant ce très grand format, où l’oeil ne parvient pas à se fixer, où l’unité se conçoit, non sur la rétine mais à la réflexion : une expérience unique.

Serge Poliakoff, Composition murale, 1965/67, tempera sur papier marouflé sur toile, 274x324cm; Musée Unterlinden Colmar

« Mon » premier Poliakoff, il y a quarante ans, ne m’appartenait bien sûr pas, il ornait la chambre d’une étudiante avec qui je passais alors beaucoup de mes nuits; ses parents, voulant agrémenter la rigueur de ses studieuses années bostoniennes, le lui avaient confié, et ce fut la première toile avec laquelle je vécus un peu, la première qui devint un familier, qui me procurait un plaisir presque quotidien toujours renouvelé. Quand l’amour se défit, quand chacun suivit son chemin, peut-être mes réveils désormais solitaires furent-ils plus tristes de l’absence du Poliakoff que de celle de Mary.

Photos courtoisie du MAMVP. Poliakoff étant représenté par l’ADAGP, les photos de ses oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

L’érotomane et le mécanicien-ajusteur (Félix Vallotton)

Félix Vallotton, série Intimités, épreuve justificative de la destruction des bois

Félix Vallotton, série Intimités, épreuve justificative de la destruction des bois, 1897

C’est ainsi que Léon-Paul Fargues qualifiait Félix Vallotton dont la rétrospective au Grand Palais (jusqu’au 20 janvier) est l’occasion de voir le meilleur et le pire, une étrangeté dans la démesure et dans la rigueur. Devant tant de ses tableaux, on ne peut souvent que sourire, mais le domaine où son talent est incontestable, c’est la xylographie. J’avais déjà parlé de sa série Intimités aux thèmes tragiques et pervers, et ici aussi on peut voir, non le manque, mais le collage des éléments découpés dans les bois comme preuve de destruction de la matrice : toujours le visage de la femme. L’aspect violent et destructeur de cette pièce, qui fut voulue et tirée par l’artiste, étonne toujours autant : c’est peut-être la pièce la plus moderne de toute l’exposition.

Félix Vallotton, La Mer, xylographie, 1893, BnF

Félix Vallotton, La Mer, xylographie, 1893, BnF

Ses gravures sur bois plaisent par leur perfection de leur composition, la manière dont les grands aplats noirs dévorent l’image et de plus, certaines parviennent à un dépouillement, une rigueur tout à fait admirable, comme cette Mer, d’inspiration orientale peut-être, où quelques traits suffisent. D’autres sont des compositions plus classiques, scènes de genre assez similaires à ses tableaux.

Félix Vallotton, Couccher de soleil

Félix Vallotton, Coucher de soleil, 1913

Cette élégance du trait et de la composition est absente de la grande majorité de ses toiles, portraits, nus, scènes mythologiques et autres, mais on la retrouve dans beaucoup de ses paysages où, là encore, quelques champs de couleurs opposées suffisent à bâtir un univers; c’est très vrai, en particulier, de ses couchers de soleil.

Félix Vallotton, La loge de théâtre, 1909

Félix Vallotton, La loge de théâtre, 1909

C’est infiniment plus rare dans le reste de sa production, une exception étant cet énigmatique balcon en contre-plongée, qui répond aux mêmes exigences de sobriété, de suggestion et de mystère.

 

Félix Vallotton, Verdun, 1917

Félix Vallotton, Verdun, 1917

 

C’est aussi vrai de certains de ses tableaux de guerre, et en particulier de Verdun, tableau qui dominait déjà l’exposition 1917. On ne peut que regretter a posterori que, ayant atteint des sommets en gravure, il ait alors décidé de revenir à la peinture : plus de gloire, plus d’argent aussi (peut-être fut-ce l’influence de son beau-père, le marchand Alexandre Bernheim). Au passage, j’ai apprécié que le Grand Palais ait invité samedi dernier quelques étudiants de l’Ecole Estienne à exposer dans une salle annexe leurs gravures sur bois ou sur linoléum, combinant l’inspiration de Vallotton et une culture graphique très moderne, certaines n’étaient pas mal du tout.

Félix Vallotton, L'automne, 1908

Félix Vallotton, L’automne, 1908

L’érotisme de Vallotton n’est guère inspirant : cette géante au foulard vert est d’une rare grossièreté vargassienne, et bon nombre de ses congénères sont de la même veine. À l’aube de l’émancipation des femmes, Vallotton, fort préoccupé, peint des scènes pseudo-mythologiques violentes et ridicules, la pire étant les six femmes dépeçant le malheureux Orphée avec une rage féministe très actuelle.

Félix Valootton, Le bain au soir d'été, 1892/93

Félix Vallotton, Le bain au soir d’été, 1892/93

Quant à ces femmes au bain (vues à Zurich), leurs corps étranges, presque difformes, sont dédoublés, déformés par leur reflet dans l’eau. Mais l’eau ne semble pas être au même niveau pour chacun des personnages, et certaines des images en miroir ne s’expliquent pas : non pas une réalité limpide, poétique, néo-classique, mais un rêve érotique bizarre.

Félix Vallotton, Le Jambon, 1918 et Etude de fesses, vers 1884, photo de l'auteur

Félix Vallotton, Le Jambon, 1918 et Etude de fesses, vers 1884, photo de l’auteur

Heureusement, les commissaires ont de l’humour, juxtaposant jambon et fesses. Ce pied de nez résume toute l’ambiguïté insondable de Vallotton : sans doute est-ce pour cela que les commissaires ont confié à un psychiatre psychanalyste la rédaction de l’album de l’exposition. Je laisse à de plus experts que moi le soin de faire l’analyse des thèses présentées là, qui ont paru un peu balourdes au béotien que je suis en la matière.

Échapper à l’enfermement (Pinault à la Conciergerie)

 

Bill Viola, Hall of Whispers, vidéo

Bill Viola, Hall of Whispers, vidéo

English translation

Est-ce la première fois que François Pinault montre des pièces de sa collection à Paris ? Pour ceux qui ne sont allés ni à Lille, ni à Venise, c’est l’occasion, nonobstant le tapage, de voir un peu ce qu’il collectionne; bien sûr, lancée au moment de la FIAC, l’exposition avait aussi un but, disons, narcissique. Ces jours-ci, elle est quasi déserte et c’est très bien. En ces temps de financement mixte et de disette des fonds publics, je ne suis pas de ceux que cette exposition à la Conciergerie (jusqu’au 6 janvier) choque en soi. D’autant plus que l’endroit, ancienne geôle de la famille royale et de tant de ci-devants, convient bien au thème de l’enfermement qui traverse cette exposition, À Triple Tour. On y est accueilli par la Cage de Pistoletto, qui, avec tout le respect dû au maître, manque de force et paraît quelque peu simpliste aujourd’hui, à l’aune des autres travaux. Peu après, dans un couloir sombre, nous voilà cerné par une dizaine d’hommes et femmes bâillonnés qui tentent de

Bill Viola, Hall of Whispers, vidéo, photo de l'auteur

Bill Viola, Hall of Whispers, vidéo, photo de l’auteur

parler, mais dont la voix n’est plus qu’un murmure étouffé : une fois de plus, Bill Viola, avec une extrême simplicité et une grande économie de moyens, sait nous transporter, ici nous terrifier, et nous faire prendre conscience de tous ces bâillons, politiques, économiques, sociaux, répressifs ou bien-pensants, qui nous empêchent de nous exprimer. Un des hommes peut évoquer un peu Michel Foucault, esprit tutélaire de cet enfermement, carcéral ou psychiatrique.

 

Raphaëlle Ricol, Malgré la différence

Raphaëlle Ricol, Malgré la différence, 2009, acrylique sur toile, 97x130cm

C’est ce thème du monde-prison qu’on retrouve ensuite dans les images pseudo-nostalgiques d’un ancien monde soviétique où le bonheur était de règle que Boris Mikhailov présente avec une ironie désabusée, ou dans la vidéo résistante de contestation sourde et passe-muraille de Bertille Bak à Bangkok, ou dans les vraies images de prison tournées par délégation de l’artiste Mohamed Bourouissa (assez prémonitoire…). Dans cette première partie, au milieu d’excellentes pièces, j’ai trouvé la pièce de Mona Hatoum un peu faiblarde, mais surtout j’ai été horrifié par la stupidité simpliste de ce tableau de Raphaëlle Ricol (dont la niaiserie m’avait déjà frappé lors de Dynasty), classé par le livret de salle sous l’étiquette « le terrorisme », presque une couverture raciste de Charlie Hebdo : burqa niqab = terrorisme = Ku Klux Klan; pour le coup, c’est digne de l’enfermement mental de BHL ou de Finkielkraut… À fuir !

Sun Yuan & Peng Yu, Old Persons Home, installation

Sun Yuan & Peng Yu, Old Persons Home, installation

La seconde partie de l’exposition se veut plus individuelle, moins sociale, plus psychique aussi : armoire à médecine de Damien Hirst, poignantes interviews de schizophrènes en écho avec la Jeanne d’Arc de Dreyer (entendre des voix ?) par Javier Tellez (déjà remarqué à Toulouse et chez EDF Electra), fantasmagories de Tetsumi Kudo, un délice. On retrouve les dictateurs séniles de Sun Yuan & Peng Yu (tiens, je croyais qu’ils appartenaient à Saatchi…) : ici on peut déambuler au milieu d’eux, mais, dans mon souvenir londonien et lillois, ils étaient plus mobiles.

Maria Marshall, Don't let the T-Rex get the children, vidéo

Maria Marshall, Don’t let the T-Rex get the children, vidéo

Mais dans cette exploration de l’enfermement de la folie, la pièce la plus étonnante est une vidéo de Maria Marshall : un charmant bambin (le fils de l’artiste) fait quelques grimaces en gros plan. Zoom arrière : l’enfant est maintenu par une camisole de force dans une chambre capitonnée. Comment mieux faire sentir qu’il n’y pas de frontière, de délimitation, entre l’autre et nous ? On en ressort bouleversé.

Chen Zen Zhen, Chaise de concentration, 1999

Enfin, plus calmes, trois belles pièces de Chen Zhen (et non pas Chen Zen comme orthographié dans le livret d’exposition…; mais bon, le chroniqueur du Monde a vu ici une oeuvre de Javier Perez au lieu de Tellez, alors…). C’est sans doute en méditant sur cette Chaise de concentration qu’on peut espérer échapper à l’enfermement; à moins que le mot concentration ne soit à double sens…

Chen Zhen étant représenté par l’ADAGP, la photo de son oeuvre a été ôtée du blog à la fin de l’exposition.

Jan Fabre, le Congo et l’histoire

Il y a en fait deux expositions Jan Fabre au Palais des Beaux-Arts de Lille (jusqu’au 10 février), l’une violente et dense, l’autre diffuse et allusive. L’atrium présente 21 compositions, tableaux-mosaïques faits d’élytres de scarabées aux reflets verts sombres chatoyant dans la lumière, qui évoquent la colonisation du Congo, l’exploitation et les massacres perpétrés au nom du Roi, de l’église et des conglomérats miniers. Les symboles coloniaux, affiches de propagande, logos des compagnies, moines et crucifix, diamants et richesses volées, nègres torturés et négresses bafouées, s’y mêlent à des animaux symboliques repris dans le Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Quelques crânes et crucifix animaliers complètent le décor aux scarabées. C’est une oeuvre pesante, dont l’effet visuel est fort, le discours assez évident, et l’impression d’ensemble massive, un peu trop sans doute. Légende du tableau ci-dessus, Une baie pour les yeux de la Foi : « Cette oeuvre emprunte sa composition au timbre-poste du Congo belge. Le tableau mosaïque montre une sirène sur un poisson volant, qui, pour Jan Fabre, est une métaphore de l’endoctrinement ‘moral’ des peuples indigènes à des fins militaires. Le poisson, symbole du Christ dans l’iconographie classique, caractérise l’envahisseur. La sirène représente les enchantements maléfiques (des missionnaires ?) qui persuadent les Congolais d’intégrer l’armée belge pour diviser les autochtones. » Voilà…

Jan Fabre, Sanguis sum (tondu) (2011), bronze, 30x63x57cm, Galerie Guy Pieters, (c) Angelos bvba. Photo Pat Verbruggen

Au sous-sol, au contraire, Fabre se fait discret, il parsème quelques oeuvres en bronze poli, épées, cerveaux, vertèbres et masques de son bestiaire, au sein d’une exposition consacrée à des enluminures médiévales et à de l’orfèvrerie. On apprend beaucoup sur le livre et l’enluminure, et les sculptures de Fabre, plus ou moins évocatrices des mêmes thèmes religieux comme cet agneau pascal, se fondent discrètement dans le décor, sans parvenir à atteindre la même force évocatrice que quand il occupait le Louvre.

Jan Fabre, Porc-punaises, 2012, bronze, 43.3×30.2×24.7cm, collection privée, Belgique; photo de l’auteur

Reste, dans un coin retiré, son autoportrait à demi couvert de punaises, sans doute la pièce la plus frappante, la plus vraie et intime de toute l’exposition, dont on ressort un peu déçu.

Jan Fabre étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

Le all-over musical de Ben Bella

 

L’espace majestueux de l’Hospice Comtesse1 à Lille (jusqu’au 12 janvier) est entièrement occupé par une centaine de toiles du peintre franco-algérien Mahjoub Ben Bella et on est d’abord submergé par la couleur éclatante des grands tableaux, plongeant à chaque reprise dans un univers vif, chatoyant, densément coloré. Mais il y a bien plus que la couleur ici, et d’abord parce que chaque toile est strictement composée, architecturée, structurée et que ces surfaces planes (les compositions plus anciennes, intégrant souvent des éléments en volume, sont à Roncq) recèlent des profondeurs en trompe l’œil, hors de toute dictature perspectiviste, mais dévoilant ici un cadre, là une mosaïque carrelée, là encore des tours qui semblent surgir de la surface même de la toile. Si on ressent d’abord une énergie dévastatrice et impulsive, on réalise au bout d’un instant qu’elle est toujours canalisée, mise en forme, maîtrisée. Ce sont bien des all-overs (et certains, bien sûr, évoquent Pollock), mais ce sont aussi des compositions rigoureuses.

 

Ensuite, parce que ces toiles sont habitées d’une écriture proliférante, de signes entrelacés qui ne sont ni latins, ni arabes, et, dénués de tout sens littéral, resteront à jamais illisibles, graphies qui se mêlent à la surface peinte, la pénètrent, la font vibrer (un peu un anti-Twombly, un baroque anti-puritain). Certaines toiles s’ornent de trilles blanches, signes en croche répétés en parallèle (avec, je crois, un pinceau triple) et ponctuant la toile, la rythmant dans une frénésie sauvage et néanmoins cohérente, et c’est là qu’on ressent soudain une musicalité profonde, un écho entre écoute et vision, entre peinture et musique. Bien sûr, certaines toiles portent des titres à consonance musicale, Sacre du printemps,  ou Oiseau de feu (mais Jazz évoque peut-être aussi Matisse), mais là n’est pas le plus important, face à cette vague musicale qui soudain submerge le spectateur silencieux.

 

Enfin car c’est, en partie, une peinture d’hommage, toute pénétrée des découvertes picturales du jeune artiste algérien arrivant en France à vingt ans et hantant les couloirs du Louvre : si les plus explicites (comme le Tres de Mayo), perdant de leur mystère, m’ont semblé moins réussies, celles où, dans le tourbillon de couleurs et de signes, on décèle, en clignant des yeux et en trouvant la bonne distance (un peu comme chez Leroy, son voisin de Tourcoing), une tête cubiste ou une orgie sardanapalesque, avant de confirmer (ou pas) son impression en regardant le cartel. Le plus émouvant est sans doute ce faux diptyque où la boucle est bouclée : Delacroix l’orientaliste, lors de sa brève escale à Alger au tout début de la colonisation, peint des femmes dans leur harem (ou en tout cas une composition qui dit cela, même s’il s’agit en fait de Juives ou de prostituées); au moment où éclate la guerre d’Algérie, Picasso se les réapproprie en en faisant exploser les formes et en renversant le point de vue, et Ben Bella, neveu d’un oncle illustre, peint d’après ces deux là, réingurgitant le regard exotique de 1832 et la construction radicale de 1954/55 pour parvenir à une forme d’oscillation, de déséquilibre vibrant entre ses deux toiles.

 

Les deux salles annexes présentent d’autres toiles, de belles céramiques légères que la graphie rend aériennes, les palettes du peintre (pas vraiment indispensables), et à l’étage, des gravures, des aquarelles et des superbes peintures acrylique et encre sur un papier de riz (Thaï) qui, se déroulant sur les murs de cette salle, semblent des pages d’un livre sacré, des enluminures rituelles, des Codex illisibles : la symétrie et les dorures y dessinent un jardin mystique où pousseraient des mots, où naitraient des histoires, où s’épanouiraient des rêves. Là encore, une petite musique naît des peintures…

  1. Du fait de l’impossibilité d’inclure des liens URL dans le texte depuis la récente mise à jour de la plate-forme des blogs du Monde,  les liens pertinents sont regroupés en fin de texte pour ne pas alourdir la lecture. Toutes mes excuses à mes visiteurs, je fais ce que je peux pour obtenir la correction de ce bug, et des autres.
    Site de l’Hospice Comtesse : http://www.lille.fr/cms/accueil/culture-lille/Musees-et-expositions/Musees/musee-hospice-comtesse
    Critique sur la Voix du Nord : http://www.lavoixdunord.fr/region/lille-a-l-hospice-comtesse-ben-bella-maitre-polyphonique-ia19b0n1645037
    Site de l’exposition complémentaire à Roncq, près de Lille, ouverte seulement les dimanches après-midi jusqu’au 15 décembre : https://www.roncq.fr/component/allvideoshare/video/latest/2013-mahjoub-ben-bella-expose-a-roncq
    Mon billet sur Eugène Leroy : http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2010/11/09/eugene-leroy/
    Sur les Femmes d’Alger, une étude très complète sur le tableau de Delacroix : http://editions.louvre.fr/fr/les-ouvrages/monographies/peintures/eugene-delacroix.html , et un papier d’humeur (comme je les aime) : http://www.jcbourdais.net/journal/07oct05.php

De haut en bas (impossible de mettre les légendes à la bonne place) :
– Traces X, 2006
– Jazz, 2009
– Femmes d’Alger (à gauche, II, d’après Delacroix, 2012; à droite, I, d’après Picasso, 2012)
– Thaï III, aquarelle, 2002
© M. Ben Bella, ©Adagp 2013, photos Serge Deleu (excepté Femmes d’Alger, photo de l’auteur), collections particulières.
Mahjoub Ben Bella étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses œuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition de Lille.

Mise à jour le 11 décembre

Mahjoub Ben Bella, Hypergraffitis horizontaux, 2006, 122x90cm, coll.part.

Ayant pu voir l’exposition de Roncq juste avant sa fermeture, quelques notes complémentaires. Les oeuvres y sont toutes en relief, quelques ‘vraies’ sculptures mais surtout des ‘tableaux’ accrochés aux murs dans lesquels sont inscrits des éléments en relief, planchettes de cageots, clous, voiture d’enfant et presse-purée; quelques-uns comprennent ce que je pense être une casse (avec des cassetins), et l’arrivée de cet outil de typographe dans le travail d’un artiste si habité par l’écriture ne peut être un hasard, qu’il ait été prédéterminé ou non.

Mahjoub Ben Bella, grand fétiche à clous, 1971, 125x148cm, coll;part.

Certaines oeuvres murales sont chargées de clous comme des fétiches, et ces pointes induisent des vibrations visuelles et colorées; à ces clous mâles répondent des passoires femelles, du plein et du vide, et la composition très architecturée crée un effet de profondeur dans laquelle le regard plonge. Ce sont les pièces les plus anciennes, mais aussi les plus fortes.

Mahjoub Ben Bella, Tondo « Ecritures », 2009, d.40cm, coll.part.

Les tableaux avec cageots (dont les tondi sont les plus beaux) déclinent en bas-relief les mêmes approches que les toiles vues à Lille, structure, couleur et graphie, et le relief leur donne une matérialité plus forte, une intensité vibratoire. Pour quelqu’un qui découvre ou presque le travail de Mahjoub Ben Bella, il aurait été plus intéressant de voir côte à côte ces deux volets de son travail : face à ce tondo, je me souviens de telle toile, et face aux toiles, quand je les reverrai, j’aurai en mémoire ces constructions-ci.

Photos de Roncq de l’auteur