L’action se passe en Abkhazie, c’est-à-dire nulle part

Eric Baudelaire, The Secession Sessions (Bergen)

Eric Baudelaire, The Secession Sessions (Bergen)

en russe

Même si l’actualité des Jeux olympiques de Sotchi fait qu’on voit parfois son nom au détour d’un article ou dans le recoin d’une carte, peu savent où se trouve l’Abkhazie, et encore moins y sont allés. On la confond parfois avec l’Ossétie du Sud, et, de toute manière, excepté quelques spécialistes, la plupart d’entre nous restent perplexes devant l’inextricable confusion de la mosaïque de pays, de territoires, de langues, d’ethnies et de religions qui compose ces confins caucasiens.

Mais ce n’est pas exactement ce sujet-ci qu’explorent l’exposition et le film d’Éric Baudelaire, Lost Letters to Max, qu’on [pouvait] voir jusqu’au 8 mars [2014] dans le Centre d’Art Bétonsalon (à la Halle aux Farines, au milieu de l’université Paris VII, dans le XIIIe arrondissement). Ou plutôt Baudelaire utilise le cas abkhaze à la fois comme un prétexte pour questionner le concept d’État-nation au XXIe siècle et comme un moyen de construire un récit pluriel. Il le fait avec une empathie certaine, tout en restant neutre vis-à-vis des revendications abkhazes. Et il utilise pour ce faire une variété de moyens, de médiums, construisant une œuvre polymorphe dans laquelle le spectateur peut choisir entre plusieurs points d’entrée, plusieurs niveaux de lecture: le premier serait historique et politique, le second serait plutôt dans le champ de la philosophie politique, et le troisième aurait à voir avec la manière de raconter une histoire et de construire un projet.

L’Abkhazie, un non-État

L’Abkhazie, située entre le Caucase et la mer Noire, était, au temps de l’URSS, une République socialiste soviétique autonome au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie. Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Abkhazie fit sécession de la Géorgie en 1992, une guerre s’ensuivit, et la quasi-totalité de la population géorgienne (200.000 à 250.000 personnes, soit environ la moitié de la population totale) fut expulsée d’Abkhazie. Aujourd’hui, sur une population totale de 240.000 personnes (contre 500.000 en 1989), les Abkhazes représentent 50%, les Géorgiens (revenus après leur expulsion) 18%, les Arméniens 17%, et les Russes 9%. Le territoire de l’Abkhazie est de 8.600 km2.

Qu’est-ce qu’un Abkhaze, et en quoi est-il différent d’un Géorgien? On se gardera de faire une distinction purement ethnique, tant les deux peuples ont été proches historiquement, ni d’introduire un critère religieux (une minorité d’Abkhazes s’étant d’ailleurs convertie à l’islam sous l’empire ottoman). Ce sont la langue et la culture qui sont les critères de différentiation, même si la langue abkhaze n’est guère utilisée, le russe étant la langue courante (et d’ailleurs celle utilisée principalement par le gouvernement).

La République d’Abkhazie a été proclamée en 1993. Elle s’est donnée tous les attributs d’un État: un drapeau, un hymne, un gouvernement, une armée, des uniformes (mais pas de monnaie: le rouble y a cours). Mais, au-delà de ces attributs essentiellement  internes, pour exister en tant qu’État, l’Abkhazie se doit d’être reconnue par d’autres pays et par les organisations internationales, et elle n’a pas ménagé ses efforts pour y parvenir.

La Russie fut le premier pays à la reconnaître, en 2008. Le passeport abkhaze n’étant pas considéré comme valable par d’autres pays, la plupart des ressortissants ont également la nationalité russe, et ainsi un passeport leur permettant de voyager (et de voter en Russie). Le Nicaragua et le Venezuela ont également reconnu l’Abkhazie, et deux ou trois micro-États du Pacifique (Nauru, Tuvalu et, avec des repentirs, le Vanuatu). C’est tout.

C’est sur ces bases-là (brièvement rappelées ici, aussi objectivement que possible) qu’Éric Baudelaire a bâti son projet: l’Abkhazie, dit-il, est un paradoxe, «elle existe sans exister, dans un vide liminal, un espace limite entre des réalités».

«Comment l’État se construit-il? Est-ce que l’État inclut ou exclut? Selon quels critères un État peut-il être considéré comme existant? Et quelles formes de représentations confèrent du réel à l’État? Si tous les États s’érigent à travers des fictions collectives, quid de l’Abkhazie: une fiction dans la fiction?… Comme tout territoire contesté, l’Abkhazie existe dans un nœud de récits contradictoires.»

Ce projet se présente sous la forme d’un échange entre Éric Baudelaire et Maxim Gvinjia, qui fut ministre adjoint, puis ministre des Affaires étrangères de la République d’Abkazie, et, à ce titre, un des principaux protagonistes des efforts pour obtenir une reconnaissance internationale. Éric envoie des lettres à Max (éditées ici) du 29 juin au 11 décembre 2012.

Eric Baudelaire, The Secession Sessions (Paris

Eric Baudelaire, The Secession Sessions (Paris)

L’Abkhazie n’est pas reconnue par l’Union postale internationale; pourtant 48 de ces lettres, sur l’enveloppe desquelles un préposé français rajoute parfois à la main la mention «Géorgie» ou parfois «Russie», passent à travers les mailles et parviennent à Max (26 autres lettres sont refusées par la Poste, perdues ou retournées à l’expéditeur, sans qu’on sache trop selon quels critères, et celles-là, nous ne les lirons pas).

Mais Max ne peut envoyer de courrier depuis l’Abkhazie. Sa réponse est, en quelque sorte, le film qu’Éric viendra tourner en Abkhazie; c’est aussi la présence quotidienne de l’ancien ministre à Bétonsalon jusqu’au 8 février [2014] (puis dans les deux autres centres d’art où le projet sera présenté, à Bergen en Norvège et à Berkeley en Californie) plusieurs heures par jour pour s’entretenir sur rendez-vous avec qui souhaite le rencontrer, mais aussi pour y tenir salon à son gré: une sorte de performance, un rituel quotidien à la fois réel et fictif, conduit par un politicien-acteur.

Pendant l’heure passée avec lui, Max a répondu à mes questions sur son pays, et nous avons débattu autour du concept historique d’État-nation. Bétonsalon est ainsi temporairement l’Anambassade de la République Abkhaze en France: pour quoi anambassade? On pense d’abord au film Anabase d’Éric Baudelaire: le préfixe «ana» signifierait-il à nouveau, ou vers le haut, comme dans l’Anabase de Xénophon?

C’est plutôt, me semble-t-il, un «a» privatif, dénotant une absence, un manque, une ambassade sans bases légales, une ambassade qui n’existe pas. Cette question de l’Etat et de la nation est aussi abordée lors de huit sessions les samedis à 15h où différents intervenants vont élargir la réflexion. Parmi eux, notons l’historien d’art Morad Montazami (le 1er mars) et les philosophes Alain Badiou et Pierre Zaoui (le 8 mars).

Qu’est-ce qu’un Etat aujourd’hui?

Badiou et Zaoui discuteront de la réinvention de l’État, utopie ou projet. L’Abkhazie devient ainsi le vecteur d’une réflexion bien plus large sur la liberté et la possibilité de réinventer un nouveau rapport avec l’État. Et cela alors que ce qui nous est présenté ici de la construction de l’État abkhaze semble répéter les mêmes schémas que les États-nations du XIXe et du XXe siècles: un État défini sur une base nationaliste, ethnico-linguistique (la Constitution prévoit d’ailleurs que le président de la République doit être d’ethnie abkhaze), un État s’étant doté de tous les attributs du pouvoir à sa portée.

Il n’y a ici guère d’utopie, guère d’émancipation: non pas l’invention d’un nouveau modèle, mais plutôt la répétition à l’identique des modes de définition du pouvoir étatique. Sans doute fut-ce inévitable aux yeux des premiers dirigeants abkhazes désireux d’accéder au concert des nations, sans doute fut-ce un passage obligé pour construire un État dans l’urgence de la déclaration d’indépendance, sans nécessairement s’interroger sur les utopies possibles, sans avoir le temps ni le désir d’expérimenter des inventions plus révolutionnaires.

Certes, il n’y a guère d’exemples de telles utopies ainsi mises en œuvre: la plupart des États se sont créés sur le même modèle nationaliste, sans faire preuve de la moindre originalité. L’exception fut peut-être la révolution de 1917 (et les autres tentatives de Républiques des soviets, comme celle de Béla Kun), mais l’État soviétique adopta rapidement toutes les formes (et même plus) de l’État classique.

Israël est un autre exemple d’échec des utopies, l’utopie sioniste s’étant alors transformée en construction d’un État conquérant et colonial (avec quelques similitudes avec l’Abkhazie, pour qui Israël est d’ailleurs une source d’inspiration: expulsion des minorités considérées comme allogènes; négation de cette histoire d’exclusion; refus du droit au retour desdits «allogènes», mais incitations au retour au «pays historique» des membres diasporiques de l’ethnie dominante; ethnicité sélective qui, là-bas, ne se limite pas à l’origine du Président, mais concerne l’armée et toute la structure du pouvoir).

Les États qui accèdent à l’existence soit se construisent sur des bases post-coloniales, soit, quand ils résultent d’une sécession (et les seuls cas reconnus à ce jour sont, sauf erreur, Timor oriental et le Kosovo), n’ont guère fait preuve d’innovation dans la construction de leur État, devenu en tous points similaires à l’État-nation classique (l’ethnie hier dominée et aujourd’hui dominante s’imposant alors à la minorité ex-dominante).

Et ce n’est pas l’Autorité palestinienne, même sur son strapontin à l’ONU, qui va innover en la matière, tant sa structure de pouvoir semble elle aussi être figée dans un modèle rigide et suranné.  A ce propos, on doit dire que les Abkhazes, même s’ils souffrent de leur non-État, semblent infiniment plus favorisés que les Palestiniens (avec qui certains ont voulu les comparer): pas d’occupant, pas de blocus, un territoire d’un seul bloc, sans restrictions internes à leur circulation, des accès aériens, maritimes et terrestres au reste du monde, un passeport russe pour la plupart, et surtout, le contrôle de leur propre destin.

Mais on peut rêver aujourd’hui à un État différent, à des bases de pouvoir plus diffuses, à un rapport autre avec les citoyens, à une réinvention de la démocratie, à une refondation de la confiance entre citoyens et État, en somme à un modèle différent de l’État-nation moderne.

Où peut-on dès lors trouver les modèles utopiques que la création de ces pays aurait pu faire naître? Où subsiste aujourd’hui l’espoir de structures étatiques d’un type nouveau, comme le furent en leur temps la Confédération helvétique, le Condominium des Nouvelles-Hébrides, le Statut international de Tanger, l’île des Faisans, la co-principauté d’Andorre, la Fédération bosniaque, et autres bizarreries constitutionnelles  qui n’aboutirent en fait pas à grand-chose?

Il y a sept ans, une exposition du travail de l’artiste américain Peter Coffin au Palais de Tokyo questionnait ce statut même de l’État; son titre était «États (faites-le vous-même)» (j’en rendis compte dans cet article, intitulé «Un État, pour quoi faire?»). Il y avait là 46 États avec tout leur appareil, leurs outils de pouvoir: cartes, billets de banque, timbres, passeports, uniformes, sceptres, constitutions et proclamations. A ceci près qu’un seul de ces États existait «pour de vrai» (Maurice), et que tous les autres étaient des inventions, parfois des créations tangibles avec une existence physique, un territoire (comme Sealand sur une plateforme en mer du Nord), mais le plus souvent des pures créations de l’esprit, qu’il s’agisse du fruit d’une création artistique (Robert Filiou, John Lennon et Yoko Ono, l’Atelier Van Lieshout) ou du fantasme d’utopistes plus ou moins mégalomanes, pour qui créer un État permettait de réaliser un rêve, de porter un message, d’esquisser une nouvelle civilisation, mais aussi d’asseoir un pouvoir, de se gorger de titres nobiliaires et de décorations, voire d’éviter les impôts (et parfois un mélange d’art et de fantasme, comme avec Glandolinia d’Henry Darger). Il existe même un guide Lonely Planet sur ces micro-nations utopiques.

Dans une veine similaire, comme les séparatistes sont bien évidemment toujours qualifiés de terroristes par les pouvoirs qui les contraignent, on a pu voir, lors de la dernière Biennale de Berlin, une installation de l’artiste néerlandais Jonas Staal qui présentait dans une salle pavoisée de leurs drapeaux le projet d’un congrès mondial de tous les mouvements exclus du jeu diplomatique mondial car considérés comme «terroristes», des Zapatistes aux Basques.

Cette interrogation sur l’aspiration au statut d’État à un stade pré-étatique (puisque la plupart de ces mouvements ne gouvernent pas un territoire) va d’ailleurs être au centre du quatrième New World Summit, que Staal organisera à Bruxelles en septembre 2014. L’art plus fort que la realpolitik?

Ce projet d’Eric Baudelaire nous laisse donc un peu sur notre faim si nous en espérions une impossible utopie révolutionnaire de la construction étatique, mais il est par contre tout à fait fascinant dans sa construction et dans sa forme.

Une démarche artistique polymorphe

Le projet de Baudelaire s’articule donc autour de différents médias: ses lettres à Max, exposées à Bétonsalon (et aussi disponibles dans ce recueil), la «performance» de Maxim Gvinjia dans l’espace d’exposition, les conférences du samedi (qui, loin d’être périphériques, sont essentielles au propos) et le film.

D’abord, il y a l’utilisation du courrier postal, médium anachronique à l’ère d’Internet: il aurait été plus simple d’envoyer un mail ou un SMS bien sûr (même si l’Abkhazie n’a pas non plus de suffixe Internet propre). Mais, outre le fait que la matérialité même des lettres implique nécessairement une confrontation avec l’ordre mondial, forçant une tentative de reconnaissance forcée de l’Abkhazie par les pouvoirs internationaux (en l’occurrence celui de l’Union postale internationale, dont les règles s’imposent à la Poste française), l’utilisation de l’écrit, de la feuille de papier, de l’enveloppe et du timbre-poste, s’inscrit dans une tradition historique mettant en jeu «une puissance archaïque qui déjoue le fantasme d’ubiquité contrôlant nos modes de communication actuels», comme dit Morad Montazami. Les lettres génèrent un rythme lent, rare aujourd’hui, une construction du récit avec longueurs, délais et lacunes. De plus, qu’un ancien ministre devienne acteur d’une performance n’est sans doute pas fréquent, mais ne semble nullement incongru: point n’est besoin ici de gloser davantage sur la politique spectacle.

C’est surtout le film, comme clef de voûte du dispositif, qui relève d’une construction complexe. On avait déjà vu Éric Baudelaire renoncer en quelque sorte à son rôle de metteur en scène et devenir, dans The Ugly One, une simple courroie de transmission pour un réalisateur/scénariste lointain, absent et donnant ses instructions chaque jour par fax: pour ce film, Masao Adachi, n’étant pas autorisé à quitter le Japon, envoyait chaque jour à Baudelaire à Beyrouth les instructions de tournage de scènes qui, sans être autobiographiques, évoquaient la vie d’Adachi au Liban au sein de la résistance palestinienne.

Le schéma ici est différent: Max a un rôle de conseiller, d’éclaireur, et Baudelaire reste metteur en scène, il n’abdique pas. Ses lettres à Max lui demandent d’abord d’enregistrer des sons, de répondre à ses questions ou de raconter des histoires en parlant dans un micro de magnétophone, de prendre des photographies, de faire des repérages, de suggérer des prises de vue, comme pour la préparation d’un travail documentaire classique.

Puis, peu à peu, au fil des lettres, on a le sentiment qu’Éric Baudelaire passe la main, qu’il se laisse de plus en plus guider par Max:

«Est-ce que je te pose les bonnes questions?»

«Si nos rôles étaient intervertis, quelles questions me poserais-tu?»

«Quelles sont les questions que je ne t’ai pas posées, mais que j’aurais dû te poser?»

Il s’interroge:

«Qu’est-ce qu’une image peut nous dire sur l’Abkhazie? Sur l’imagination?»

« Quels rôles devrions-nous jouer?»

Au-delà de la problématique de l’Abkhazie et de l’État, ce sont ces questionnements sur la création, sur le processus de narration d’une histoire, de construction d’une œuvre, qui constituent la structure essentielle de ce travail, et, à mon avis, son intérêt principal.

 

Le titre de cet article paraphrase Ubu Roi, d’Alfred Jarry (1896)

Les photographes qui ne prennent pas de photos

Reprise d’un billet paru sur Slate.fr il y a un an
En espagnol
English translation
Benoît Grimalt

On imagine trop souvent que les professionnels, en particulier les photojournalistes, sont prêts à tout pour «la» bonne photo. C’est oublier que, parfois, ils ne déclenchent pas.

Déjà Rimbaud se plaignait des ruissellements fastidieux de photographies (dans une lettre de 1871 à son ami Paul Demeny[1]). Déjà Italo Calvino se moquait en 1955 de «la folie de l’objectif», la frénésie de tout photographier qui s’emparait de centaines de milliers d’Italiens les dimanches de printemps[2]. Que dire aujourd’hui devant la prolifération du numérique, l’abondance des smartphones, la  glorification des selfies? Doit-on suivre aveuglément ce mouvement culturel majeur, à l’instar de bien des sociologues et chercheurs, mais aussi de quelques artistes? Ou bien est-il possible, sans passer pour une vieille barbe réactionnaire, de le regarder avec un peu de distance, d’ironie et de questionnement?

Il y a[vait] jusqu’au 19 janvier [2014], au musée de la Photographie de Charleroi (qui est peut-être, à part l’aéroport low-cost, la seule raison de se rendre en voyage d’agrément à Charleroi), une petite exposition de non-photographie (à côté de l’excellente rétrospective du surréaliste Marcel Mariën) qui, sous des dehors simples et humoristiques, amène à se demander pourquoi on ne prend pas de photos.

Benoît Grimalt est un photographe français né en 1975 qui, comme beaucoup de ses confrères, a une pratique assez diverse: mode, reportages, commandes et travail personnel. Il est en particulier connu pour sa couverture du Festival de Cannes, événement photographique par excellence. Là, un jour, raconte-t-il, il aperçut Penelope Cruz prenant l’ascenseur: il se précipita, mais avant qu’il n’ait pu prendre sa photo, les portes de l’ascenseur se refermèrent. Une photo manquée, mais une image qui reste?

Alors Benoît Grimalt dessina la photo qu’il n’avait pas prise, un dessin tout simple, maladroit, sur une feuille de carnet, cadré comme une photo, avec l’actrice, ses deux gardes du corps, les portes qui se referment.

Et puis il se prit au jeu. Les photos qu’il n’a pas pu prendre, il se met à les dessiner, à se réapproprier la scène et à la transposer dans un autre médium, un autre univers.

Souvent, il ne prend pas de photos parce qu’il n’a pas son appareil, ou que sa pellicule est finie (au temps de la pellicule), ou que sa batterie est épuisée. Parfois il fait trop sombre, ou bien il y a trop de brouillard. Parfois le sujet refuse d’être pris en photo, et Grimalt, qui n’a rien d’un paparazzo agressif ou d’un photoreporter obsessionnel, se plie à son souhait.

Mais, parfois aussi, on sent chez lui une retenue, une humilité, un refus de se plier à l’ardente obligation de tout photographier, d’écouter la petite voix qui dit «Prends la photo!», qu’il s’agisse de pitié devant Henri Salvador tout de blanc vêtu, assistant à un match de foot au stade de Valenciennes peu avant sa mort, soutenu par des infirmiers, ou de respect devant Marie nue, qu’il laisse se rhabiller sans la photographier, prétendant être trop lent pour réussir à la capter.

Et un jour, devant un très beau lever de soleil, il décide de seulement le contempler et ne se lève pas pour le photographier. Un jour, donc, il refuse délibérément de photographier, il préfère regarder plutôt que viser, jouir plutôt que posséder, imprimer un souvenir dans sa mémoire plutôt qu’une image dans un album ou un fichier. Certes, il ne s’en glorifie pas, il n’en tire pas une théorie, une morale, il dit simplement avoir été trop paresseux pour se lever. Une démarche de plaisir et de paresse, une petite rébellion contre la logique productiviste et consumériste qui nous fait prendre des photos à tout va, qui nous contraint à photographier plutôt qu’à regarder, qui nous entraîne dans le tourbillon visuel.

Est-il le seul à ainsi, parfois, ne pas prendre de photographies, à privilégier l’expérience plutôt que son archive? Certes non, même si les rares refuzniks à la domination des images, ces «derniers explorateurs de l’espace négatif» (Lyle Rexer) ne se font guère entendre. Sont-ils, en matière photographique, les frères des artistes du vide vus il y a quatre ans au Centre Pompidou, d’Yves Klein à Stanley Brouwn, sont-ils les cousins des musiciens du silence, d’Isabelle d’Este à John Cage? Voici deux recueils, l’un français et sonore, l’autre américain et écrit, de photographies pas prises.

Ecoutons les photographes

Il y a quelques mois, Arte Radio a diffusé Rien à Voir: de brefs enregistrements audio de 12 photographes racontant la photo qu’ils n’ont pas prise. Si certains parlent de photographies impossibles (un portrait de Ben Laden) ou de la trop forte émotion devant la famine en Somalie ou un suicide dans le métro new-yorkais, quelques autres en viennent à questionner la photographie même: Frédéric Lecloux estime qu’il faut d’abord vivre et ensuite photographier, Yohanne Lamoulère juge qu’une photographie d’une marche en mémoire d’un jeune Marseillais assassiné n’aurait rien dit de plus par rapport à l’émotion des marcheurs, Édouard Caupeil fait l’éloge de la photo ratée, oubliée, silencieuse, qu’on veut toujours rattraper. Denis Darzacq, bien connu pour ses photographies de corps flottant en l’air, raconte sa première expérience photographique à 15 ans, tentative de s’approprier la culture italienne par la photographie; mais une erreur de manipulation fait que tous ses films sont ratés, vierges d’images. Ces images sont dans les limbes, dans ma mémoire, dit-il, et je passe ma vie à essayer de les refaire. Comme le souvenir d’une madeleine…

Un livre paru en 2012 aux Etats-Unis, Photographs Not Taken, regroupe les témoignages de 62 photographes (presque tous nord-américains) parlant de photographies qu’ils n’ont pas prises. On imagine trop souvent les photographes professionnels, et en particulier les photojournalistes, prêts à tout pour prendre LA bonne photo, ne se souciant guère de leur propre sécurité, physique ou, d’ailleurs, morale.

Kevin Carter

Kevin Carter

Chacun a à l’esprit la tragique photographie de l’enfant moribond près du vautour, prise au Soudan en 1993 par Kevin Carter, qui attendit en vain que le vautour déploie ses ailes pour faire une encore meilleure photo. Sa photo obtint le Prix Pulitzer en 1994, et Carter se suicida trois mois plus tard. Et il y a bien d’autres exemples.

Ce livre est aux antipodes. Au lieu de nous montrer des photographies, il nous fait écouter des photographes, il nous permet de remonter aux idées et aux sentiments derrière, au-delà des images. Ce livre est un recueil d’occasions manquées, de moments perdus, d’histoires étranges, émouvantes, parfois drôles. Ce sont toutes des histoires d’un refus de photographier, des réponses au dilemme «to be or to shoot», être ou photographier.

Dans la plupart des cas, il s’agit de respect, de pudeur, de réticence à s’immiscer dans un drame, la mort souvent, la douleur, l’émotion du sujet. Face à l’homme qui s’effondre, découvrant sa maison en feu, Christian Patterson repose son appareil. Devant un rescapé du 11-Septembre couvert de cendre, image absolument iconique, Sylvia Plachy hésite et renonce; mais, dit-elle, Diane Arbus aurait pris cette photo-là. Invitée par les parents à photographier la chambre d’une jeune fille qui s’est suicidée, Erika Larsen, devant le père en pleurs, est incapable d’appuyer sur le déclencheur.

Une bonne résolution?

Mais d’autres réactions vont au-delà de cette pudeur et témoignent de l’incapacité des photographies à rendre compte d’une expérience. Le photographe renonçant choisit délibérément de privilégier ses propres émotions, de profiter de l’expérience qui lui est offerte comme participant, plutôt que de se mettre en retrait comme témoin photographe: c’est le cas pour Jim Goldberg à la naissance de sa fille ou pour Alec Soth quand il adopte un bébé colombien, c’est le cas pour Zwelethu Mthethwa aux funérailles rituelles de sa mère, mais c’est aussi le cas pour Simon Roberts qui assiste à l’agonie d’une jeune Zimbabwéenne mourant du sida au milieu de ses amies chantant en chœur et qui se sent, pour la première fois de sa vie, incapable de photographier:

«Aucune image n’aurait pu capturer l’émotion. C’était un moment qu’il fallait vivre, pas un moment à analyser, à encadrer, à réduire.»

D’autres histoires sont plus légères, comme celle de Matt Salacuse paralysé par Tom Cruise qui le regarde droit dans les yeux au moment où il s’apprête à le photographier avec Nicole Kidman et leur bébé et lui dit posément «Vous n’allez pas faire ça»; et le photographe, comme hypnotisé, obéit «Vous avez raison; je ne vais pas le faire». Ou Timothy Archibald oubliant de mettre un film dans son appareil le jour de la Saint-Patrick et faisant néanmoins, à 15 ans, le tour des pubs de sa ville, où il peut néanmoins entrer (et boire) parce que porteur d’un appareil.

L’histoire la plus révélatrice du recueil est peut-être celle d’Alessandra Sanguinetti, sans doute parce qu’elle n’a pas le parfum tragique de la plupart des autres récits, mais aussi parce qu’elle semble plus essentielle. Chaque jour, la photographe américano-argentine dit prendre au moins deux photos imaginaires entre son pouce et son index: des photos de sa fille, de sa famille, de ses amis, de scènes qu’elle ne veut pas interrompre, dont elle ne veut pas se distancier en se plaçant derrière son viseur, ou qu’elle ne veut pas rendre davantage mélancoliques en les transformant en images photographiques.

Cette discipline quotidienne semble être, tout comme les dessins de Benoît Grimalt, un excellent antidote au «ruissellement des images». Ce pourrait être une bonne résolution pour l’année nouvelle: moins photographier, plus regarder, expérimenter, sentir.


[1] Arthur Rimbaud, lettre à Paul Demeny du 17 avril 1871, Œuvres complètes, Paris, Livre de poche (Classiques modernes), 1999, p.236.

[2] Italo Calvino, «La follia del mirino», Il Contemporaneo, Rome, 30 avril 1955.

Photographie ou possession (Morgane Adawi)

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En espagnol

Nous étions quelques-uns dans cette salle dont les plafonniers se sont éteints, nous laissant quelques secondes dans l’obscurité avant qu’une lumière inactinique ne nous enveloppe d’un brouillard rouge estompant les formes. Une toute jeune femme est alors entrée dans la pièce, pieds nus, cheveux relevés, pantalon noir, chemisier blanc, elle s’est campée entre deux pupitres et a ôté son chemisier d’un geste froid, clinique, totalement dépourvu d’un quelconque érotisme. Alors que nos yeux, rétifs à cette froideur, se fixaient sur la splendeur de ses seins, elle, le regard fixe, a pris un feutre avec lequel elle a daté et signé une dizaine de feuilles de papier photographique sorties d’un pochon. Elle a ensuite enduit de crème son sein gauche avec aussi peu de sensualité qu’une infirmière en cornette (au temps où celles-ci hantaient encore les hôpitaux). Son rituel mécanique a alors commencé : badigeonner ce sein-ci de révélateur, y presser une feuille de papier photographique pendant quelques secondes, aller accrocher cette feuille à une pince à linge sur un fil derrière elle, revenir entre les pupitres et recommencer. À nous, spectateurs voyeurs, d’imaginer que le geste du badigeon ou que la pression sur le sein variaient imperceptiblement, avec parfois plus de force, parfois plus de langueur, parfois plus de retenue ; elle continuait inexorablement son travail, ouvrière à la chaîne, esclave de son protocole, mécanique aseptisée. Après chaque série, nouveau paquet de feuilles datées et signées, puis changement de sein. N’était sa beauté, on aurait aussi bien pu se trouver devant un ballet mécanique, une performance de robot. La jeune femme nue était devenue un objet photographique. Aucun bruit, sinon celui du feutre sur le papier, et nos souffles maîtrisés, aucun sourire, aucun contact visuel. Nul érotisme, sinon celui, presque audible, de nos imaginaires devant sa plastique. Et cette attente de la fin à venir, dans l’incertitude de ce qu’allait produire ce geste, dans l’incompréhension de ce mécanisme de production, générant en nous une forme d’inquiétude sourde.

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Quand le mur a été rempli de papiers, elle s’est rhabillée, a décroché des feuilles et est venue près de chacun de nous pour nous en donner une : dans nos mains, ce petit bout de papier photo sur lequel, dans cette lumière rouge, on ne voyait rien. Une fois chacun servi, elle est sortie, et la lumière blanche est brutalement revenue. Nos yeux, émergeant de la douce torpeur rouge qui les avait apaisés, et soudain violentés par cette clarté, ont peu à peu distingué, sur ce petit bout de papier que nous tenions précieusement dans nos paumes, des formes, dans des tons clairs, bleus ou roses : l’empreinte du sein, aussi directe qu’une véronique, émergeait peu à peu du néant sous nos yeux. Alors que nous gardions le souvenir de son corps, désormais disparu en coulisses, nous assistions en direct dans nos mains à l’apparition d’une image lacunaire, son corps absent, retiré, redevenant présent. Nous étions témoins de la naissance d’une image, et cette image était celle d’un téton. Ce papier-là avait touché son sein et nous pouvions le toucher, ce n’était pas une simple impression de photons, c’était aussi un chaînon d’une relation haptique, seul intermédiaire entre nos mains avides et prédatrices et la peau de son sein. D’ailleurs, n’était-ce pas le grain de sa peau que nous croyions sentir là plutôt que le grain des sels d’argent ? Chaque empreinte, recueil de ce contact entre peau et papier, était le résultat d’une caresse unique, intime, révélatrice.

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C’est alors que, muets et recueillis, penchés vers nos paumes, osant à peine bouger de crainte de perturber cette naissance, nous contemplions quasi religieusement le surgissement du téton au centre de notre image, que l’un de nous s’est exclamé : « Mais elle n’a pas fixé ses photos ! » Et en effet les images que nous avions entre les mains étaient vouées à l’éphémère, elles allaient peu à peu disparaître, jaunir, s’effacer ; elles étaient certes signées et datées, mais bientôt ne représenteraient plus rien. Nous avions pénétré son intimité, nous avions joui de sa nudité, mais nous n’en garderions qu’un souvenir mental qui, comme l’image, allait s’estomper avec le temps. Elle avait biaisé le jeu, elle s’était jouée de nous. Nos regards désireux avaient tenté de transformer son corps en machine à produire : production d’érotisme, de fantasme, d’événement, d’art, mais il n’avait rien produit que nous puissions posséder. Elle s’était échappée, échappée de notre désir, échappée de notre collectionnite, échappée de nos idées toutes faites, échappée de sa condition d’artiste femme. Libre, elle n’existerait désormais plus que dans nos souvenirs, lesquels peu à peu, s’effaceraient.

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Morgane Adawi, actuellement élève en troisième année de l’École de la Photographie d’Arles, avait déjà produit des photographies-empreintes de ses seins (et de son sexe), mais elle les avait jusqu’ici réalisées dans le secret de son studio, ne montrant au public – professeurs, camarades ou amateurs – que le produit fini (et, alors, fixé) de ses recherches, et non point leur processus.
« C’est une photographie d’intime et de caresse, une photographie que j’avais jusqu’ici pratiquée seule, en secret, dans l’isolement de ma salle de bain, chambre noire de fortune : j’allais chercher du bout des doigts l’image de mes tétons dressés, l’image de ma vulve à moi-même invisible, et je recueillais la trace du contact entre le papier et ma peau. J’étais l’unique maîtresse cachée de cette étreinte masturbatoire, de cette rencontre épurée entre corps et photographie, entre parties secrètes de mon corps de jeune femme et empreintes photographiques révélées au regard des autres.
Chaque photographie était unique, image haptique d’une caresse et d’un embrassement : mémoires de la douceur rieuse de mon sein, traces du désir silencieux de mon sexe. Et, depuis ma solitude fière, j’offrais ces tirages au regard d’autrui, au fantasme d’autrui, affichant sans détours ni pudeur l’image des joyaux les plus intimes de mon corps. »*
Elle a choisi d’en faire, pour la première fois, une performance, il y a quelques jours, grâce à l’hospitalité de la Galerie Laure Roynette. Mais la présence du public a amené l’artiste à modifier les règles : comme le poids du regard allait peser plus sur son corps que sur l’image produite, comme le geste devenu public serait fait pour le regard des spectateurs, alors, à ses yeux, la performance ne devait pas générer d’œuvres à conserver, seulement la signature de l’artiste apposée sur rien.

Morgane Adawi, Surfaces sensibles, 2014

Morgane Adawi, Surfaces sensibles, 2014

Le travail de Morgane Adawi interroge bien sûr la féminité, la sexualité et la relation du corps avec le corps de l’autre ; elle met l’accent sur le geste et sur son implication physique, en l’éprouvant dans la répétition et l’épuisement. Mais elle se préoccupe aussi de la nature des formes qu’elle produit ainsi, quelque part entre trace, document et objet autonome. Il n’est pas indifférent qu’elle travaille avec une technique qu’on peut qualifier de « datée », la photographie argentique, laquelle lui permet de travailler non point seulement sur la représentation, mais surtout sur l’ontologie photographique, sur l’essence même de la photographie. C’est bien parce qu’aujourd’hui le numérique a déchargé l’argentique de la tâche de représenter le monde (de même que la peinture vers 1880 avait été déchargée de sa tâche de représentation par la popularité naissante de la photographie) qu’une telle liberté est maintenant possible. Dans son registre, comme une pionnière, Morgane Adawi, elle aussi, joue contre l’appareil.

Morgane Adawi, Surfaces sensibles, 2014

Morgane Adawi, Surfaces sensibles, 2014

Note déontologique : l’auteur a contribué à la réalisation de cette performance
* Le texte présenté ci-dessus entre guillemets a été réécrit par l’auteur à partir d’un texte de M. Adawi.
Les photos de la performance sont de Marion Baldi.

 

 

 

 

Trois suggestions (impertinentes) au nouveau Directeur des Rencontres d’Arles

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Le Président français Francois Hollande et le Directeur des Rencontres photographiques d’Arles François Hebel à Arles le 26 juillet 2013. afp.com/Bertrand Langlois

Monsieur le Directeur, cher Sam,

Me joignant avec enthousiasme au concert de félicitations qui saluent ta nomination et l’air frais qu’elle va apporter, je me suis permis, relisant mes billets sur les Rencontres d’Arles de ces dernières années, d’en tirer quelques traits que j’ai l’insolente prétention de te proposer comme des suggestions : suggestions bien évidemment non politiquement correctes, et dont, courageux et malin comme un renard (roux), tu feras ce que bon te semblera.

Mascotte des Rencontres d'Arles 2012

Mascotte des Rencontres d’Arles 2012

La première est de faire moins d’expositions, deux fois moins, d’éliminer tout ce marais de photographes moyens, has-been, régionaux de l’étape, qui encombrent les Rencontres chaque année, que ce soit par copinage ou pour satisfaire un sponsor (ah, les champs de lavande en noir et blanc…). Il faut deux fois moins d’expositions, recentrées aux deux extrêmes : des très bons, connus (mais pas assez connus en France ou en Europe), confirmés, excellents (mais pas confits et embaumés : est-il encore besoin de faire une expo Depardon ?) dont le plus bel exemple fut récemment sans doute Alfredo Jaar, et, à l’autre bout, des découvertes, le Prix Découverte bien sûr, mais aussi des prises de risque, des jeunes, des différents, des révélations que l’on viendrait découvrir avec excitation.

La seconde est de faire des expositions et pas seulement des accrochages, d’apporter un discours pour accompagner les images, en un mot d’avoir des vrais commissaires d’expositions, ce qui a été fort rare ces dernières années. Ainsi, entrant dans un espace, on ne se contenterait pas de consommer de l’image, mais on apprendrait, on découvrirait, on s’enrichirait. Le meilleur exemple pour moi fut l’exposition des tirages de la Fondation Alinari revisités par Christophe Berthoud.

JB Guibert, L'amphithéâtre d'Arles, gravure, 18ème siècle

JB Guibert, L’amphithéâtre d’Arles, gravure, 18ème siècle

Ma troisième et dernière suggestion est d’ouvrir les Rencontres, de collaborer avec tous les événements du off, de bâtir un partenariat avec l’École en ne la réduisant pas à un réservoir de main d’oeuvre pour la médiation. C’est là que se découvrent les nouveaux talents, dans les petites expositions de bric et de broc au hasard des ruelles d’Arles ou dans les travaux des élèves montrés ici et là, et il est dommage que les Rencontres n’intègrent pas cette ébullition créative et ne la soutiennent que du bout des lèvres. L’image ci-dessus est à rayer de la carte.

Voilà, ce n’est là que mon opinion, mon plaidoyer d’indépendant. Bon courage, bonne chance et à juillet 2015 !

Le poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer

Voici un commentaire que le poète polyglotte Francesco Sinibaldi a mis sur le blog, comme il le fait parfois, en français, anglais, italien, espagnol, sur ce blog et sur d’autres. Les modérateurs, employés délocalisés de la société Netino à qui est sous-traitée cette modération, depuis divers pays du tiers-monde, ont décidé, ne comprenant pas l’italien*, de supprimer ce poème de mes commentaires. C’était déjà arrivé par le passé, mais jusqu’ici, je validais le commentaire et il restait en ligne. Cette fois, je l’ai revalidée dix fois, je l’ai aussi reposté sous mon nom et il a été à chaque fois supprimé.  Comme il est aussi arrivé dans le passé (lors de l’exposition d’Ahlam Shibli au Jeu de Paume) que des commentaires que j’avais supprimés car les considérant comme racistes et islamophobes soient mystérieusement rétablis, je m’interroge sur la manière dont Le Monde contrôle ses modérateurs.

Pour contrer l’étroitesse d’esprit de cette modération, je vous offre donc ce joli poème. Ceux qui comprennent un peu l’italien verront aussitôt à quel point le censurer est incompréhensible : il y est question, comme toujours chez Sinibaldi, de beauté, de joie, d’amour…

Al suon del giovin canto.

Al cinguettar
del fuggitivo picchio,
onde viva e ridente
apparmi nel sole
la fragile fronda,
d’ode vagar pei monti
assopiti del canto
la quiete, e lieta
e infinita la giovane
luce.
Vien la dolcezza
nel suon del
ruscello e ancor
pei sentieri dimora
il sorriso dell’alba
festosa, che brilla
il turchino e torna
nei fiori la novella
emozione.
Esulta il mattino,
rinnova la grazia
che allegra s’appresta,
e intanto s’adagia,
pei prati e nei
solchi del mortale
terreno, d’eterno
la voce ed il suon
dei trapassi.

Francesco Sinibaldi

Avec mes excuses au poète… Il faut se rire de l’archer (titre provenant de L’Albatros, Baudelaire)

  • Jérémie Mani, de Netino, m’a informé que c’est le Monde qui interdisait désormais les commentaires en langue étrangère sur son site……..

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Qui était Hildebrand Gurlitt, l’homme aux 1500 oeuvres d’art dégénéré ?

Entrée de l’exposition sur l’art dégénéré, Munich, 1937

À la suite d’un article du magazine Focus, beaucoup de journaux reprennent depuis hier l’information sur les 1500 oeuvres d’art découverts dans un gourbi munichois (plein de nourriture avariée), cachées là par Cornelius Gurlitt, 80 ans, fils d’Hildebrand (fils de Cornelius), qui s’était fait contrôler à la frontière suisse avec 9000 euros en poche, d’où une descente de police chez lui et la surprise des enquêteurs. Le secret a été gardé pendant deux ans. Évidemment tout un chacun attend l’inventaire, historiens d’art comme propriétaires spoliés potentiels. Mais il y a deux choses curieuses : la première est que Cornelius Gurlitt, au moins depuis la mort de son père en 1956, a vécu uniquement en revendant des oeuvres de la collection. Il est étrange qu’il n’y ait pratiquement pas eu de questions au sujet de la provenance des oeuvres qu’il mettait sur le marché. La collection, apparemment, comprenait environ 300 oeuvres d' »art dégénéré » : en mai 1938 fur créée une commission pour revendre les oeuvres de cette fameuse exposition. La tâche en fut confiée à quatre marchands réputés : Karl Buchholz, Bernhard Boehmer, Ferdinand Möller et Hildebrand Gurlitt. Ce dernier a apparemment gardé bien des oeuvres pour lui : comment fut-ce possible ? Les autres oeuvres de sa collection soit proviennent de confiscation des collections de familles juives, soit ont été achetées (à vil prix, sans doute) à des Juifs quittant l’Allemagne ou les pays occupés par le Reich. Il y a apparemment un Matisse ayant appartenu à Paul Rosenberg, le grand-père d’Anne Sinclair. Quand on sait à quel point les oeuvres qui furent spoliées aux collectionneurs et marchands juifs sont aujourd’hui surveillées, il est surprenant que Cornelius Gurlitt ait pu vivre un demi-siècle en en revendant : à qui ? à Lempertz, à Kornfeld ? Comment est-ce possible ?

Hildebrand Gurlitt, 1930

L’autre chose curieuse me semble être le statut d’Hildebrand Gurlitt auprès des nazis : il venait d’une famille originaire d’Altona, où, depuis le XVIIIe siècle, à chaque génération, on trouve des peintres, des musiciens, des architectes, des archéologues, des pédagogues de renom. Et lui-même, comme son cousin germain Wolfgang, était un historien d’art et un marchand reconnu (il dirigea le musée de Zwickau où il montra entre autres Max Pechstein dès 1925). Tellement reconnu que les nazis, ayant sans doute grand besoin de ses services, négligèrent le fait qu’il n’était pas aryen pur sang : d’une part, les Gurlitt (גוּרלִיט) sont des juifs convertis (sans doute au XVIIIe), et d’autre part la grand-mère de Hildebrand, Else Lewald, était la fille de David Marcus et de Zipora Assur, qui, en se convertissant, prirent en 1831 le nom de Lewald. Et tant le frère de Hildebrand, le musicologue Wilibald, que ses cousins germains le galeriste Wolfgang (qui fut exclu du parti nazi en 1938 pour sa judéité) et le chef d’orchestre et compositeur Manfred (lui aussi exclu du parti en 1937, et qui dut émigrer au Japon en 1939) furent persécutés par les nazis (mais aucun ne fut arrêté ni déporté). Alors comment Hildebrand sortit-il son épingle du jeu ? Comment fut-il un de ces ‘demi-juifs’ qui non seulement survécurent, mais surtout collaborèrent avec les nazis et leur furent très utiles ? Et après la guerre, arguant de ses origines juives, et du fait qu’il n’avait pas appartenu au parti nazi, il ne fut pas inquiété lors de la dénazification, et nul ne lui posa de questions sur les oeuvres récupérées qui refont surface aujourd’hui (il déclara que toute sa collection avait brûlé lors du bombardement de Dresde). J’espère qu’un historien écrira un jour la vie d’Hildebrand.

6 novembre, quelques compléments :
– En 1946, l’armée américaine d’occupation saisit 139 tableaux et dessins (et divers objets) appartenant à Hildebrand Gurlitt, dont apparemment, d’après leur titre, certains de ceux qu’on vient de découvrir; il y a dans la liste 17 oeuvres du grand-père d’Hildebrand, Louis Gurlitt et une grande majorité d’oeuvres expressionnistes allemandes, mais aussi le Chagall mentionné ci-dessous, deux Courbet, deux Degas, un Rodin et même un Fragonard. En 1950, tout lui est restitué (sauf un Odilon Redon). Voici la liste de ces oeuvres ainsi ‘blanchies’. Tous les détails sont  et dans les documents joints.
– En 1943, Gurlitt reçut du peintre et écrivain suisse Karl Ballmer (dont l’épouse allemande Katharina Edith van Cleef était d’origine juive) établi alors près de Lugano, en Suisse, hors d’atteinte des nazis, un Picasso et un Chagall : d’après la description (« scène allégorique avec trois lunes ») ce dernier pourrait être celui qu’on vient de retrouver. En 1942, il acheta un autre Picasso à Pablo Picasso lui-même : apparemment, tout n’est donc pas de l’art spolié aux Juifs, et on comprend la prudence (et la lenteur) des autorités allemandes).
– Quand Cornelius Gurlitt vendit en septembre 2011 (avant le raid du 28 février 2012)  via la maison Lempertz Le Dompteur de lion de Max Beckmann pour 864000€, une partie du produit de la vente fut restituée d’un commun accord aux héritiers d’Alfred Flechtheim, galeriste juif qui avait dû abandonner ce tableau de sa collection quand il s’était enfui d’Allemagne en 1933; mais on sait aussi que Gurlitt acheta d’autres oeuvres directement à Beckmann.

 

 

Le 31 octobre à 13h30, tuera-t-on la liberté de la presse et de la critique ?

Le jeudi 31 octobre à 13h30 s’ouvrira devant la XVIIe chambre du Tribunal Correctionnel de Paris l’audience opposant la Fondation Maillol à Libération, suite à la critique par Vincent Noce de l’exposition Canaletto il y a un an. La Fondation [représentée par Mme Patrizia Nitti] accuse Noce et Libération de diffamation et réclame 100 000 euros de dommages et intérêts. Libération compte apporter au tribunal le témoignage de plusieurs spécialistes, dont la rédactrice du catalogue raisonné, mais aussi des contributeurs à l’exposition Maillol, confirmant la présence d’une quinzaine de copies ou de faux*. Il compte aussi révéler que ces tableaux circulent désormais sur le marché avec un certificat « jugé authentique par le comité scientifique », confirmant les craintes émises sur ces expositions.

Dessin de Plantu

Vincent Noce (que je ne connais pas personnellement, mais qui a déjà révélé quelques autres embrouilles du monde de l’art) a déclaré que ce procès était celui de « la liberté de la presse et de la critique » et que le montant de la revendication financière « visait assez manifestement à intimider les journalistes, et au-delà les historiens de l’art, qui ont déjà les plus grandes craintes à exprimer leur désaccord quand des faux apparaissent sur le marché ou dans des lieux d’exposition ».

Grandville, Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, vers 1832**

Ce procès n’est pas l’affaire de Libération seul, car tous les critiques et historiens sont dans la ligne de mire dès lors qu’ils exercent leur droit à la critique. J’avais réagi en son temps avec indignation, en appelant à boycotter le Musée Maillol (cliquez sur les liens dans le billet, il sont… instructifs). Face à cette concrétisation d’une tentative d’étouffer la critique, je ne peux que protester à nouveau, dire qu’il s’agit là d’une tentative délibérée d’étrangler Libération en particulier, et la critique en général, et que c’est autrement plus grave qu’une suppression de budget publicitaire (comme celle-ci, en représailles à une critique sur l’attribution d’un La Tour, qui a pourtant déjà soulevé un concert de jérémiades bien plus vociférantes).

Photo (non créditée ?) d’une campagne publicitaire de Reporters sans Frontières

Venez à l’audience si vous pouvez, et rediffusez largement ce billet ! Et voyons si les médias en parleront… (seuls Le Monde et le site exponaute avaient, je crois, repris l’information au moment du dépôt de plainte, sans pour autant prendre parti).

J’espère que Plantu n’aura pas d’objection à la reprise de son dessin… Et si quelqu’un peut me dire qui est l’auteur de la photo de RSF, je l’indiquerai.

* le plus ‘amusant’ étant à mes yeux le tableau daté 1753 ou 1758 attribué à Bernardo Canal (le père de Canaletto) , mort en 1744…
** À propos du Grandville : « Sur la gauche, le roi Louis-Philippe plaque sa main sur la bouche d’une ouvrière symbolisant la liberté de la presse. Derrière lui se tient le député et magistrat Jean-Charles Persil, avec son nez en forme de bec de perroquet et, à la main, une grande paire de ciseaux représentant la censure. Sur la droite, d’autres membres du gouvernement s’en prennent aux imprimeurs et au matériel d’imprimerie. Sous la plafond sont accrochées des revues antigouvernementales telles que La Caricature et les Droits de l’homme. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Censure_en_France).

Le 20 décembre 2013 : Jugement en première instance sur la tentative de censure du Musée Maillol contre Libération à propos de l’exposition Canaletto.
» Ayant entendu les spécialistes, dont plusieurs contributeurs mécontents de l’exposition consacrée à Canaletto, le tribunal a confirmé le sérieux de l’enquête justifiant la contestation de plus du tiers des tableaux exposés.
En revanche, il a condamné Libération (et non l’auteur de l’article) à 1€ de dommages et intérêts, en considérant d’une tonalité excessive trois mots de l’introduction, reprochant à la Fondation d’avoir déjà par le passé exposé des « faux parfois grossiers » -allusion aux pseudos Artemisia et Caravage.  »
Rappelons que la Fondation Maillol réclamait une condamnation pour diffamation et 100 000 euros.
Notons aussi que ce vertueux site, toujours prompt à défendre le patrimoine bec et ongles, et à pourfendre ses ennemis (Hidalgo, Cogeval, …) non seulement n’y a rien vu, mais, une fois alerté, n’a encore rien dit de ce procès : on a les indignations qu’on peut…]

Soutien au Jeu de Paume et à Marta Gili

Devant la violence liberticide qui se manifeste de la part du lobby opposé à l’exposition d’Ahlam Shibli au Jeu de Paume,  je vous invite à signer cette pétition de soutien (variante en français), qui demande au gouvernement « de prendre ses responsabilités en assurant la protection des personnes et des œuvres, victimes de menaces répétées et d’une alerte à la bombe ; en réaffirmant la garantie, dans ce pays, d’une libre expression artistique et de tout débat, grâce aux dialogues et aux échanges d’expériences ; et en soutenant sans aucune restriction la démarche artistique du Jeu de Paume et sa programmation ».

Enfin le milieu de la culture se mobilise. Ci-dessous un texte de la philosophe Marie-Josée Mondzain.

NE CÉDONS PAS

Le vendredi 14 juin, le Jeu de Paume a été contraint de fermer brutalement ses portes pour des raisons de sécurité. Une alerte à la bombe, précédée de menaces qui continuent encore aujourd’hui de s’exercer contre sa directrice ainsi que contre son équipe, est à l’origine de cette soudaine et stupéfiante décision. De quoi s’agit-il ? On peine à croire au motif de cette décision qui révèle une terrible confusion entre la terreur et la censure, confusion perversement produite et cultivée par des extrémistes qui se livrent de plus en plus régulièrement à un sophisme dévastateur : ils menacent, cherchant à inspirer la crainte au cœur de la société civile. Incriminant tout geste créatif de leurs adversaires devenus à leurs yeux suppôts du terrorisme, ils entravent tout accès à une œuvre et tout débat. Dès lors comment débattre d’une œuvre soustraite aux regards et à la pensée ?

Voici les faits :
L’artiste palestinienne Ahlam Shibli expose actuellement sous le titre « Foyer Fantôme » un vaste ensemble de photographies qu’elle a pris soin d’accompagner de textes clairs qui informent le spectateur des circonstances, des lieux dans lesquels les personnes, le plus souvent nommées, acquièrent leur visibilité. Plusieurs sections rythment cette exposition. L’une concerne les Bédouins palestiniens engagés volontaires dans l’armée israélienne, une autre les gays, lesbiennes, bi et transsexuels d’origine pakistanaise, libanaise, turque, palestinienne et somalienne, une autre nous conduit dans un orphelinat de Pologne, une autre encore en Corrèze dans les lieux de la résistance au nazisme qui abritent aussi la mémoire des guerres coloniales. Enfin vient le corps du délit qui déchaîne la violence de qui exige la censure, la section intitulée « Death » qui témoigne de tous les gestes de résistance et de construction d’une mémoire collective dans la ville de Naplouse, en Palestine. Oui, Ahlam Shibli photographie les murs de la ville et les cloisons de l’espace domestique où, par-delà ces murs qui les isolent, le visage des morts, victimes volontaires ou non, sont là pour dire la présence parmi les vivants de la souffrance, du deuil et de la poursuite du combat.

Dans toutes ses parties, l’exposition montre sans emphase ni complaisance les différents chemins que prend la mémoire pour donner aux vivants et aux survivants l’abri d’un « foyer », d’une appartenance fragile et menacée. Résister à l’oubli du passé pour résister aux épreuves du présent. À quel espace imaginaire appartiennent-ils ? Espace complexe où le réel est traversé par les fantômes ; espace dont Ahlam Shibli respecte les contradictions. Cette exposition est subtile, elle parle de la violence sans la moindre violence, elle évoque les désordres en ne donnant aucun ordre, elle propose un regard sans chercher la complicité d’un autre regard. L’art donne visage et voix à ceux qui en sont privés, l’image donne une patrie à ceux qui n’en ont pas. Hospitalité d’une visibilité impalpable mais qui produit espoir et courage.

Il s’agit d’une œuvre, c’est-à-dire d’un geste d’art dont l’énergie émotionnelle doit sa force politique non à quelque message idéologique mais à la liberté qui nous est offerte. Voilà ce que ne supportent pas les idéologues fanatiques qui ne peuvent penser aux Palestiniens qu’en termes d’invisibilité et d’effacement.
Ils harcèlent, menacent et réclament la censure de l’exposition, sa fermeture pure et simple au motif des variations regrettables des interprétations. En un mot, un geste d’art devrait être une injonction à aimer et à haïr sur ordre d’un pouvoir imposé par la force. Cela trace le chemin bien connu de toutes les dictatures.
Ce n’est pas au Jeu de Paume ni à sa directrice qu’il revient d’assurer protection et liberté aux artistes, à leurs œuvres et aux visiteurs qu’ils accueillent. C’est à celles et ceux qui disposent des forces de l’ordre et qui ont la charge des créations de l’art et de la culture de prendre position fermement et d’agir en faveur du respect inconditionnel que toute démocratie digne de ce nom doit à la liberté de création et d’expression. Faute de quoi les bénéfices escomptés du maintien de l’exception culturelle ne sont plus que rodomontades et fausse rhétorique dans un paysage européen où toutes les libertés sont menacées. Conjurons et combattons le fantôme de la dictature pour que les exigences qui nous habitent fassent de nous, résolument et contre tout, une communauté humaine qui ne cédera à aucune pression, ni frilosité opportuniste.

Nous, citoyennes et citoyens, attendons donc impérativement des institutions le soutien et la protection inconditionnels que mérite toute création, et cela en dépit des menaces de ceux qui veulent obtenir la censure, contrôler la liberté des artistes en visant celles et ceux qui les accompagnent et les soutiennent. Aujourd’hui, de façon irrecevable et contradictoire, le ministère emploie la formule suivante : « Cette neutralité revendiquée, peut en elle-même choquer et donner lieu à de mauvaises interprétations. » Voilà qui serait comique en toute autre circonstance… Ainsi l’art devrait-il sortir de sa « neutralité » pour indiquer clairement l’univocité de sens d’une image? Le Ministère de la Communication semble oublier que la Culture et l’Art, qui sont par excellence et par définition le champ de l’indétermination et de la liberté, relèvent aussi de sa charge. L’art doit rester une fête de l’esprit ouverte à toutes les interrogations et susceptible de partager l’énergie et le courage de ceux qui savent, mieux que tout autre, les risques que l’on prend au cœur de cette « neutralité ». Là se situe l’enjeu de notre appel : c’est un enjeu d’humanité et de vérité.

NE CÉDONS PAS !!!

Marie-Josée Mondzain, philosophe, écrivain et directrice de recherche au CNRS

Photographie et hypertextualité : une lecture palimpsestueuse

Ritratto di due donne, 1875 ca., Archivi Alinari

Adaptation en français du texte de ma conférence en italien le 9 mai dans le cadre du Festival d’Europa à Florence.

Dans son livre « Palimpsestes, la littérature au second degré », paru en 1982, Gérard Genette définit l’hypertextualité comme la relation entre deux textes, les traces du plus ancien se retrouvant dans le plus récent : ainsi, à partir d’un ‘hypotexte’ comme L’Odyssée d’Homère, on peut avoir des ‘hypertextes’ comme Ulysse de Joyce (la même histoire, transposée dans un milieu différent) ou L’Énéide de Virgile (une autre histoire, mais inspirée par celle d’Homère). J’ai conscience de simplifier grossièrement ainsi le propos de Genette, qui se développe au long des 550 pages du livre, car je veux surtout m’arrêter sur l’avant-dernier chapitre où l’auteur adapte ce concept d’hypertextualité à la musique (transcription, réduction, orchestration, arrangement,…) et à la peinture (parodie, réplique, copie, paraphrase, …) citant par exemple LHOOQ de Duchamp ou Las Meninas de Picasso. Mais dans ce livre, Genette n’envisage l’hypertextualité que un champ donné, les textes s’inspirant d’autres textes, les morceaux musicaux d’autres morceaux musicaux, les tableaux d’autres tableaux.

La carovana indiana Hagenbeck. Ritratto maschile, 1907, Archivi
Alinari

En 1969, Italo Calvino publie Le Château des destins entrecroisés (qu’il complète en 1974 avec La Taverne des destins entrecroisés). Dans ces récits, des personnages, ayant échappé à on ne sait quelle catastrophe à l’extérieur, se retrouvent dans le refuge du château ou de la taverne, et, tentant de communiquer entre eux, réalisent qu’ils ont perdu la parole. Trouvant là un jeu de tarots (tarots Visconti du XVème siècle pour le château, tarots populaires de Marseille pour la taverne), ils s’en servent pour raconter leur histoire à leurs compagnons. Les huit chapitres du texte de Calvino sont donc illustrés de reproductions des cartes de tarot servant aux protagonistes dans leur narration, et les tarots entrecroisés forment l’architecture même du livre. Comme il le dit dans la postface, Calvino a été évidemment inspiré par les idées et prédilections del’OuLiPo : « l’importance des contraintes dans l’œuvre littéraire, l’application méticuleuse des règles du jeu très strictes, le recours aux procédés combinatoires, la création d’œuvres nouvelles en utilisant des matériaux préexistants. » Chez Calvino, les tarots sont les signes d’un rébus, ils viennent d’un univers prédéfini, fermé, limité (78 cartes), ils sont comme les lettres d’un alphabet, les éléments de base pour raconter une histoire. Comme l’a écrit Georges Perec, « cet alphabet sémantique ne fonctionnera donc que s’il est soumis à une syntaxe, à une grammaire, à une rhétorique. [Calvino] instaure quelque chose que l’on pourrait appeler une ‘rétique’, un art du réseau : un ordre narratif fondé sur l’enchevêtrement. »

Vue d’exposition, Musée Alinari, Florence

L’exposition de photographies des Archives Alinari que le commissaire français Christophe Berthoud avait présentée à Arles l’été dernier, puis au Musée Alinari à Florence à l’automne, m’a semblé être la transposition de cette ‘rétique’ du monde limité du tarot à l’univers illimité de la photographie. Cet univers photographique est en effet quasi illimité, tant par la taille des Archives (plusieurs millions de photographies) que du fait de l’infinité de significations que peut porter une photographie, ne se limitant pas à un sens prédéfini, mais s‘ouvrant à l’imagination du regardeur, ce que Berthoud a appelé un gisement d’imaginaire.

Vue d’exposition (Histoire de l’indécis), Musée Alinari, Florence

L’exposition se déroulait en sept parties, chacune correspondant à un chapitre de La Taverne des destins entrecroisés. Le seul texte (à part les cartels informatifs) était, en haut des parois rouge bordeaux, le titre du chapitre : Histoire de l’indécis (illustrée ici), Histoire de la forêt qui se venge, Histoire du guerrier survivant, Histoire du royaume des vampires, Deux histoires où on se cherche pour s’y perdre, Moi aussi je veux raconter la mienne, et Trois histoires de folie et de destruction. Tout en bas, en petit format, étaient alignées les cartes de tarot utilisées par Calvino dans chacun des chapitres. Au centre, le commissaire avait choisi, au sein des Archives Alinari, des photographies permettant de mettre en mouvement ce ‘gisement d’imaginaire’ pour illustrer l’histoire. Pour l’illustrer, certes, mais d’abord pour la deviner ; car à moins de connaître par cœur le livre de Calvino (ou de visiter l’exposition le livre à la main, ce qui aurait dû être sévèrement interdit !), le visiteur était constamment dans une stimulante incertitude, dans l’effort de se souvenir, dans la frustration de ne pas tout comprendre, dans l’angoisse de choisir une interprétation plutôt qu’une autre.

Biga con cavalli, Musei Vaticani a Roma, 1895 ca., Raccolte Museali
Fratelli Alinari (RMFA), Firenze

Cette exposition, cet acte curatorial me semblent donc être, peut-être pour la première fois, une tentative d’établir une hypertextualité entre deux arts différents, la littérature et la photographie. Les images photographiques sont ici transformées, leur sens est détourné vers une interprétation autre que celle qui y était originellement inscrite. Les photos n’ont plus de légendes, ce sont les photos qui font la légende, devenues des « images en quête de lecteurs » (Dominique Demartini). Cette transposition dans un autre lieu, un autre temps, une autre histoire m’a donc semblé assez proche de celle qui, pour Genette, liait L’Odyssée à Ulysse et à L’Énéide.

Ritratto femminile, 1865 ca., Archivi Alinari

Et l’exposition elle-même est ainsi devenue une œuvre, faisant du neuf avec du vieux, permettant ce que Genette (citant Philippe Lejeune) a nommé une lecture palimpsestueuse. L’imaginaire du gisement des Archives peut ainsi se lire de manière contemporaine : l’hypertextualité, écrit Genette en conclusion de son livre, « a pour elle ce mérite spécifique de relancer constamment les œuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens. » Et c’est exactement ce qui arrive avec ces photographies.

Ascensione del pallone aerostatico di M. Jules avvenuta a Firenze nel 1884,
19/05/1884, Archivi Alinari

Calvino, qui avait écrit « Le tour de passe-passe qui consiste à aligner des tarots pour en tirer des histoires, je pourrais aussi le réussir avec des peintures de musées », pensait composer, après Le Château et La Taverne, Le Motel des destins entrecroisés, où il aurait utilisé « l’équivalent contemporain des tarots comme représentation de l’inconscient collectif », à savoir les bandes dessinées : les survivants auraient raconté leur histoire à l’aide des vignettes subsistant sur la page roussie d’un journal trouvé dans le refuge d’un motel à demi détruit. Mais il ne l’a pas fait car il « était temps de passer à autre chose. J’ai toujours aimé faire varier mes parcours. »

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