Bertille Bak, l’humour qui fait bouger les montagnes

Bertille Bak, Abus de souffle, 2024, vidéo, capture d’écran

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On peut bien sûr prononcer des discours indignés véhéments sur l’abandon des corons et leur gentrification, sur la spéculation coloniale ou la marginalisation des Gitans, mais le talent de Bertille Bak (au Jeu de Paume jusqu’au 12 mai) est, plutôt que de crier, de nous faire sourire : humour grinçant souvent, mais tempéré d’une tendresse, d’une humanité qui nous touchent. J’écrivais déjà il y a une dizaine d’années que son travail, entre fiction et ethnographie, « conjuguait une attention particulière aux personnes et aux situations, un humour sensible, discret et délicat, et un souci sous-jacent de recherche formelle toujours présent. » Bertille Bak subvertit les règles prédéterminées tout en construisant confiance et complicité avec ses sujets.

Bertille Bak, Les Complaisants, 2014, marqueteries de cheveux, cadres de métal, chacun 17.5×22.5x5cm, série de 35 pièces uniques.

Ici, tout est trafiqué : les cimaises sont dépecées et laissent voir leurs entrailles, qui abritent boîtes de cireurs de chaussures boliviens ou écrans rouges dissimulant des images porno provenant de cabines de matelots (l’artiste s’est fait embaucher dans un Seamen’s Club pour copiner avec les marins), dévoilés une seconde à peine ; les titres sont des jeux de mots, des détournements de sens (l’exposition « flash » de photos porno subreptices se nomme La Marée mise à nu par ses célibataires, même ; le ballet d’adolescents travaillant dans des mines est titré Mineur Mineur ; et Abus de souffle parle de soufflets pour cheminée et d’aspirateurs) ; et certains des objets présentés sont eux-mêmes des détournements, comme les marqueteries faites de cheveux de marins et représentant des pavillons de complaisance (Les Complaisants, bien sûr ; ci-dessus).

Bertille Bak, Boussa from the Netherlands 3, 2017, vidéo, capture d’écran

L’action est elle aussi détournée vers un absurde hilarant, façon Maldoror ou Dada : une équipe d’hommes aspirent l’air sur une plage (en haut), ces jeunes femmes marocaines, sorties de leur usine de décorticage de crevettes, chantent phonétiquement L’Internationale en néerlandais après s’être déguisées en sirènes ceintes d’une écharpe tricolore, et les cireurs (et cireuses) de chaussures de La Paz défilent au pas cadencé juchés sur des boîtes métalliques (ci-dessous).

Bertille Bak, La Brigadia, 2018-2024, vidéo, capture d’écran

Il y a aussi des catcheuses en robe traditionnelle des hauts plateaux andins, et – sans doute la scène la plus tragique car la plus actuelle, la plus emblématique de notre monde pourri – un stage d’entrainement sportif au passage illégal de frontières où on apprend à cheminer dans les herbes hautes en s’habillant ton sur ton (ci-dessous) ou à se contorsionner pour se cacher sous le capot d’un camion : les actrices sont des demandeuses d’asile immigrées en France qui ont connu la précarité et l’exil, et c’est filmé au sinistre Camp de Gurs, hanté par la mémoire des Républicains espagnols de 1939, et d’autres internés (dont Hannah Arendt et Charlotte Salomon, en tant que ressortissantes allemandes, donc ennemies, en mai 1940).

Bertille Bak, Figures imposées, 2015, vidéo, capture d’écran

Faut-il rire ou pleurer ? Faut-il rire pour éviter de pleurer ? Bertille Bak s’inscrit ici dans la lignée des humoristes de la catastrophe, et le Camp de Gurs fait inévitablement penser au génocide en cours à Gaza, et donc à un des meilleurs exemples aujourd’hui de cet humour acide, le « stand-up » Bassem Youssef. Comme lui, elle le fait avec art et discrétion, avec empathie et regard critique, avec une grâce qui dissimule la violence sous-jacente : c’est ainsi qu’on peut faire bouger les montagnes, peut-être.

Photos 3 et 5 courtesy du Jeu de Paume

Tina Modotti, en réduction

Tina Modotti, Réservoir nº1, 1927, galerie Throckmorton, NY

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en portugais

Je suis heureux de voir que le Jeu de Paume (jusqu’au 12 mai) revient à un des éléments qui avaient fait sa spécificité sous la précédente direction, la présentation de femmes photographes un peu oubliées par l’histoire de l’art. Tina Modotti (1896-1942) a eu une vie assez extraordinaire : ouvrière en Italie, actrice en Californie, photographe au Mexique, agente du Komintern depuis Moscou, activiste dans l’Espagne républicaine. D’une grande beauté, elle collectionna les amants, dont le plus célèbre fut Weston qui la fit passer de l’autre côté de l’appareil, de modèle (voir plus bas) à photographe (tiens, comme Suzanne Valadon, et d’autres), et qu’elle quitta quand il lui eut tout appris ; même si les portraits de plusieurs d’entre eux (son mari Robo Richey, Diego Rivera, Pepe Quintanilla, Julio Mella, Xavier Guerrero, Vittorio Vidali, sauf erreur) figurent dans l’exposition, celle-ci, pudiquement, ne s’étend guère sur les amours de Tina Modotti, et gomme la dimension amoureuse, voire érotique, de son travail. Dans une charade d’autodescription, elle se présentait ainsi : « Tina Modotti. Profession : les hommes. »

Tina Modoti, Câbles télégraphiques, vers 1924/25, coll. Fondation Televisa, Mexico

C’est que le but de cette exposition (précédemment à Madrid, avec un mix de vintages et de tirages récents) est de présenter principalement la dimension sociale et révolutionnaire du travail de Tina Modotti. Ses oeuvres formelles, en tout point remarquables (et, certes, assez influencées par Weston) sont reléguées au fond d’une salle. Ses lignes de fils électriques, ses fleurs, ses escaliers, ses études de verres ou de machine à écrire témoignent, à mes yeux, d’une qualité de composition bien plus élaborée que ses portraits ; qualité qu’on retrouve d’ailleurs parfois dans ses images plus tardives, comme la vue plongeante sur les chapeaux de manifestants. Une des plus réussies, pour moi, est, ci-dessus, ce réservoir nº1, dispositif dominé par cet homme minuscule.

Tina Modotti, Mains de travailleur, vers 1926/27, coll. Fondation Televisa, Mexico

Dans son travail social durant ses premières années au Mexique, elle montre non seulement une empathie avec ses sujets, mais un talent formel, par exemple dans ses photographies de mains, clairement un de ses thèmes de prédilection : voir aussi sa photographie des mains d’une lavandière.

Tina Modotti, Femmes de Tehuantepec dans la rivière, 1929, coll. INBAL, Mexico

Mais après le départ de Weston et à partir de l’entrée de Modotti au Parti Communiste Mexicain (comme on entre dans les ordres, dira une de ses biographes), son travail change, tant par les sujets traités que par le style, plus documentaire, moins créatif : « des photographies honnêtes », dit-elle elle-même. Elle semble perdre (y compris dans sa manière de se vêtir : jupe noire, chemisier blanc, chignon strict) tout ce qui faisait sa fantaisie et son charme. Mais on admire toujours ses photographies d’indigènes, et en particulier ses femmes de Tehuantepec, communauté matriarcale de femmes libres, très libres : certains portraits sont trop posés, formels, rigides, mais cette photographie un peu confuse, montrant ces femmes et leurs enfants au bord de l’eau, respire une joie, une liberté dont la photographe semble envieuse. Jamais un homme dans ces images.

Tina Modotti, Faucille, maïs et cartouchière, 1927, coll. Fondation Televisa, Mexico

On ne peut en dire autant de ses compositions militantes, comme la femme au drapeau ou cette juxtaposition de la faucille (sans marteau), de la cartouchière (allégorie révolutionnaire) et de l’épi de maïs (censé représenter le Mexique), d’une banalité criante. Modotti ne photographia que pendant environ sept ans (soit environ 400 images conservées), de 1923 quand elle s’installa au Mexique avec Weston, en pleine « Renaissance mexicaine », à 1930 quand, lors de son bref passage à Berlin, elle ne parvint pas à s’imposer comme photographe (ni d’art, ni de reportage) dans une scène autrement plus vivace et moderne que celle de Mexico. Et, dans ces sept ans, ce sont les premières années, plus formelles, qui témoignent de son génie, plus que les nombreuses images plus « sociales » qui, dans un accrochage linéaire monotone, sont présentées dans quatre des six salles de cette exposition.

Edward Weston, Nu (Tina sur la terrasse), 1923, Center for Creative Photography, University of Arizona

A-t-elle surpassé son maître Edward Weston ? Sa photo de roses a battu en 1996 le record de la photo alors la plus chère du monde aux enchères, à $165 000 (depuis …). Mais, au-delà du marché, elle a certainement su apporter une touche plus humaine, plus empathique, plus incarnée, aux photos toujours un peu distantes de Weston (sauf quand il la photographiait elle). Et il est excelent de redécouvrir une artiste qui fut occultée pendant longtemps, parce que femme, parce que du « Sud global », parce que communiste.

Photos 1, 2, 3 & 5 courtesy du Jeu de Paume

De quoi Julia Margaret Cameron ne s’embarrassait-elle pas ?

Julia Margaret Cameron, The Rosebud Garden of Girls, 1868, tirage albuminé, 34.9×29.2cm, coll. V&A

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L’exposition au Jeu de Paume (jusqu’au 28 janvier) présente une centaine des photographies de Julia Margaret Cameron sur les 1200 environ qu’elle fit, principalement en une douzaine d’années, de 1864 à 1875. Elle est sans doute l’auteure photographique la plus visible du XIXe siècle, les autres grands photographes de ce siècle étant davantage reconnus pour leur technique (Daguerre, Talbot, Atkins, Bayard, ..) que pour leur contribution artistique. Et, en effet, elle ne s’embarrassait guère de technique. Ses tirages au collodion sont souvent tachés, parfois même avec ses empreintes digitales, et sa mise au point est pour le moins hasardeuse, à contre-courant des exigences d’alors. Mais c’est justement cette imprécision, cette volonté plus ou moins délibérée de s’éloigner de la représentation parfaite, qui ont fait son succès. Elle est une précurseure de l’esthétique fin-de-siècle des pictorialistes, une idole pour ceux qui prisent le flou artistique, une pionnière de la distanciation entre réel et représentation. Alors que socialement et culturellement elle est à ses antipodes, elle a pourtant fait l’objet, en 2008 à Stockholm, d’un jumelage avec Miroslav Tichý, sous le titre « Long Moments« , rapprochement purement formel basé sur les flous, les accidents et les taches.

Julia Margaret Cameron, The Astronomer, 1867, tirage albuminé, 25.5×21.3cm, coll. V&A

Toute à la recherche d’une beauté éthérée, Cameron ne s’embarrassait pas non plus de bonnes manières, toute grande bourgeoise qu’elle fût. Les imperfections de la photographie viennent en écho aux imperfections des vêtements des personnages, tissus informes drapés sur eux dans une posture romantique (les plus drôles sont W.H. Hunt en pyjama orientalisant, et, ci-dessus, Herschel levant les yeux au ciel en bon astronome qu’il est) ou robes mal repassées, sous des chevelures sauvages et mal peignées. À lire son journal, retranscrit et traduit dans le catalogue (pages 35-56), on voit aussi qu’elle ne s’embarrassait guère de ponctuation non plus, voire de grammaire. Est-ce grâce à cette (très relative) marginalité que ses portraits attirent autant ? J’ignorais que, appauvrie, elle en tirait une source de revenus non négligeable, qui compensait les déboires des plantations familiales en Inde et à Ceylan, et que la photographie fut un moyen pour elle d’étendre son réseau social. Mais est-ce là la raison pour laquelle il y a une telle différence de genre dans son choix de sujets ? Toutes les femmes dont elle tire le portrait sont, soit de sa famille, soit des domestiques : aucune femme d’influence dans l’Angleterre d’alors (et pourtant il y en avait quelques-unes, que ce soit à la Cour ou en ville : a-t-elle photographié George Eliot ?). Mais pour elle, les femmes ne doivent pas être photographiées entre 18 et 50 ans (page 220 du catalogue) : seule importe leur beauté. Alors que les hommes qu’elle photographie sont tous des hommes mûrs, de pouvoir, des intellectuels, des peintres, des poètes : et un bon nombre sont franchement laids. Aucun domestique masculin, sauf erreur, dans sa panoplie, aucun charmant jeune homme. La beauté féminine et l’intelligence masculine : peut-on faire plus stéréotypé, voire plus condescendant ? Et une lecture féministe de son travail (« Maternalization of photography », page 28, note 26) paraît bien décalée.

Julia Margaret Cameron, I Wait, 1872, tirage albuminé, 31.4×23.5cm, coll. V&A

En dehors de ses portraits, Cameron ne s’embarrassait pas non plus de composition ou de profondeur. Elle illustre des scènes bibliques (elle est fervente chrétienne) ou shakespeariennes, ou des allégories. On lui reproche alors de faire de la « photographie d’histoire », sujet qui devrait être réservé à la (grande) peinture. D’autres, comme George Bernard Shaw, rient de ses artifices, des ailes en papier des anges. Aujourd’hui, ces mises en scène paraissent quelque peu ridicules, ampoulés et mièvres, et il faut tout l’enthousiasme du directeur du Jeu de Paume pour trouver là des qualités post-modernes en évoquant Cindy Sherman (page 31), alors qu’il n’y a au contraire chez Cameron ni distance, ni acidité critique. Tout cela a un parfum bien passéiste et suranné, d’un mauvais goût tout victorien. Deux lacunes essentielles dans ses sujets : ni autoportrait, ni paysages (à peine quelques photographies en extérieur); si la seconde lacune est peut-être due à des raisons techniques, la première ne laisse pas d’étonner de la part d’une femme aussi volontariste et affirmée. Toutes ses mises en scène sont artificielles et plates : il est intéressant de la comparer à Lady Hawarden (plus jeune mais morte en 1865), qui, bien au contraire, composait avec ses filles des saynètes intimes et sensuelles, à la discrète sexualité sous-jacente. Rien de cela chez Cameron.

Julia Margaret Cameron, Two Young Women, 1875-79, tirage albuminé, 28×22.8cm, coll. V&A

Rejeton de la grande bourgeoisie coloniale en Inde (son père est un dirigeant de la East India Company et son grand père, petit aristocrate français, fut officier à Pondichéry, puis colon à Calcutta), épousant un fonctionnaire colonial de vingt ans son aîné, qui était l’un des plus grands propriétaires terriens de Ceylan, elle baigne toute sa vie dans ce milieu réactionnaire et en tire sa richesse. En Angleterre, où elle s’établit à 35 ans, elle choisit de faire aussi le portrait du Général Robert Napier, qui, après ses combats contre les cipayes, mena l’expédition contre l’empereur d’Éthiopie, brûla sa ville, pilla ses trésors et emmena le prince héritier à Londres, et Cameron, sans sourciller, fait deux portraits du jeune otage (qui mourra à 18 ans). Une anecdote, certes, mais révélatrice. Quand elle retourne avec son mari à Ceylan en 1875, pour tenter de rétablir les profits de leurs plantations, elle fait encore quelques photographies, non sans mal. On y retrouve un exotisme colonial et une condescendance envers l’indigène, mais les deux jeunes femmes ci-dessus résistent par leur regard fier qui défie la photographe blanche. Mais elle ne s’embarrasse pas des troubles du monde extérieur, ni des rébellions et famines en Inde, ni des révoltes ouvrières en Angleterre, tout cela n’a nul écho dans son travail. Normal vu son milieu, direz-vous, de produire un travail intemporel et passéiste (pour ne pas dire réactionnaire). Certes, mais, pour citer deux autres femmes photographes, au même moment ou presque, Isabella Bird parcourt le monde avec un regard autrement plus éclairé sur les indigènes, et Alexine Tinne fait un vrai travail ethnographique en Afrique du Nord-Est. Mais leurs photographies sont moins « jolies ». C’est ce qui reste, en fait, de la plupart des photographies de Julia Margaret Cameron : leur beauté quelque peu irréelle, suffisante sans doute à faire oublier tout le reste.

Photo pauvre, pauvre photo

Ugo Mulas, Verifica 7, le laboratoire : une main développe, l’autre fixe. À Sir John Frederick William Herschel, 1972,

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Une double exposition, au Jeu de Paume et au BAL (jusqu’au 29 janvier), est dédiée à l’arte povera et à la photographie : trois sections sur l’expérience, l’image et le théâtre place de la Concorde, et une sur le corps au BAL. Le but des expositions est de montrer comment la photographie (et le film et la vidéo) ont montré l’arte povera : c’est une approche documentaire, mais qui, en l’absence des oeuvres elles-mêmes, se révèle un peu sèche. Un objectif secondaire des expositions aurait pu être de montrer comment des artistes de la mouvance arte povera ont utilisé la photographie ou le film de manière créative, et non pas comme seulement une documentation de leurs oeuvres et performances : mais c’est une démarche plutôt rare et ici noyée dans la masse, alors qu’en soi, ça aurait mérité une exposition. On reste donc un peu sur sa faim dans cette ambiguïté photographique, entre documentation et créativité.

Fabio Mauri, Idéologie et Nature, 1978, vidéo 58′ 46 »

Du côté de la documentation, on trouve par exemple, entre tant d’autres, le film de Ideologia e Natura de Fabio Mauri : compte -rendu d’une performance dont sinon on ne saurait presque rien (dont j’avais vu la recréation à Venise en 2013), mais sans une quelconque créativité filmique. Et la grande majorité des pièces montrées suivent cette approche : une photographie de la Scultura vivente de Piero Manzoni, le film de la tentative de vol de Gino de Dominicis, les photos Fibonacci de Mario Merz (avec le nombre de gens correspondant dans la salle photographiée : effet simpliste), les images des performances Lo Scorrevole de Vettor Pisani, etc.

Claudio Parmiggiani, Autoportrait, 1979, tirage photographique sur toile émulsionnée, 63x48cm

Il est bien plus intéressant de mettre l’accent ici sur les artistes qui ont créé des oeuvres photographiques : Pistoletto et ses images miroirs, la collection complète des Verifiche de Ugo Mulas, la démarche systémique de Franco Vaccari pour constituer un portrait collectif de l’Italie avec des images de photomaton, la pellicule de Mario Cresci présentée dans son intégralité (12,55 mètres), la disparition de l’autoportrait de Claudio Parmiggiani, le jeu d’ombres de Paolo Gioli (Secondo il mio occhio di vetro). Les oeuvres sont présentées, mais il n’y a guère de réflexion sur la remise en question du paradigme photographique qu’elles occasionnent, sur Mulas se démarquant de la représentation, sur Vaccari tuant l’auteur ou sur Cresci niant la temporalité photographique. C’est dommage.

Couverture du catalogue avec détail de Michelangelo Pistoletto, Homme regardant un négatif, 1962/67

Le catalogue (reçu en service de presse) est assez curieux : 324 pages d’images, certaines sur fond jaune sans qu’on sache trop pourquoi, organisées par périodes (de 1960/65 à 1971/75), et non par sections comme on pourrait s’y attendre, sans notices sur les oeuvres individuelles. Suivent 64 pages de biographies des artistes, liste des oeuvres, bibliographie, chronologie etc., avec seulement 26 pages de textes en deux essais et une notule (sur la Fernsehgalerie). Si certains passages de ces deux essais sont pertinents, on reste là aussi sur sa faim, comme pour l’exposition. Mieux vaut lire Germano Celant ….

Photographies du MoMA au Jeu de Paume

Franz Roh, Schauspielerin (Actrice), 1928-33, tirage négatif, 15.6×21.2cm, p. 160

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Le Jeu de Paume montre (jusqu’au 13 février) une collection de photographies assemblées par le collectionneur allemand Thomas Walther et acquises par le MoMA (où Quentin Bajac, alors au MoMA, l’avait déjà exposée), soit environ 230 photographies de 120 photographes datant essentiellement de l’entre-deux-guerres et provenant principalement d’Allemagne et des États-Unis. On y retrouve tous les grands noms de l’époque, et quelques autres moins connus; une vingtaine des photographes sont des femmes (Suzanne Malherbe / Marcel Moore est incluse dans la liste des artistes, mais il n’y a pas d’oeuvre d’elle : comme dans ce livre, elle n’est que la collaboratrice de Claude Cahun). Si beaucoup d’artistes n’ont qu’une ou deux images, ce qui induit nécessairement un regard assez superficiel, les mieux représentés sont André Kertész avec 11 épreuves, puis Maurice Tabard, Edmond Weston, Germaine Krull, et, plus inattendu, l’historien et critique Franz Roh (qui joue avec l’étrangeté du négatif).

Max Burchartz, Lotte (Auge), Lotte (Oeil), 1928, 30.2x40cm, p. 225

L’exposition est organisée par thèmes en six sections, de manière plutôt didactique : La vie d’artiste (autour des portraits d’artistes, du Bauhaus, de Kertész et des communautés artistiques); Voici venir le nouveau photographe ! (d’aprés le titre du livre de Werner Gräff; sur les nouveaux points de vue comme Willi Ruge en parachute, les plongeurs de Rodchenko et les athlètes de Lissitzky et de Riefenstahl); Découverte de la photographie (expérimentations, photogrammes, vortographies, surimpressions, collages et montages); Réalismes magiques (étrangeté, surréalisme, jeux optiques, distorsions, et gros plans comme ce cadrage serré insolite du visage de la fille du designer et photographe Max Burchartz); Symphonie de la grande ville (mobilité, cinéma, architecture); Haute fidélité (straight photography, réalisme, Blossfeldt).

Lore Feininger, Erich Salomon, 1929, 23.2×16.5cm, p. 88

C’est une exposition riche et pleine de découvertes, mais dans laquelle l’attention se dilue vite. Une suggestion pour la revisiter : le faire avec á la main, une copie de l’essai de Michel Frizot dans le catalogue sur l’oeil et l’objectif, qui donne une vision plus synthétique de cet ensemble (ou en tout cas de la majorité des photographies), plus cohérente à mes yeux que la segmentation proposée : ressort par exemple ce portrait par Lore Feininger (fille de Lyonel) d’Erich Salomon, photographe subreptice des puissants et des politiques, avec le jeu des reflets dans les lunettes et l’objectif (mais Salomon n’est pas présent dans la collection). Catalogue chez La Martinière de 352 pages, reproductions de toutes les oeuvres, autres essais de Sarah Hermanson Meister sur les magazines, les livres et les expositions, et de Quentin Bajac sur la « distraction », entre film et photo; différent du catalogue du MoMA, avec davantage de reproductions. Grosse lacune toutefois : pas de biographies, même sommaires, des artistes; ce n’est pas trop gênant pour Berenice Abbott ou Manuel Alvarez Bravo (pour prendre les deux premiers, très connus), mais que savez-vous d’Iwao Yamawaki ou de Georgii Zimin (pour prendre les deux derniers) ? Il y a aussi une brochure, plus sommaire et moins coûteuse. Livre reçu en service de presse.

Au supermarché (des images)

Kasimir Malevitch, L’évolution historique de la nouvelle peinture, de 1880 à 1926, et les conclusions tirées respectivement par l’Occident et par la Russie (tableau n°22), aquarelle et encre de Chine sur papier, 1927, Stedeljik Museum

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Bon, le titre est clair, c’est un supermarché qu’on va voir au Jeu de Paume (jusqu’au 7 juin), avec donc un assortiment, des rayons (titrés Stocks, Matières premières, Travail, Valeurs, Échanges), des produits de qualité et d’autres « premiers prix », des rangements qu’on ne comprend guère (mais que font ces dentifrices au rayon des chaussettes ? Que font la disparition de l’image chez Sugimoto ou sa détérioration chez Rosângela Renno dans la catégorie des Échanges, sinon en être la négation même ?). On essaie de faire des liens, d’établir des correspondances, de compléter son panier, et on se retrouve souvent le bec dans l’eau, sans parvenir à comprendre le lien entre telle œuvre et tel discours. Alors on essaie de revenir à la définition première de l’exposition : l’image est une marchandise, elle est un objet économique. Certes. Donc les œuvres qui montrent sa dévalorisation (Evan Roth), celles qui mettent en cause l’économie pétrolière (Minerva Cuevas, Andreï Molodkin), celles qui dénoncent de manière frontale (RYBN.org, Geraldine Juárez) ou indirecte (Ben Thorp Brown, Emma Charles) les mécanismes financiers et boursiers et l’économie néolibérale (Max de Esteban) viennent toutes trouver leur place dans notre caddie (plaqué or, par Sylvie Fleury) pour composer une macédoine dénonciatrice. En plus, même si leur lien avec le propos est tenu, on y découvre quelques pièces étonnantes comme ces diagrammes de Malevitch en 1927 expliquant les dynamiques artistiques concurrentes, ou des peintures sur porcelaine émaillée commandées à distance par Moholy-Nagy.

Hito Steyerl, Duty Free Art, vidéo, 2015

C’est très bien. Mais, dans cette macédoine, manquent les condiments, le sel, les épices. Comment peut-on faire aujourd’hui une exposition sur l’image comme marchandise, et donc sur la consommation de l’art, sans dire un seul mot (ou presque) des mécanismes de production de cette marchandise ? Comment peut-on occulter le poids des marchands, des galeristes, des foires, des ventes aux enchères, ne pas même les mentionner brièvement ? Comment peut-on, dans une institution muséale, ne rien dire du rôle économique et financier des musées, de leur financement (qu’on évoque ou non les protestations contre BP finançant le Louvre ou la Tate, ou contre les fabricants d’opioïdes Sackler mécènes du Metropolitan Museum) ? Ah, bien sûr, ça demande plus de courage que de faire un gant en morceaux de billets pour dénoncer vertueusement le crime en gants blancs (Máximo González), on risque de se faire boycotter, d’être exclu des grandes institutions qu’on dénonce, voire expulsé du pays : par exemple, l’exposition n’inclut pas le travail de Walid Raad sur les nouveaux musées du Golfe (avec les déboires divers que sa posture politique lui a valus). Non, ici, rien de tel, sujet trop sensible sans doute. Certes, Yves Klein évoque le sujet en creux avec ses cessions de zones de sensibilité picturale immatérielle. Mais, seule, à la cave, loin du parcours principal, Hito Steyerl évoque ce sujet dans un film (Duty Free Art) en sept chapitres sur écran et sur sable, tout en se limitant aux ports francs et aux musées syriens : c’est bien, mais c’est un peu court (on y apprend au passage que, au centre du port franc de Singapour, est installée une sculpture de le designer israélien Ron Arad, titrée « Une Cage sans Frontières »). Mais nous sommes au supermarché.

Les images d’images de Luigi Ghirri

Luigi Ghirri, L’Île Rousse, 1976

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Luigi Ghirri (au Jeu de Paume jusqu’au 2 juin) est peut-être le photographe le plus visionnaire de la fin du XXe siècle, celui qui a le plus « inventé » la photographie, et on se prend à rêver à ce qu’il ferait aujourd’hui s’il avait vécu plus longtemps (il aurait 76 ans) en ces temps de photos bâclées et omniprésentes. Il est souvent célèbré comme le premier photographe vraiment en couleur, mais ce n’est pas cela qui m’intéresse, car je ne partage pas ce présupposé que la photographie en couleurs serait plus « vraie », plus semblable au monde réel : comme l’écrit Flusser dans le 5ème chapitre de sa Philosophie de la Boîte noire (ou de la photographie) : « Plus les couleurs des photographies deviendront « fidèles », plus elles seront menteuses, cachant encore mieux la complexité théorique qui leur donne naissance (Exemples : le « vert Kodak » contre le « vert Fuji ») ».

Luigi Ghirri, Marina di Ravenna 1986

Bien plus que la couleur, ce qui distingue Ghirri à mes yeux, c’est sa capacité à voir une image au sein de l’image, et à construire sa photographie sur cette base. L’exposition (qui ne porte que sur les années 1970) se décline en quinze séries : c’est trop, et on aurait préféré une approche plus conceptuelle, moins anecdotique. On voit de suite que, souvent, Ghirri photographie des images déjà existantes, des affiches, des cartes postales, des photographies, des cadres, et pas seulement dans la série Vedute. Ce concept traverse toute son oeuvre : le cadre existe déjà dans le paysage, l’image est là avant même d’appuyer sur le déclencheur, non pas en tant que sujet, mais en tant qu’objet encadré, le regard est déjà prédéfini, déterminé à l’intérieur de ce rectangle.

Luigi Ghirri, Infinito, 1974

C’est une démarche similaire que celle des photos de nuages, Infinito, guère différentes (excepté la couleur et, parfois, un avion)  des Equivalents de Stieglitz : des bouts de ciel sans Nord ni Sud, sans droite ni gauche, mais que le photographe découpe dans le paysage céleste, excluant ce qui n’est pas dans le cadre de manière arbitraire, son choix propre et non un choix à lui imposé par le sujet. Ghirri en fait 365, une par jour, mais cette sérialité est secondaire, je crois; ce qui compte c’est ce cadrage, cette tentative vaine de prise en main par le photographe d’un sujet qui se dérobe.

Luigi Ghirri, Salzburg, 1977

Ghirri ne s’intéresse guère aux gens, sinon pour en faire des signes dans sa composition. Toutes ses photos ou presque portent un nom de lieu, c’est là leur identifiant. Les personnages qu’il photographie non seulement doivent s’inscrire dans ce lieu, mais aussi lui être soumis, ainsi ces regardeurs, de dos, devant une image, une carte, une affiche, qui ne sont là que pour signifier le regard et faire écho au nôtre.

Luigi Ghirri, Bastia, 1976

Ghirri ne s’intéresse guère non plus à l’importance de ce qui peut se passer devant son objectif, il construit une vision à partir des choses les plus banales, les plus ordinaires, des objets quotidiens les plus anodins. Ainsi cette affiche déchirée au mur, où s’opère avant tout un décalage du regard, entre le motif subsistant à peine visible (les superstructures d’un bateau) et l’aspect tactile de cette peau murale.

Luigi Ghirri, Atlante, 1973

Ami (et éditeur) de Franco Vaccari à Modène, Ghirri (qui fut géomètre) est tout autant un philosophe du signe qu’un photographe. Si le livret d’exposition est un peu sommaire, le catalogue, Cartes et territoires, est excellent, et on peut s’atteler aussi à la lecture de ses essais (en anglais, plus de 200 pages, je m’y mets). Sa dimension conceptuelle est sans doute la plus évidente dans sa série Atlante, où il photographie les pages d’un atlas qui, enfant, l’a fait voyager en songes : c’est donc la représentation symbolique du paysage qui devient objet photographiable, plutôt que le paysage lui-même. Le signe est roi.

Julie Béna, Anna and the Jester in Window of Opportunity, 2019, vidéo

Dans le reste du Jeu de Paume, j’ai été plutôt déçu par l’exposition de Florence Lazar : beaucoup d’idées politiques (la Serbie, les Français musulmans, le passé colonial, l’exploitation de la Martinique) avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord tant elles paraissent lisses, mais desservies par une forme qui ne frappe en rien, photos et films documentaires sans aspérités ni créativité. Par contre, j’ai été séduit par la fantaisie débridée de Julie Béna dans l’espace satellite (dont la programmation cette année, par Laura Herman, va porter sur l’expérience corporelle et psychique qu’on peut avoir de l’architecture; c’est aussi au CAPC à Bordeaux). Sans trop chercher à nouer les fils du « récit » et à chercher à tout prix un sens abstrait, on peut se laisser emporter par ce conte étrange entre Anna Morandi, un Jester (bouffon), des bébés atteints de malformation et une table géante en verre, qui est le personnage principal. Le 1er juin, l’artiste fera une performance autour de la transparence; j’espère y aller.

Photos 1, 3, 4, 5 & 7 courtesy du Jeu de Paume.

Ana Mendieta : la disparition du corps

Ana Mendieta, Sweating Blood, 1973, film Super 8

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L’exposition du Jeu de Paume sur Ana Mendieta (jusqu’au 27 janvier) ne présente que des films de l’artiste, une vingtaine : c’est à la fois passionnant et réducteur; passionnant car une partie importante  de son oeuvre filmique (mais pas tout, loin de là, 20 films sur 104), est visible, ce qui est rare; réducteur car Mendieta s’est exprimée par bien d’autres médiums, alors que seules quelques photographies faisant écho aux films sont présentées ici. La présentation des films obéit à un ordre défini par les commissaires, qui n’est pas absurde, mais qui impose une certaine lecture, elle aussi un peu réductrice : une catégorie comme « corps, identité, sexe » pourrait couvrir toute son oeuvre, de même que « mémoire, histoire, rituel ». Mieux vaut donc suivre un parcours léger, sans trop se préoccuper des cartels et de leurs tentatives de structurations thématiques. Certes, la terre, l’eau, le feu et l’air sont quatre éléments (alchimiques) sous-jacents, que ce soit dans l’Iowa, au Mexique ou à Cuba, mais il est d’autres lectures possibles.

Ana Mendieta, Creek, 1974, film Super 8

Si je devais proposer ma grille de lecture des oeuvres présentées ici, ce serait celle de la disparition du corps. En effet, bon nombre des travaux d’Ana Mendieta sont liés d’une manière ou d’une autre, à la performance, et donc à la présence de son corps à l’image. Prenons par exemple Creek (1974) où son corps nu, archétype de la baigneuse, flotte dans un ruisseau mexicain, sur la berge duquel une minuscule fleur rouge fait écho au coeur du film Corazon de Roca con Sangre (1975). Une immersion dans l’eau, dans la nature, en toute confiance, en harmonie. Si son corps est le plus souvent représenté en entier (et souvent nu), l’exception est le gros plan sur son visage en train de lentement suer du sang (Sweating Blood, 1973, en haut) : image christique, mais aussi très féministe, à mon sens.

Ana Mendieta, Burial Pyramid, 1974, film Super 8

Mais ce corps est parfois peu visible, dissimulé sous des fleurs dans une tombe aztèque (Imagen de Yagul, 1973) ou enfoui sous des pierres d’où il va lentement émerger sous l’effet de sa respiration (Burial Pyramid, 1974). C’est une naissance, une apparition, et en même temps comme une prémonition de sa mort tragique (dont son mari Carl André fut innocenté, ne l’oublions pas).

Ana Mendieta, Silueta de Arena, 1978, film Super 8

Mais, peu à peu ce corps humain, féminin, désirable, disparaît et est remplacé par une silhouette, par une forme anthropomorphe grossièrement élaborée, de terre, de sable (ci-dessus), de pierres ou de branchages, qui va assumer à sa place le rôle de la performeuse, accentuant sa fusion avec la terre, la nature. C’est aussi le cas dans les sculptures rupestres qu’elle fait à Jaruco, à Cuba (en bas).

Ana Mendieta, Energy Charge, 1975, film 16mm

Et puis, à la fin, il n’y a plus qu’une trace, trace de sang dans Silueta del Labirinto (1974; un des rares films où la caméra est en mouvement), trace de feu dans Energy Change (1976) ou dans Anima, Silueta de cohetes (1976) et enfin, simple fumée dans d’autres Siluetas (comme Volcan, 1979, ou celle ci-dessous, Sans Titre, de 1979).

Ana Mendieta, Untitled Silueta Series, 1978, film Super 8

Cette interprétation du travail d’Ana Mendieta dans le sens d’un corps qui disparaït n’est nullement chronologique, ce n’est pas un schéma structurant historiquement son oeuvre, mais plutôt des allers et retours entre visible et invisible, entre corps charnel, présent et corps fantomatique, sublimé.

Ana Mendieta, Esculturas Rupestres, 1981, film Super 8

Beau catalogue, mais dont la plupart des essais privilégient (un peu trop à mon goût) la dimension mystique « Grande Déesse » de son travail, aux dépens d’une approche plus liée à la corporalité ou au primitivisme.

Toutes photos (c) The Estate of Ana Mendieta. Toutes photos courtesy du Jeu de Paume.

 

Dorothea Lange : la photographie est un sport de combat

Paul S. Taylor, Dorothea Lange au Texas sur les Plaines, vers 1935

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L’exposition sur Dorothea Lange au Jeu de Paume (jusqu’au 27 janvier) est un panorama assez complet des combats de cette artiste. Car pour elle, la photographie est un sport de combat. Chacune de ses séries (une fois que, après 1932, elle ne fait plus de portraits de studio, mais commence ses immenses reportages) témoigne d’un engagement, d’une prise de position, non point simplement militante, mais témoin des injustices de son temps. Chacun connaît ses photographies de la Dépression, ici remarquablement bien documentées et mises en contexte. Aussi vais-je plutôt parler ici de séries moins connues, mais tout aussi puissantes.

Dorothea Lange, Shipyard worker, Richmond Ca, vers 1943

Pendant la seconde guerre mondiale, Lange est sur un front intérieur, celui de la production, en l’occurrence des chantiers navals de Richmond en Californie : 100 000 ouvriers, dont beaucoup de femmes (on pense bien sûr à Rosie the Riveter), beaucoup de petits blancs et de Noirs, ruraux déracinés et alors employés pour la première fois dans une structure capitaliste industrielle. Car le travail de Dorothea Lange n’est pas ici une simple glorification de l’effort de guerre, c’est surtout un des premiers travaux photographiques qui questionne et analyse la production tayloriste, la mécanique industrielle, les symptômes concrets du capitalisme (comparez avec Doisneau par exemple), mais aussi, comme ci-dessus avec cette jeune ouvrière noire, une nouvelle fierté . Ansel Adams fut son co-équipier dans ce reportage et, aussi grand soit son talent, les photographies d’Adams n’ont pas la même force, elles sont trop lèchées, trop esthétisantes.

Dorothea Lange, Japanese Children with Tags, Hayward, CA, 8 mai 1942

Autre exploit de Dorothea Lange, sa série photographique sur les citoyens américains d’origine japonaise (Issei, Nissei, Sansei, de 1ère, 2ème ou 3ème génération) internés pendant la guerre. Ce mode de gestion des populations présumées hostiles du fait de leur origine – qui eut cours tant pendant la Seconde Guerre Mondiale (en Europe avec des citoyens d’origine allemande) qu’après (à bien plus grand échelle en Israel après la Nakba) – est rarement étudié et documenté. L’ironie est que Lange fut commissionnée par la War Relocation Authority pour montrer comment ces Américains d’origine japonaise étaient bien traités : certes, pas de violence physique, pas de torture, pas d’exactions autres que psychologiques. Mais son reportage fut tellement révélateur de cette violence d’état, injuste et discriminatoire, que ses photographies ne furent pas montrées et n’ont été redécouvertes qu’en 2006, quand les archives furent libérées. Lange montre aussi l’avant : comment vivaient-ils avant d’être internés, leur intégration, leur amour de leur pays. Les images les plus tragiques sont, pour nos regards post-Shoah, celles où chaque personne, enfants compris,  est numérotée, étiquetée, identifiée.

Dorothea Lange, The Defendant, Alameda County Courthouse, California, 1955-57

Enfin, et c’est ma série préférée, un héros secret (unsung hero), l’avocat commis d’office : Maître Martin Pulich (d’origine yougoslave, ce qui n’est pas indifférent), avocat à Oakland en Californie. Rien de spectaculaire ici, simplement la lutte d’un homme et le témoignage d’une femme contre un système, contre une justice de classe, contre les préjugés raciaux, contre la manière dont les détenus sont traités. Est-il surprenant que ce reportage, fait pour Life Magazine, n’y fut pas publié ? Là est le signe de l’engagement de Dorothea Lange, son témoignage juste et implacable, mais qui, au final, nous laisse seuls juges.

Toutes photos (c) The Dorothea Lange Collection. Photos 1, 2 & 3 courtesy du Jeu de Paume

Un tableau noir couvert de mots (Bouchra Khalili)

Bouchra Khalili, The Tempest Society, 2017, capture d’écran vidéo

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Blackboard, tableau noir, c’est le titre que Bouchra Kahlili a choisi pour son exposition au Jeu de Paume (jusqu’au 23 septembre) à partir d’une citation de Godard (à Yale en 1970). La différence entre un tableau noir et un écran, c’est que l’un est du registre de l’écrit, et l’autre du visuel. Et Khalili semble avoir choisi de privilégier la parole sur l’image. La plupart de ses vidéos fonctionnent sur un principe commun : des récitants, plutôt hiératiques et théâtraux, filmés comme sur une scène, disent un texte écrit à l’avance. Des images d’archive, pas toujours clairement identifiées, apparaissent, la plupart du temps sur une table, à l’appui du discours tenu, comme une illustration du propos : l’anti-mnemosyne, en quelque sorte, des archives soutenant un discours et non pas le générant.

Bouchra Khalili, The Mapping Journey Project, n.3, 2088, capture d’écran vidéo

La seule exception est sa pièce la plus ancienne, The Mapping Journey Project, initiée en 2008, où le locuteur n’est pas visible, et où la seule image est une carte sur laquelle il trace son parcours de migrant. La différence est aussi que là nous avons un témoignage simple et non un discours savant, que le locuteur ne transpose pas, et qu’il appartient à nous, spectateurs, d’en tirer une leçon politique. C’est particulièrement évident avec l’inclusion dans cette série de migrations « économiques » du récit du trajet clandestin d’un Palestinien entre Ramallah et Jérusalem (ci-dessus). La série des sérigraphies Constellations (ci-dessous) transpose ces mêmes parcours en graphiques froids, d’une pureté émouvante. Par contre, l’autre série plus récente sur les migrations, Wet Feet, se contente de transposer assez banalement en Floride un sujet déjà beaucoup photographié à Lampedusa et ailleurs, les vestiges des migrants. Ce sont d’ailleurs les seules pièces silencieuses de l’exposition.

Bouchra Khalili, Constellations, 2011, sérigraphies

Khalili semble bien davantage intéressée par le montage des paroles que par celui des images : les récitants s’expriment dans des langues que la plupart des visiteurs ne comprennent pas, ils dialoguent dans des langues différentes (arabe et kabyle, deux dialectes arabes) et ne se comprennent donc pas l’un l’autre, les sous-titres en français ou en anglais sont omniprésents. Il y a là toute une panoplie linguistique avec traduction, autotraduction, transposition, qui est véritablement structurante dans son travail.

Bouchra Khalili, Foreign Office, 2015, capture d’écran vidéo

Et ce dispositif est donc au service d’un discours, discours politique fortement empreint d’une nostralgie mélancolique. On revient beaucoup à des figures utopiques, de Guevara à Eldridge Cleaver, on tente de comprendre des sigles aujourd’hui oubliés et incompréhensibles, ceux des mouvements de libération installés à Alger autour de 1970 (Foreign Office); je me souviens alors de toutes ces brochures, ces lettres d’information disponibles chez Maspero à droite en entrant, je venais lire celles des résistants grecs à la dictature des colonels, qui voisinaient avec celles de l’improbable  Front populaire de libération d’Oman et du golfe arabique. Toutes ces utopies mortes et enterrées, disparues ou corrompues par l’arrivée au pouvoir ou les luttes intestines. Un saut cinquante ans en arrière, dont on peut questionner la pertinence aujourd’hui. On ressent la même nostalgie passéiste dans la vidéo sur Genet aux Etats-Unis en soutien aux Black Panthers (Twenty-Two Hours), tentative d’histoire et de témoignage, revisite historique assez loin des réalités actuelles.

Bouchra Khalili, Speeches Chapter 1 Mother Tongue, 2012 capture d’écran vidéo

Plus actuelles, justement, sont les deux ensembles où des immigrés prennent la parole, que ce soit sous forme de théâtre filmé pour tenter d’examiner la situation en Grèce et en Méditerranée aujourd’hui (The Tempest Society) ou surtout que ce soit sous forme de monologues statiques pour s’approprier, dans leur langue, des élements clés de la culture occidentale, la langue, la citoyenneté, le travail (The Speeches Series). C’est sans doute là qu’on perçoit le mieux le dispositif adopté par Khalili, mettant l’image du corps du récitant au service du discours : l’artiste, férue de références, évoque souvent Pasolini, le poète civil. On peut aussi voir son travail comme de l’anti-Debord, une magnification du spectacle en soutien de l’idéologie, une lutte à l’intérieur plutôt qu’une critique de l’extérieur. Une exposition à voir, en prenant son temps.

Toutes images  courtesy Bouchra Khalili et Galerie Polaris. (c) Bouchra Khalili
Première et dernière images courtesy du Jeu de Paume