Les mères mortes, au BAL

Rebekka Deubner, Strip (rapiécer), vidéo, 2023, capture d’écran, courtesy de l’artiste

en espagnol

L’exposition « À partir d’elle » au BAL (jusqu’au 25 février) est consacrée au rapport que des artistes et écrivains ont avec leur mère (dont le nom de jeune fille, en général inconnu, est listé en 4ème de couverture). Parmi ces 26 oeuvres et écrits, les plus forts sont indubitablement ceux des orphelins, ou plutôt (à l’exception de Roland Barthes et de son fameux texte – reproduit au mur – dans La Chambre Claire sur la photographie de sa mère comme outil surérogatoire), des orphelines. Il y a là la Japonaise Ishiushi Miyako photographiant des objets de sa défunte mère, une image fantomatique d’Hélène Delprat, les fameuses photographies dédoublées de la Sud-Africaine Lebohang Kganye, le périple de Sophie Calle allant déposer sur la banquise le collier (Chanel, bien sûr), le diamant et une photo de sa mère. Mais, de toutes, l’œuvre la plus poignante est celle de Rebekka Deubner. Que faire des vêtements d’une morte ? Ils portent encore son odeur, ont encore l’empreinte de son corps, la trace de ses formes : faut-il les brûler ? les jeter, les donner ? Rebekka Deubner fait son deuil en se les appropriant, de deux manières. Elle les porte, elle s’en enveloppe en les accumulant sur elle jusqu’à l’outrance. Une vidéo (rapiécer) la montre d’abord nue, comme au jour de sa naissance, fixant l’objectif d’un regard fixe, halluciné et plein de tristesse, de mélancolie ; après un long moment d’attente, d’incertitude, elle enfile un chemisier de sa mère, puis boutonne un second chemisier au premier et s’en enveloppe, et ainsi de suite une dizaine de fois, alternant chemises blanches et colorées, jusqu’à ne plus pouvoir continuer. C’est une spirale de vêtements ainsi liés les uns aux autres, comme une chaîne, un linceul dix fois enroulé autour de son frêle corps qu’il étouffe : sent-elle alors davantage l’apaisement ou la contrainte ? est-ce son âme qu’elle rapièce ainsi ? D’autres vidéos, plus courtes, la montrent se couvrant d’un manteau vert, nouant sur elle une pelisse de fourrure ou (sur le stand de la galerie Jörg Brockmann à Paris Photo) laçant les bottines de sa mère, puis, en les délaçant, révélant des traces noires laissées sur ses mollets, comme un vestige, une transmission. Connaissant la prédilection de Rebekka Deubner pour les corps, et en particulier pour les fluides corporels, et pour le toucher, on peut imaginer la dimension haptique et odorifère de ces actions, dont le spectateur ne peut voir que ces images muettes. Revêtir ainsi les affaires de sa mère, se glisser dans ce qui fut son enveloppe de tissu, s’approprier cette écorce, cette chrysalide laissées elles aussi orphelines, c’est, pour elle, pour son corps autant que pour son esprit, le travail de deuil le plus intime qu’on puisse imaginer.

Rebekka Deubner, Strip, photogrammes, 2022/23, vue d’exposition

Peut-être pour faire pendant à ces vidéos si intimes, le deuxième volet de son travail est plus distant, plus froid, plus « esthétique » aussi : des photogrammes colorés des vêtements de sa mère. Ils composent un tableau multicolore où on reconnait une manche, une bretelle, une dentelle : un portrait en creux de la défunte. Cette appropriation des vêtements (et, un peu, de l’apparence) de sa mère fait écho au travail bien connu de Michel Journiac qui transforme son image pour ressembler à son père ou à sa mère (vivants, eux) dans un Hommage à Freud (en pied de nez) et des Propositions pour un travesti incestueux et masturbatoire. [Tiens, ce serait bien de faire une expo sur « revêtir les habits d’autrui », sur l’identité et l’appropriation vestimentaire, avec ces deux-ci, Hans Eijkelboom, Lygia Clark, Yoshi, qui d’autre ?] Parmi les autres oeuvres de l’exposition, beaucoup de portraits de mères, plus ou moins classiques (Dirck Broekman, Latoya Ruby Frazier, Gao Shan, Paul Graham, Jochen Gerz), des mises en scène drôles (Ragnar Kjartansson, les Blume), voire grotesques (Christian Boltanski), des dialogues tragiques (Mark Raidpere) ou interrogateurs (Anri Sala questionnant le passé communiste de sa mère), des textes d’Hervé Guibert et de Pasolini.

Mona Hatoum, Measures of Distance, vidéo, 1988, capture d’écran

L’autre oeuvre phare de cette exposition, qui, à mes yeux, avec celle de Deubner, éclipse toutes les autres, est la vidéo Measures of Distance de Mona Hatoum, non pas une vidéo, d’ailleurs, mais une série de photographies en gros plan de la mère de l’artiste nue sous la douche, femme forte et sensuelle ; sur ces photographies, comme un rideau, sont inscrites des phrases en arabe, ce sont les lettres de la mère, depuis Beyrouth, à sa fille à Londres, pendant la guerre civile. Les deux se parlent, et, en même temps, Mona Hatoum lit la traduction des lettres en anglais, ce qui est le seul élément compréhensible pour le non-arabophone, mais le fond sonore en arabe est indispensable : entrelacs des conversations entre mère et fille, comme un tissage. Il y est question d’exil, de déracinement, d’épuration ethnique (la Nakba, et c’est une des pièces où Hatoum affiche le plus sa dimension palestinienne), de la séparation entre la mère et ses filles, de la guerre. Il y est aussi question d’intimité, d’identité, de sexualité, et du poids oppressant du père. On (c’est-à-dire l’homme blanc hétéro qui écrit ici) s’y sent un peu voyeur et un peu complice. C’est une magnifique célébration d’amour filial et de complicité. Peut-être est-ce sa dimension méditerranéenne, arabe, avec toutes les complexités et les ambiguïtés que cela implique, qui me la fait aimer.

Photo pauvre, pauvre photo

Ugo Mulas, Verifica 7, le laboratoire : une main développe, l’autre fixe. À Sir John Frederick William Herschel, 1972,

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Une double exposition, au Jeu de Paume et au BAL (jusqu’au 29 janvier), est dédiée à l’arte povera et à la photographie : trois sections sur l’expérience, l’image et le théâtre place de la Concorde, et une sur le corps au BAL. Le but des expositions est de montrer comment la photographie (et le film et la vidéo) ont montré l’arte povera : c’est une approche documentaire, mais qui, en l’absence des oeuvres elles-mêmes, se révèle un peu sèche. Un objectif secondaire des expositions aurait pu être de montrer comment des artistes de la mouvance arte povera ont utilisé la photographie ou le film de manière créative, et non pas comme seulement une documentation de leurs oeuvres et performances : mais c’est une démarche plutôt rare et ici noyée dans la masse, alors qu’en soi, ça aurait mérité une exposition. On reste donc un peu sur sa faim dans cette ambiguïté photographique, entre documentation et créativité.

Fabio Mauri, Idéologie et Nature, 1978, vidéo 58′ 46 »

Du côté de la documentation, on trouve par exemple, entre tant d’autres, le film de Ideologia e Natura de Fabio Mauri : compte -rendu d’une performance dont sinon on ne saurait presque rien (dont j’avais vu la recréation à Venise en 2013), mais sans une quelconque créativité filmique. Et la grande majorité des pièces montrées suivent cette approche : une photographie de la Scultura vivente de Piero Manzoni, le film de la tentative de vol de Gino de Dominicis, les photos Fibonacci de Mario Merz (avec le nombre de gens correspondant dans la salle photographiée : effet simpliste), les images des performances Lo Scorrevole de Vettor Pisani, etc.

Claudio Parmiggiani, Autoportrait, 1979, tirage photographique sur toile émulsionnée, 63x48cm

Il est bien plus intéressant de mettre l’accent ici sur les artistes qui ont créé des oeuvres photographiques : Pistoletto et ses images miroirs, la collection complète des Verifiche de Ugo Mulas, la démarche systémique de Franco Vaccari pour constituer un portrait collectif de l’Italie avec des images de photomaton, la pellicule de Mario Cresci présentée dans son intégralité (12,55 mètres), la disparition de l’autoportrait de Claudio Parmiggiani, le jeu d’ombres de Paolo Gioli (Secondo il mio occhio di vetro). Les oeuvres sont présentées, mais il n’y a guère de réflexion sur la remise en question du paradigme photographique qu’elles occasionnent, sur Mulas se démarquant de la représentation, sur Vaccari tuant l’auteur ou sur Cresci niant la temporalité photographique. C’est dommage.

Couverture du catalogue avec détail de Michelangelo Pistoletto, Homme regardant un négatif, 1962/67

Le catalogue (reçu en service de presse) est assez curieux : 324 pages d’images, certaines sur fond jaune sans qu’on sache trop pourquoi, organisées par périodes (de 1960/65 à 1971/75), et non par sections comme on pourrait s’y attendre, sans notices sur les oeuvres individuelles. Suivent 64 pages de biographies des artistes, liste des oeuvres, bibliographie, chronologie etc., avec seulement 26 pages de textes en deux essais et une notule (sur la Fernsehgalerie). Si certains passages de ces deux essais sont pertinents, on reste là aussi sur sa faim, comme pour l’exposition. Mieux vaut lire Germano Celant ….

L’Image sans l’Homme

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Il y a bien des manières de faire des images sans personnages humains, natures mortes, paysages, abstraction. On peut représenter des nuages, comme Boudin, Turner, Le Gray ou Stieglitz, on peut s’inspirer de Baudelaire et de sa diatribe contre « l’univers sans l’homme », on peut jouer sur la disparition du personnage, comme Isabelle Le Minh qui gomme les représentations humaines chez Cartier-Bresson, Anne Deleporte qui les massicote, ou William Bornefeld qui les interdit, on peut ne montrer que des non-humains, zombies ou robots. Le livre L’image sans l’homme des Carnets du BAL, dirigé et présenté par Thomas Schlesser, explore certaines de ces avenues (mais pas toutes, loin de là). Il s’organise en quatre parties : Histoire enfouie, Écrans dépeuplés, L’art anthropofuge, et Sens humain du « sans humain ».

La première partie, Histoire enfouie, est sans doute la plus faible : le psychiatre Yves Sarfati explore l’art de la préhistoire, dont il n’est pas spécialiste, pour y étudier non point l’absence de l’être humain, mais la quasi absence du mâle : les mains soufflées n’ont pas de genre, et les grottes sont pleines de vulves peintes et sculptées, auquel on doit rajouter les Vénus, ce qui fait que le rare homme au bison de Lascaux fait piètre figure. L’auteur se base exclusivement sur les hypothèses d’Alain Testart, ce qui donne un texte séduisant, mais pas convaincant. L’essai suivant présente le travail sonore de Bernie Krause sur la nature et les animaux, intéressant mais qui a peu à voir avec le sujet; ensuite l’essai long et confus de Marielle Macé sur comment les choses parlent est lui aussi assez peu pertinent. Heureusement, le reste du livre est bien plus intéressant.

La section « Écrans dépeuplés » commence avec un texte de Vincent Lowy sur deux films de Werner Herzog où l’homme manque : dans les scènes apocalyptiques de La Soufrière, la ville est vide et livrée aux animaux, les habitants ont fui l’explosion volcanique; dans Leçons de ténèbres, les paysages désolés du Koweit incendié ne montrent plus que des traces humaines. Lowy articule le travail très particulier de Herzog avec une critique pertinente de l’infospectacle. Ensuite on voit le travail de Trevor Paglen, The Last Pictures : ce sont cent images de l’humanité confiées à un satellite afin qu’elles restent visibles après la destruction de notre planète, après la disparition de l’homme sur Terre : un peu comme un mourant qui, à l’heure de sa mort, revoit sa vie, son histoire en un flash. Enfin Elsa Boyer analyse de manière très documentée et avec beaucoup de recherches historiques les paysages des jeux vidéo : des décors désertés, des lieux dépeuplés; elle cite le travail d’Harun Farocki (mais pas Thibault Brunet).

La section « L’art anthropofuge » commence par un entretien avec Abraham Poncheval contant ses expériences coupées du monde humain, proches du monde animal. Le travail de Bruce Conner, Crossroads, revisite les milliers de photographies et de films pris par l’armée américaine lors de l’explosion atomique de Bikini en 1946 : une normalisation de la catastrophe, son esthétisation et sa mise en oeuvre politique (sachant que les Américains interdirent pendant longtemps la diffusion des images prises au sol à Hiroshima et Nagasaki, qui, elles, montraient les conséquences concrètes, physiques, humaines de cette catastrophe). Bertrand Tillier analyse ensuite les travaux de trois photographes de lieux désertés : Alexandre Guirkinger montre la ligne Maginot, privilégiant les formes plutôt que l’histoire (tout comme Paola de Pietri dans un autre zone de combats); Guillaume Greff montre une ville morte (avec mosquée, bien sûr), qui est en fait un camp d’entraînement au combat urbain des commandos de l’armée française (un bon sujet déjá exploré par bien d’autres, ainsi Broomberg & Chanarin et Yarom Leshem qui avaient montré Chicago, un faux village palestinien utilisé pour entraîner les soldats israéliens d’occupation); et Nicolas Moulin vide la ville et la bétonne (comme l’étaient certaines maisons de Berlin jouxtant le mur). Enfin Catherine Grenier produit un texte très complet sur Sophie Ristelhueber, qui dépasse le champ de ce livre, mais analyse fort bien ses séries « inhumaines », des ruines de Beyrouth aux traces dans le désert; et c’est aussi le récit d’une fuite, de ce que l’artiste n’a pas fait, n’a pas pu faire.

La dernière section , « Sens humain du ‘Sans humain' » commence avec un essai sur le « fukeiron« , approche dans laquelle le Japon n’est montré que comme des paysages sur lesquels le pouvoir étatique, invisible et in-humain, se superpose, un « empire des signes » : Pauline Mari analyse un film de Masao Adachi sur un tueur en série qu’on ne voit jamais à l’écran. Marc Leschelier analyse divers modes d’architecture sans homme. Alec Soth présente des individus coupés du monde. Et Maxime Bondu raconte quelques histoires incongrues de disparition, le chapitre le plus plaisant pour conclure ce recueil qui n’est pas une théorie ou une histoire de la disparition dans l’image, mais ressemble plutôt aux actes d’un colloque, avec des contributions plus ou moins intéressantes, plus ou moins pertinentes.

Livre reçu en service de presse.

Fieret et Tichý : à marginal, marginal et demi

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

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Il y a six ans le Fotomuseum de La Haye consacrait une exposition à trois artistes marginaux : Miroslav Tichý, Gerard Petrus Fieret et Anton Heyboer. Je sais peu de choses du troisième, mais deux expositions récentes m’ont donné l’occasion de revisiter les deux premiers, et donc de mieux saisir ce qui les rapproche et ce qui les distingue : dans le cadre de Photo España, une vingtaine d’œuvres de Tichý (et une nouvelle version de Tarzan à la retraite) sont montrées (jusqu’au 28 août) au Musée du Romantisme à Madrid, cependant que Fieret est exposé pour la première fois en France au BAL (jusqu’au 28 août aussi).

Miroslav Tichy, sans titre, sans date

Miroslav Tichy, sans titre, sans date

Grandes sont les similitudes entre ces deux artistes de la même génération : éducation artistique interrompue, statut social en marge de la société, insoumission, paranoïa, obsession du corps féminin, indifférence envers les règles de la « bonne photographie », et donc photographies de qualité incertaine techniquement parlant, mais avec une esthétique douce-amère, floue et brumeuse, indécise et rêveuse.

Miroslav Tichy, sans titre, sans date

Miroslav Tichy, sans titre, sans date

Ce qui les distingue est, me semble-t-il, leur rapport à leur oeuvre et à sa réception. Pour résumer ce que j’ai développé ailleurs, Tichý s’en fout : il est en retrait, ne souhaite pas montrer ses photographies, ne veut rencontrer personne, et (au moins en surface) se satisfait d’une posture d’ermite bougon, n’attachant aucune importance à son travail photographique, qui ne servirait qu’à l’aider à passer le temps. C’est un flâneur indifférent et détaché du monde, capturant simplement le hasard des scènes qui s’offrent à lui dans ses errances.

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

Fieret au contraire est d’abord un metteur en scène de ses obsessions, travaillant avec des modèles qui posent pour lui, dans la rue ou dans l’atelier, et composant soigneusement ses photographies comme, écrit Violette Gillet dans le catalogue, des « simulacres de happenings ». Lui-même s’affirme comme « descartien » (Tichý pencherait plutôt du côté de Schopenhauer…).

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

De plus, Fieret semble avoir eu un immense besoin d’être reconnu comme artiste, il harcèle critiques et conservateurs, leur explique interminablement son travail, obtient des articles, réalise des expositions, et fait tout pour être reconnu, accepté, célébré, parfois avec rage, avec colère et vindicte. Rien de pacifique chez lui (tichý signifie pacifique en tchèque). Tichý ne signe presque jamais ses photographies (j’en connais une seule), Fieret signe, et plutôt deux fois qu’une, et de plus tamponne « Foto copyright G.P. Fieret » à profusion, marquant son territoire, mais surtout affirmant : « ceci est une oeuvre d’artiste, mon oeuvre à moi, qu’ainsi vous ne pourrez pas me voler », une marchandise en somme, en tout cas un objet de marché.

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

Gerard Petrus Fieret, sans titre, sans date (1965-75)

L’un dit avec rage « il n’y a pas de photos ratées », l’autre sourit avec détachement « seules les photos ratées sont bonnes ». À marginal, marginal et demi.

 

Les images qui vont disparaître et celles qui perdureront (Sylvain Couzinet-Jacques)

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

En espagnol

C’était au BAL jusqu’au 12 janvier qu’on pouvait voir le travail sur la disparition et l’invisibilité de Sylvain Couzinet-Jacques, Standards&Poors. On connaissait de lui des émeutiers cagoulés, dissimulés, floutés, non reconnaissables, autres images aux lisières de la vision, aux marges du montrable. Ici, ce sont, à première vue, des visions banales de parcs immobiliers de loisirs dans l’Espagne en crise, illustrant l’aberration de la spéculation immobilière. En soi, ce serait intéressant, sans plus, un travail documentaire critique de plus. Mais l’intérêt principal de ce travail réside dans la manière dont il articule le fond et la forme : les photographies sont des images détériorées par la chaleur, la lumière, des lampes UV au plafond de la salle d’exposition continuent le processus en cours de disparition de l’image, d’extinction du témoignage.

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Sylvain Couzinet-Jacques, série Standards&Poors, 2013

Quelques petites images toutefois sont préservées, à l’abri derrière des écrans protecteurs : sans y voir, comme nous y invite de manière un peu simpliste le livret de salle, des banquiers immunes ou des évadés fiscaux, on peut en effet y lire un clivage, une frontière entre ceux qui s’en sortent et les autres, entre les images qui perdureront et celles qu’une nouvelle mode emportera demain. C’est une exposition violente, résistante, politique d’une certaine manière, où la dénonciation des spéculateurs est surtout un prétexte, un moyen d’aller plus loin dans le questionnement de l’image. (d’autres images ici et pages suivantes)

Au sous-sol, il y avait quatre jeunes photographes espagnols. Le plus mystérieux montrait des astres et des fossiles.

Veille de fermeture

Deux expositions vues au dernier moment, trop tard pour que mon conseil d’aller les voir soit pertinent, mais néanmoins pas trop tard pour avoir un avis.

Lorna Simpson, Stereo Styles, 1988

Au Jeu de Paume, trop d’attention sur l’exposition d’Ahlam Shibli m’a empêché de bien voir celle de Lorna Simpson au moment de son ouverture, et je ne l’ai vraiment visitée qu’il y a quelques jours (elle a fermé le 1er septembre). Cette artiste, femme afro-américaine engagée, a tout pour plaire, et elle plait beaucoup pour ces motifs-ci. Au delà de sa capacité à marier texte et image, j’ai surtout apprécié sa logique sérielle, sa volonté d’assembler, de collectionner, de classifier, qu’elle applique, en particulier, aux coiffures et aux perruques, mais aussi aux photomatons, aux photos glamour, tout en les revisitant, en les ré-habitant à sa manière.

Lorna Simpson, Chess, 2013

La dernière salle m’a semblé la plus révélatrice : inspirée par la fameuse photographie quintuple de Duchamp à New York, elle présente trois vidéos. Deux d’entre elles, côte à côte, la montrent elle-même, ici en femme et là en homme (Rrose Sélavy n’est pas loin ?) jouant aux échecs (encore un jeu très duchampien) : chaque personnage joue contre lui-même, alternativement les noirs et les blancs (la femme a les pièces noires devant elle, l’homme les blanches…). L’univers est clos, les personnages se font face, le cercle est fermé. À la jonction des deux vidéos, apparaît un être hybride, Janus biface, homme et femme, jouant sur les deux tableaux, les deux plateaux, les deux couleurs (pardonnez la mauvaise qualité de l’image, prise à la va-vite).

Lorna Simpson, Chess, 2013

Le troisième écran, à l’écart, montre un pianiste (Jason Moran) : si, au début de la vidéo, tournant le dos au piano, les cinq images forment aussi un cercle fermé, on a au contraire, dès qu’il pivote sur son tabouret pour jouer, un cercle ouvert vers l’extérieur, dynamique, un miroir musical en expansion. Les touches sont noires et blanches, et le chapeau qui le coiffe est peut-être une autre référence surréaliste.

Au passage, puisque nous sommes au Jeu de Paume, une conclusion sur les controverses autour de l’exposition d’Ahlam Shibli : en analysant aussi objectivement que possible les réactions qu’elle a suscitées, il m’a semblé que les opposants (extrémistes sionistes réclamant la censure de l’exposition) ont bien davantage occupé l’espace d’Internet (innombrables tweets du monde entier reprenant les mêmes termes, avalanches de commentaires sur des blogs comme celui-ci, articles postés sur des sites militants dont la reprise fut ensuite savamment orchestrée, posts sur Facebook repris en boucle, grand nombre d’articles copiés-collés dans les journaux pro-israéliens du monde entier, harcèlement des équipes du Jeu de Paume par mail et téléphone, etc.), mais ont par contre été incapables de réunir plus de quelques dizaines de personnes à leurs manifestations, et surtout se sont limités à des groupes de militants communautaristes plus ou moins extrémistes (Ligue de Défense Juive, Europe-Israël, Centre Wiesenthal, CRIF,…) sans pratiquement aucune caution d’intellectuels, d’écrivains ou d’artistes, même ceux d’entre eux soutenant d’ordinaire inconditionnellement Israël (BHL, Finkielkraut, etc.) s’abstenant prudemment de prendre parti cette fois-ci (sauf omission de ma part). En face, les antisionistes ont une fois de plus fait la preuve de leur faiblesse intrinsèque à occuper l’espace médiatique et des réseaux sociaux, et à faire le poids face au puissant lobby pro-sioniste, malgré quelques articles et une maigre pétition. Les pouvoirs publics, à commencer par Mme Filippetti, ont montré un manque de courage éclatant, électoralisme oblige, et les intellectuels ont été bien lents à se mobiliser, se contentant après la parution du texte de Marie-José Mondzain le 20 juin seulement, de signer des pétitions sans pour autant assurer un relais dans l’opinion à la mesure des opposants. Au final, malgré la puissance du lobby adverse et la relative faiblesse des soutiens, l’exposition a tenu jusqu’au bout, et il faut encore une fois saluer le courage des équipes du Jeu de Paume face à ce déferlement de haine et de violence. Est-ce un ‘happy ending’ ? (image ci-dessous)

Taiyo Onorato et Nico Krebs, Happy Ending, 2005

Revenons aux expositions terminées, avec celle du BAL (finie le 1er septembre) : en haut, quatre vidéos de chute de Bas Jan Ader, absurdité burlesque. En bas le travail d’un duo suisse, Taiyo Onorato et Nico Krebs, consistant à créer un écart entre le réel et le photographié, avec un même intérêt pour l’absurde, qu’ils mettent en scène des absurdités visuelles ou qu’ils construisent des artifices visuels comme, ci-dessous, ces tiges de bois illusionnistes qui, sous l’angle voulu, encadrent les immeubles de l’arrière-plan, leur donnant une nouvelle structure de soutien. Dommage que leurs extraordinaires appareils photos faits maison n’aient pas été là.

Taiyo Onorato et Nico Krebs, Building Berlin-Marzahn 1, 2009

L’Atlas des Révoltes d’Antoine d’Agata

Antoine d’Agata, Nuevo Laredo, 2000

English translation

Ayant d’abord vu l’exposition d’Antoine d’Agata à la Galerie Filles du Calvaire (jusqu’au 27 avril), j’ai initialement hésité à  écrire, tant devant l’ampleur consensuelle de la revue de presse* que devant la difficulté à énoncer une critique un peu personnelle de ces photographies cent fois vues de prostituées nues et floues (Le philosophe Jalal Toufic postule que, au combat, toutes les photos sont nécessairement floues).

Antoine d’Agata, Bamako 1999 (auto-portrait)

Antoine d’Agata, vue d’expo AntiCorps, Le BAL

Ce n’est qu’ensuite que j’ai pu aller au BAL (jusqu’au 14 avril) et trouver là matière à écrire. D’abord, sur le concept même de l’exposition, film noir et paroles étrangères dans la salle dépouillée du haut, profusion des images couvrant les murs du sol au plafond dans la salle du bas : artifice des commissaires, certes, mais qui nous contraint à regarder autrement, à ne pas nous contenter des ‘vraies’ photographies encadrées, à remarquer les jonctions, les articulations, les contrastes. L’antithèse du White Cube de la Galerie.

Antoine d’Agata, Sangatte, 2004 (dans l’exposition, présentés comme une frise au sol)

Ensuite parce que j’ai vu ici un Atlas des Révoltes, Atlas quasi warburgien au sens des juxtapositions, des associations qui naissent au fil des images collées côte à côte sur les murs, et Révoltes des sans-grades, des prolétaires anonymes, drogués, prostituées (pour la plupart venant du Sud, Mexique, Cambodge, Géorgie et même Gaza, marchandises d’un marché globalisé), mais aussi victimes d’une obscénité sociale, migrants de Sangatte vus de dos, ouvriers stéphanois (plus bas), prostituées fichées par Interpol, Lybiens emprisonnés ou morts, Palestiniens opprimés (et, devant la porte, tout de suite, quatre soldats à Jénine, occupants eux aussi d’une certaine manière victimes d’une idéologie qui les manipule).

Antoine d’Agata, Jénine, 2002 (en dessous : Nuevo Laredo 1999, Bamako 1999, Death Valley 1999)

Bien des stéréotypes, certes, une radicalité parfois peu subtile, mais qui dessine une frise de l’humanité souffrante sur fond de paysages dévastés : ruines d’Hébron et de Sarajevo, collines ravagées des Vosges, immeubles décrépits d’Alexandrie, et, l’une sous l’autre, l’Oswiecim mémorielle et la Jérusalem de la seconde Intifada.

Antoine d’Agata, Oswiecim 2002 et Jérusalem 28 septembre 2000

Diurne et nocturne, bien sûr, chacun a repris cette antienne; mais, grâce à l’accrochage, au commissariat, une unité émerge, il n’y a ici guère de frontière entre l’intime et le public, entre Sade et Debord.

Antoine d’Agata, Jérusalem, 28 septembre 2000

On peut aussi se dire que c’est un style que le photographe s’est choisi, une marque de fabrique, que l’artiste membre de Magnum sera toujours plus libre que ses sujets exploités, que la prose pseudo révolutionnaire de ses flyers ne convainc guère et que le catalogue est à un prix honteux. Sans doute vaut-il mieux se contenter de regarder ses photos.

Antoine d’Agata, Saint-Etienne 2005

Photos de l’auteur excepté la 3 et la 4 courtoisie du BAL; (c) Antoine d’Agata Magnum Photo.

Ah, que la guerre est jolie…

Mais mieux vaut ne pas la voir de trop près, se contenter d’en voir les traces, les vestiges, non point les blessures, les moignons, les gueules cassées, les maisons éventrées, mais seulement ces empreintes à peine visibles dans le paysage, qu’on ne distingue pas au premier abord dans ces paysages alpins, le vert de l’herbe, la blancheur du calcaire. On peut passer devant sans s’arrêter, joli paysage, à moins qu’un détail ne vous accroche, une incongruité, une rupture. Une ligne trop droite, un carré trop bien tracé pour que ce trou noir dans la rondeur des rochers, dans la courbe des collines soit de l’ordre du naturel : c’est un abri souterrain. Des pierres trop bien rangées, trop soigneusement empilées au milieu d’une caillasse informe pour que ce soit le hasard géologique qui y ait présidé : c’est un nid de mitrailleuse. Un zigzag trop régulier au flanc d’une colline pour n’être dû qu’à l’érosion : c’est une tranchée. Ces signes quasi disparus, érodés par le temps qui a passé, digérés par l’indifférence éternelle de la nature immuable, dans ces paysages déserts du bout du monde, du désert des Tartares, ce sont des marques d’une guerre incarnée (comme un ongle) dans le paysage, la première guerre mondiale, sans doute aux confins italo-autrichiens, photographiées par Paola de Pietri dans sa série To Face et présentées dans l’exposition Topographies de la Guerre au BAL jusqu’au 18 décembre (en haut Monte Fior, ci-dessus Pal Piccolo).

On sait l’obsession de Jean-Yves Jouannais pour la guerre, dont le versant conférencier peut lasser, mais qui ici a rassemblé une dizaine d’artistes très pertinents autour de ce thème. Quand, sur le même registre que Paola de Pietri, la Sud-Africaine Jo Ractliffe photographie en noir et blanc des traces d’une guerre plus récente en Angola, celles-ci sont plus visibles, plus documentaires, mais basculent alors du côté du photojournalisme, perdant le pouvoir d’évocation des grands tableaux en couleur de l’artiste italienne.

J’avais déjà vu à Venise la vidéo Shadow Sites II de l’Irakienne Jananne Al-Ani, vues aériennes de paysages désertiques s’enchaînant les unes aux autres, effets de zoom incessants, descente vers le sol comme une bombe, puis rupture vers une nouvelle image. Là aussi, dans l’informe du désert, apparaissent des lignes, une géométrie trop raide, trop sèche qui détonne dans son environnement (en attendant que ça détone). Sont-ce des vues de satellite ou de drone, des images d’archéologie ou de bombardement, des relevés scientifiques, agraires, ou des compositions quasi abstraites comme un élevage de poussière ? Est-ce là un bâtiment détruit hier par l’armée ou un vestige mésopotamien ou cananéen, est-ce une cible ou un trésor ? L’homme est absent.

Les autres pièces présentées ici sont plus explicites, plus directes, moins ‘géographiques’ (qui a  dit « la géographie, c’est la guerre par d’autres moyens » ?). Walid Raad documente d’autres traces, les impacts de balles sur les murs des immeubles de Beyrouth, et identifie la provenance des munitions, ses codes colorés créant une carte du conflit local agrandie à l’échelle mondiale. Donovan Wylie montre Outposts, des tours d’observation panoptiques transplantées d’Ulster en Afghanistan (Taysir Batniji aurait eu sa place ici).

An-My Lê a réalisé un reportage sur un village irakien reconstitué en Californie pour l’entrainement des GIs (29 Palms). Mais il semble bien anodin en regard du fameux Chicago construit par l’IDF pour former ses soldats aux combats en Palestine, tel que Yarom Leshem d’une part, et Broomberg & Chanarin d’autre part, l’avaient montré avec un discours beaucoup plus politique.

Très politique, justement, est le mur d’images (The space of this room is your interpretation) réalisé par Luc Delahaye à propos d’un petit livre d’Eyal Weizman que je suis aussitôt allé acheter, « A travers les murs; l’architecture de la nouvelle guerre urbaine« .  A partir de la stratégie des soldats israéliens d’investir villes et camps palestiniens en perçant des trous dans les maisons pour circuler dans l’univers privé au lieu d’emprunter les rues, Weizman analyse cette géométrie inversée en montrant comment Deleuze et Guattari, Lyotard, Virilio, et les situationnistes ont inspiré certains stratèges israéliens (qui l’eut cru ?). Le livre est passionnant, les quelques extraits affichés au mur en donnent un aperçu, bien plus que les photographies qui l’accompagnent : difficile d’illustrer une thèse en images.

L’espace des habitants du camp de réfugiés d’Aïda, au pied du mur à Bethléem, telle que retranscrit par Till Roeskens dans sa vidéocartographie, non seulement ouvre le champ vers la cartographie (dont j’aurais aimé voir d’autres exemples ici), mais aussi traite de l’indicible, du non-représentable, du ‘désastre surpassant’. Roeskens ne raconte pas l’histoire tragique des habitants du camp, mais il la montre au moyen d’un dispositif où ces réfugiés dessinent sur un écran translucide leurs trajets impossibles, leurs périples compliqués pour aller à l’école, se faire soigner, rendre visite à des amis ou des parents à quelques kilomètres de là, mais en zone occupée. On ne les voit pas, on entend seulement leurs voix et on voit simplement le crayon qui trace des plans, des routes, des maisons, le mur. C’est infiniment plus tragique qu’un reportage, qu’une interview.

Enfin, si Harun Farocki montre comment l’entrainement des soldats américains se fait au moyen de jeux vidéos, une vidéo de l’armée américaine en Irak, diffusée par WikiLeaks, est son image inversée : la guerre comme un jeu vidéo, la déréalisation du tir à tuer.

En somme, cette exposition confirme en quelque sorte que la guerre est une activité sociale comme une autre, normale, intégrée dans la vie des hommes depuis toujours, sous des formes qui évoluent sans cesse, de la conscription aux jeux vidéos, des traces dans le paysage à la philosophie postmoderne, de l’invisibilité à l’horreur.

Photos courtoisie du BAL, excepté Roeskens, et Delahaye/Weizman, de l’auteur. Ce soir-là, Estefania Penafiel Loaiza y réalisait une performance, après sa résidence au Liban.