Sommaire de janvier-février 2021 et quelques livres

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10 billets ce bimestre (la plupart sur des livres)

14 janvier : Femmes Photographes
15 janvier : Musée de la gentrification et droit au retour (Nikolaï Nekh)
16 janvier : « Humble servante des arts » (Bacon et d’Agata)
19 janvier : « Je croyais devenir Victor Hugo, je suis devenu Delacroix » (Frédéric Bruly Bouabré)
4 février : « J’est me cette tenue plus esthétique » (Marcel Bascoulard)
22 février : Comment regarder Blossfeldt
24 février : Pedro S. Lobo: l’effacement des images
25 février : Pourquoi l’autoportrait ? (Vivian Maier)
26 février : Mort du papier, mort de l’auteur (Alison Rossiter)
27 février : Maurice Denis, peintre et/ou théoricien


DES LIVRES (beaucoup, fautes d’expositions) :

Sur Edvard Munch, deux livres ;
– Le catalogue de l’exposition (vue en ligne) sur ses photographies au Musée Munch: Je ne vais pas revenir ici sur ce que j’écrivais alors sur ses autoportraits, sur l’érotisme des photos avec les soeurs Meisner, et sur sa technique délibérément approximative, mais seulement commenter le catalogue The experimental Self. The Photography of Edvard Munch (Oslo, Musée Munch, 2020, 120 pages, 122 illustrations dont 105 photographies de Munch sur les 183 recensées, en anglais; existe aussi en norvégien). Trois essais : Patricia Berman montre le lien entre certaines de ses photographies et ses toiles; Tom Gunning se penche sur ses expérimentations photographiques; Marie-Claire Pappas analyse ses autoportraits et ses « selfies ». Manque une bibliographie. Reçu en service de presse.
– Le livre pour enfants Réveille le Munch en toi ! de Dominika Lipniewska (Oslo, Musée Munch, 2020, 66 pages, en français; existe aussi en anglais, en allemand et en norvégien) est une manière amusante d’éveiller la créativité d’un enfant; mais ça ne fonctionne que si on lui montre à côté les toiles de Munch qui doivent l’inspirer, car elles n’ont malheureusement pas été reproduites dans ce livre. Reçu en service de presse.

Jeux de mains, un livre précieux de Cécile Poimboeuf-Koizumi et Stephen Ellcock (Marseille, Chose commune, 2021, 360 pages, en français et anglais) est cela même, un recueil de mains (mais pas de lignes de vie, comme eux), une anthologie. L’auteure et éditrice dit : « Quand je contemple une oeuvre d’art figurative, je regarde les mains » (je m’y étais prêté pour Rembrandt et Caravage). Ce livre présente dessins, tableaux, sculptures et beaucoup de photographies, allant de l’antiquité à Louise Bourgeois, en passant par, dans le désordre, Egon Schiele, Francesca Woodman, Alberto Giacometti, Edgar Degas, Claude Cahun, Man Ray, Jared Bark, Hans Holbein, Dóra Maurer et bien d’autres. Ce livre a été relié à la japonaise, c’est-à-dire qu’une feuille sur deux n’est pas découpée et ne doit pas l’être : il faut les entrouvrir délicatement pour découvrir le titre des oeuvres. Une préciosité amusante, mais qui entraîne immanquablement quelques déchirures, aussi précautionneux soit-on. Reçu en service de presse.

Quiconque a été touché par l’exposition de Ceija Stojka et par sa relation en images du génocide tant négligé des Tziganes par les nazis lira avec émotion le livre The Paper is Patient (168 pages, 105 illustrations, en anglais avec la transcription des textes en allemand de Stojka, catalogue d’une exposition au Malmö Konsthall, publié par Paraguay et diffusé par les presses du réel). En effet ce livre (pour la première fois ?) reproduit, outre les peintures de Ceija Stojka, les textes qu’elle écrivait au verso (et parfois aussi au recto) dans un allemand approximatif, en fac-similé, en transcription et en traduction. Outre les reproductions, le livre comprend un essai de Noëlig Le Roux sur le rapport de Stojka à l’écriture, une biographie par Paula Aisemberg et un texte de Irka Cederberg sur le Porajmos, le génocide négligé, relégué au second plan. Le titre est une citation de Stojka, mais on pense aussi à Anne Frank, victime de l’autre génocide, qui, n’ayant pas d’amis, ne pouvait se confier qu’à son journal, y écrivant : « Paper is more patient than man ». Un exemple, un seul, des poèmes de Ceija Stojka : « noch Bevor / Der Tot komt / Leben mit Qual » (Avant la mort, une vie d’agonie). Reçu en service de presse.

Nino Migliori reste, pour moi le jeune homme que je rencontrais à Bologne il y a bientôt dix ans, il a aujourd’hui 94 ans et, dans sa jeunesse (en années), il photographia les habitants du Delta du Pô. Gente del Delta 1958 est un petit livre de Humboldt Books (Milan, 2020, 72 pages, 50 photographies en N&B, distribué par les presses du réel, essais en italien et en anglais de Vasco Brondi sur son expérience du Delta, Mauro Zanchi sur Migliori et le néo-réalisme, et Corrado Benigni sur le regard de Migliori). Dans cette zone, alors une des plus pauvres du Nord de l’Italie, Migliori, alors plus documentaire qu’expérimental (il fera des séries similaires sur l’Émilie, le Nord et le Sud, la plus belle à mes yeux), capture l’omniprésence du fleuve, l’humilité des maisons, la détresse digne des paysans, femmes voilées en noir, hommes sombres, enfants rêvant de jouets en vitrine; sur une page, face à une jolie jeune femme avenante, fait irruption une Vespa montée par un jeune homme souriant, symptome d’un futur plus aisé. Reçu en service de presse.

Ces quelques lignes ne sauraient rendre justice à la longue et magnifique bibliographie de Susan Sontag par Benjamin Moser (Penguin, 2020, 818 pages (!), 60 photographies, en anglais; traduit en allemand, en néerlandais, en portugais, en espagnol, mais pas en français …) qui a obtenu le Prix Pulitzer pour les biographies. C’est un travail très (trop ?) détaillé, très bien documenté (l’auteur a eu accès aux archives personnelles de Sontag), fruit d’une recherche extensive, qui relate les faits, vus sous une diversité d’angles suite à ses très nombreuses interviews. Mais il a soulevé quelques controverses. C’est aussi une analyse fine de la pensée de Susan Sontag, et de comment cette pensée s’est construite, à la fois dans sa jeunesse et par ses confrontations. Je suis un peu moins convaincu par l’analyse psychologique, la volonté d’expliquer sa personnalité ambivalente essentiellement par l’alcoolisme de sa mère, et la description un peu simpliste de son angoisse devant son succès. J’y reviendrai, j’espère. Reçu en service de presse

Les secrets des tirages alternatifs par Anaïs Carvalho et Rémy Lapleige (association Dans Ta Cuve) est un livre (Paris, Eyrolles, 2021, 184 pages) bienvenu au moment où tous ces tirages non-standard reviennent en force : l’omniprésence du numérique amène ainsi des photographes résistants à revisiter les techniques du XIXe siècle, anthotype, cyanotype, papier salé, platinum, etc. Le livre s’ouvre sur une section historique, certes sommaire, mais néanmoins très utile pour recontextualiser ces démarches, puis explore, de manière plus technique, le laboratoire, l’internégatif, le tirage contact, les supports (pas que le papier …), et huit différents procédés. Même si c’est un livre plutôt pour ceux qui font, il est aussi très intéressant pour ceux qui, comme moi, regardent. Et si la problématique du tirage vous intéresse, écoutez ce colloque. Reçu en service de presse

Un joli petit livre de dix collages sensuels de l’artiste néerlandais Frits Wiggers (récemment disparu), à compte d’auteur : neuf ou seize photographies identiques d’un bout de corps féminin vu de tout près, assemblées en grille, une conceptualisation graphique d’une sensualité abstractisée. Acheté aux enchères chez Ader.

Enfin, un passionnant ouvrage sur Arthur Rimbaud et la photographie, Arthur Rimbaud Photographe par Hugues Fontaine (Paris, Textuel, 2019, 216 pages, très nombreuses illustrations). D’une part une analyse très fine des portraits de Rimbaud, enfant, chez Carjat, puis en Abyssinie (trois autoportraits en très mauvais état) et à Aden (un portrait de groupe, qui fut controversé). D’autre part le récit de l’entreprise de Rimbaud comme photographe à Harar, avec bon nombre d’images à lui attribuées. C’est un livre basé sur une recherche approfondie tant sur la vie de Rimbaud et sa correspondance, que sur l’Éthiopie et Aden à la fin du XIXe siècle et les gens qu’il y croisa. Et, surtout, c’est un récit passionnant, pas linéaire, mais fait d’une suite de vignettes, qui se lit comme un roman. On peut aussi lire Rimbaud à Aden (Paris, Fayard, 2001, 168 pages, une centaine de photos), à partir de la « fameuse » photo de Rimbaud, mêlant photos anciennes et revisite de ces lieux à Aden par le photographe Jean-Hughes Berrou (textes de Pierre Leroy et Jean-Jacques Lefrère). Livres achetés au merveilleux Espace de la Reine de Saba, un antre empli de richesses sur la Corne de l’Afrique et le Yemen.

Maurice Denis, peintre et/ou théoricien

En couverture : Maurice Denis, Légende de chevalerie (Trois jeunes princesses), 1893, détail, coll. part. (cat. 34, p. 118-119)

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De Maurice Denis, je connais d’abord la phrase fameuse : « se rappeler qu’un tableau – avant d´être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », qu’il écrivit à 20 ans, en 1890 dans un manifeste du ‘néo-traditionalisme’, déjà un oxymore (une assertion que Taine, vingt ans avant, Spencer, 45 ans plus tôt, et même Vassari, 420 ans auparavant, avaient déjà formulée, mais qui reste associée à Denis), qui m’a toujours paru être une prémonition de l’abstraction, du dédain du sujet pour la forme. Et, bien que ne connaissant pas très bien ses tableaux (je crois n’être allé qu’une seule fois au Musée de Saint-Germain-en-Laye), j’ai toujours eu du mal à réconcilier cette vision radicale de la peinture avec son oeuvre elle-même, symboliste, Nabi, figurative, et aussi très religieuse. Le catalogue de son exposition au Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne (Paris, Hazan, 2021, 192 pages, 87 oeuvres présentées, plus 36 illustrations dans le texte et 8 photograpies biographiques) permet de comprendre un peu mieux cette ambiguïté. Il ne porte que sur la période 1888-1914, donc avant la mort de sa femme en 1919, avant son lancement des Ateliers d’Art Sacré, avant sa période Delacroix, avant sa maturité néoclassique plutôt ennuyeuse.

Maurice Denis, Christ vert, mai 1880, huile sur carton, 21x15cm, Musée d’Orsay (cat.7, p. 76-77)

Le fait est que Denis ne s’est jamais défait du sujet, il n’a jamais renoncé à la peinture figurative pour s’attacher à la seule matérialité de la peinture, loin de toute représentation, à l’heure où bien d’autres (pour qui il avait d’ailleurs peu de considération) le faisaient. Certes, il est ébranlé quand Paul Sérusier revient en 1888 d’un séjour à Pont-Aven auprès de Gauguin avec Talisman (plus bas), qu’il décrit comme « un paysage informe, à force d’être synthétiquement formulé ». C’est peu après, sous cette influence, qu’il peint son Christ vert, qui n’est plus qu’une forme stylisée, n’existant que par sa couleur, et aussi sa fantomatique Tache de soleil sur la terrasse. Mais ce n’est qu’une dérive éphémère et il revient vite à des tableaux plus représentatifs : le suivant dans le catalogue est un Mystère catholique d’un classicisme assez rébarbatif (excepté l’effet du semis de pointillés, mais on est quand même loin de Seurat).

Maurice Denis, Tache de soleil sur la terrasse, octobre 1890, huike sur carton, 23.5×20.5cm, Musée d’Orsay (cat.8, p. 78-79)

L’essai de Jean-Paul Bouillon démonte bien les « acrobaties théoriques dont Denis est l’incomparable virtuose » (page 22). Rare théoricien au milieu de peintres plus pragmatiques, Denis intitule un de ses essais « Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique », c’est tout dire : issu des mouvements radicaux du symbolisme et des Nabis, influencé par le révolutionnaire Gauguin, Denis aspire néanmoins à un classicisme apaisé, conservateur et religieux. Il ne refuse pas le sujet, mais le veut moins matérialiste, moins réaliste : positiviste (il était bachelier en philosophie), il veut un art autonome par rapport à la nature. Pour lui, l’art « est une création de notre esprit dont la nature n’est que l’occasion » (page 19). Tenté un moment par une veine plus abstraite, il renonce à cette tentation, en s’opposant par exemple au Matisse de 1905. Aucun des essais du catalogue n’explore la motivation religieuse, catholique, de ce refus, qui ne me paraît pas négligeable, et qui aurait mérité d’être davantage analysée (l’abstraction n’a-t-elle pas été surtout une peinture d’athées et de protestants ?). Ce sera encore plus vrai après 1919, hors du champ de ce catalogue, quand, chez Denis, le sujet sera absolument central, et les fantaisies du Christ vert seront bien oubliées.

Paul Sérusier, Le Talisman, l’Aven au Bois d’Amour, 1888, huile sur bois, 27×21.5cm, Musée d’Orsay (fig.12 p. 26)

De ce peintre intellectuel, religieux (il pensa devenir moine-peintre, comme Fra Angelico), catholique (les fantaisies rosicruciennes du Sâr Peladan et d’autres de ses amis le révulsaient), politiquement conservateur (antidreyfusard et Action française, entre autres), que retient-on aujourd’hui ? Quel tableau s’impose au-delà des cercles éthérés des historiens d’art spécialisés ? Ses tableaux déviants de 1890 ou ses pieuses peintures plus tardives ? Sa petite phrase fondatrice de la même année est-elle ce qui reste ? Dans le catalogue, après l’introduction de Fabienne Stahl, et l’essai sus-mentionné sur Denis théoricien, deux essais d’Isabelle Cahn et Pierre Pinchon sur ses rapports avec les Nabis et le symbolisme, puis deux textes plutôt anecdotiques sur ses liens avec la Bretagne (avérés, avec sa villa Silencio à Perros-Guirec) et, plus ténus, avec la Suisse, et enfin une intéressante analyse stylistique de Catherine Lepdor (co-commissaire de l’exposition avec Isabelle Cahn). On peut regrette l’absence d’une analyse plus détaillé de ses rapports avec l’impressionisme (seulement quelques phrases page 42). Les notices des 87 oeuvres exposées sont bien faites, à la fois documentaires et analytiques. Biographie bien faite, bibliographie sommaire, pas d’index; reproductions de qualité.

Reçu en service de presse.

Mort du papier, mort de l’auteur (Alison Rossiter)

Alison Rossiter, Compendium 1898-1919, Santa Fé et New York, Radius Books et Yossi Milo, 2020, 140 pages.

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Alison Rossiter, une Américaine de 68 ans, est photographe. Mais elle n’utilise pas d’appareil photo, elle n’utilise pas d’objectif, elle ne fait pas d’images de paysage ou de portraits. Elle ne considère pas la photographie comme une représentation du monde et ne se soumet pas aux règles de l’appareil photographique. Depuis l’âge de 17 ans, elle a choisi de travailler à l’intérieur de la chambre noire, sur l’interaction entre la lumière et le papier photosensible (par exemple avec un crayon lumineux). Mais, avec la prédominance croissante de la photographie numérique, il lui était devenu de plus en plus difficile de trouver des papiers adaptés pour travailler. Alors Alison Rossiter a commencé à acheter des lots de papiers photosensibles sur le site ebay.

En 2007, lors de l’une de ces acquisitions, elle a reçu un colis de papier photo avec une date de péremption largement dépassée, 1946. Tout photographe « normal » aurait jeté le colis à la poubelle. Plus curieuse et plus audacieuse que la moyenne (et sans doute aussi du fait de sa formation, plus technique qu’artistique, d’où sa plus grande attention à la matérialité de la photographie et au matériel photographique lui-même), Alison Rossiter a décidé d’utiliser ce papier périmé, présumé « mort ». Mais, au lieu de « faire une photo », c’est-à-dire de tirer une image négative sur ce papier, elle a simplement placé le papier directement dans le bac du révélateur et dans le bain du fixateur, rien d’autre. A sa surprise, des formes abstraites sont alors apparues sur le papier : des dessins géométriques dus à la dégradation temporelle des sels argentiques et de la gélatine, à l’humidité ambiante, aux moisissures et à la lumière ayant pénétré à l’intérieur du paquet pas totalement hermétique.

Après cette fascinante découverte d’une image latente, Alison Rossiter a commencé à acheter des centaines de paquets de papier photosensible noir et blanc de différentes marques. Le plus ancien était périmé depuis 1898, plus d’un siècle. Elle a défini un protocole précis à suivre dans la chambre noire, sans jamais « prendre de photo » : les résultats de ce protocole si bien défini ont toujours été imprévisibles.  

Ce livre de très grand format, magnifiquement imprimé, présente la série Compendium, treize assemblages en grandeur réelle des plus anciens papiers sur lesquels Alison Rossiter ait travaillé, des papiers ayant « expiré » entre 1898 (« Nepera Chemical Company, Velox Carbon, 12 mai 1898 ») et 1919 (« Eastman Kodak Company, AZO, 1er octobre 1919 »), entre, comme le frontispice manuscrit le montre, la découverte du radium par les Curie et la Conférence de Versailles. Chacun des Compendium, tous réalisés en 2018 est d’abord sur une page qui se déplie, faisant jaillir ces tons ocres, bruns, jaunes, parfois irisés, parfois moirés, parfois marbrés, puis un détail en est agrandi sur la double page suivante : on plonge dans la matière, dans la texture du papier. L’ensemble est un dépôt à la New York Public Library (qui co-édite le livre) et comprend donc aussi les schémas de montage et les emballages, seuls éléments de couleur vive, ainsi qu’une « timeline ». Ce livre fait suite à Expired Paper chez les mêmes éditeurs en 2017, un livre plus complet sur son travail (ma recension en portugais). Alison Rossiter a eu en 2020 une exposition à la galerie new-yorkaise Yossi Milo.

À première vue, l’œuvre d’Alison Rossiter semble magique, une sorte de travail alchimique : une transformation de la matière, l’apparition d’une image dans les tréfonds d’un papier chimique sans rapport avec la réalité visuelle. On peut penser aux œuvres d’autres photographes « magiciens », comme Pierre Cordier et ses « chimigrammes », ou Nino Migliori et ses « oxydations ». Mais l’œuvre de Rossiter est aussi une archéologie, pour retrouver des vestiges du passé, ressusciter une histoire engloutie, faire un travail médico-légal sur l’histoire du papier, établir une communion avec les hommes qui, manipulant ce même papier il y a 50 ans, y laissèrent leurs empreintes.

En ce sens, c’est, à mes yeux, d’abord un travail sur le temps et sur la mort. Dans le titre de chaque œuvre, la première date est précisément celle de la mort du papier (« expired »), la seconde est celle de sa résurrection, le moment où l’artiste redonnera vie au papier périmé. Ce n’est pas un travail anachronique, c’est un travail contre le temps, contre la dégradation inévitable, celle du papier et celle de l’homme, donc contre la mort.

C’est aussi, bien sûr, une réflexion autour de la mort de la photographie, car pour elle (et bien d’autres) l’avènement de la photographie numérique représente la mort de la photographie classique, analogique, celle du négatif et de la chambre noire, celle des sels d’argent et des produits chimiques. La photographie numérique n’est plus interaction de la lumière avec les paramètres du papier sensible, mais n’est qu’un procédé électronique, sans aura, sans magie. Dans un petit livre évoquant le travail d’Alison Rossiter, intitulé «La mort de la photographie», Darius Himes – qui fut un des fondateurs de Radius Books, la maison d’édition qui publie ce livre – concluait son texte ainsi : « Peut-être que la photographie que nous avons connue va revenir à ce qu’elle fut à ses débuts : un talent rare et magique , pratiqué par un groupe d’hommes et de femmes passionnés, errant dans un espace incertain entre l’art et la science. »

Pour Alison Rossiter (vue à Arles et alors interviewée), le processus est plus important que le sujet de la photographie : ce qui compte n’est pas ce que montre la photographie, mais la façon dont la photographie est produite. Et, dans son cas extrême, la photographie ne montre rien, c’est une image de rien, un témoignage matériel, physique de sa seule création. Ce n’est pas la photographie de quelque chose, c’est une chose en soi. Elle se confronte non à la représentation du monde, mais à l’essence de la photographie, à son immanence matérielle C’est une approche contraire à presque toute la théorie de la photographie (à part Flusser), niant la théorie de l’index de Rosalind Krauss et Philippe Dubois, n’ayant rien à voir avec la vision de la photographie de Roland Barthes. Et, pire encore, il n’y a pas d’auteur, pas d’artiste, pas de photographe, juste une facilitatrice : les images se fabriquent elles-mêmes. La mort de l’auteur.

Reçu en service de presse

Pourquoi l’autoportrait ? (Vivian Maier)

Vivian Maier, Autoportrait, région de Chicago, 1956, 30.5×30.5cm

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C’est une petite exposition à la galerie Les Douches, elle ferme dans deux jours, et il faut, pour accéder à la salle du fond, d’abord traverser l’exposition assez peu originale de photographie humaniste de Sabine Weiss. Onze photographies en noir et blanc seulement (tous les tirages sont posthumes, hélas). Trois ombres d’abord, dont celle-ci, au sol, démesurée : l’ombre comme manière de s’imposer au monde, l’ombre comme refus de la représentation, comme réduction du corps à sa simple silhouette, comme élision du volume à la ligne. Si d’autres, comme Friedlander, en ont fait justement un thème de possession, on peut supputer, chez Vivian Maier, que l’ombre est plutôt une empreinte timide, une réticence à se laisser voir, une sorte d’iconoclasme pour échapper au mimétisme. Mais une des photographies, pas dans l’exposition, montrant son ombre effleurer les jambes de deux femmes assises, est comme un écho (mais elle n’en était sans doute pas consciente) d’une photographie d’Edvard Munch dont l’ombre se projette sur les deux soeurs Meisner, ses amantes d’un été, à Warnemunde : une mise en scène construite, discrète mais puissante. Nous ne saurons jamais qui étaient les deux élégantes dans la photo de Vivian Maier.

Vivian Maier, Autoportrait, 1954, 30.5×30.5cm

Les autres sont des reflets dans des vitrines, des portes vitrées ou des miroirs, et parfois, comme ci-dessus, un dédoublement, le miroir dans une vitrine, directement ou en biais, dont on met un moment à déchiffrer la géométrie. Certaines (plus bas) pourraient passer pour des autoportraits posés, cadrés, réfléchis, pris au retardateur, on ne les en distingue que du fait de l’assourdissement des tons dû au miroir et parce que Rolleiflex s’y lit à l’envers. D’autres sont prises á la dérobée, sans crainte de montrer l’autour, un magasin de mobilier, un jardin (avec un miroir circulaire suspendu), et la rue bien sûr.

Vivian Maier, Autoportrait, région de Chicago, 1970, 30.5×30.5cm

Il y a même une photo en couple : une personne, un homme à lunettes semble-t-il, emmitouflé dans sa capuche, debout à côté de Vivian Maier, regardant le même miroir, la même vitrine, inconscient du fait que, avec son appareil photo sur le ventre, elle capture son image, bâtissant un lien, ô combien fugitif, entre lui et elle (qui jamais ne se lia). Et, au-dessus, son corps à elle se répète, tutélaire, immense, comme un envol (alors que lui réapparaît, minuscule, dans un petit miroir ovale). Rien n’est laissé au hasard dans cette image : celui qui osa s’approcher est réduit au néant ou presque.

Vivian Maier, Autoportrait, New York, 1954, 30.5×30.5cm

Mais pourquoi se prend-elle en photo, elle si rébarbative, si peu enamourée de sa personne ? Elle qui est maîtresse du cadrage de rue, de la saisie de scènes sur le vif, d’une forme de témoignage sur ce qui l’entoure, qu’a-t-elle à faire de sa propre image ? Le paradoxe est que ses autoportraits sont, à mes yeux, ses photographies les plus intéressantes : singulières, parfois ironiques (et aussi), toujours révélatrices comme je l’écrivais lors de sa première grande exposition en France « vieille fille autoritaire, élevée par des femmes, jamais vraiment intégrée, toujours en marge et secrète, les bribes qu’on sait de sa vie semblent tout à fait cohérentes avec sa propre manière de se représenter, à la dérobée ou entre ombre et lumière ». Peut-être que c’est là sa vanité, son narcissime à elle, que de se montrer telle qu’elle veut être, imperméable à la mode, aux critères de beauté, aux regards masculins, froide et sans la moindre émotion. Elle si adepte des compositions visuelles structurées, des ruptures dans l’espace, portes, fenêtres, échappées du regard, comment n’aurait-elle pas joué des miroirs, comment aurait-elle pu hésiter à inclure un corps, son corps, dans ce jeu de décomposition de l’espace ?

S’il n’ya ici que onze images exposées (et apparemment d’autres dans les réserves de la galerie), le livre Vivian Maier Self-Portraits (PowerHouse, 2013) en compte 86, dont une vingtaine d’ombres (le site de Maloof en compte 44 en N&B et 24 en couleur), et on sait que John Maloof (qui écrit la banale introduction du livre) ne livre de nouvelles photographies que très progressivement, pour maintenir les prix, peut-être, mais aussi pour façoner d’elle une certaine image (il divulgue par exemple très peu de ses photographies de voyage; il y en a une ici de son voyage à Bangkok en 1959). Dans le livre, l’essai d’Elizabeth Avedon tente d’aborder ces questions de l’autoportrait mais n’apporte guère de réponse. Mais les reproductions sont de qualité.

Pedro S. Lobo : l’effacement des images

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Pedro S. Lobo, Not Yet, Sistema Solar/ Documenta (Portugal) & Tempo d’Imagem (Brésil), 2020, 140 p., 75 photos, textes en anglais et en portugais de Christian Carvalho Cruz et de Rosely Nakagawa (vidéo du zoom sur le lancement du livre; voir aussi sur FB).

Ce sont des photographies tristes, des photographies de paysages déshumanisés, les forêts détruites par les incendies monstrueux des étés 2017 et 2018, les carrières abandonnées, vides de toute présence humaine. Seules traces du vivant, le cadavre déchiqueté d’un renard. Ce n’est en rien un travail documentaire, mais bien plutôt une méditation mélancolique. On se plonge dans la texture même des plantes, des branches brûlées, des pierres brisées, parfois si près de la matière qu’on ne sait plus la situer, l’identifier, juste une trace grise, verdâtre ou vermillon.

Mais ce qui m’a fasciné dans ce travail, ce sont les images latentes, à demi dissimulées derriére un écran, une vitre dépolie qui les laisse tout juste deviner, ou effacées par le temps, la pluie, et sans doute le feu. Peintures murales écaillées, panneaux routiers que la chaleur du brasier a rendu illisibles, têtes de pierre dont tous les traits ont disparu, ne laissant plus que l’ovale du visage, cadres vides n’ouvrant plus qu’une fenêtre sur un vide pierreux, et un sein pixellisé sur une affiche déchirée.

Comme je l’avais noté à propos des images perdues de Hadjithomas et Joreige, ce sont là des reliques, des traces de l’histoire, comme les restes du corps d’un saint quand, des siècles plus tard, on ouvre la tombe et on ne voit plus que des tissus et des os. Une forme de célébration face à l’apocalypse, comme l’écrit Rosely Nakagawa. Je ne connais pas assez l’oeuvre de Pedro Lobo pour relier cette série à ses travaux sur les bidonvilles et les prisons, mais j’en pressens l’harmonie souterraine. Ajoutons que le livre est remarquablement bien imprimé.

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Livre reçu en service de presse.

Toutes images ©2019 Pedro Lobo. Tous droits réservés. Contacter l’artiste au +351 911 120729 ou lobofoto@gmail.com pour toute reproduction.

Comment regarder Blossfeldt

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Ulrike Meyer Stump, Karl Blossfeldt. Variations, Zurich, Lars Müller, 2021, en anglais (existe aussi en allemand), 512 pages, 140 illustrations dans le texte plus 63 planches en couleur. La couverture du livre est embossée de trois fleurs : leur photographie est reproduite en page 5 (Abutilon). Biographie en une seule page, bibliographie détaillée (28 pages).

Pages 160-161

Cette étude très complète s’attache à la réception de l’oeuvre de Karl Blossfeldt, elle implique donc que vous la connaissiez déjà un peu. C’est d’ailleurs une approche fort intéressante que d’étudier une oeuvre à partir de ce que d’autres en ont dit, à partir de la manière dont elle a été publiée, diffusée, et donc perçue. Et il y a en effet plusieurs manières de percevoir cette oeuvre. La première est de l’appréhender du point de vue de la science, de la botanique, et c’est l’objet du premier chapitre. Mais Blossfeldt n’était pas un savant botaniste, il était artiste, sculpteur, mais surtout enseignant (même si lui-même n’était apparemment pas un très bon dessinateur, page 172, d’où sans doute son recours à la photographie). Ces fleurs étaient destinées à une classe de dessin ornemental, pour fournir aux élèves des motifs susceptibles d´être réutilisés en décoration : le chapitre 3 est consacré à cette approche, alors que le chapitre 2 replace son travail dans la théorie de l’ornement. Les chapitres 4 et 5 montrent comment ce travail a été maintes fois reproduit, tant dans des livres que, de manière plus populaire, dans des journaux.

Pages 228-229

Ce qui est assez remarquable, c’est que, quand ces photographies, datant du début du siècle, furent publiées dans son livre en 1928, le titre du livre parlait d’art et non de nature : « Formes originelles de l’art » (Urformen der Kunst). Ce livre eut un succès immédiat, Einstein, Kandinsly, Klee, Calder, Moore en possédèrent une copie. Ses contemporains les plus avant-gardistes regardaient ce livre non comme un herbier comme pour Anna Atkins, ni comme un outil pour dessiner des feuilles d’acanthe, ce n’était plus vu comme une documentation, ni comme un manuel de dessin, c’était devenu une oeuvre à part entière. Mais une certaine ambiguïté subsistait : en 1929, c’est la Librairie des Arts décoratifs qui publia sa traduction en français, et sous le titre La Plante. Et, alors que certains critiques virent aussitôt la modernité de cet art, les plus conservateurs célébrèrent Blossfeldt comme le chantre d’une beauté naturelle pure et intacte, bien supérieure aux travaux humains (page 280). Une revue (page 282) écrivit : « Ce travail porte un coup mortel à l’intellectualisme exagéré de certains arts de la civilisation moderne » (l’auteure du livre ajoute avec ironie que Blossfeldt est mort à temps, fin 1932, juste avant ce « coup mortel »). Blossfeldt se détachait-il alors de la nature et de la décoration pour tenir, plus ou moins explicitement un discours sur l’art ?

Pages 245-249

Comment en était-il venu là ? Comment à 60 ans avait-il choisi de transposer son travail de la salle de classe à la galerie (exposition à la galerie Nierendorf en 1926), puis au livre d’art ? Karl Nierendorf, un des galeristes promoteurs de la Nouvelle Objectivité, semble avoir joué le rôle de démiurge, découvreur et publiciste (pages 232 et suivantes). Il a fait publier ce livre dans une édition de très grande qualité graphique et il en a fort bien fait le marketing. Il serait intéressant d’en savoir plus sur l’évolution du regard de l’artiste sur son oeuvre. On a un peu l’impression que Blossfeldt, professeur et artiste moyen jusque là, a été dépassé par son oeuvre : il se voyait simplement comme un admirateur conservateur de la nature et, quand les critiques réactionnaires le célèbraient comme un anti-moderne, il en était heureux. Dans son essai « De l’atelier de la nature » (Aus der Werkstatt der Natur) en 1929, il exprima son mépris pour l’art contemporain « mimiquant l’art nègre des Hotentots et des Papous », lequel art exotique avait toutefois été montré chez Nierendorf dans la même exposition que ses propres photographies (page 231). Lui-même refusa d’être assimilé à la Nouvelle Objectivité et ne voulut pas chercher à comprendre pourquoi l’avant-garde s’appropriait son travail (page366). Même si ce livre n’est pas une biographie de Blossfeldt, il aborde ces questions.

Jindřich Štyrský, Photomontage non titré de Émilie vient à moi en rêve, 1933, 29.2×24.1cm, page 414. Avec une prêle d’hiver (Equisetum hyemale) de Blossfeldt

Le dernier chapitre (pour moi le plus intéressant) porte sur la manière dont l’art contemporain a apprécié et incorporé les photographies de Blossfeldt, avec, d’abord les collages d’Hannah Höch (page 405 et suivantes), puis les photomontages de Kazimierz Podsadecki et les érotisations de Jindřich Štyrský et de Karel Teige. Walter Benjamin comparait sa technique d’agrandissement photographique à la psychanalyse et Georges Bataille, dans Le langage des fleurs, évoquait son inconscient optique, la charge sexuelle de ses photographies et leur dualité profane et sacrée (page 420 et suivantes). Parmi ceux qu’il a inspirés, on peut encore citer Paul Nash, Henry Moore, Matisse, Kandisnky et d’autres. Presque à son corps défendant, Blossfeldt a inventé une nouvelle grammaire des formes, épurée, réduite à l’essentiel, et c’est ce qui subsiste, prés d’un siécle après sa découverte.

Livre reçu en service de presse

J’est me cette tenue plus esthétique (Marcel Bascoulard)

Marcel Bascoulard, ST, 12.7x9cm, MaB296

en espagnol

On connaît certes Marcel Bascoulard (1913-1978) comme le clochard berruyer qui faisait de si beaux dessins de sa ville (et subsistait en les vendant à ses concitoyens); on sait aussi que, sans doute traumatisé par le meurtre de son père par sa mère quand il avait 19 ans, il se retira plus ou moins du monde, réticent à l’idée même de famille, et fut lui même assassiné dans son gourbi à l’âge de 65 ans, victime d’un plus paumé que lui, peut-être pour s’être vanté au micro de Stéphane Collaro qu’il était archimilliardaire. Ses dessins urbains, fort bien faits, et toujours vides d´êtres humains, ne brillent pas par leur originalité et sont répétitifs : lui-même s’en plaignait, réduit pour vivre à faire ce que sa clientèle souhaitait et n’osant guère s’aventurer trop avant dans des dessins plus abstraits, qu’il jugeait invendables. Et, alors qu’il ne parvenait pas à échapper à ces contraintes de mimétisme « photographique » du réel dans le champ du dessin, c’est par la photographie qu’il donna libre cours à sa fantaisie : mais la fantaisie était vestimentaire plutôt que photographique.

Marcel Bascoulard, ST, 13x9cm, MaB202

Car Marcel Bascoulard, ce Diogène plutôt misanthrope, sale, hirsute, pouilleux, malodorant, s’habillait en femme et se promenait ainsi vêtu dans les rues de Bourges (d’où attroupements et interventions de la police, surtout quand il agrémentait son costume d’un panneau « J’emmerde la sociéte »). Si certains de ses habits sont des blouses grises informes et déchirées, d’autres sont bien plus élégants, inspirés de figures de mode, dessinés par lui et exécutés par une couturière payée en dessins. Certains, en skaï ou en plastique noir, flirtent avec un style SF, voire SM, mais la plupart sont des tenues bourgeoises fort sages, parfois agrémentées d’un sac à main, plus rarement d’un gibus, et toujours ou presque d’un morceau de miroir, entre ustensile de parure et métaphore de la photographie. Modèle plutôt que photographe, mais modèle-auteur concevant la mise en scène de ses portraits, il utilisait un retardateur, ou priait un passant ou une connaissance d’immortaliser sa pose, toujours selon le même protocole, avec le même cadrage, et il offrait souvent ses tirages (uniques, la plupart du temps). Même si ses traits doux et ses cheveux mi-longs pouvaient soulever une certaine ambiguïté, nulle sexualité évidente dans ces portraits : son travestissement relevait plus de l’asexualité que de la transexualité. Mais, au-delà de son goût pour les robes, on peut sans doute supputer une forme d’identification à sa mère meurtrière, et, partant, une inconsciente féminisation du monde d’où l’homme serait sinon absent, du moins secondaire. Mais on sait peu de choses sur la psychologie de Bascoulard.

Marcel Bascoulard, Pose 7, 28 juin 1969, 12.8x9cm, MaB230

Cette apparente asexualité le distingue des fantasmes sexuels raffinés de Pierre Molinier, de la sophistication trash de Luciano Castelli, de la quête identitaire de Urs Lüthi, de la révolte corporelle de Michel Journiac, ou, dans un univers plus similaire, de l’obsession rubenesque de Marian Henel (1926-1993). Seules certaines des compositions d’April Dawn Allison (Alan Schaeffer, 1941-2008) ont le même style ordinaire, brave dame, que Bascoulard en bobonne sans prétention; alors que d’autres sont plus franchement érotiques et font qu’on le/la range sous l’étiquette LGBTQ, ce que nul n’oserait faire pour Bascoulard.

Marcel Bascoulard, ST, encre sur papier, 31x48cm, MaB288

On avait vu des photographies de Bascoulard à Arles en 2019. La Galerie Christophe Gaillard, qui les montra pour la première fois en 2016 et en prépare le catalogue raisonné, en présente une vingtaine (jusqu’au 27 février) sur un fond de papier peint arboré rappelant les arbres devant lesquels Bascoulard aimait être photographié. Et il y a aussi un dessin onirique. On connaît quelques dessins « humoristiques » de Bascoulard (« Boulangerie-Tapisserie » en 1962, « L’Optisien Fotographe » en 1963, « Le paternel à Bébert » en 1972) qui, déjà, se démarquent complètement de ses vues léchées de Bourges, mais ce dessin-ci est bien plus complexe. C’est une orgie de motifs qui s’assemblent, se mêlent, se pénétrent, explosant en tous sens, se jouant des échelles : des humains, un escargot, des coqs (pendu ou tractant un canon), une trompette, une fourchette, une épingle de nourrice, rien n’a de sens sinon une anarchie de formes évoquant ici Bosch et là Dali. Chaque élément de cette composition ouvre des portes secrètes. Derrière la façade du taiseux chaste dormaient sans doute quelques monstres, dont nous ne saurons rien. Autre indice de sa secrète complexité, ce lapsus (?) de la part d’un homme certes autodidacte, mais cultivé, polyglotte, fréquentant la bibliothèque, recopiant des cartes d’atlas sans erreurs, et qui, dans ses nombreux poèmes, maîtrisait parfaitement l’orthographe : « Si je me promène en tenue féminine, c’est que j’est me cette tenue plus esthétique » ; Lacan se serait régalé. [Catalogue de 96 pages, textes de Patrick Martinat et Damien Voutay, 11 dessins, 50 photographies].

Le Fétichiste, ST, 2001, 15x10cm

Dans cette même veine photographique décalée, il faut mentionner l’exposition, terminée il y a peu, d’un photographe anonyme et inconnu, que le galeriste Christian Berst a nommé « le Fétichiste » : des dizaines de photographies de jambes de femmes prises dans la rue, aux terrasses des cafés, sur les bancs publics, une obsession monomanique (plus « ciblée » que celle de Tichý). Et dans cet ensemble, non seulement le collant de Thierry la Fronde, mais aussi des autoportraits limités à la moitié inférieure de son corps, également en collant, pudiquement renforcé. [Catalogue de 200 pages avec des textes de Marc Donnadieu et Magali Nachtergael].

Photographies courtesy des deux galeries.