Pourquoi l’autoportrait ? (Vivian Maier)

Vivian Maier, Autoportrait, région de Chicago, 1956, 30.5×30.5cm

en espagnol

C’est une petite exposition à la galerie Les Douches, elle ferme dans deux jours, et il faut, pour accéder à la salle du fond, d’abord traverser l’exposition assez peu originale de photographie humaniste de Sabine Weiss. Onze photographies en noir et blanc seulement (tous les tirages sont posthumes, hélas). Trois ombres d’abord, dont celle-ci, au sol, démesurée : l’ombre comme manière de s’imposer au monde, l’ombre comme refus de la représentation, comme réduction du corps à sa simple silhouette, comme élision du volume à la ligne. Si d’autres, comme Friedlander, en ont fait justement un thème de possession, on peut supputer, chez Vivian Maier, que l’ombre est plutôt une empreinte timide, une réticence à se laisser voir, une sorte d’iconoclasme pour échapper au mimétisme. Mais une des photographies, pas dans l’exposition, montrant son ombre effleurer les jambes de deux femmes assises, est comme un écho (mais elle n’en était sans doute pas consciente) d’une photographie d’Edvard Munch dont l’ombre se projette sur les deux soeurs Meisner, ses amantes d’un été, à Warnemunde : une mise en scène construite, discrète mais puissante. Nous ne saurons jamais qui étaient les deux élégantes dans la photo de Vivian Maier.

Vivian Maier, Autoportrait, 1954, 30.5×30.5cm

Les autres sont des reflets dans des vitrines, des portes vitrées ou des miroirs, et parfois, comme ci-dessus, un dédoublement, le miroir dans une vitrine, directement ou en biais, dont on met un moment à déchiffrer la géométrie. Certaines (plus bas) pourraient passer pour des autoportraits posés, cadrés, réfléchis, pris au retardateur, on ne les en distingue que du fait de l’assourdissement des tons dû au miroir et parce que Rolleiflex s’y lit à l’envers. D’autres sont prises á la dérobée, sans crainte de montrer l’autour, un magasin de mobilier, un jardin (avec un miroir circulaire suspendu), et la rue bien sûr.

Vivian Maier, Autoportrait, région de Chicago, 1970, 30.5×30.5cm

Il y a même une photo en couple : une personne, un homme à lunettes semble-t-il, emmitouflé dans sa capuche, debout à côté de Vivian Maier, regardant le même miroir, la même vitrine, inconscient du fait que, avec son appareil photo sur le ventre, elle capture son image, bâtissant un lien, ô combien fugitif, entre lui et elle (qui jamais ne se lia). Et, au-dessus, son corps à elle se répète, tutélaire, immense, comme un envol (alors que lui réapparaît, minuscule, dans un petit miroir ovale). Rien n’est laissé au hasard dans cette image : celui qui osa s’approcher est réduit au néant ou presque.

Vivian Maier, Autoportrait, New York, 1954, 30.5×30.5cm

Mais pourquoi se prend-elle en photo, elle si rébarbative, si peu enamourée de sa personne ? Elle qui est maîtresse du cadrage de rue, de la saisie de scènes sur le vif, d’une forme de témoignage sur ce qui l’entoure, qu’a-t-elle à faire de sa propre image ? Le paradoxe est que ses autoportraits sont, à mes yeux, ses photographies les plus intéressantes : singulières, parfois ironiques (et aussi), toujours révélatrices comme je l’écrivais lors de sa première grande exposition en France « vieille fille autoritaire, élevée par des femmes, jamais vraiment intégrée, toujours en marge et secrète, les bribes qu’on sait de sa vie semblent tout à fait cohérentes avec sa propre manière de se représenter, à la dérobée ou entre ombre et lumière ». Peut-être que c’est là sa vanité, son narcissime à elle, que de se montrer telle qu’elle veut être, imperméable à la mode, aux critères de beauté, aux regards masculins, froide et sans la moindre émotion. Elle si adepte des compositions visuelles structurées, des ruptures dans l’espace, portes, fenêtres, échappées du regard, comment n’aurait-elle pas joué des miroirs, comment aurait-elle pu hésiter à inclure un corps, son corps, dans ce jeu de décomposition de l’espace ?

S’il n’ya ici que onze images exposées (et apparemment d’autres dans les réserves de la galerie), le livre Vivian Maier Self-Portraits (PowerHouse, 2013) en compte 86, dont une vingtaine d’ombres (le site de Maloof en compte 44 en N&B et 24 en couleur), et on sait que John Maloof (qui écrit la banale introduction du livre) ne livre de nouvelles photographies que très progressivement, pour maintenir les prix, peut-être, mais aussi pour façoner d’elle une certaine image (il divulgue par exemple très peu de ses photographies de voyage; il y en a une ici de son voyage à Bangkok en 1959). Dans le livre, l’essai d’Elizabeth Avedon tente d’aborder ces questions de l’autoportrait mais n’apporte guère de réponse. Mais les reproductions sont de qualité.

Une réflexion sur “Pourquoi l’autoportrait ? (Vivian Maier)

  1. DUROZOII Gérard dit :

    Si je comprends bien, John Maloof risque de « façonner de Vivian Maier une certaine image » – qui pourrait à moyen ou long terme être démentie… Dans ce cas, toute analyse du travail photographique risque d’être prématurée, mais vive le risque !

    [Démentie, peut-être pas, mais modifiée sûrement. Dans mon précédent billet sur Vivian Maier, je parlais du symptome du découvreur, lequel modèle l’artiste silencieux (car morte, ici) en fonction de ses propres intérêts (dans les deux sens du terme), et je faisais un parallèle avec Tichý, dont on découvre depuis quelques années qu’il ne se réduit pas au personnage raconté par Buxbaum.]

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