Sommaire de mars 2008

18 billets écrits ce mois-ci

1831 visiteurs uniques quotidiens en moyenne ce mois.

1er Mars : Plonger dans les nymphéas (Charles Sandison)
4 Mars   : Bourgeois en France
6 Mars   : Tendres compulsions (Louise Bourgeois 2)
11 Mars : Une belle rousse, avec des cornes de bélier
12 Mars : Du son solide ( Saâdane Affif)
13 Mars : Erwin Wurm à Nantes
14 Mars : Dérives (Gérard Fromanger)
15 Mars : Gorin et Rutault
16 Mars : Dégoulinant et érectile (Elsa Sahal)
17 Mars : T’as de beaux vieux, tu sais (Bertille Bak)
18 Mars : Sécurité minimum (Estefania Penafiel)
20 Mars : Le flâneur au bâton (André Cadere)
21 Mars : Le flâneur au crayon, ou le priapisme de dessin (Gabriel de Saint-Aubin)
25 Mars : Penck, du ‘standart’ à l’hétéronyme
26 Mars : La Louvre (Gelitin)
27 Mars : Héliocentrisme (Mark Geffriaud)
28 Mars : Des ruines (Sarah Tritz)
29 Mars : Trois ans déjà ! Dessins érotiques de Klimt

Technorati : autorité 209; rang 27217.

Trois ans déjà !

Dessins érotiques de Klimt

Billet posté le 29 Mars 2005. 

Musée Maillol Fondation Dina Vierny, jusqu’au 30 mai 2005

Klimt_1

J’y suis allé plein de curiosité, et j’en suis ressorti un peu déçu.

On peut certes être fasciné par la psychologie de ce bourgeois viennois, contemporain de Freud, qui derrière sa façade de portraitiste respectable, va chercher des « filles » (et souvent de très jeunes filles) et, sans vergogne, leur demande de se dévêtir et de se caresser devant lui, tentant de saisir le moment d’extase dans leur corps cambré, dans leur visage abandonné, dans leurs sourcils arqués. klimt-2.1205769650.jpgDessins qu’il ne montre à personne, dessins au crayon noir, sans la facilité de la couleur (sauf deux ou trois rehaussés de rouge, pas les meilleurs), et, pour les plus accomplis, où son crayon effleure à peine le papier comme une caresse, d’un trait léger mais sûr.

Mais on s’ennuie vite devant cette répétition de corps nus, seuls ou en couples, devant ces caresses trop réelles ; la chair est triste. Une seule sanguine de Maillol, à deux pas de là, a une charge émotionnelle, sensuelle, sexuelle infiniment plus forte.

Et de l’exposition, les images que l’on retient sont curieusement les plus atypiques, par exemple cette simple tête, sans doute d’une femme un peu plus âgée, dont le corps n’est pas montré, mais dont les traits du visage traduisent un plaisir plus mûr, plus solide, plus serein et ambigu aussi.klimt1.1205769636.jpg Aussi cette jeune fille, penchée en avant, les mains sur les genoux, dont la nudité est masquée par sa longue chevelure, et dont seuls les yeux effrontés apparaissent derrière ce rideau ondulant.

Au fond, une exposition intellectuellement et socialement intéressante, mais ni vraiment érotique (comme sait l’être Picasso, de manière à la fois plus joyeuse et plus tragique), ni esthétiquement très satisfaisante. Mais on ne s’ennuie pas en observant les visiteurs du dimanche (comme d’ailleurs devant les photos de Jean-Luc Moulène au Jeu de Paume).

Les deux nouveaux dessins viennent d’ici.

Klimt2

Des ruines

betonsalon-008.1206627246.JPGCe soir là, le temps était dans le ton, une pluie glaciale sur les esplanades désertes du 13ème arrondissement, il fallait braver le froid humide, s’ébrouer cinq minutes et se réchauffer avant d’ouvrir les yeux sur l’exposition. Bétonsalon, qu’on avait pu voir récemment dans le vestibule de la Maison Rouge, a trouvé des quartiers plus permanents et y déroule une programmation intense.

betonsalon-007.1206627293.JPGEt actuellement (jusqu’au 17 Mai), c’est un paysage de ruines qui y accueille le visiteur audacieux, des ruines romantiques, au pied desquelles on peut s’asseoir pour deviser ou s’allonger pour conter fleurette, des ruines chargées d’histoire, couronnées de statues branlantes betonsalon-004.1206627097.JPGet hébergeant d’improbables trésors, rubis rutilants oubliés négligemment là betonsalon-006.1206627268.JPG. C’est un caprice rococo, fait d’imagination et de nostalgie, architecture inventée et d’ailleurs toujours en construction. Sarah Tritz, l’auteure de ce Capriccio cherche comtesse, va continuer à retravailler son installation tout au long de l’exposition.

ruines2.1206627279.jpgEt d’autres vont venir l’habiter, la faire vivre, performeurs, chanteurs et poètes, au fil des jours. C’est un contrepoint à Cellar Door, plus vivant et plus vrai.

Photos de l’auteur et ‘Ruines de Crozant’ de E.L. Dupain.

Héliocentrisme

Il faut mériter Polka Dot, l’installation de Mark Geffriaud au Palais de Tokyo, dans une petite salle ingrate en bas des escaliers au milieu des petits jardins qu’on ne saurait qualifier d’ouvriers dans ces beaux quartiers (jusqu’au 30 Mars).

geffriaud002.1206624005.jpgIl faut alors s’installer au centre de la salle. Une image du soleil (la première photo qui en fut jamais prise, en 1845) tourne autour de vous; ce ne pourrait être qu’un cercle de lumière, une ‘poursuite’ comme au cirque ou dans un camp, faisceau lumineux qui soudain vous aveugle, encore que, en regardant bien, on y discerne quelques taches solaires. Ce cercle, qui s’ovalise dans les coins de la pièce, parcourt les murs à un rythme soutenu et éclaire, ici ou là, une image, affiche, dessin, photo. Rien ne sert, sauf à tricher avec une lampe électrique, de se déplacer le long des murs de la pièce pour tenter de distinguer les motifs de ces images; mieux vaut attendre le bref moment où elles seront éclairées, attendre que les images viennent à vous, surgissent du néant, vous imprègnent, et y retournent, jusqu’à la prochaine révolution. Les images fuient, se dérobent, ne se livrent qu’à moitié, qu’un instant. On peut y voire des faces et des profils, des points et des lignes, des constellations et des déformations, y deviner une fascination pour le biais, le travers. geffriaud004.1206624174.JPGUne des photos semble montrer la préparation du lâcher d’un ballon sonde dans l’Arctique, le rond lumineux recouvre parfaitement le ballon noir pendant une fraction de seconde, et la photo de l’éclipse est impossible à prendre. Pouvons-nous jamais saisir les images ? La représentation n’est-ele pas toujours un mirage inatteignable, comme une étoile trop lointaine ?

geffriaud001.1206623991.JPGMais en fin de parcours, la lumière bute, le faisceau lumineux stoppe, se fixe sur une cible, une proie. Cible bien illusoire puisque, de chaque côté, ce n’est qu’un petit miroir circulaire, féminin, dérisoire. Le faisceau rebondit, éclaire un livre, une photo de film (L’Inconnu du Nord-Express, Pique-nique en Pyjama). Il faut alors s’extraire de la photo, la contourner: elle est percée de cent trous, qui, sur l’autre page, dessinent une constellation céleste. Cette image lumineuse remplace sur notre rétine la photo du film, qui en devient invisible; un imaginaire construit par nous, ensemble de points que nous joignons mentalement pour y voir la représentation mi-théorique mi-réelle d’une constellation, remplace l’imaginaire proposé par la photo des acteurs. Nous avons digéré les images qui nous sont ici proposées, nous avons construit notre propre vision. Mark Geffriaud est adepte de ces perturbations de la vision; il était ainsi , très discrétement et , avec un anti-origami.

Evidemment, montrer des photos de cette exposition est une gageure, surtout pour un médiocre photographe comme moi; mais j’aime bien mon éclipse loupée.

La Louvre

gelitin016_edited.1206445945.JPGC’est un musée, un vrai musée, un peu bancal, un peu destroy, revisité par les quatre membres du collectif Gelitin. Comme dans tout musée qui se respecte, il y a des tableaux, une galerie de portraits, des textes sur les murs, des sculptures, des vitrines avec les bijoux de la couronne, des monstres étranges flottant dans des bocaux de formol, même un vase qu’un visiteur a malencontreusement cassé, et aussi un vestiaire, une bibliothèque, des toilettes. Il y a même parfois des gelitin010bis.1206445979.JPGperformances, du spectacle vivant (mais pas d’enfants des écoles)

Mais les portraits montrent la Joconde, dans tous ses états, ci-dessous, ou bien les artistes, en haut dans un état priapique avancé. gelitin003_edited.1206445964.JPGLe texte au mur est écrit dans des lettres, disons, organiques (cliquez pour mieux voir). Les sculptures sont en fromage, en caramel ou en PQ. Et tout est à l’avenant.

On commence par rire des farces de ces quatre adolescents attardés, dont les gelitin007_edited.1206445928.JPGexploits précédents furent de la même veine (sauna rempli d’hommes obèses nus chez Perrottin en 2002, stalactite de pisse et merde gelées à Moscou, lapin géant dans les montagnes du Piémont, etc.). On rit, on se laisse prendre au jeu, on navigue entre irrévérence et scatologie.

gelitin014.1206446028.JPGEt puis on s’interroge, sur le musée, sur le plaisir qu’on prend à le visiter, sur les oeillères qu’on y porte. Et la tête nous tourne un peu.

C’est à l’ARC, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 20 Avril.

Photos de l’auteur.

Penck, du ‘standart’ à l’hétéronyme

L’exposition monographique très complète de A.R. Penck au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 12 Mai) montre, à mes yeux, la tentative inaboutie d’un peintre pour trouver une cohérence dans le monde. Penck a voulu construire un système logique très élaboré, un langage avec des signes. Il s’efforce de bâtir un Standart, standard, étendard et art à la fois.

penck-4-standarts-1970-72.1206442537.jpgLa grande salle en virage du Musée est peuplée de ces toiles Standart : un bonhomme fait de traits et de ronds noirs émergeant d’une forêt de signes rouges et noirs, lettres, chiffres, cercles, carrés, croix, roues. Cet homme-sémaphore organise ainsi toute une combinatoire grammairienne qu’on met longtemps à déchiffrer, mais l’arrivée dans cette salle arrache un cri d’étonnement à tous les visiteurs. penck-francais-1996.1206443131.jpgCet alphabet de pictogrammes quasi cybernétiques le démarque du primitivisme dans lequel sa fascination pour la peinture rupestre pourrait l’enfermer. Tente-t-il là une contribution positive au socialisme ? Il essaiera longtemps de survivre à l’Est, mais il se trouve dans une impasse artistique. Pour s’en échapper, il sculpte du bois à la hâche ou il se déchaîne à la batterie : je ne sais s’il jouait bien, mais ses blocs de bois taillé desannées 70 sont certes émouvants, tragiques et rageurs, mais ne font guère progresser son art (et leur présentation sur une proue menaçante dans le Musée est un peu trop pompeuse à mon goût). Ce n’est qu’une fois passé à l’Ouest, dans les années 80, que sa sculpture deviendra mûre et dense; ci-contre Le Français, de 1996 (hélas, un seul bronze, par ailleurs très beau, dans toute l’exposition).

penck-est-1980.1206442553.jpgMais auparavant, il passe par une période picturale assez décevante, avec de grandes toiles colorées très expressionnistes, datant des années 70 : il travaille alors dans un collectif, puis dans un autre, et visiblement tourne en rond. Cette salle exubérante déconcentre après la pure tension des premières salles.

penck-demon-1982.1206442569.jpgNomade en Europe de l’Ouest avant de se fixer en Irlande, exil absolu, Penck revient à des toiles pures, intenses, couvertes de signes où désormais totems, mythes et signes abondent (ci-dessus Est, qui a son pendant ‘Ouest’ en noir sur fond blanc). On tente d’abord de les absorber dans leur totalité, puis on y plonge allant d’un homme à tête d’oiseau à un aigle à une danseuse nègre, déchiffrant, recomposant sans fin les motifs de la toile (ci-contre Le Démon). Ses dernières toiles l’entraînent vers l’abstraction, vers la prédominance du signe, vers une symbolique plus mortelle aussi.

penck-autoportrait.1206442581.jpgAu passage, il ne faut pas manquer le petit couloir aux autoportraits. Penck, qui s’appelait en fait Ralf Winkler, eut recours, tant pour déjouer la censure que par pulsion propre, à de nombreux hétéronymes: A. R. Penck (d’après un glaciologue), Mike Hammer (un détective de roman noir), Tancred Mitchell, Theodor Marx et acronymes : T.M., Y, α, αAR.  Cette galerie d’autoportraits lui redonne une unité, combinant ses différentes facettes en une même puissance expressive. « Je ne change pas, je voyage » disait Pessoa.

Vous pouvez acheter le catalogue (37.05 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original.

Nombreuses images de l’exposition ici. © A.R. Penck

Le flâneur au crayon, ou le priapisme de dessin

saint-aubin-1.1206138155.jpgL’idée du flâneur, sur laquelle je travaille un peu ces jours-ci, remonte d’ordinaire à Baudelaire (‘Le peintre de la vie moderne’) et à Edgar Allan Poe (‘L’homme des foules’) pour se décliner ensuite chez Benjamin, Debord, et mener enfin à pas mal d’artistes contemporains, dont Cadere ou même Fromanger, pour reprendre des billets récents.

Aussi ai-je été agréablement surpris de découvrir l’autre jour au hasard des salles du Louvre, un ancêtre du flâneur romantique et moderne, Gabriel de Saint-Aubin (jusqu’au 26 mai). Peintre et graveur, il fut surtout dessinateur du Paris du 18ème siècle, croquant frénétiquement les scènes de la rue. Il partait à l’aventure, dessinant tout sur son passage. Un jour à l’église, le prédicateur interrompit son sermon pour le laisser dessiner, tant la congrégation ne prêtait plus attention qu’à lui. C’était, semble-t-il une véritable obsession, qui fit de lui un maniaque, « singulier, bizarre, farouche et malpropre ». Greuze dit de lui qu’il était atteint d’un priapisme de dessin. Ci-dessus le Couronnement de Voltaire au Théâtre Français le 30 mars 1778, deux mois avant sa mort.

saint-aubin-2.1206138166.jpgSes dessins sont annotés de notules descriptives dans une écriture serrée, nerveuse, envahissante. Il est aussi un dessinateur avide des salons (ci-contre Le Salon du Louvre en 1765, aquarelle inachevée, où les érudits ont pu identifier chaque tableau présenté) et des ventes de tableau dont il illustre les catalogues de ses dessins en marge.

saint-aubin-3.1206138178.jpgIl donne certes un tableau très réaliste du Paris pré-révolutionnaire, mais ce qui persiste après la visite de cette exposition, plus que son coup de crayon ou ses thèmes, c’est le caractère obsessionnel et frénétique de ce dessinateur passionné. A mes yeux il évoque ce qu’on pourrait nommer un certain « priapisme de photo » deux siècles plus tard, que vous pourrez voir à partir du 25 juin à Pompidou. Ci contre, une Conversation amoureuse de 1760, aquarelle et gouache. 

Le flâneur au bâton

André Cadere, qui mourut à 44 ans en 1978, était un artiste à la fois discret et intrusif. Ses bâtons colorés obéissent à la fois à une logique mathématique implacable de combinaison et de permutation et au léger dérangement d’une erreur systématique et aléatoire dans leur formule d’assemblage. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, qui montre une exposition Cadere jusqu’au 11 mai, est parsemé ici et là de petits bâtons multicolores, oubliés dans un coin, disséminés dans les autres salles, ici dans une présentation très muséale, là négligemment appuyé au mur au pied de la Danse de Matisse.

Un film d’Alain Fleischer montre une promenade de Cadere boulevard Saint-Germain, un bâton sur l’épaule. J’aime ce texte de Cadere dans une lettre à Yvon Lambert peu avant sa mort:
« On pourrait dire qu’un héros est au milieu des gens, parmi la foule, sur le trottoir. Il est exactement un homme comme les autres. Mais il a une conscience, peut-être un regard qui, d’une façon ou d’une autre, permet que les choses viennent presque par une sorte d’innocence. »

Cadere abandonnait ses bâtons ici et là, marquant son territoire, laissant des traces. Mais il laissait aussi volontiers des traces dans les musées ou les galeries, au moment des vernissages d’expositions d’autres artistes, tel un coucou pondant ses oeufs, tout en l’annonçant par cartons à l’avance. Remettant en question l’institution et le schéma de l’exposition, il affirmait son indépendance et sa différence. Au point de parfois ‘tricher’ avec le système et d’en déjouer les rituels et les codes : ainsi, invité par Harald Szeemann à Kassel, Cadere y alla en train après avoir fait croire qu’il irait à pied depuis Paris en semant ses bâtons le long du chemin.

André Cadere © ADAGP. Les photos ont été retirées du blog à la fin de l’exposition. Vous pourrez les retrouver ici, ici et .

Sécurité Minimum

preface.1205837976.JPGEn 1928, Henri Michaux, alors âgé de 30 ans, voyage dans les Andes. Dans la lignée des grands écrivains voyageurs, il se découvre lui-même au cours de ce voyage quasi initiatique. Son livre, Ecuador, est bien plus qu’un récit. Aux yeux des intellectuels équatoriens, ce regard de l’autre est aussi révélateur. Quatre-vingts ans plus tard, venue de ce pays qui porte le nom d’une ligne invisible, une jeune artiste est profondément marquée par ce livre, elle voit autrement son pays, elle le redécouvre avec les yeux de Michaux. La performance vidéo qu’Estefania Peñafiel nous présente à la galerie LA BANK jusqu’au 26 Avril, dans sa première exposition en galerie, montre l’effacement de ce livre : elle l’a d’abord recopié à la main, elle l’a ingurgité, transformé en le réécrivant, et maintenant elle l’efface, lettre après lettre, ligne après ligne, en gros plan sur un grand écran, en plan plus large sur un petit moniteur. Ses doigts, peu à peu, blanchissent la page. C’est, pour le lecteur / spectateur, un spectacle poignant, presque insupportable de ne pouvoir lire, d’être confronté à la disparition du texte, qu’on tente vainement d’attraper, de saisir au vif. Je vous parlais récemment d’un autre effaceur : je trouve cette symbiose avec le texte, cette relation physique de l’artiste et du papier étonnamment tragiques (Préface à une cartographie d’un pays imaginé).

Dans l’autre pièce au sous-sol de la galerie, antre sombre, Estefania Peñafiel présente D’un regard l’autre – 25 000 images, installation déjà montrée au CREDAC quand j’ai découvert cette artiste. Je reprends mon commentaire d’alors sans guère le modifier:

Une salle aux murs noirs, à peine éclairée. Vous hésitez à y entrer, encore une implication physique demandée au spectateur, encore un risque à prendre. Tout au fond, sous la lumière blafarde, au sol, un empilement de photos quasi identiques, les 25 photogrammes d’une seconde d’un film. Elles montrent une femme, méditerranéenne, au regard intense, prise à la dérobée dans une ville au paysage indistinct, regardant presque timidement dans notre direction, par en-dessous. Il s’agit d’une séquence du film mythique (en tout cas mythique pour ma génération) de Pontecorvo, La Bataille d’Alger, film interdit, film contesté, film cible de nombreuses manifestations d’extrême-droite, film utilisé par les Américains pour former leurs cadres anti-terroristes, en Irak et ailleurs. La jeune femme est Djamila Bouhired, une militante du FLN, qui épousera son avocat, Jacques Vergès. Dans ce cachot aux murs noirs, dans cette semi-obscurité, nous voilà revenus il y a 50 ans ; la disparition de l’image souligne la disparition des prisonniers aux mains de l’armée, la mort omniprésente.

Estefania Peñafiel poursuit ainsi son travail rigoureux sur la mémoire, sur la révélation, l’apparition du visible.

delgadowixan01.1205837957.jpgDeux autres artistes sont dans la même exposition ‘Sécurité Minimum’. Jota Castro présente des oeuvres toujours très politiques, collier de drapeaux auquel est suspendue une machette évocatrice du génocide rwandais, ballons d’espoir retenus au sol par des balles en guise de lest et cette manifestation (photo de César Delgado Wixan) à l’ironie grinçante, Les Barbares. Vous vous souvenez peut-être de son exposition au Palais de Tokyo et en particulier des files d’attente discriminatoires (Blancs / Non-blancs). Ici, les barbares sont dans la ville, parmi nous, étrangers, sans papiers, immigrés, exclus et ils revendiquent : lisez leur bannière ! Cette capacité à retourner les codes, à poser les questions dérangeantes risque de tourner au procédé, mais reste très puissante.

valises-002.1205837989.jpgTaysir Batniji a l’enviable sort de venir de Gaza. Avec un bagage aussi lourd, il pourrait être difficile de faire oeuvre d’artiste, de transformer le politique en esthétique, d’être à la fois créateur et producteur de sens. Une vidéo sur grand écran le montre tentant absurdement de ne pas cligner des yeux aussi longtemps que possible pendant que retentissent les explosions des bombes sur Gaza autour de lui: absurdité dérisoire comme seule réponse à la barbarie. Son installation Gaza Journal intime #2 est un mur de valises recouvertes de sable. Mur et valises semblent être des constantes de son univers, séparation et exil, exclusion et exode, révolte (barricade ?) et résignation. A son pied, tapi à l’abri, un moniteur présente une vidéo de petites choses anodines, flâneries nostalgiques à Gaza pendant la rare accalmie. Comme avec Ahlam Shibli, ce silence anodin parle beaucoup plus fort qu’un discours militant.

Trois oeuvres certes politiques, mais qui surtout parlent de mémoire et de témoignage, d’identité et de visibilité.

Photos courtoisie LA BANK.

T’as de beaux vieux, tu sais !

plateau-cao-fei-et-b-bak-006.1205592924.jpgJe suis allé au Plateau (jusqu’au 25 Mai) pour voir l’exposition de Cao Fei, dont j’avais aimé les installations cum vidéo à Venise et à Lyon. Mais ici, les installations sonnaient moins juste, la mise en scène autour de Second Life, les sculptures de son père ou les cartons de l’usine Osram n’avaient pas, à mes yeux, la même densité que la bulle vénitienne ou la tente lyonnaise. Ses meilleures vidéos naviguent entre tradition et modernité, entre Asie éternelle et modernisme occidental : ses guerriers revêtus de tenues de mangas rentrent sagement à la maison après leurs exploits urbains, ses ouvriers d’usine font de la gymnastique chinoise dans les ateliers (ci-contre, Whose Utopia, part 2 : Factory Fairytale) et les habitants de Guangzhou dansent le hip-hop dans la rue. C’est bien, mais çà manque un peu de vivacité, de densité : discours un peu trop simple, et primat de la forme.

plateau-cao-fei-et-b-bak-001.1205592911.jpgDonc, un peu déçu, je vais vers la salle du fond du Plateau (jusqu’au 13 Avril), et j’y reste longtemps. Bertille Bak vient de sortir des Beaux-Arts, elle a obtenu ce prix (où elle est en bonne compagnie) et elle étudie au Fresnoy. Ce qu’elle nous présente est une sorte de documentaire, qu’elle dit « fictionnel et ethnographique », et qui m’a plu tant par son style et son propos que par les rapports entre artiste et sujet. Elle filme les habitants des corons où elle est née, dans une petite ville du Nord, Barlin : vieille culture ouvrière, accent chtimi (avec sous-titres pour bien marquer la distance) et traditions vivaces (majorettes et fanfare). C’est un film plein d’humour et de poésie, habité de désirs et de fantasmes (voler du haut du terril, être une star).

Mais surtout c’est un travail où la frontière entre artiste et sujet s’estompe : c’est d’abord un travail de participation, de modification du réel, qui m’a fait penser à celui de Kateřina Šedá : l’artiste peut-il transformer le réel ? Mais Bertille Bak n’est pas absente de son travail, ses personnages savent qu’il s’agit d’un projet pour les Beaux-Arts à Paris, ils ont conscience d’entrer dans l’histoire de l’art par la petite porte et ne manquent pas d’en plaisanter.

dscf1119.1205592941.JPGA côté, trois autres petits films sur moniteur, des films de rituel et d’évasion : une vieille femme note les numéros de toutes les voitures qui passent, des anges sur des rails tentent vainement de s’envoler, et des enfants font fonctionner une cuisine industrielle sur rails en plein champ, avec un productivisme effréné de l’arrachage des pommes de terre à la livraison des frites. En face, ces photos très ‘Becheriennes’ des pignons des maisons des corons. A suivre, sûrement.

Photos 1 et 2 Courtesy le Plateau et Cao Fei / Bertille Bak. Photo 3 de l’auteur.