Berthe Morisot : une exposition rétrograde

Édouard Manet, Portrait de Berthe Morisot étendue, 1873, 26x34cm, Musée Marmottan

en espagnol

Dans ce temple du bon goût français affectionné des rombières qu’est le Musée Marmottan, se tient (jusqu’au 3 mars) une exposition qu’on ne peut que qualifier de rétrograde, c’est-à-dire de regardant en arrière, vers le passé, un passé d’ailleurs bien idéalisé. Son objectif est de nous montrer que Berthe Morisot fut pas tant une peintre (peintresse ?) annonciatrice de la modernité impressionniste, et même davantage, qu’une héritière de la peinture des libertins du 18e siècle, les Boucher et les Fragonard. Trois arguments pour cela : son milieu familial, des citations de sa cruche de fille (« oh, Maman aimait beaucoup Fragonard ») et de vagues considérations sur ses « couleurs claires et vibrantes », sa « savante liberté de facture », sa « filiation d’un art de vivre qui exalte le bonheur et la grâce » et autres mièvres discours, sa pratique épisodique du pastel (un art tellement 18ème …), voire, de manière plus machiste, sa féminité et sa virginalité (dixit Renoir, qui comparait la peinture des femmes comme elle à une vache peignant avec sa queue, un Aliboron avant l’heure).

François Boucher, Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé, 1750, détail, Musée de Tours, ph. de l’auteur
Berthe Morisot, Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé, d’après François Boucher, 64.2×79.4cm, Musée Marmottan, ph. Christian Baraja SLB

Ce qui est proprement ridicule est que ce discours creux n’est absolument pas étayé par la comparaison des tableaux quand ils sont côte à côte. Prenons par exemple le tableau de François Boucher Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé, du Musée de Tours (où Berthe Morisot se rend religieusement après la mort de son mari, comme une promesse faite au défunt). D’abord, bien sûr, Morisot ne peint pas Apollon : j’avais eu droit, en 2019 lors de l’exposition Morisot au Musée d’Orsay, à une cabale de précieuses ridicules féministes car j’avais noté que Morisot ne peignait presque pas d’hommes, ni amis, ni peintres, ni écrivains que pourtant elle côtoyait constamment ; seul homme dans ses toiles, trois ou quatre fois en tout, Eugène Manet, son mari falot, épousé faute de mieux, alors que son amour passionné pour le frère, Édouard, syphilitique et déjà marié, ne put aboutir. Une androphobie picturale conjuguée avec une androphilie sociale : ambiguïté à ma connaissance jamais vraiment élucidée, alors qu’aucune autre femme artiste n’a ainsi radicalement fait une croix sur la moitié de l’humanité. Il y a d’ailleurs ici le portrait révélateur du mari à l’île de Wight, enfermé à la maison cependant que des femmes libres se promènent dans la rue. Et donc, dans ce cas, copiant Boucher, Morisot se contente de peindre les deux nymphes en bas à gauche. Mais autant les deux nymphes de Boucher sont des créatures bien charnelles, autant celles de Morisot semblent être de simples esprits se fondant dans les roseaux : on passe d’une peinture réaliste à une représentation plus éthérée. Certes, on peut retrouver des parentés de couleurs, mais la ligne est fondamentalement différente, les formes se dissolvent, deviennent nuageuses, incertaines, sans contours trop définis (c’est frappant dans ses portraits de femmes en robe de soirée). Où peut-on prétendre voir là une réelle filiation ?

François Boucher, Jeune fille endormie, 35x55cm, Fondation Jacquemart André Chaalis
Berthe Morisot, Repos (Jeune fille endormie), 1892, 38x46cm, coll. part., ph. Thierry Jacob

Autre exemple présenté ici, le Repos. Celui de Boucher est délicieusement érotique : la jeune femme rêve, les yeux clos, les lèvres humides et souriantes, les tétons durcis (et Morisot la juge « extrêmement inconvenante »). Rien de tel chez Morisot (« le 18ème sans libertinage » dit cruellement Focillon, et pourtant sa peinture sait parfois être sensuelle, sinon voluptueuse) : sa jeune femme a l’air hébété, sa bouche entrouverte émet peut-être un léger ronflement, son sein est flasque. Mais surtout, c’est, là encore, une peinture différente : au lieu des lignes claires et réalistes de Boucher, Morisot réussit un flou vaporeux du plus bel effet. Alors, comme cette exposition ne regarde que vers le passé, ne vous laissez pas abuser, d’autant plus que vous ne verrez pas ici (mais à Orsay non plus) ses toiles « non-finies », ni son évolution, après la mort de son mari, vers une peinture plus dépouillée, allant presque vers l’abstraction.

Anne-Laure Sacriste, Portrait de B.M. étendue, 2023, héliogravure (Valentine Schopfer), 45x60cm, ph. de l’auteur

À la fois enchanté par la beauté de la peinture de Morisot et un peu accablé par la vacuité passéiste régnant dans cette exposition, le spectateur désemparé se réfugie au sous-sol, où il éprouve deux petits bonheurs. D’abord (en haut) un des portraits de Morisot par Manet que Jean-Daniel Baltassat (auteur de la meilleure biographie romancée de Morisot) qualifie de « œuvres hallucinées, à l’époque immontrables tant elles ne sont pas des « portraits » mais des jaillissements de désir (noirs) ». Ce petit portrait, d’un érotisme intense, est bien plus qu’une déclaration d’amour, c’est un cri de l’homme ravagé par une passion qu’il ne peut assouvir. Il suffit de le comparer avec le terne et mélancolique portrait (ici bien mal exposé dans une alcove) que Marcello (la duchesse de Castiglione Colonna) fait de son « amie de coeur » pour saisir l’écart entre la flamme et la cendre, entre la modernité et le passéisme. L’autre petit bonheur est le travail de Anne-Laure Sacriste autour de ce portrait, vu comme une infraction, qu’elle réinterprète dans une héliogravure décentrée, fantomatique et saturée de noir, et qu’elle accompagne d’une installation minimale entre quasi-monochromes noirs et cerceaux et plaque de cuivre, autour du manque et du refoulement. Ce jeu s’accompagne d’un petit film grisaillant, Les Jumeaux, autour de deux figures athlétiques du Musée archéologique de Naples : une tension et un équilibre qui structurent cette salle. Ici, on respire.

3 réflexions sur “Berthe Morisot : une exposition rétrograde

  1. Sans parler de cette expo que je n’ai pas vue…. Juger de ce qui est érotique est une question de goût et change beaucoup selon les époques. Donc très subjectif.
    Je trouve les 2 nymphes de Morizot bien plus charnelles et sensuelles que celles de Boucher. Leur traitement pictural est plus suave, plus allusif… elles sont presque saphiques mêmes, par rapport à celles de Boucher. Mais c’est là un jugement personnel.

    J’aime

  2. Merci pour cet article qui met des mots justes sur mon désarroi devant le discours de cette exposition !
    Et merci encore, je vais relire « La tristesse des femmes en mousseline » que j’avais découvert grâce à vous.
    xxx
    Barbara

    J’aime

Laisser un commentaire