Vérité et fiction photographiques (Luc Delahaye)

en espagnol

Ce que vous ne voyez pas ci-dessus, c’est une photographie de Luc Delahaye, actuellement exposée à la galerie Nathalie Obadia (Faubourg Saint-Honoré, jusqu’au 23 décembre ; Reportage). Cette photographie que vous ne voyez pas ici est titrée « Il va mourir » et date de 2022. Elle montre la tête légèrement inclinée vers l’avant et le haut du buste d’un jeune homme en uniforme ; il a les yeux bandés. À la droite de l’image, on voit un rameau avec quelques bourgeons : ce doit être le printemps. Ce jeune homme est un soldat russe, il a été fait prisonnier par l’armée ukrainienne. Et, peu de temps après que Delahaye l’a photographié, il a été fusillé par les soldats ukrainiens. Vous ne voyez pas cette photographie ici parce que Luc Delahaye ne le veut pas, par pudeur, par respect pour cette jeune victime d’un crime de guerre, pour que son image ne se diffuse pas sur les réseaux sociaux, pour que ses amis, sa famille, qui peut-être ne savent pas sa fin tragique, ne l’apprennent pas ainsi ; et le photographe a parfaitement raison. Si vous voulez voir cette photographie, si vous voulez vous confronter à cet homme qui va mourir, il vous faut aller sur place à la galerie (et avoir la décence de ne pas voler cette image avec votre smartphone). Ses yeux sont bandés. Vous ne verrez pas son regard, alors que vous ne pouvez pas oublier le regard de Lewis Payne (ou Powell), qui avait sans doute le même âge, 23 ans et qui fut condamné à mort pour avoir tenté de tuer le Secrétaire d’État américain William Henry Seward en 1865. Le regard de Payne, vous le connaissez parce qu’Alexander Gardner a photographié Payne à la veille de sa pendaison. Vous le connaissez parce que Roland Barthes lui a consacré le chapitre 39 de La Chambre claire (p. 148-151), où il définit le punctum : « La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu ». Sous la reproduction de la photographie, Barthes écrit : « Il est mort et il va mourir. » Mais nous ne verrons pas non plus, jamais, la photographie de sa mère : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis […] d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe. »

Luc Delahaye, Un Feu, 2023, tirage chromogène numérique, 195.5×269.4cm, encadrée : 201,5 x 275,4 x 6,2 cm.

Luc Delahaye fut d’abord photojournaliste, photographe de guerre, avant d’évoluer vers une photographie moins documentaire, plus distanciée, plus construite. À part ce soldat russe qui va mourir, il n’y a, dans l’exposition qu’une seule photographie qu’on peut qualifier de vraiment documentaire, des migrants dormant par terre à Calais en 2007, elle aussi en noir et blanc. Juste à côté, cette grande photographie en couleur au même endroit, dans le même contexte, montre des migrants se chauffant à un feu de fortune. Mais, si c’était une photo documentaire, elle ne serait pas très réussie, me semble-t-il : on ne voit bien qu’un seul personnage, les quatre autres ne forment qu’une masse indistincte, qu’un bloc dans lequel leurs corps se confondent, sans visages, et deux autres sortent du champ à droite, Seul comptent ici l’homme en pull verdâtre à la tête penchée et le feu, qui semble irréel, flottant, fantastique. C’est une représentation imaginaire, une scène qui n’a pas eu lieu, un montage de fragments prélevés ici ou là. C’est un tableau photographique, une construction mentale, et donc un questionnement de la représentation photographique et de sa pertinence.

Luc Delahaye, COP26, 12 novembre 2021, 5h00, 2023, tirage chromogène, 194,7 x 309,4 cm, encadrée 200,7 x 315,4 x 6,2 cm

La même logique de composition a présidé à la confection de cette photographie, à partir de personnages pris dans divers événements périphériques de la COP26 et assemblés ici, dans cette salle (close aux journalistes) où s’élabora le communiqué final à l’ultime moment, le 12 novembre 2021 à 5h du matin. Et cette image fausse, ou en tout cas fictive, nous dit pourtant la vérité : les négociations, les pressions, la tension. Le crâne chauve et brillant du seul homme qui parle au centre, la mine fermée de son interlocuteur à la chevelure outrageusement teintée qui ne se laisse pas convaincre, la mine chafouine du conseiller qui lui chuchote à l’oreille, le regard ambigu (désabusé ? méprisant ?) de l’homme assis à gauche : tous ces fragments venus d’ailleurs bâtissent une scène où les présences corporelles et les jeux de regard tissent une architecture complexe. Quatre ou cinq femmes seulement dans ce lieu de pouvoir. Et que des Blancs … C’est le talent de Delahaye que de savoir ainsi assembler des pièces de puzzle bien réelles au service d’un « tableau vivant » narrant une histoire et d’amener ainsi le spectateur à s’interroger, et sur l’histoire, et sur sa représentation, comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises, à l’OPEC ou à Davos, autres lieux de pouvoir.

Vue de l’exposition Reportage, Galerie Nathalie Obadia, Paris, 2023, avec Luc Delahaye, Monuments, 2022, 9 tirages jet d’encre noir & blanc, chacun 27.3×20.4cm, encadré 28.5×21.7×2.6cm

Il y a aussi dans l’exposition neuf photographies de visages de soldats ornant des monuments soviétiques en l’honneur de l’armée : la plupart semblent pensifs, tristes, peu glorieux, peu conquérants ; l’un a la bouche grand ouverte, un autre, couché, est mort ou blessé. À côté de ces images issues du réalisme socialiste, mais qui, ainsi extraites, deviennent des portraits d’une glorieuse époque révolue, 45 petites photographies en noir et blanc d’Ukrainiens réfugiés sous un pont à l’abri des bombardements : on lit sur leurs visages l’inquiétude et l’attente plus que la peur ou la mort ; une femme est à terre, les autres scrutent le ciel ou les alentours. Ce ne sont pas 45 photographies individuelles, mais, là encore, des fragments de photographies plus grandes que Delahaye a prises de la foule ces deux jours-là (6 et 7 mars 2022). Contrairement aux deux compositions ci-dessus, il n’y a pas là recomposition, mais juxtaposition. Si ces portraits peuvent évoquer les inconnus du métro que Delahaye photographia clandestinement il y a plus de 25 ans, leur extraction m’a fait penser au projet de Miki Kratsman qui posta sur Facebook des centaines de photos de Palestiniens anonymes, fragments d’images de groupes ou de foules qu’il avait prises pendant l’Intifada, en demandant : « Qu’est-il devenu ? ». Et ces Ukrainiens anonymes, ainsi arrachés à l’anonymat par Luc Delahaye, que sont-ils devenus ?

Toutes images (excepté le carré noir) : Edition de 3 + 1 EA. © Luc Delahaye. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.

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