Emil Nolde, l’homme et l’artiste, le sombre et le clair : hystérie vertueuse ?

Emil Nolde, the Artist during the Third Reich, Prestel

En espagnol

Le livre (en anglais) Emil Nolde. The Artist during the Third Reich, de Bernhard Fulda (Prestel, 2019, 384 pages) accompagne (ainsi qu’un recueil de textes , et un livre d’essais en allemand que je n’ai pas lus) une exposition à Berlin, que je n’ai pas vue (jusqu’au 15 septembre). Mais ce n’est pas vraiment un catalogue : c’est d’abord et avant tout un travail d’historien (Fulda est professeur d’histoire à Cambridge, pas d’histoire de l’art) très fouillé sur le passé nazi de Nolde et son antisémitisme. La Fondation Nolde, autrefois très réticente, a, sous l’impulsion de son nouveau Directeur Christian Ring (qui a rédigé l’introduction du livre), ouvert ses archives sans réserves à Bernhard Fulda et à sa collègue Aya Soika (qui rédige deux chapitres du livre). C’est un travail extrêmement documenté, avec une profusion de détails et de références (au point de parfois s’y perdre si on n’est pas très familier de cette scène).

Emil Nolde, Le Pécheur, 1926, 86x106cm

Et c’est absolument accablant pour Nolde : membre du parti nazi, intriguant dans les cercles de pouvoir nazis, et antisémite convaincu dès 1910. Certes, l’antisémitisme était alors très répandu en Allemagne, y compris chez les intellectuels et artistes. Certes, cet antisémitisme provient en partie de l’aigreur de Nolde, paysan à moitié Danois (sa langue maternelle était le danois, et après les plébiscites du Schleswig en 1920, il était citoyen danois) sans éducation très avancée, contre les élites urbaines, berlinoises en particulier, contrôlant le monde de l’art et dans lesquelles, selon lui, les Juifs étaient surreprésentés; cela vient aussi de son conflit avec Max Liebermann, quand il tenta un « putsch » contre Liebermann à la Sécession berlinoise, échoua, et en fut exclu. Certes Nolde était un intrigant, désireux de se faire bien voir des autorités, alors nazies, pour promouvoir son oeuvre; Ernst Ludwig Kirchner, qui, d’après Fulda, n’était pas exempt lui non plus, comme presque tous, de sympathies nazies, le décrit (p.87) comme opportuniste et mégalomane plutôt que comme nazi convaincu. Certes. Mais il n’en reste pas moins que Nolde n’était pas seulement antisémite par opportunisme, pour la façade, mais qu’il était habité par une haine des Juifs virulente, on le voit en particulier dans sa correspondance privée avec sa femme. Rien ne prouve qu’il fut au courant du génocide des Juifs (les auteurs ne citent qu’une lettre ambigüe sur « les horreurs en Pologne » reçue par sa femme) et, curieusement (p.104), il était partisan du sionisme (comme beaucoup d’antisémites, d’ailleurs, hier comme aujourd’hui, on l’a encore vu tout récemment). Au passage, comme c’est un artiste que je connais bien, une grossière erreur (p.165) de l’auteur classant Edvard Munch parmi les artistes proches des nazis : c’était déjà une affirmation diffamante de Jean Clair dont j’ai, en son temps, démontré la fausseté.

Helmut Schmidt dans son bureau 1976, Emil Nolde, La Mer III, 1947

Cette recherche apporte de nombreuses informations nouvelles, mais on peut néanmoins dire que tout le monde savait déjà que Nolde avait été proche des nazis, voire membre du parti (on l’a publié dans les années 63/64); on n’avait pas tous ces détails, bien sûr, la Fondation n’ouvrait ses archives que sélectivement, mais dès 1992 (p.131) les historiens avaient démontré sa proximité avec les nazis et son antisémitisme, même si c’était seulement sur la base d’archives extérieures à la Fondation. Helmut Schmidt ne pouvait pas l’ignorer, lui qui organisa une exposition Nolde à la Chancellerie en 1982 et avait un tableau de Nolde dans son bureau. Le Président allemand Richard von Weiszäcker (fis du haut fonctionnaire nazi Ernst von Weiszäcker, qui fut en contact avec Nolde et l’aida en 1938 à récupérer ses oeuvres « dégénérées » sous le prétexte qu’il était citoyen danois), qui collectionnait les tableaux de Nolde, ne pouvait non plus l’ignorer. Angela Merkel qui l’avait décrit comme son peintre préféré et avait deux toiles de lui dans son bureau jusqu’à ce que le scandale de cette exposition l’amène à les retirer (j’y reviendrai), ne pouvait pas non plus l’ignorer. Ni beaucoup d’autres, qui, aujourd’hui, se parent de vertu. Mais son passé nazi était alors perçu comme secondaire, il n’avait pas été le seul, personne ou presque n’était innocent et c’était quand même un très grand peintre, disait-on; ce qui soulève des questions intéressantes sur lesquelles je conclurai cet article. Et puis c’était quand même une histoire ambigüe, disait-on : après tout, il avait été inclus dans l’exposition sur l’art dégénéré (même s’il en avait donc été retiré en 1938), il était un des 112 artistes dégénérés mais ses 33 oeuvres représentaient 5% du total des oeuvres alors présentées, plus d’un millier de ses oeuvres avaient été retirées des musées allemands, et il avait été exclu de la Reichskunstkammer en 1941, perdant ainsi la possibilité d’acheter pigments ou toiles et de vendre ses oeuvres (Fulda estime que ce n’était pas pour des raisons idéologiques, mais par suite de la jalousie liée au succès de ses ventes, mais ne le démontre pas). Il avait fait retraite pendant la guerre dans son village du Schleswig et y avait peint ses « Peintures non-peintes » : on pouvait voir ça comme une forme de résistance. Il était à la fois sympathisant et victime du nazisme. Voilà l’histoire qu’on contait avant cette exposition et ce livre.

Joseph Goebbels visitant l’exposition d’art dégénéré, 1937 avec Emil Nolde, Le Pécheur, 1926 et Les Vierges folles et les Vierges sages, 1910, tableau disparu

Outre exposer aussi clairement son nazisme et son antisémitisme, l’autre qualité essentielle de ce livre est de montrer comment Nolde a créé son histore, s’est construit une légende (comme on dit dans les services). Dans leur excellent livre La Légende de l’Artiste (Allia, 2010; traduction du livre original allemand de 1934), les historiens d’art viennois Ernst Kris (par ailleurs psychanalyste) et Otto Kurz introduisent le concept de « enacted biography », la mise en scène par l’artiste (depuis la Renaissance) de sa vie pour qu’elle semble se conformer au mythe artistique qu’il veut créer. Nolde fit celà à deux reprises : d’abord, sous les nazis, il ne cessa de protester de sa sympathie pour le régime, de sa haine des Juifs, de son souci de contribuer à l’art allemand, il mena un lobbying intense pour que ses toiles soient retirées de l’exposition d’art dégénéré, pour qu’elles puissent être exposées dans des musées, pour que des dignitaires nazis les voient chez le fils d’untel ou le frère d’une telle (y compris Hitler, qui pourtant le traite de cochon et ses tableaux de fumier, p.51). Après la guerre, en sens inverse, Nolde mit en avant son inclusion dans l’art dégénéré, son exclusion de la Chambre des arts, ses « peintures non-peintes » (il sera posthumement grandement aidé en cela par le best-steller de Siegfried Lenz, Deutschstunde (1968) qui met en scène sa « résistance » et en fait un héros légendaire). Et bien sûr il expurgea ses livres lors de leur rééditions et il détruisit beucoup d’écrits compromettants. L’analyse faite ici de cet « automarketing » de Nolde est remarquable.

Emil Nolde. The Artist during the Third Reich, Prestel, p. 128-129

Par contre, dès qu’il s’agit d’art, ce livre est décevant et poussif. Il prétend prouver que l’antisémitisme a influencé son art mais peine à le démontrer. Évidemment Nolde n’a pas été un artiste du nazisme, comme le furent Arno Breker ou Leni Riefenstahl, ne serait- ce que parce que son art était aux antipodes des goûts d’Hitler, qui détestait son travail. Son style n’a jamais rien eu à voir avec l’esthétique nazie. Nolde lui même récuse l’influence que sa haine des Juifs aurait pu avoir sur son travail, écrivant à ce sujet qu’il doute que la haine puisse être créative ( le 3 août 1933, p.103). Alors Fulda tente d’analyser son répertoire, ses sujets : Nolde peint moins de tableaux religieux sous le nazisme, écrit-il, car il ne veut pas peindre de Juifs. Ce n’est démontré ni par les bribes de lettres citées, ni par les oeuvres elles-mêmes, qui, dans le livre même (p.128/129, ci-dessus), démontrent le contraire avec Dieu, des anges, des Prophètes, une nonne, un prêtre, Dieu jardinier; de plus Nolde est en effet antisémite depuis 1910, mais cela ne l’a pas empêché de peindre des Prophètes et d’autres figures de l’Ancien Testament à profusion pendant toutes ces années. Seconde affirmation : Nolde peint des Vikings, or les Vikings sont apparentés à la mythologie nazie (et notre critique bien pensant surenchérit avec un argument idiot : de plus Viking est le nom d’une divison des SS, donc une preuve de plus); mais d’abord Nolde est d’origine (et de citoyenneté) danoise, donc les Vikings ne lui sont pas étrangers, et ensuite il peint des Vikings depuis 1906, bien avant le nazisme (et ses Vikings sont inspirés par les guerriers de Ferdinand Hodler, p.125). Encore d’autres assertions ridicules pour tenter de démontrer que son art serait un art nazi : l’enfant Jésus a les yeux bleus (p.120; mais, plus bas, Ève, déjà en 1921 …), les flammes (p.160) seraient un symbole nazi, et la légende « Berlin WW » sur un dessin (p.154) serait un nom de code pour le quartier juif de Berlin (??). Tout aussi limitée est l’analyse de ses aquarelles, ses « peintures non-peintes », où Fulda se limite à dire, que puisque Nolde a peint des aquarelles avant et après le nazisme, c’est la preuve qu’on ne peut les considérer comme une forme de « résistance apathique » au nazisme : un peu léger. Cette partie-là du livre est indigente et démunie d’arguments crédibles, très en dessous de la partie historique (mais Fulda n’est pas historien d’art, redisons-le); l’exposition de la Hamburger Bahnhof aurait mérité un vrai catalogue.

Angela Merkel dans son bureau devant Emil Nolde, Les Brisants, 1936

C’est donc un livre d’un grand intérêt historique et d’un faible intérêt artistique. Cette exposition et ce livre, en rétablissant la vérité, ont contribué à une démonisation de Nolde (voir entre autres l’article déjà cité de Dagen, qui en 2013 et 2014, n’en avait guère cure; par contre Frédéric Lemaître en 2014, était plus lucide). Merkel ne veut plus de ses tableaux dans son bureau, comme si elle avait soudain découvert ce passé de Nolde que nul n’ignorait, mais dont personne ne parlait (on lui a proposé en échange un tableau de Karl Schmidt-Rottluff; manque de chance, lui aussi aurait été proche des nazis, chuchote-t-on; alors elle ne conserve que la croûte de Kokoschka, le portrait d’Adenauer; Kokoschka fut autant opportuniste que Nolde ces années-là, mais de l’autre côté, donc il est acceptable). Et les critiques notent que les indignations de Merkel restent sélectives, elle va chaque année à Bayreuth sans états d’âme : une « hystérie de vertu » dit à son propos l’historien Michael Wolffsohn, spécialiste de l’histoire des Juifs en Allemagne et lui-même juif (et on pourrait le dire de bien d’autres). Au risque de choquer, je dirais que c’est là une forme de dogmatisme aussi obtus que celui des contempteurs de l’art dégénéré : blâmer et punir la peinture à cause de l’homme, dans un cas parce qu’il fut nazi et antisémite, dans l’autre parce qu’il était juif ou communiste ou « cosmopolite ». Page 31, l’auteur écrit d’ailleurs « tout bannissement d’oeuvres d’art sur des bases politiques représenterait un alignement inconscient avec les traditions des politiques culturelles nazies ». De ce point de vue, l’introduction du catalogue est intelligente et mesurée (p.19) : « le but de ce livre n’est pas de contrer l’auto-narration de l’artiste avec une autre narration, il n’est pas d’arracher son masque pour révéler le vrai Nolde manipulateur sous le masque, mais plutôt de contextualiser historiquement, et donc d’expliquer en quoi les efforts de Nolde pour construire sa légende artistique sont une composante de son identité artistique. On ne peut pas séparer l’oeuvre, la biographie, l’auto-stylisation autobiographique et la réception de l’oeuvre. »

Emil Nolde, Paradis perdu, 1921, 106,5x157cm

Peut-on dissocier l’homme et l’artiste ? C’est une question éternelle, sur Céline, sur Ezra Pound et sur tant d’autres (d’ailleurs plutôt sur les antisémites que sur les islamophobes ou les négrophobes, mais bon …). Bien sûr qu’on ne peut pas, qu’il est impossible de nier la dimension humaine avec toutes ses complexités, mais sans doute ne faut-il pas regarder toute l’oeuvre uniquement à travers le prisme des opinions politiques ou sociales de l’artiste, de l’auteur.  L’art n’est évidemment pas autonome (p.31), et il est utile et même essentiel de l’éclairer par ce type de recherches. Encore faut-il, en parallèle, continuer à regarder l’oeuvre en tant que telle, et parvenir à une synthèse (ce que, dans sa partie esthétique, ce livre peine à faire). Sinon, on va brûler les livres de Heidegger et d’Althusser à cause de leurs crimes. Pour le centenaire de Nolde en 1967, Walter Jens prononça un discours (p.237) où, reconnaissant la part d’ombre de Nolde, il demandait toutefois que, regardant son oeuvre, on « protège Nolde de lui-même »; l’auteur du catalogue dénigre cette affirmation, qui, en effet, n’a guère encouragé des recherches plus approfondies sur cette part d’ombre. Le danger serait de tomber dans l’autre extrême et de ne voir dans toute l’oeuvre de Nolde qu’antisémitisme et nazisme, ce qui serait tout autant exagéré.

Exposition de l’art dégénéré, 1937, Emil Nolde, La Vie du Christ, 1911, 220x580cm

Une excellente chose que cette recherche ait été faite, une excellente chose que ce livre ait été publié, une excellente chose que cette exposition ait eu lieu (ça m’a d’ailleurs fait penser à la polémique actuelle sur la nouvelle définition du Musée par l’ICOM : la Hamburger Bahnhof s’est parfaitement inscrite dans cette redéfinition, refusant d’être un simple lieu d’exposition, mais s’intégrant dans la dimension sociale, politique et culturelle du monde, ce qui hérisse les réactionnaires habituels). Si l’histoire vous intéresse, achetez ce livre; mais si c’est l’oeuvre de Nolde que vous voulez connaître et comprendre, alors achetez d’abord un autre livre.

Livre reçu en service de presse