Henry Darger, autrement

En espagnol.

Ayant vu les expositions d’Henry Darger à la Maison Rouge, au MAMVP, à Lausanne, et à Villeneuve d’Ascq (sans compter des expositions collectives), j’ai déjà quelques catalogues dans ma bibliothèque, et je me suis donc demandé, en recevant le livre en anglais édité par Klaus Biesenbach, Henry Darger, chez Prestel (2019, révision du livre de 2009, 320 pages), ce qu’il pourrait bien apporter de nouveau. Or, au fil des pages, j’ai réalisé que c’était le premier livre (que je lisais) qui, au lieu de placer Darger exclusivement dans le champ de l’art brut et de s’interroger sur sa psychologie, le regardait comme un artiste à part entière, étudiant sa pratique et sa technique, décodant ses stratégies artistiques, analysant ses antécédents et les influences reçues, et s’efforçant de recenser partiellement sa filiation.

Darger, Prestel, pages 3 & 4

Klaus Briesenbach (aujourd’hui directeur du MOCA), qui a écrit l’essai central de ce livre (dont on peut lire 22 des 30 pages sur le site de Prestel), avait déjà présenté Darger à PS1 à New York en 2000/2001 (et les oeuvres de Darger dans cette exposition avaient ensuite voyagé à Berlin, Zurich, Tokyo et Stockholm); si le catalogue était richement illustré, les textes en étaient assez sommaires, mais l’exposition se nommait « Disasters of War » et faisait écho (dans sa version new-yorkaise) tant à Goya qu’aux frères Chapman. Cette approche privilégiant un regard esthétique sur un regard psychologique forme la trame de son essai ici; non qu’il nie l’histoire personnelle de Darger, mais il le considère comme un artiste autodidacte, ouvert sur le monde, inspiré par la littérature populaire (le Magicien d’Oz, la Case de l’Oncle Tom, …) et par les magazines illustrés et les images religieuses (dévot catholique, Darger allait à la messe chaque jour, voire plusieurs fois par jour, mais n’avait pas d’autre pratique religieuse). L’essai de Brooke Davis Anderson tente d’étudier ces influences sur la base des archives de Darger conservées, mais on sait que, quand sa chambre fut vidée, des bennes entières furent jetées à la poubelle, avec peut-être des dessins de lui mais certainement ses sources écrites et imagées, accumulées au fil des années (et j’apprends ici que sa collection de disques de musique populaire fut vendue par ses logeurs après sa mort …). Anderson étudie aussi sa technique, son dessin plutôt incertain et qui s’améliore au fil des ans, sa réutilisation d’images de magazines, avec, pendant longtemps, sa difficulté de les mettre à l’échelle et donc de construire des scènes avec perspective, d’où l’absence de profondeur de champ et, partant, le format horizontal de ses dessins (d’ailleurs, ce livre, comme bien d’autres sur lui, est à l’italienne).

Darger, Prestel, page 6

Briesenbach analyse ses thèmes, sa préoccupation obsessive avec l’esclavage des enfants, son intérêt un peu morbide pour les désastres (et sa manie météorologique). De manière très intéressante, il construit des liens (sans impliquer nécessairement une influence directe) avec d’autres artistes autodidactes comme Basquiat ou Joseph Cornell. Il perçoit des influences dargeriennes, ou en tout cas des similitudes, chez Damien Hirst, Matthew Barney, Ryan McGiley, AES+F, Marcel Dzama et bien d’autres (ce qui m’a d’ailleurs permis de découvrir avec fascination le travail de Laurel Nakadate).

Darger, Prestel, page 8

Deux autres essais : l’un de Michael Bonesteel (auteur de ce livre, et qui a été censuré et a dû quitter son poste d’enseignant à cause d’accusations d’étudiants transgenre critiquant sa présentation de Darger dans ses cours*. A ce sujet lire mon billet contre la censure transgenre) présentant Darger comme un enfant éternel, nostalgique de son (très relatif) paradis enfantin, et faisant l’hypothèse d’un syndrome Asperger. Bonesteel, analysant le fait que certains volumes des Vivian Girls ont été reliés par Darger, alors que d’autres sont sous forme de feuilles volantes dans des classeurs, propose l’hypothèse d’un travail encore en devenir, d’une histoire encore en train de se faire : même une fois ses dessins et textes achevés, Darger rebattait les cartes et construisait une histoire, puis ensuite une autre. Et enfin le livre reproduit, avec une introduction de Carl Watson, 66 pages de son autobiographie dactylographiée.

Darger, Prestel, page 11

En résumé, pour quiconque s’intéresse à Darger, un livre apportant un point de vue vraiment artistique et s’attaquant à beaucoup des stéréotypes que les présentations de Darger dans le cadre exclusif de l’art brut avaient développés. Espérons qu’il sera traduit en français. Seul reproche : la bibliographie n’est pas à la hauteur.

  • Ce n’est pas le sujet ici, mais lisez les articles sur ce sujet (Bonesteel + SAIC), cette censure est effrayante.

Livre reçu en service de presse