Gilles Aillaud, en deux temps et quelques mouvements

Gilles Aillaud, Le Judas (mur jaune), 1969, 117x90cm, coll. part.

en espagnol

Certes Gilles Aillaud a toujours aimé les animaux, et ses carnets d’enfant dans l’exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 26 février ; voir les images ici) nous le rappellent. Mais on est loin du naturalisme de François Pompon ou de la mièvrerie de Rosa Bonheur. Et le sous-titre de l’exposition, « Animal politique » est révélateur. Aillaud fut philosophe avant d’être peintre, il fut aussi dramaturge et décorateur, et surtout poète. De lui, on peut dire (comme Alain Milianti le dit de Jean Genêt dans Genêt à Chatila) que sa relation à la politique est « une relation amoureuse inédite mise en jeu dans […] un art poétique », face aux « sirènes désabusées qui chantent dans l’air du temps. » Aillaud dit bien que, peignant des animaux enfermés ou déplacés, ce n’est pas directement la condition humaine qu’il peint, mais plutôt l’ambiguïté de la relation entre homme et animal et « l’étrangeté des lieux où s’opère cette séquestration silencieuse et impunie ». Lire le beau texte de Mylène Ferrand. Il y a bien ici deux toiles directement politiques, l’une sur le Viêt-Nam et l’autre sur la catastrophe minière de Fouquières-lès-Lens (mais il n’y a pas la toile récemment acquise par Pompidou et peinte avec quatre autres artistes, dont Arroyo, et dont le titre complet, trop souvent abrégé, est « La Datcha, ou Louis Althusser hésitant à entrer dans la datcha tristes miels de Claude Lévi-Strauss où sont réunis Jacques Lacan, Michel Foucault, et Roland Barthes au moment où la radio annonce que les ouvriers et les étudiants ont décidé d’abandonner joyeusement leur passé » ; pour une fois, on peut lire BHL). Mais l’autre toile non animale (ci-dessus) est bien plus éloquente : elle date de 1969, deux ans après La Société du Spectacle, six ans avant Surveiller et Punir (Foucault fut le seul à sortir de la datcha, avec la création du GIP), juste après l’engagement de Gilles Aillaud dans Mai 68. Ce n’est qu’une porte, un simple dispositif technique, architecturé ; la peinture jaune se craquèle, le sol de petits carreaux multicolores semble instable, et le judas est prévu pour un nain, à moins que la porte ne mesure 4 mètres de hauteur. Rien de tragique à première vue, mais on se sent aussitôt enfermé, pris dans une structure de contrôle, de surveillance et d’oppression.

Gilles Aillaud, Grille et grillage, 1971, 195×250.5cm, Fondation Gandur, Genève

Plus que des animaux, Aillaud peint des grilles, des cages, des fosses, des contraintes, des enfermements : il se trouve que ce sont des animaux qui en sont les victimes, mais ce pourrait être nous. Cette grille pourrait être un checkpoint en Palestine occupée. Cette cour pourrait être à la Santé. Cette cage pourrait être celle d’Abu Ghraib ou de Sde Teiman. Cet enclos… etc. Spéciste ou pas, on ne peut que frissonner ici.

Gilles Aillaud, Orang-outang, 1967, 195x130cm, coll. part.

Et quand, derrière ces grilles se trouvent des félins ou un primate, on n’en ressent que davantage la césure, la fracture entre l’homme et ce qu’il fait à d’autres êtres vivants, ici animaux, là humains.

Gilles Aillaud, Les oiseaux du lac Nakuru, 1990, 200.3x452cm, coll. part.

En 1988, Gilles Aillaud part quatre mois au Kenya avec Franck Bordas qui lui permet de produire sur place des lithographies pour son Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux (dont des planches sont exposées ici) et Jean-Claude Bailly, qui rédige les textes et dont un essai dans le catalogue décrit l’expérience. Voyage exclusivement animalier : le pays ne l’intéresse guère, ni les Kenyans, ni les droits de l’homme, et, sauf erreur, il n’y exposera pas son travail en retour. Voyage exotique vaguement colonial peut-être, mais surtout expérience quasi initiatique de réconciliation avec la nature. D’une peinture de confinement, Aillaud passe à une peinture d’ouverture, de grands espaces, de respiration, une fusion désormais sans heurts des formes entre animaux et nature, avec une palette plus douce, des lignes moins dures : on sent son bonheur. C’en est fini de la dénonciation (trop simpliste ?) de l’enfermement : un autre artiste, une autre réflexion sur l’animalité et l’humanité.

Ne visitez pas l’exposition « Décadrage colonial » !

.

Photomontage d’Alexandre Liberman en couverture de VU, numéro spécial hors-série, 3 mars 1934, 37x27cm, coll. part.

en espagnol

J’emprunte le titre (provocateur) à un billet d’Olivier Auger, qui a une connaissance bien plus étendue que la mienne dans le domaine des photographies autour de l’orientalisme et de la prostitution coloniale, et qui n’épargne pas ses critiques envers cette exposition. En effet, cette exposition de photographies sur le « décadrage colonial » (au Centre Pompidou jusqu’au 27 février) a comme point de départ la contre-exposition des Surréalistes en 1931 titrée « Ne visitez pas l’exposition coloniale », laquelle se tient alors dans le Bois de Vincennes. C’est une petite exposition gratuite au sous-sol, uniquement à partir des collections du Centre, d’où quelques lacunes. Et c’est surtout une exposition assez décousue.

Man Ray, « Exposition Coloniale Internationale, Reportage par Man Ray, Paris », cahier composé de trois pages, 1931, 29.4x23cm, coll. Centre Pompidou

Sans doute y a-t-il peu d’éléments dans les collections sur cette exposition surréaliste, qui ne connut guère de succès. Mais on aurait aimé un regard plus critique et plus inquisiteur. La curatrice elle-même ne semble trop guère savoir ce que signifie ce sèche-cheveux planté dans l’origine du monde que Man Ray inclut dans son « reportage » sur l’Exposition coloniale (le cartel dit : « image pas aisée à interpréter pour un regard extérieur », « inconscient sexuel et violence sous-jacente de l’entreprise coloniale », « illusions d’une idéologie impérialiste fondée sur le progrès technique et matériel » : pauvre Man Ray !).

Man Ray, Adrienne Fidelin, vers 1938-40, 8.6×6.3cm, coll. Centre Pompidou (image dans l’exposition, mais pas dans le catalogue)

Ceci confronté à cet archétype du regard sexualisé blanc sur un corps de femme noire qu’est son portrait d’Adrienne Fidelin, sa maîtresse antillaise qui faisait tout pour lui « cirer mes chaussures, apporter mon petit-déjeuner, peindre l’arrière-plan de mes grandes toiles, le tout sur un air de biguine ou de rumba » (et que Man Ray, fuyant Paris, abandonnera en 1940). Nombreuses sont les images dans l’exposition faisant ressortir de tels fantasmes sexuels coloniaux : André Steiner (qui privilégie souvent le pittoresque homoérotique), Roger Parry, Pierre Verger (même lui !), Laure Albin-Guillot (le fantasme n’est pas l’apanage des hommes…) y succombent ; seul le dessinateur Fabien Loris réussit un travail critique et ironique sur cette exploitation sexuelle. Quelques photos de Bousbir, lieu emblématique de cette domination sexuelle (et, comme le note Olivier Auger, sans précision sur ce lieu : « une indifférenciation des aires et de leurs habitants »).

Thérèse Le Prat, Femme Moï, Indochine, 1936, 36×35.5cm, coll. Musée des Arts Décoratifs

Plus intéressante politiquement (mais pas nécessairement d’un point de vue photographique) est la partie de l’exposition consacrée à la critique de l’exposition coloniale par le Parti Communiste, qui veut dire la vérité sur les colonies et déconstruire le mythe de la mission civilisatrice de la France. La couverture de VUen haut (photomontage d’Alexander Liberman) est à ce titre révélatrice. L’exposition dénonce aussi la dimension crypto-coloniale de l’ethnographie, où l’exotisme et l’orientalisme supplantent souvent la rigueur scientifique : cette image curieusement détourée de Thérèse Le Prat, oscillant entre ethnographie et promotion touristique, en est un exemple. Michel Leiris est un des seuls à s’en démarquer. Avec lui, Boiffard et Lotar sont parmi les seuls à articuler une dimension sociale critique dans leurs photographies.

Catalogue, Éditions Textuel, 2022, avec photomontage de John Heartfield paru en couverture de Social Kunst, nº8, 1932

On en ressort avec un sentiment de confusion, de bric-à-brac. Le catalogue (192 pages, reçu en service presse ; pas d’index, bibliographie succincte) ne fait rien pour dissiper ce malaise : beaucoup d’images, certes, mais réparties en tant de thèmes qu’on s’y perd : l’exposition coloniale, le spectacle ethnographique, un nouvel ailleurs photographique, exotisme de papier, corps modèles, érotisme et imaginaire colonial, empire et drapeau. Beaucoup d’inserts, certains pertinents, d’autres moins, sur des livres (de Leiris, Frobenius, Seabrook, Viot, les sœurs Nardal, les revues de charme) et des photographes (Pierre Ichac, Titaÿna). On est loin de la rigueur de l’exposition d’Orsay sur le modèle noir. Enfin, point de passage obligé, une double page 160-161 sur une supposée « Internationale féministe » (?), alors que, page 44, figure le texte d’une chanson de Louis Bonin (Lou Tchimoukov), « Sauvez les nègres de Scotsborough » en oubliant de mentionner que les neuf de Scottsboro dans l’Alabama furent condamnés à mort sans preuves, uniquement sur la base de dénonciations de deux femmes blanches prétendant avoir été agressées et que la justice avait crues sur parole : on se demande ce que ça fait là.

Allemagne, années 20

Otto Dix, Portrait de la danseuse Anita Berber, 1925, huile et tempera sur contreplaqué, 120.4×64.9cm, Kunstmuseum Stuttgart

en portugais

en espagnol

Dès la lecture du titre de cette exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 5 septembre), Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander, on est perplexe et décontenancé par la complexité du propos. Il y a, très clairement, une exposition des photographies d’August Sander, et les salles en sont clairement différenciées dans le cheminement ouvert proposé ; ce n’est pas la première à Paris, après l’Institut Goethe en 2008 et la Fondation Cartier-Bresson en 2009, mais c’est sans doute la plus complète. Assez normée, elle soulève, en creux, certaines questions.

August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk à Cologne, 1931, 29x22cm, SK Stiftung Kultur Cologne

Et il y a une autre exposition sur la Nouvelle Objectivité : ce n’est pas à proprement parler une exposition sur l’environnement culturel de Sander ou sur ses influences, mais un panorama assez complet de ce courant artistique, principalement en peinture et en photographie. Les deux se croisent parfois, et, bien évident, l’accent est mis dans la communication (par exemple dans le feuillet de salle, où il n’y a qu’une seule autre reproduction) sur les similitudes, comme entre la photographie par Sander de la secrétaire à la radio, et le portrait par Otto Dix de la danseuse Anita Berber (par ailleurs en couverture du catalogue) : deux femmes modernes, plutôt anguleuses et sèches, pas très féminines traditionnelles, s’affirmant professionnellement dans un milieu masculin. Mais alors que le tableau de Dix s’insère dans une section sur les transgressions sexuelles dans les années 1920, entre travestis, lesbiennes, hommes féminisés, sadisme et bondage (plus les meurtres sexuels, simplistiquement expliqués ici par la réaction masculine à l’émancipation menaçante des femmes), cette photographie de Sander est assez exceptionnelle par rapport à son regard sur les femmes : la quasi-totalité des femmes chez Sander sont des « femmes de » (d’architecte, de peintre, …), des épouses et des mères. A part quelques rares artistes, seule cette secrétaire et une femme photographe existent par elles-mêmes, ont un métier propre et une assisse sociale autonome.

Arbeiter Illustrierte Zeitung, 1926, 5e année, n° 8, p. 8-9, Staatsbibliothek zu Berlin

Représentant les Hommes du XXe siècle, Sander fait un portrait plutôt conservateur de la société qui l’entoure : on y voit des artisans plutôt que des ouvriers, le sous-prolétariat de la Ruhr, pourtant toute proche, semble absent de son champ de vision, remplacé par des travailleurs dignes et indépendants qui semblent épargnés par l’exploitation capitaliste (seule exception, un Conseil Ouvrier, mais ce sont là des syndicalistes déjà établis plutôt que des prolétaires). En contraste, on peut voir la série sans complaisance « Comment les travailleurs vivent et agissent » du journal communiste Arbeiter Illustrierte Zeitung : s’opposant à la presse bourgeoise, le AIZ documente la vie ouvrière réelle, avec des reportages, mais aussi avec des images envoyées par ses lecteurs. Contrairement à Dix ou à Grosz, Sander, tout à son grand oeuvre classificateur et taxonomique, ne révèle guère la laideur de son époque, ni ses tensions. Autre reflet de la vision traditionnelle de la société par Sander, sa série de ministres du culte ne comprend que des prêtres et des pasteurs, pas le moindre rabbin. Et bien entendu, chez Sander, tout le monde est blanc (les tsiganes viendront plus tard).

August Sander, Masque mortuaire d’Erich Sander, 1944, 25.8×18.7cm, MoMA

C’est à partir de l’avènement du nazisme, quand le pouvoir nazi, pourtant lui aussi fasciné par la typologie du peuple allemand, le contraint à renoncer plus ou moins à son travail sur les hommes du XXème siècle que la conscience politique de Sander évolue. Son fils Erich, antifasciste, est arrêté en 1934 et meurt en prison, non sans avoir photographié ses co-détenus. Annoncée à plusieurs reprises dans le cours de l’exposition, comme pour lui faire contrepoint, la section finale, étrangement titrée « Regards vers le bas », montre les oeuvres complémentaires plus tardives de Sander, des photographies qui sortent de sa vision normée de la société : des nazis, des bourgeois juifs, des prisonniers politiques, des travailleurs étrangers, et aussi des idiots, des malades, des fous, des mourants, des aveugles, les marges de la société, concluant avec le masque mortuaire de son fils. Un livre additionnel sur cette série a donc été publié suite à une exposition en 2018 sous le titre « Persécutés / persécuteurs », regroupant curieusement les nazis et leurs victimes.

George Grosz, S. T. (Construction), 1920, huile sur toile, 81x61cm, Kunstsammlung NRW, Düsseldorf

Le reste de l’exposition est un panorama assez complet sur l’Allemagne des années 1920, replaçant bien l’évolution artistique dans son contexte politique et social, et on y apprend beaucoup, contrairement à la partie Sander, plus convenue. On y voit les tensions entre la violence de l’expressionnisme et la standardisation du post-expressionnisme « objectif » (mais le Bauhaus est quasiment absent de l’exposition, curieusement). La critique sociale y est omniprésente, parfois rationnelle et parfois ironique et grimaçante. Dans ce tableau de George Grosz, titré Construction, ce n’est pas tant à la métaphysique de Chirico qu’on pense, mais plutôt à l’inhumanité de cet univers industriel vide et froid où la femme n’a ni visage, ni mains. Dans ce nouveau monde où les formes prédominent, l’homme ordinaire n’est plus qu’un pion. Les danseuses Tiller ne sont plus que des figurines interchangeables, et les douze « maisons du temps » de Gerd Arntz sont des compartiments cloisonnés où le capitalisme range les exploités, tout comme la cuisine « taylorisée » conçue par Margarite Schütte-Lihotzky.

Christian Schad, Comte St-Genois d’Anneaucourt, 1927, huile sur bois, 103×80.5cm, Centre Pompidou

Ne se détachent alors de cette grisaille que quelques individus comme le comte Saint-Genois d’Anneaucourt, que Christian Schad peint impassible et élégant jusqu’au bout des ongles, mais entouré par deux femmes vulgaires, la virile baronne Glaser et un travesti, exhibant leurs appâts fanés : la cruauté ironique de ce tableau et de bon nombre d’autres est dépourvue de toute tendresse ; on est là aux antipodes de la neutralité bienveillante de Sander. Ce portrait d’une époque est ce qui reste de plus intéressant dans cette double exposition.

Georgia O’Keeffe, une peinture libre, neuve et sensuelle

Vue d’exposition, avec Series 1 nº8, Series 1 White and Blue Flower Shapes & Blue Line, 1919

en espagnol

Georgia O’Keeffe a sans doute été la première femme artiste nord-américaine à être véritablement reconnue. Cette exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 6 décembre) est, je crois, la seconde à lui être consacrée dans un musée français (après Grenoble en 2015, trente ans après sa mort); certes, elle-même n’aimait guère la France, qu’elle ne visita qu’à 66 ans, ne retenant du Louvre qu’un Fra Angelico, visitant le Musée d’art moderne « par devoir », et refusant de rencontrer Picasso. Il faut d’abord noter l’architecture de l’exposition : au lieu d’une succession sage de salles dédiées et chronologiques, c’est un espace ouvert où le visiteur peut construire son propre parcours à sa guise, revenir sur ses pas, passer à son gré d’un thème à un autre, voir d’un même coup d’oeil deux périodes ou deux styles différents : en un mot, le contraire de la scénographie dirigée, mais plutôt une autonomisation du visiteur (ce qui dérange les esprits trop formatés), une profanation du musée, comme au MASP ou au Louvre-Lens. Seul bémol, une salle est consacrée aux Hopis et à leur kachinas (qui ont intéressé O’Keeffe), mais leur réserve est en Arizona, 600 kms plus à l’Ouest, et non au Nouveau Mexique, où elle vivait.

Georgia O’Keeffe, Ranchos Church Nº 1, 1929, huile sur toile, 47.6x61cm, Norton Museum, West Palm Beach (FL)

Ce qui est le plus frappant dans la découverte du travail de O’Keeffe proposée ici, c’est son américanité : elle s’affirme en contrepoint des traditions esthétiques européennes, que ce soit le réalisme, le symbolisme ou l’abstraction. Elle affirmer délibérément sa différence : peindre des paysages différemment, peindre des fleurs autrement (c’est en voyant des tableaux de fleurs de Fantin-Latour qu’elle décide de faire le contraire, des gros plans, une immersion dans la fleur). Certes les aquarelles érotiques de Rodin l’inspirent au début, certes la lecture de Kandinsky la stimule, mais, plus que bien de ses concitoyens, elle explore des chemins uniques, originaux. De ce point de vue, les bâtiments qu’elle peint sont révélateurs d’un rejet du « pittoresque » à l’européenne, qu’il s’agisse des austères granges de Lake George, des gratte-ciels new-yorkais peints comme des murailles de canyons ou, plus tard de la fameuse église de Taos en adobe, ci-dessus.

Georgia O’Keeffe, Abstraction, 1945, fusain sur papier, 61x47cm, GOK Museum, Santa Fe (NM)

Dire que la photographie a influencé ses compositions est un lieu commun. Nul besoin de revenir ici sur sa proximité avec Stieglitz, bien connue, mais son sens du cadrage, ses gros plans, ses contre-plongées témoignent de l’influence de l’appareil photographique sur son intelligence visuelle. Si le début de l’exposition insiste, de manière peut-être un peu trop appuyée, sur les influences de ses débuts, Stieglitz, Strand, la galerie 291, Camera Work (on est toujours content de voir des Equivalents ou The Steerage, même si ça dilue un peu le propos), on voit au fil du parcours son autonomie esthétique s’affirmer.

Georgia O’Keeffe, Black Hill with Cedars, 1941-42, huile sur toile, 40x76cm, Hirshhorn Museum / Smithsonian, Washington D.C.

D’elle, bien sûr, on connaît surtout les fleurs. Elle a, comme on sait, nié la dimension sexuelle de ces tableaux de fleurs. Échaudée par le mini-scandale des photos d’elle nue prises par Stieglitz, elle a voulu maintenir une distance, une froideur dans son discours, en démentant toute interprétation érotique de son travail (« c’est le problème du regardeur, pas le mien ») : hypocrisie, répression ou stratégie habile d’évitement, mais qui n’a trompé personne. Une des fleurs qu’elle peint se nomme « Jack in the Pulpit » : humour explicite. Au Nouveau-Mexique, elle peint à plusieurs reprises ce paysage de collines, dans lequel il est impossible de ne pas trouver une parenté avec L’Origine du Monde. Cette fusion entre le corps et la nature va bien au-delà d’une érotisation du paysage ou des fleurs, elle traduit une symbiose quasi païenne, mystique, aux antipodes du rationalisme moderniste.

Georgia O’Keeffe, Sky Above Clouds / Yellow Horizon and Clouds, 1976-77, huile sur toile, 121.9×213.4cm, GOK Museum, Santa Fe (NM)

Particulièrement intéressant est son rapport avec l’abstraction, dont elle s’approche au plus près, mais en conservant toujours un ancrage dans la réalité, comme le dessin plus haut ou ce tableau où de la couleur affleure au-dessus d’un aplat blanc cotonneux : ce sont en fait des nuages, et la vision qu’elle a du ciel depuis un hublot d’avion. D’autres tableaux tout aussi dépouillés montrent des paysages vus d’avion, où une route trace un simple trait noir dans un champ enneigé.

Marie Garraut, Georgia O’Keeffe, une icône américaine, Paris, Hazan, 2021 (ph. d’Alfred Stieglitz à Lake George, 1918)

Quelques livres : le roman de Catherine Guennec, le catalogue de l’exposition (avec, outre les notices d’oeuvres et les présentations générales, deux essais très intéressants, de Catherine Millet « Et si O’Keeffe et D.H. Lawrence s’étaient rencontrés » et de Anna Hiddleston-Galloni sur ses portraits photographiques), et une biographie très documentée de Marie Garraut (qui prépare la traduction de la correspondance Stieglitz – O’Keeffe) chez Hazan (reçue en service de presse, 192 pages, 13 photographies, 11 reproductions en petit format, avec une bibliographie meilleure et plus complète que celle du catalogue !). Cette biographie non linéaire offre, au-delà du simple récit, des perspectives intéressantes, parfois inspirées par la psychanalyse (ainsi, sur son désir d’enfant), et analyse fort bien sa dimension féminine et/ou féministe, et ses ambiguïtés à ce sujet (pp. 82ff et 154ff); on y découvre aussi son intransigeance dans sa gestion de son image, « sa science des médias et son habile maniement de sa cote de popularité » (p.144). Moins hagiographique que la biographie du catalogue, elle offre un regard plus large et plus critique. Exposition et livres se conjuguent pour qu’elle soit enfin mieux connue en France.

Par qui est « faite » l’abstraction ? Une histoire genrée.

Fahrelnissa Zeid (1901-1991), The Arena of the Sun, 1954, huile sur toile, 196×296.5cm, Musée d’Istanbul (p. 189)

en espagnol

Avant d’aller voir l’exposition « Elles font l’abstraction » au Centre Pompidou (jusqu’au 23 août), j’ai d’abord voulu savoir combien de ces artistes je connaissais déjà. Sur environ 110 artistes (109 selon la liste, 111 selon les notices), dont 25 sont encore vivantes, je réalise que j’en ai mentionné 52 sur mon blog, dont 10 avec un billet exclusivement dédié à une d’elles (tous mis en lien ci-dessous). Donc, pas mal de découvertes, en particulier dans l’art textile, sur lequel j’écris peu. Contrairement à l’exposition elles@centrepompidou, c’est une exposition qui n’est pas basée uniquement sur les collections du Centre, et c’est une exposition qui est construite sur un vrai thème, une histoire genrée de l’abstraction. Son titre claque comme un slogan de militantes, reléguant Kandinsky, Kupka et Mondrian au rang de gribouilleurs sans importance, qui, eux, n’auraient rien »fait ». Ce que signifie abstraction peut se discuter, et on sera un peu surpris de trouver ici des pièces dont le rapport avec l’abstraction semble ténu, comme une vidéo avec femmes nues et fumigènes de Judy Chicago, sans doute perçue comme un « must » incontournable.

Georgiana Houghton (1814-1884), The Sheltering Wing of the Most High, 1862, aquarelle et gouache sur papier, 23×31.5cm, Collection Victorian Spiritualists’ Union, Melbourne

L’exposition met l’accent sur des dimensions censées être moins explorées de l’abstraction, le spiritisme, les arts décoratifs et la science. S’il me semble que l’influence de la science sur l’abstraction a déjà été bien documentée (par exemple en photographie avec Laure Albin-Guillot et Berenice Abbott) et que ce n’est pas là une découverte, je suis par contre assez d’accord quant aux arts décoratifs et en particulier au textile, et j’avoue que, excepté le Bauhaus et Ani Albers, ce fut pour moi une découverte. Quant au spiritisme, auquel les deux premières salles sont consacrées, avec en particulier Hilma af Klint, mais aussi la découverte de Georgiana Houghton (1814-1884, et donc, selon cette exposition, l’ancêtre de l’abstraction), j’avoue être assez réservé : cette dimension mystique, théosophique, aux antipodes d’un mode de pensée moderniste, sera reniée par tous les tenants, hommes comme femmes, d’une abstraction mathématique, raisonnée (mais, comme l’insinue un des essais, le modernisme est patriarcal …). Aurélie Nemours ou Marcelle Cahn sont aux antipodes, avec leur abstraction épurée : une abstraction dont la spiritualité est basée sur le vide, la méditation, et non sur la mystique ou la transcendance. Certes, art brut et art spirite furent au XIXe siècle les seuls mécanismes permettant tant aux prolétaires qu’aux femmes de s’affirmer comme artistes; mais présenter comme une émancipation féministe une situation d’emprise où un esprit s’emparerait du cerveau, de l’oeil et de la main d’une femme pour la faire dessiner ou peindre semble quelque peu paradoxal, pour dire le moindre.

Huguette Caland (1931-2019), Bribes de corps, 1973, huile sur lin, 150x150cm, Caland Family Estate (p. 305)

Autre commentaire sur la sélection des artistes : sur 110 artistes, seules 15 (13.6%) viennent d’ailleurs que l’Europe et les États-Unis (soit une de moins que les 16 Françaises) : 4 latino-américaines (dont Gego), 4 Libanaises (dont la merveilleuse et sensuelle Huguette Caland), une Turque (Fahrelnissa Zeid, en haut), une Iranienne, deux Indiennes, trois Asiatiques, et un collectif aborigène dont la peinture est d’ailleurs plus symbolique qu’abstraite (pourquoi lui seulement comme représentant de l’art non-occidental, et pas aussi, par exemple, Esther Mahlangu et les Ndébélés ?). Quand on pointe la sous-représentation d’artistes du Sud dans ce genre d’exposition ou de recherche (et Pompidou en est coutumier, mais n’est pas seul) la réponse est d’ordinaire : « Ah, mais on les connaît pas ! », exactement ce qu’on a dit pendant des décennies sur les artistes femmes …

Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992), Jardins suspendus, 1955, huile sur toile, 162×113.5cm, Centre Pompidou (p. 171)

L’exposition, qui se déploie sur 42 salles, oscille entre artistes méconnues, étouffées par le masculinisme du monde de l’art, et artistes phares, reconnues, à succès, présentées comme des exceptions et des battantes. Parmi ces dernières, certaines, de manière très étonnante, sont tout juste effleurées : une seule toile de Judit Reigl, une seule de Georgia O´Keeffe, une seule peinture de Bridget Riley (Grand Prix de Venise en 1968; en bas), une toile et 3 dessins d’Agnès Martin (Lion d’Or à Venise en 1997), une seule sculpture de Eva Hesse, une seule aussi de Louise Bourgeois, trois toiles seulement de Vieira da Silva, trois aussi de Joan Mitchell; soit pour ces huit artistes absolument majeures, un total de 15 oeuvres, moins que Hilma af Klint à elle seule. Alors que, au contraire, il y a 21 pièces de Sophie Taeuber-Arp, 22 de Sonia Delaunay-Terk, 20 de Lygia Clark et 17 de Hilma af Klint : ces 4 artistes pèsent à elles seules 80 pièces, presque 20% de l’exposition en nombre d’oeuvres. Des choix subjectifs ont été faits, ce qui est normal; dommage qu’ils n’aient pas été explicités objectivement. Certaines des artistes ici présentées furent des pionnières révolutionnaires, d’autres sont d’honnêtes créatrices, plus ou moins originales. On peut ainsi s’étonner de la présence de Marlow Moss, pâle disciple de Mondrian, qui certes avait un prénom et des vêtements masculins, la tête rasée et était homosexuelle (nous dit sa notice), mais dont on ne voit pas vraiment en quoi d’autre consiste sa contribution. Heureusement, c’est une exception, et la plupart des artistes méconnues présentées ici méritent cette mise en lumière. Ne pouvant tout couvrir (et n’étant pas compétent sur tout, l’art textile en particulier dont j’ai découvert ici l’intérêt et la complexité), je vais me concentrer sur les Russes, la photographie et la danse, avant de conclure sur le catalogue.

Alexandra Exter (1882-1949), Composition non-objective, 1917-18, huile sur toile, 88x70cm, Musée de Saint-Petersbourg

S’il y eut une période idéale pour les artistes femmes en général et les peintres abstraites en particulier, ce fut la période autour de la Révolution d’Octobre, et elles sont richement représentées ici, avec une quarantaine d’oeuvres : Olga Rozanova (qui fut aussi une pionnière dans ce champ-ci), Alexandra Exter (ma favorite, qui fut exposée au MoMA en 1936) et Natalia Gontcharova (toutes deux vues à Bruxelles dans cette excellente exposition de 2005), Lioubov Popova et Varvara Stepanova. Et, contrairement à d’autres couples d’artistes, ni Larionov (époux de Gontcharova), ni Rodtchenko (époux de Stepanova) n’ont étouffé l’art de leurs épouses. Leur travail sur l’abstraction, tant en peinture qu’en conception de tissus et de décors de théâtre, est remarquable et va souvent plus loin que celui de leurs contemporains, par exemple les toiles rayonnistes de Gontcharova ou les décors de Exter. On note au passage que dans son texte fondateur de 1971, Linda Nochlin a « oublié » ces artistes russes, sans doute parce que cette émancipation féminine allait trop à l’encontre de sa thèse. Au-delà de la présentation de ces artistes, on aurait aimé ici plus de contextualisation, d’explication socio-politique : on présume bien sûr que la Révolution de 1917 a été une occasion pour les femmes de prendre une plus grande place dans la société et en particulier dans l’art (ce à quoi le stalinisme mit ensuite un frein, contraignant certaines à l’exil), mais ce qui est frappant, c’est que déjà sous le tsarisme, société pourtant perçue comme conservatrice et patriarcale, toutes ces femmes (sauf Stepanova, née plus tard, en 1894) étaient déjà des artistes reconnues. On aurait aimé une analyse de ce phénomène, des facteurs qui firent de l’Empire russe un havre relatif pour les femmes artistes (comme en France à une autre période) mais on reste sur sa faim, tant sur les murs que dans le catalogue. Si l’URSS donna à ces artistes femmes plus de poids dans la société (et permit, par exemple à Popova et Stepanova, de démarrer une production de leurs dessins textiles), on ne voit pas ici comment leur travail avait évolué dans le nouveau contexte communiste, si différent de celui d’avant; c’est dommage.

Lotte Jacobi (1896-1990), Sans titre (Photogenic), 1950, , 25×20.1cm, Musée Folkwang, Essen

Une douzaine d’artistes photographes sont présentées dans l’exposition, avec un total de près de 80 photographies, et l’essai de Karolina Ziebinska-Lewandowska est une excellente introduction : comment photographie et abstraction sont-elles compatibles ? Une des pistes suivies est celle de la microphotographie avec Laure Albin-Guillot (et un essai complémentaire de Kathrin Schönegg, auteure du livre de référence sur Photographie et Abstraction) et de la photographie scientifique de Berenice Abbott, mentionnées plus haut. Une autre est l’expérimentation photographique, avec les pinceaux lumineux de Lotte Jacobi, les grands Cibachromes de Barbara Kasten, les photogrammes de Bela Kolarova (elle aussi méconnue) et d’Elsa Thiemann, les compositions d’objets de cette dernière, de Germaine Krull et de Florence Henri (dont cinq peintures, moins connues, sont aussi montrées). Est mise en avant la photographie créative de la modeste Texas Woman’s University (qui s’appelait alors Texas State College for Women), avec pas moins de trois photographes (Carlotta Corpron, Ida Lansky et Barbara Maples) : un groupe méconnu en France (et pas très connu aux États-Unis non plus) inspiré par Moholy-Nagy dans un registre de jeux de lumière et d’ombre. Ajoutons les photographies de Nasreen Mohamedi, moderniste indienne de premier plan, jamais montrées de son vivant. On regrette bien sûr l’absence d’autres photographes importantes, comme Barbara Morgan, Ellen Carey, Liz Deschenes (ces trois-ci brièvement mentionnées dans l’essai introductif), Rossella Belluschi, Lisa Oppenheim ou Eileen Quinlan, qui auraient eu leur place ici, ouvrant davantage le propos que ne le fait le groupe historique du Texas Bauhaus, mais c’est quand même un bel ensemble, entre figures reconnues et découvertes, entre création abstraite ex nihilo dans la chambre noire et photographie d’objets abstractisés. Comme je l’avais noté précédemment, la photographie abstraite/expérimentale est un domaine où les femmes sont particulièrement présentes et reconnues. Et il est en effet oiseux de débattre si ces images expérimentales sont ou non de la photographie (débat exclusivement masculin, dit la commissaire -p. 35-, qui, pour faire un bon mot, choisit d’ignorer les travaux de Virginia Heckert, Roberta Valtorta, Laura González-Flores, Michelle Debat, Carol Squiers et de bien d’autres).

Valentine de Saint-Point (1875-1953), Métachorie, poème d’atmosphère, journal Le Miroir du 11 janvier 1914, héliogravure, 24×20.5cm, Collection Adrien Sina (p. 61)

La danse, ensuite. Mais comment la danse peut-elle être abstraite ? Voilà un sujet qui aurait mérité un essai de la même qualité que celui sur la photographie, et le petit texte descriptif d’Adrien Sina n’aborde pas ces questions de définition, ni la distinction nécessaire entre minimalisme et abstraction (pour cela, il faut lire Michelle Debat ou la Revue d’Esthétique). Mais dans l’exposition, sans que ces choix soient explicités, on ne se lasse pas de voir la danse serpentine de Loïe Fuller, les géométries corporelles de Gret Palucca (photos de Charlotte Rudolph, sous son nom dans la liste des artistes; pas de film), l’aérodanse futuriste de Giannina Censi (pas de film non plus), les traces de Trisha Brown (avec un film) ou la rigueur de Lucinda Childs (un film, heureusement). Il faut ajouter quelques dessins et une photographie, ci-dessus, de l’étonnante Valentine de Saint-Point, aristocrate, poétesse, danseuse, auteure du Manifeste de la Femme futuriste et du Manifeste futuriste de la Luxure, qui, après une vie agitée, se convertit à l’Islam et émigra en Égypte en 1924 : une femme indépendante remarquable, dont l’aspect présenté ici n’est qu’une facette parmi d’autres, comme ce livre le montre bien. On peut ajouter à ce panorama la sculpture pour danseur de Marta Pan (avec le ballet Le Teck) et les dessins évoquant les performances d’Esther Ferrer (absente de la liste des artistes en fin de catalogue ?) : un bel ensemble, mais qui souffre d’un manque de définition.

Barbara Hepworth (1903-1975), Sculpture with Colour (Oval Form) Pale Blue and Red, 1943, bois peint et corde, 32x43x43, coll. part., ph. de l’auteur (p. 126)

On pourrait encore parler de bien d’autres artistes, celles du Bauhaus où les femmes représentaient un tiers des effectifs, mais étaient orientées vers les arts textiles, Sophie Taeuber-Arp (décédée avant son mari, qui géra son fonds), Sonia Delaunay-Terk (plus systématique et moins décoratrice que son mari) et Barbara Hepworth (peut-être une de celles qui furent le plus reconnues de son vivant, Dame Commandeur OBE), les trois seules avec quatre pages dans le catalogue, Helen Frankenthaler (amante de Clement Greenberg et épouse de Robert Motherwell, qui tous deux la minimisèrent), Tania Mouraud (seule Française vivante dans l’exposition avec Parvine Curie : un choix), et aussi les collectionneuses, brièvement évoquées : Hilla von Rebay, Peggy Guggenheim, Katherine Dreier. Et tant d’autres.

Bridget Riley (1931-), Tremor, 1962, peinture émulsion sur panneau de bois, 122x122cm, Musée de Siegen (p. 213)

C’est donc une exposition foisonnante, pleine de découvertes, et qui corrige une lacune, une injustice. Mais elle n’est pas exempte elle-même de lacunes, en particulier sur ses choix, ses définitions, ses catégorisations, ses exclusions. Si ces faiblesses ne perturbent pas trop le plaisir qu’on a à visiter l’exposition, elles sont par contre très visibles dans le catalogue. Les cinq essais du début, à l’exception de celui sur la photographie, manquent de densité : ils se répètent, glosent pendant des paragraphes sur le vocabulaire correct (artistes femmes ou femmes artistes) et sur l’écriture inclusive, ils énumèrent les statistiques sur l’absence des femmes dans les expositions ou les livres, point de passage obligé de tout discours sur ce sujet, mais qui, ici (comme en d’autres champs, d’ailleurs), n’est pas transcendé pour aller vers une vraie réflexion sur l’essence de l’abstraction, et en particulier de cette abstraction féminine. Les auteures semblent avoir peur que leurs consoeurs les taxent d’essentialisme (qui est devenu un gros mot) si elles tentent d’analyser en quoi les artistes femmes approchent l’abstraction différemment des artistes hommes. Après ces essais donc assez convenus (sauf un), les notices : dans la plupart des cas, une page de texte et une d’images. Contrairement à L’Histoire Mondiale des Femmes Photographes, les éditrices n’ont pas fait la bêtise d’exclure par principe les hommes comme auteurs de notices, il y en a neuf. Les notices sont parfois très bien rédigées, et parfois du niveau Wikipedia, mais avec un tel nombre, c’est inévitable, je présume. Les bons sentiments ne suffisent pas pour faire un bon catalogue. À la fin, une chronologie et une liste des artistes et des oeuvres, mais pas d’index, pas de bibliographie, et pas de bios des contributeurs; 344 pages, 49 euros.

Résistance, disent-ils

M’barek Bouhchichi, Imdyazen (les poètes) #3, 2018, installation, bois et cuivre

en espagnol

en portugais   

 

En mai 2009, grande première, le Centre Pompidou a découvert l’existence des femmes, a réalisé qu’il y avait des oeuvres d’artistes femmes dans ses réserves et leur a consacré une exposition. Onze ans et demi plus tard, le Centre Pompidou vient de découvrir l’existence du Sud (des Suds) et de ses artistes, et consacre une exposition à leurs oeuvres exhumées de ses réserves; il était temps. La différence est que, cette fois-ci, il y a un thème, et pas une simple recension d’artistes venant de ce monde-là (alors que, comme souvent, il n’y avait pas eu vraiment de thème dans l’exposition sur les artistes femmes, au-delà de leur genre) : ici, donc, la résistance, celle du Sud contre le Nord. D’où ce titre, hélas bancal, ni vraiment français (et l’accent ?), ni vraiment anglais, Global(e) Resistance.

Taysir Batniji, Pères, 2006 (une d’un ensemble de 6)

Qu’est-ce que la résistance du Sud et comment s’exprime-t-elle ? Si on exclut quelques artistes dont on se demande ce qu’ils font là (la vidéo filiale de la Nord-Américaine LaToya Ruby Frazier, artiste par ailleurs très intéressante, ou le « philosophe en résidence » Paul Preciado), on navigue, au fil de l’exposition entre résistance subtile, discrète, allusive, et résistance plus affirmée, plus politique, avec des oeuvres plus activistes, lisibles plus aisément selon une grille politique, parfois d’artistes eux-mêmes engagés dans la lutte. Mais ces deux axes ne s’opposent pas, ils forment un continuum, une gradation, et certains artistes jouent sur les deux registres : ainsi le Palestinien de Gaza Taysir Batniji, dont la série Les Pères, plus subtile, affirmant l’identité, l’ancrage dans le territoire, est présentée ici, plutôt que les annonces immobilières de GH0809 ou les miradors de Watchtowers, oeuvres plus directement critiques. Rangeons tout de suite de côté le discours convenu selon lequel un art au service d’une cause ne serait plus de l’art : c’est un discours européen, blanc et bourgeois, qui vise à formater la résistance dans l’art, et qui ne s’applique guère au sud du Tropique du Cancer (ni dans l’URSS naissante, ni en mai 1968, ni …). Ici, au contraire, les dimensions artistique et politique sont inséparables. L’essai de Christine Macel dans le catalogue pose d’ailleurs très bien certaines de ces questions : l’éthique peut-elle suffire à l’art ? la récupération par l’institution (muséale ou privée) annule-t-elle la résistance ? Et heureusement qu’il n’y a pas de réponses univoques. 

M’barek Bouhchichi, Imdyazen (les poètes) #3, 2018, installation, bois et cuivre, détail

Les oeuvres de résistance discrète sont souvent très poétiques, ainsi ces treize bâtons appuyés contre un mur (plus haut) sur lesquels sont gravés des vers du poète M’barek Ben Zida en écriture amazigh (une culture opprimée par la culture arabe, un alphabet longtemps interdit, signe d’une résistance à l’intérieur du Sud même) : Imdyazen (les poètes) est une installation du Marocain M’barek Bouhchichi, des bâtons que les conteurs sur la place publique utilisent (utilisaient, ils se font rares) pour scander leur diction. Résistance culturelle, résistance poétique, subtilité visuelle (ci-dessus : détail de l’inscription sur un des bâtons ; peut-être qu’un de mes lecteurs pourra traduire) [voir ajout en bas].

Song Dong, Facing the Wall, 1999, installation, papier peint et photographie

Poétique aussi, la grande installation de l’artiste chinois Song Dong, une méditation face au mur, une résistance passive, un retrait du monde : résister, c’est parfois refuser de parler, s’abstraire. Ne rien faire est tout un art, et on peut aussi résister ainsi.

Thu Van Tran, The Red Rubber,#2, 2017, installation, matériaux divers

A mi-chemin, peut-être, l’installation de Thu Van Tran (dont je suis le travail depuis longtemps) qui revient ici sur l’exploitation coloniale de l’hévéa au Viet-Nam, son pays d’origine, par Michelin entre autres : des moulages blancs ou rouge de troncs d’hévéa posés sur des caisses en bois, une fresque à base de caoutchouc. Si le discours de résistance contre la domination coloniale et le pillage des ressources est ici très clair, l’expression n’en est pas militante, mais allusive.

Khalil Rabah, Untitled, All is Well, 2017, sculpture, 160x656x60cm, détail

Dans ce parcours d’un pôle à l’autre, j’en viens ensuite à la sculpture du Palestinien Khalil Rabah représentant un vieil homme écrasé sous le poids du monde (en fait, c’est inspiré d’un tableau très fameux en Palestine, Jamal al Mahamel, le porteur de montagnes, de Sliman Mansour où c’est Jérusalem qui pèse sur ses épaules; ce tableau est aussi fameux car sa première version, que possédait Kadhafi, fut détruite sous les bombes américaines en 1986), mais lui ne porte rien, en tout cas, rien de visible. C’est contre une domination invisible, car faite de non-dits, d’acceptations hypocrites, de tolérances coupables, que les Palestiniens doivent aussi résister, nous susurre Rabah : la complicité occidentale avalisant l’apartheid et le colonialisme. Sumud, la résilience, c’est ce qu’évoque avec humour cette statue.

Coco Fuso & Guillermo Gomez-Peña, The Couple in the Cage: Gutinaui Odyssey, 1992-93, documentation

Et c’est en effet l’humour, l’ironie qui sous-tend la plupart des oeuvres de résistance plus explicites. La plus ancienne ici, et une des plus puissantes, est la vidéo de la Cubaine de New York Coco Fusco et de son compagnon d’alors, le Mexicain Guillermo Gomez-Peña, qui, en 1992-1993, se déguisent en indigènes et s’enferment dans une cage exposée en public dans plusieurs villes (Madrid, Londres, Washington DC, Irvine CA, Sydney, Chicago, NYC et Minneapolis), recréation contemporaine des zoos humains (filmée par la salvadorienne Paula Heredia). Ils se disent Amérindiens venant d’une île du Golfe du Mexique, Guatinau, qui aurait échappé à la colonisation, ils performent des tâches typiques de leur culture, coudre des poupés vaudou, marcher de long en large, boire du Coca, regarder la télé, … Des médiateurs expliquent leur culture aux visiteurs, les encouragent à se prendre en selfie au polaroïd devant la cage (la majorité des visiteurs ne perçoivent pas la supercherie) et s’occupent des deux Indiens (les nourrissant et les emmenant aux toilettes en laisse, par exemple). Certains sont offusqués par ce show, en particulier bien des ethnologues, qui se sentent évidemment visés (d’autant plus que les exhibitions étaient accompagnées de tout un appareil critique, fausse notice de l’Encyclopedia Britannica, faux artefacts, …) mais Coco Fusco cite un visiteur du Smithsonian, un vieux Pueblo, disant que ce show était bien plus réel que tout ce qu’on avait pu dire sur les Amérindiens au musée. Une telle performance serait impossible aujourd’hui, face à la « cancel culture », et elle est pourtant une des affirmations les plus fortes de ce qu’est la domination culturelle. Et je poste ce billet au lendemain de Columbus Day, rebaptisé Journée des peuples indigènes.

Ivan Argote, Et cetera : en couvrant avec des miroirs Francisco de Orellana, le soi-disant découvreur de l’Amazonie, 2019, béton, acier, miroirs, et photographies

Enfin, un autre détournement ironique est celui que le Colombien Ivan Argote (qui, il y a douze ans, taguait les Mondrian, deux salles plus loin) fait subir à des statues de colons espagnols, comme le « découvreur » de l’Amazonie et d’autres conquistadors, en les habillant de ponchos traditionnels ou, mieux, en les enfermant derrière des miroirs qui ne font que refléter les entours, et ainsi annulent la statue, en nient l’existence visuelle même, ne conservant que le socle et la plaque nominative. Un acte résistant d’une simplicité absolue, qui est un excellent point d’orgue de cette exposition.

[31 octobre, suite à un échange avec M’barek Bouhchichi.
La pièce ‘ Imedyazen #3’ fait partie de la suite d’un projet intitulé Les poètes de la terre  que j’ai réalisé en 2018.  Dans ce projet, j’invite ce poète, M’barek O’Messaoud, descendant d’esclave né dans ma région et qui a choisi d’adopter le nom de sa mère Zida comme geste pour couper le lignage d’esclave. Invisibilisé comme figure avant gardiste pour sa couleur de peau et pour avoir traité dans sa poésie, souvent sous forme de joutes poétiques itinérantes, des questions inter-raciales et d’injustices sociales. Il a su faire de sa parole un espace de revendication pour toute une communauté. 
Exemples de ses poèmes inscrits sur les bâtons :
« On ne me sollicite que pour aller leur chercher
le bois de feu et la paille de blé.
J’ai juré de ne plus baiser la main à personne,
M’estimant riche rien qu’en opposant:
un grand « Non » à toutes vos requêtes. »
« J’ai choisi de vivre tel un mouflon sur les cimes,
pour qu’on ne m’entrave pas aux pattes, telle une vache. »]

Catalogue reçu en service de presse.
Photos de l’auteur, excepté la seconde et la pénultième.

Christo, une histoire de packaging

Christo, Le Pont Neuf empaqueté, Paris, 1985

en espagnol

L’essentiel de l’exposition de Christo* au Centre Pompidou (jusqu’au 19 octobre) est une exposition documentaire sur l’emballage du Pont-Neuf. Vous y verrez des centaines de dessins et croquis plus ou moins techniques, de lettres, de photographies (avec Chirac, Debré, …), et même quelques morceaux de bâches ou de sangles. C’est fort intéressant, et bien documenté, mais ce ne sont que des miettes d’un projet qui n’a existé que parce qu’on pouvait l’expérimenter. J’habitais alors tout près et y passais plusieurs fois par jour, et ce ne sont pas ces interminables documents qui vont me faire rêver. Christo, finançant ses projets en vendant les dessins d’avant-projet, en réalisait des centaines, des milliers ; nous avons ici les invendus.

Christo dans son studio, New York, 2019, capture vidéo par l’auteur

Ceci explique peut-être pourquoi il n’y a presque rien dans l’exposition sur le prochain emballage de l’Arc de Triomphe, prévu pour septembre 2021. Un petit photomontage de 1962 et une vidéo de Chisto travaillant sur le projet peu avant sa mort : le reste doit rester inédit pour pouvoir être vendu ? Il faut lire le numéro spécial de Connaissance des Arts pour en savoir un peu plus. La feuille de salle du Centre Pompidou se contente de nous rassurer : « La Flamme de la Nation devant la tombe du Soldat Inconnu continuera à brûler ». Ouf !

Christo, Le Rideau de Fer rue Visconti, 27 juin 1962, mur de barils de pétrole, ph. Jean-Dominique Lajoux

On y apprend aussi que Christo voulait n’avoir à Pompidou qu’une exposition documentaire sur le Pont Neuf et que le Centre a insisté pour montrer aussi des oeuvres de sa période parisienne de 1958 à 1964, qui sont rarement exposées, restant dans l’ombre des grands projets d’emballage. On ne connaît guère que la performance de barrer pendant quelques heures la rue Visconti avec des barils (avec la complicité de Jeanne-Claude, bien sûr, qui négocia avec les policiers venus démonter la barricade à 1h du matin), vague évocation du Mur de Berlin alors en construction, mais vraie intervention de Land Art urbain agressif.

Christo, Paquet sur table, 1961, tissu, laque, cordeau et objet divers sur guéridon, 107x42x42 cm, coll. Centre Pompidou, ph. Eeva-Inkeri

Principalement deux tendances dans ces oeuvres. D’abord, empaqueter des objets divers et variés, qui restent plus ou moins reconnaissables : petites boîtes, bouteilles, chaises, poussettes, barils, tableaux, …, avec du tissu, du papier, du plastique, de la laque, du sable, de la poussière, des ficelles. C’est un jeu de texture, de brillance, de couleurs, un travail qui se relie à toute l’histoire du drapé : on aurait aimé davantage de références dans l’exposition, par exemple à Sansevero, à Clérambault ou à Giacometti (chez qui le jeune Christo vit les sculptures de glaise enveloppées dans des linges humides pour ne pas sécher), ou, même, audacieusement, à Judith Scott, lointain parentage obsessionnel. Mais rien de cela n’est évoqué ici, et l’accrochage est bien sage, bien linéaire.

Christo, Devanture de magasin mauve, 1964, 235x220x35 cm, bois, métal , émail, plexiglas, papier, tissu, lampe, Ph. Wolfgang Voltz

Dans la même veine, des vitrines camouflées, comme un empêchement, un déplacement : alors que les objets étaient reconnaissables, ici, de l’intérieur, nous ne saurons rien, comme pour l’objet d’À bruit secret.

Christo, Cratère, 1960, photo de l’auteur

L’autre série, qui n’a pratiquement jamais été montrée, comprend des toiles matiéristes, trouées, déformées, boursouflées, triturées, quasi tri-dimensionnelles. Christo fut inspiré par Dubuffet, dit-il, mais on peut aussi voir des parentés avec Fontana en moins lisse (Fontana fut la seconde personne à lui acheter une oeuvre en 1958), avec Burri en moins audacieux ou avec Millares en plus calme. C’est ce qui m’a le plus intéressé dans cette exposition un peu trop convenue.

Jeanne-Claude devant le mur de barils, juin 1962

  • oui, je sais, il faut être politiquement correct et dire « Christo et Jeanne-Claude », la responsable marketing, RP et finances ayant désormais le même poids que le créateur. Un peu comme les vêtements Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, ou les romans de Virginia et Leonard Woolf, ou de George Sand et Alexandre Manceau …

Les morts de Christian Boltanski

Christian Boltanski, La Dernière danse, 2004 (au 1er plan, Les Regards, 2011)

en espagnol

Dans l’exposition de Christian Boltanski à Pompidou (jusqu’au 16 mars), on ne rencontre que des morts. A part l’artiste, le seul vivant, sauf erreur, est son frère, représenté comme crachant son sang et quasi agonisant dans une vidéo de jeunesse, dès l’entrée (L’Homme qui Tousse, 1969). Pas de cadavres, certes, sinon certains dissimulés sous un voile noir qu’on n’ose pas soulever (Les Concessions, 1996), mais, partout des disparus. Certains sont évoqués de manière simpliste, avec seulement leurs dates de naissance et de mort (Mes Morts, 2002), mais la plupart sont des portraits de gens disparus ou présumés tels : les Suisses Morts (1990) bien sûr, le Grand-père (1974), les bourreaux et victimes réunis (Menschlich, 1994 et Les Portants, 2000), les Tombeaux (1996), la Dernière danse (deux jeunes Roumains juifs dansant avant le naufrage de leur bateau pour la Palestine, 2004, ci-dessus) et, en face, rare occurrence, les parents de l’artiste (Sentimental Père-Mère de C.B., 2000), à peine discernables derrière les ampoules de couleur.

Christian Boltanski, Crépuscule, 2015 (vue le 9/11/19)

Difficile ici d’échapper à l’omniprésence de la douleur et de la mort. Même des souvenirs qui pourraient être agréables prennent une connotation tragique, évoquant deuils et disparitions, que ce soient les enfants du Club Mickey en 1955 (1972), la famille D. entre 1939 et 1964 (1971) ou les employés du Grand Hornu entre 1920 et 1940 (1997). Les Véroniques (1996) semblent être des cercueils, les Reliquaires (1990) des monuments funéraires. Dans sa pièce Crépuscule (2015, ci-dessus avant le début de l’expo), chaque jour une ampoule s’éteint : à la fin de l’exposition, la pièce sera sombre, la mort sera là. Le temps s’écoule, l’existence est précaire. L’exposition s’intitule « Faire son temps », titre douloureusement ambigu. Les battements de Coeur (2005) sont certes le signe d’une vie, mais leur écoute évoque aussi un acte médical pas du tout innocent, visant à détecter une malformation, une maladie possible, mortelle; et leur archivage dans une île japonaise en fait un lieu de pélerinage et de reconnection avec les parents défunts dont on vient écouter le coeur.

Christian Boltanski, Entre-temps, 2003 (et à gauche vue partielle du Club Mickey, 1972)

La scénographie de cette exposition est spectaculaire (un peu trop, peut-être; on aurait pu se passer du Départ et de l’Arrivée, 2015) : on franchit une barrière (sur laquelle est projeté le visage de l’artiste : Entre-temps, 2003, ci-dessus), on avance dans un couloir sombre, on passe par un labyrinthe de voiles blancs à peine agités par des ventilateurs (Les Regards, 2011), on arrive à la lumière où les Suisses morts montent la garde devant le paysage parisien, on passe de là à la quête du chant des baleines (Misterios, 2017) mais on bute sur une carcasse de baleine échouée (ci-dessous), puis on replonge dans la semi-obscurité jusqu’à la pile de vêtements (petite comparée au Grand Palais) du Terril Grand Hornu (2015) avant de se fixer devant les deux vidéos lumineuses Animitas (2014 et 2017) : évocation des stèles au bord des routes là où un homme est mort dans un accident. L’exposition est une oeuvre en soi : on ne la visite pas, on est dedans.

Christian Boltanski, Misterios, 2017

Tout ou presque est funèbre ici mais rien n’est violent (excepté la vidéo de l’Homme qui tousse). S’installe ici une forme de familiarité avec la mort, qui ne semble plus un traumatisme brutal, mais devient presque une compagne attendue, acceptée. Sans doute un jeune homme ou une jeune femme réagiront-ils différemment, mais pour moi, qui suis son cadet de 4 ans, cette exposition est un apaisement.

Photos 1 & 3 de l’auteur; photo 2 courtesy du Centre Pompidou

Dora Maar inattendue

Dora Maar, composition, 1967

En espagnol.

Dora Maar muse et victime de Picasso, Dora Maar photographe surréaliste, Dora Maar passant de la photographie, art mineur, à la peinture, natures mortes et paysages. Dora Maar excentrique à la limite de la folie, Dora Maar recluse, Dora Maar bigote, Dora Marra qui échappe à la camisole de force grâce au confessionnal (Lacan). Tout cela est vrai, bien sûr, tout cela est connu, et parfois ressassé à plus soif. L’intérêt de la grande exposition à Pompidou (finie le 29 juillet) est de ne pas montrer que cela, mais aussi le travail photographique de ses débuts, photos de mode très classiques et photos sociales un peu trop pittoresques.

Dora Maar, ST, 1980

Et aussi son travail à la fin de sa vie, des toiles abstraites inspirées par les vitraux de son église (en haut), et une sorte de convergence entre peinture et photographie : ses encres sur papier et ses photographies abstarites sont quasiment indistinguables.

Préhistoire et contemporanéité

En espagnol.

C’est un sujet très rarement abordé que la parenté entre l’art préhistorique et l’art contemporain. Le Centre Pompidou tente ce rapprochement (jusqu’au 16 septembre) et c’est plutôt réussi. Mais que signifie ici le mot « art » ? Peut-on comparer le geste conscient créatif d’un artiste moderne ou contemporain, et cet inconnu, dont nous ne savons rien, ni sa « culture », ni ses croyances, ni ses motivations, et dont nous regardons, impuissants, héberlués, ignares, les créations, peintures et gravures murales ou objets ? La force de cette exposition est de faire des rapprochements, souvent audacieux, mais le plus souvent stylistiques, formels. Son impuissance est bien sûr de ne savoir répondre à cette énigme.

Figure féminine dite Vénus impudique, Les Eyzies, époque magdalénienne, vers -16 000, MNHN Paris

On peut bien entendu suivre une approche historique, analyser comment le mot « préhistoire » est apparu, comment des artistes se sont emparés de cette idée des origines et l’ont intégrée à leurs propres oeuvres. Bien sûr, la prise de conscience du « temps long » (avec les fossiles, par exemple), la perception d’une culture avant l’histoire écrite, et surtout la découverte et la reconnaissance de l’art pariétal ont marqué les hommes de culture, savants, écrivains et plasticiens, en agitant leur conscience, en les amenant à relativiser leur vision du monde.

Ana Mendieta, Sculptures rupestres n°98, grottes de Jaruco, La Havane, Cuba, juillet 1981; photogramme d’un film Super 8

Mais peu d’entre eux (Bataille sans doute, Ana Mendieta aussi, Miguel Barcelo ci-dessous enfin) ont été capables d’aller au-delà de ces cousinages formels et d’approcher le mystère de la création préhistorique. Seule peut-être, Ana Mendieta a su lâcher prise, abandonner ses références et, d’une certaine manière, régresser jusqu’à une certaine forme d’état préhistorique.

Miquel Barceló, Sans titre, 2019. Fresque murale en argile sur les verrières du Centre Pompidou

Certes Cézanne décrypte le paysage antéhistorique, Redon perçoit le poids du fond des temps, Dubuffet et Max Ernst montrent des formes minérales immémorielles, Yves Klein réalise des empreintes de corps (mais qu’ont-elles à voir, au-delà de la forme, avec les mains soufflées des cavernes ?), et les graffiti de Brassai sont aussi des empreintes (une bonne partie de l’exposition aurait gagné à être mise en perspective avec la recherche sur les empreintes, comme ici même en 1997). Mais où est le mystère ?

Figure féminine dite «Vénus de Lespugue» (grotte des Rideaux, Lespugue, Haute-Garonne), époque gravettienne (vers – 23 000 ans). Ivoire de mammouth, 14,7 × 6 × 3,6 cm. Musée de l’homme, Paris
© MNHN – Jean-Christophe Domenech

Et ce ne sont pas les artistes contemporains qui vont nous aider à y voir plus clair, ni les dinosaures des Chapman, ni les légèretés kitsch de Marguerite Humeau, ni le poncif de Bertrand Lavier, ni la ridicule pièce de Pierre Huyghe, ni les expérimentations photographiques de Dove Allouche. Dommage d’ailleurs que Dallaporta n’ait pas été inclus, on aurait au moins eu un peu de densité.

Figure féminine dite Idole aux yeux, Uruk, Mésopotamie, vers -3000

Soyons clair : à l’exception de quelques loupés (principalement chez les contemporains), la grande majorité des oeuvres ici présentées sont intéressantes, on a un beau panorama de ce qu’a pu être l’influence de la préhistoire sur l’art depuis un siècle et demi, mais on n’est guère plus avancé quant au mystère de la création préhistorique.

Le catalogue est très complet pour ce qui concerne la reproduction des pièces exposées; il comprend des petits textes explicatifs fort bien faits (par exemple sur l’école d’Altamira, sur la muséographie préhistorique, ou sur la grotte dans l’architecture moderne), mais pas vraiment de textes de fond. Les Cahiers ont sorti un numéro spécial avec une anthologie de citations et une dizaine d’entretiens avec des artistes contemporains.

Mais pour vraiment nourrir la réflexion sur ce sujet, il faut lire le livre Préhistoire, l’envers du temps (aux éditions Hazan) de Rémi Labrusse, un des commissaires de l’exposition, qui est là bien plus disert et éloquent que dans le catalogue : on a là une véritable dimension historique et analytique, et on finit la lecture (plus de 200 pages très denses) avec, enfin, le sentiment de nous rappocher un peu de ce mystère.

Photos 2, 4 & 6 de l’auteur; photo 5 courtesy du Centre Pompidou.