Le monde est-il un abri ? (Valérie Jouve)

Valérie Jouve, S.T. (Les Façades), 2021 & S.T. (Les Personnages avec Abu Hassan), 2014, tirages jet d’encre

Dans son exposition au CPIF (jusqu’au 14 avril), Valérie Jouve pose, elle, une affirmation, non une interrogation comme dans mon titre. Des dolmens inspirés aux grands ensembles, des maisons palestiniennes à une ferme vellave, des murs de béton ou de métal aux roches brutes, de la campagne à la ville, elle compose harmonieusement, sur deux longs murs parallèles, un montage symphonique d’abris possibles, que viennent compléter et ponctuer des arbres, des fleurs et même, nouveauté dans son travail, trois cieux tourmentés. Elle combine savamment, dès l’image à l’entrée et tout au fil de l’exposition, du brisé et du lisse, du mat et du brillant, du poli récent et du rugueux ancien, toute une encyclopédie de formes et de textures, depuis préhistoire aveyronnaise et antiquité omeyyade jusqu’aux barres d’immeubles de nos banlieues tristes. D’un mur à l’autre, comme sur une partition musicale, les images se répondent, les correspondances s’établissent, les complicités se créent, un espace mental et émotionnel se construit dans une fluidité très élaborée, sans chronologie ni classification.

Valérie Jouve, S.T. (Les Ruines), 2014 & S.T. (Les Architectures – Les Ruines), 2011, C-prints

Y est-on à l’abri ? De la pluie et du vent, peut-être, mais de la violence ? De la guerre, de la destruction ? Trois personnages théâtralisés, deux femmes et une jeune fille, semblent humaniser le paysage, surgissant au milieu du minéral, regardant hors champ. Mais le regard est attiré au fond de la salle, où deux photographies se superposent (en haut) : la plus grande est une façade rythmée d’immeuble moderniste, peut-être Le Corbusier dans la ville d’origine de l’artiste ; collée sur elle, l’occultant en partie, un homme aux bras croisés, au regard dur, au front bosselé, et qui, lui, nous fixe. On le nomme Abu Hassan, père de Hassan, comme de coutume dans cette région (l’auteur de ces lignes y fut nommé, lui, Abu Skandar, père d’Alexandre). Il est Palestinien, tout comme est palestinien le Palais d’Hisham (ci-dessus), ruine majestueuse surplombée au fond par une station radar de l’armée d’occupation (photographie juxtaposée ici à celle d’un de nos immeubles éventrés dévoilant les couleurs vives de ses intimités), tout comme sont palestiniennes les portes de maisons dont les images, en vignettes, viennent ponctuer d’autres photographies de grands ensembles. Abu Hassan est-il à l’abri aujourd’hui ? Est-il en sécurité ? Son regard, sa posture, nous disent sa résistance, son « soumoud » comme on dit là-bas, sa capacité à tenir bon envers et contre tout. Et soudain, rattrapée par l’actualité du génocide, cette exposition se charge d’émotion, de tragédie, de rage ; et on peut en pleurer, ouvertement.

Valérie Jouve, S.T. (Les Roches, Les Architectures, Les Murs), 2022-2023, tirages jet d’encre

Venue de la sociologie et de l’anthropologie, d’abord photographe pour architectes, Valérie Jouve avait fait jusqu’ici des expositions remarquées à Rennes, au Centre Pompidou, au MAC/VAL, au Jeu de Paume, à Saint-Étienne, mais c’est certainement ici son exposition la plus personnelle, la plus intime, ce qui contribue aussi à cette charge émotionnelle. Tout son travail s’oriente autour d’une quête de sens, d’équilibre entre personnes et milieu : comment est-on au monde ? En témoigne aussi, dans une salle voisine, son film sur une femme errant Porte d’Aubervilliers dans des friches où la nature reprend le pas sur le béton : un emblème de cette rencontre entre espace naturel et paysage urbain.

Exposition prochaine à la galerie Xippas. Photo 1 courtesy du CPIF.

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