Cruz-Filipe : questions du réel

Cruz-Filipe, Questions du réel, 1976, 117x172cm, coll. CAM Gulbenkian

Ils se disent peintres, ils se disent photographes : ce fut une exposition à l’ARC (MAMVP) en 1981. Et les liens entre photographie et peinture datent de l’invention même de la photographie. Entre les peintres reconvertis en photographes, souvent faute de talent, et les photographies pour peintres de Atget, le dialogue est constant entre les deux arts, ou plutôt entre le grand art qu’était la peinture et l’art mineur de la photographie « humble servante des arts », comme disait Baudelaire, et l’ouvrage de référence sur ce dialogue est sans doute celui de Dominique de Font-Réaulx, jusqu’en 1914. Si le dialogue se poursuit de nos jours, il acquiert une dimension nouvelle avec Gerhard Richter, bien évidemment, mais aussi avec d’autres artistes qui combinent les deux médiums, non pour une simple reproduction, mais de manière créative. C’est par exemple le cas de Lizzie Calligas (célébrée par Vilém Flusser), et, je le découvre, de l’artiste portugais Cruz-Filipe (né en 1934), exposé à la Fondation Gulbenkian (jusqu’au 15 avril).

Cruz-Filipe, A medida comun das mais humildes coisas (La mesure commune des choses les plus humbles), 1972, 95x141cm, coll. CAM Gulbenkian

Cet artiste projette des photographies sur des toiles photosensibilisées qu’il peint ensuite. Ses oeuvres les plus anciennes, avec des photographies noir et blanc comme collées sur ses tableaux évoquant des maîtres anciens, italiens ou flamands, le plus souvent, font jouer à plein le contraste entre les deux arts, les deux médiums. Ainsi, d’une nature morte avec cornemuse, bouteille et broc (sur lequel semble flotter un feu-follet), émerge le visage songeur et sensuel d’une jeune femme à la peau couverte de fines gouttes d’eau, comme une allégorie, un memento mori subtil. Fenêtre à l’intérieur du tableau, une photographie de son atelier vu à travers une fenêtre close (en haut) est superposée à une nature morte aux instruments de musique, comme un jeu d’échos, une mise en abysse, une métaphore de son art : questions du réel, en effet.

Cruz-Filipe, Ordre des visibilités, 1988, 56x43cm, coll. CAM Gulbenkian

On passe ensuite à des motifs plus complexes où l’image photographique, dès lors projetée et repeinte, vient interagir avec les formes mêmes de la peinture. Apparaissent alors des corps, des visages et souvent des mains. Ce sont ces mains qui rythment les compositions, comme cette oeuvre, inspirée peut-être de Parmigianino, dans laquelle les mains glissent, caressent, désignent et construisent une illusion, qui, par instant, flirte avec certaines incongruités visuelles du surréalisme (Magritte, par exemple).

Cruz-Filipe, Teatro dos sentidos (Théâtre des sens), 1991, 91x67cm, coll. part.

Mains et corps féminins se rencontrent. Si une femme sage regarde un Vermeer, une autre, plus audacieuse, cernée par mains et pieds masculins, semble se fondre dans les bras d’un gentilhomme de la Renaissance. Chacune de ses toiles nous envoie fouiller dans notre mémoire visuelle, tenter de retrouver dans quel tableau avons-nous vu ce pourpoint, ce corsage, ce pied, cette main, mais aussi vibrer à l’unisson de ces confrontations visuelles et tenter de nous raconter une histoire, d’amour, de sex, de violence.

Cruz-Filipe, Méditations sur l’inquiétude, 2004, 102x145cm, coll. Maria do Céu Soares Machado

Des champs verticaux encadrent un corps de femme, d’abord nue et agenouillé, puis somptueusement vêtue. Toute tentative de narration serait vaine : est-ce une fuite devant cette main masculine impérieuse ? Ou bien une transformation, une sublimation ? Chacun de ces tableaux est un réceptacle à fantasmes.

Cruz-Filipe, Autre sommeil, 1977, 75x117cm, coll. de l’artiste

Que dire de cette main qui malaxe sans douceur un sein qu’on devine réticent, cependant que la manche d’un habit somptueux s’accoude nonchalamment à gauche ? Qui sont ces hommes ? Quoi les relie ?

Cruz-Filipe, L’étrangère, 1997, 146x114cm, coll. Fernando Saavedra

Et cette femme en fragments, visage et cou, sein, et une épaule dont on ne perçoit pas l’articulation, non plus que les mains en bas : femme décomposée, visible à travers une grille, un masque, et qui émerge du noir devant les yeux du voyeur.

Cruz-Filipe, Point d’orgue, 1994, 148x110cm, coll. CGD

Le noir parfois occupe toute la toile ou presque, et seules deux mains sont ici visibles, mains masculines, mains de pouvoir, sous un ciel tourmenté. Cruz-Filipe bâtit ainsi un univers fantomatique, onirique, dérangeant : ses fantasmes prennent corps dans des figures antiques, se vêtent des oripeaux de l’histoire de l’art pour mieux venir hanter les esprits et prévenir leur oubli.

Cruz-Filipe, O espelho (Le miroir), 1984, 36x28cm, coll. CAM Gulbenkian

L’autre partie de son travail montrée dans l’exposition (26 des 57 toiles au total) poursuit la même démarche de mixage de la peinture et de la photographie (en imprimant désormais les photos numériques sur la toile) avec des motifs de paysages, certains fruits de voyages dans l’Arctique et en Afrique, d’autres issus de son imagination. C’est formellement un travail plus abouti, mais sans la charge psychique de ses portraits, avec moins d’émotion, de sensualité, à mon sens.

Cruz-Filipe, Transparência (Transparence), 2018, 145x102cm, coll. de l’artiste

Mais on reste sensible à la dimension romantique de ses peintures-paysages, à sa recherche du sublime, á la lumière atmosphérique de certaines toiles. Il y flirte plus aisément avec l’abstraction, se détachant du motif pour construire des formes minérales, marines ou de nuages sans limites, où on est parfois incapable de reconnaître quelque réalité que ce soit. L’aboutissement d’un cheminement à travers quatre siècles d’histoire de l’art.

Beau catalogue (en portugais seulement), reçu en service de presse.

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