Une histoire des femmes photographes, écrite par des femmes. Critique par un homme.

Luce Lebart & Marie Robert (dirs.), Une histoire mondiale des femmes photographes, Paris, Textuel, 2020 [Pushpamala, Rêves d’or #10, 1998]

en espagnol 

en portugais

C’est une excellente initiative que ce livre sur les femmes photographes édité chez Textuel par Marie Robert et Luce Lebart : nul ne peut contester que les femmes photographes ne sont pas assez connues, pas assez visibles et que, pour corriger cette situation, elles méritent des expositions muséales, des livres, des revues. La première exposition collective au monde de femmes photographes eut lieu il y a 115 ans, à Hartford (Connecticut) en avril 1906; par la suite, il y eut l’exposition fondatrice de Margery Mann et Anne Noggle au SFMoMA en 1975. La première exposition dédiée aux femmes photographes en Europe fut à la Pinakothek de Munich en 2008, et la première en France en 2009 à Gulbenkian Paris, une exposition remarquable avec une centaine de femmes photographes (en même temps que elles@centrepompidou, mais seules 15 des cent femmes de Gulbenkian étaient à Pompidou, plus hexagonal), mais qui, curieusement, eut fort peu d’écho (sans doute ce sujet n’était pas perçu alors comme un sujet intéressant, ni militant; et j’avoue ne l’avoir pas vue alors, mais découverte plus tard, via des amis portugais, par son excellent catalogue), suivie de celle, beaucoup plus publicisée, à l’Orangerie et Orsay en 2015 (plus de 150 artistes). Les femmes photographes méritent des magazines comme Femmes Photographes et le numéro spécial de Katalog, et des livres comme celui-ci : il n’existe pas grand chose d’autre en français, contrairement à la profusion de livres en anglais ; trop souvent, en France, on ne se préoccupe que des statistiques brutes comptabilisant les parutions, les mentions dans la presse et les présences dans les expositions et les festivals, sans les accompagner d’une réflexion de fond. La bibliographie, fort bien faite, liste 150 ouvrages : seuls une quinzaine est en français (dont des traductions), mais près de 120 en anglais. Ce gros livre (500 pages) présente des courtes monographies (une page, une image) sur plus de 300 photographes, depuis les débuts de la photographie (Anna Atkins, née au XVIIIe siècle) jusqu’à aujourd’hui (la plus jeune, Newsha Tavakolian, a 40 ans; ci-dessous); l’ordre est chronologique (année de naissance), et un index permet de retrouver l’ordre alphabétique. Notez la différence entre ces deux premières images : celle choisie pour la couverture (serait-ce un manifeste subliminal ?) pointant son arme vers le lecteur, pourrait être perçue comme la marque d’une violence agressive, alors que celle de la benjamine dénoterait plutôt une attitude calme et affirmée de défense contre la violence. Deux facettes, deux styles.

Newsha Tavakolian, Portrait de Negin à Téhéran, 2010, p. 470-471

Ce livre remonte donc dans l’histoire et met en lumière bien des photographes méconnues du XIXe siècle (Marie Robert fut une des commissaires de l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? » ). Alors que quatre pays, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Allemagne, comptent pour près de la moitié du total (sachant que bien des photographes sont en fait assez cosmopolites), ce livre essaie néanmoins de ne pas se limiter aux figures connues de l’Occident (aux bourgeoises blanches, comme dit la Péruvienne Daniela Ortiz) et de présenter aussi des photographes du Sud, un quart du total environ. Mais pourquoi un quart seulement ? Ne devrait-il pas y avoir ici une parité Nord-Sud comme on demande une parité Homme-Femme ? L’histoire de la photographie, historiquement, a relativement négligé les femmes photographes (et ce livre va à l’encontre), mais l’histoire de la photographie, présentement, néglige relativement les photographes du Sud (et ce livre va dans le même sens). Ce livre est l’occasion de découvrir des inconnues (pour moi) : Naciye Suman, première photographe turque, Karimeh Abbud, première Palestinienne, Alice Seeley Harris, première militante anticoloniale (1904), ou, dans un registre différent, Mary Willumsen (ci-dessous), une des premières photographes érotiques en 1914, ou Anne Noggle (par ailleurs curatrice de l’exposition sus-mentionnée au SFMoMA en 1975) et son travail sans complaisance sur le vieillissement, y compris le sien (tout en bas; ce sont là, je pense, des photographies que seule une femme peut faire, et ça mériterait un peu plus de réflexion sur le « female gaze »), et bien d’autres. [ajout 27/11 : trois photographies de Mary Willumsen, provenant de la galerie Lumière des Roses qui l’exposa en 2019, étaient dans l’exposition d’Orsay, mais pas reproduites dans le catalogue].

Mary Willumsen, Carte postale nº2238, vers 1914-21, p.125

Une excellente initiative, donc, mais un résultat mitigé. Je critiquerai tout d’abord le choix des photographes : c’est bien sûr, inévitablement, un choix subjectif des deux éditrices, et on est ravi de pouvoir faire grâce à elles plein de découvertes. En même temps, il est quelque peu paradoxal de titrer le livre « Une histoire mondiale des femmes photographes » sans y avoir inclus Annie Leibovitz, ni Bettina Rheims, ni Valérie Jouve, ni Taryn Simon, ni Vanessa Beecroft (ni Ana Mendieta, peut-être parce qu’on l’a considérée comme pas exclusivement photographe; mais Hannah Höch, en bas, aux pratiques tout autant diversifiées, est pourtant incluse). Il me semble évident que les deux éditrices connaissaient ces femmes photographes, qui me paraissent être, elles aussi, des figures incontournables de la photographie; mais alors quelles raisons ont présidé à leur omission ? Serait-ce l’image de la femme que proposent Rheims ou Beecroft qui les a gênées ? Mais les images de pouvoir et de domination politique ou sociale que d’autres photographes présentées ici (par exemple Leni Riefenstahl) transmettent n’ont pas entrainé leur exclusion (il y a même une Impératrice dans le portefeuille, Ci Xi). Mais Leibovitz (seule mention déconcertante : Tsuneko Sasamoto serait la « Leibovitz japonaise, une sommité dans son pays », dit sa notice)? Mais Jouve ? Mais Simon ? Ces exclusions sont bien étranges et incompréhensibles. Et il y en a d’autres, de photographes moins connues mais néanmoins importantes (entre bien d’autres, Ahlam Shibli), que le manque de place ne semble pouvoir expliquer qu’en partie; certes, tout choix exclut, mais encore faut-il en expliciter les critères. Dans l’exposition elles@pompidou en 2009, la première grande exposition de femmes artistes en France, sur 340 artistes, il y avait environ 50 photographes : quand on compare les listes, on réalise que plus de vingt de ces cinquante-là ne sont pas incluses ici. Et seules 20 des 50 photographes de l’exposition fondatrice de 1976 au SFMoMA (certes axée à 90% sur l’Amérique du Nord) sont reprises ici.

Hilla Becher, Typologies nº1 à nº6, 1965-1991 (Châteaux d’eau, 1972-90), p. 306 [Bernd Becher est absent de la légende]

J’ai trouvé intéressant le fait de présenter Hilla Becher sans Bernd, et Anna Blume sans Bernhard : ces femmes ne furent pas des seconds couteaux dans leur couple. et même si les travaux des deux membres du couple sont indissociables, ces femmes ont en effet été relativement occultées (mais, alors que la photo Blume est créditée aux deux époux, Bernd a disparu du crédit de l’image ci-dessus : pourquoi ?). Idem pour Constance Talbot (par contre, Louise-Georgina Arrowsmith-Daguerre qui s’inquiétait de la santé mentale de son mari dès 1827 est absente, elle, à juste titre). Mais je n’ai pas compris, dans la même veine, pourquoi Claude Cahun était présentée seule : Marcel Moore / Suzanne Malherbe est certes mentionnée, mais comme collaboratrice et non comme égale, et elle n’a pas droit à une notice en son nom propre; y aurait-il des dominations au sein du couple plus acceptables que d’autres ? Autre lacune m’ayant étonné, liée à mon champ spécifique de recherches, il n’y a ici aucune photographe expérimentale, alors que c’est justement un des domaines où il y a le plus de femmes photographes (ainsi les trois expositions actuelles au CPIF, à Vélizy et au FRAC Rouen sur la photographie et l’abstraction comprennent-elles 43% de femmes, pour se livrer au petit jeu des statistiques); or ni Felten-Messinger, ni Vera Lutter, ni Evelyne Coutas, ni Rossella Belusci, ni Nancy Wilson-Pajic (lesquelles étaient toutes dans l’exposition de Pompidou), ni Ellen Carey, ni Liz Deschenes, ni Eileen Quinlan, ni Susan Derges, ni Alison Rossiter, ni bien d’autres ne sont incluses ici. Tout un pan de la photographie féminine est passé sous silence ; les deux directrices de l’ouvrage seraient-elles imperméables à l’expérimental (alors qu’elles écrivent dans l’essai de présentation : « elles expérimentent souvent, en pionnières »)? Mais, si ces lacunes sont irritantes, elles restent secondaires par rapport à l’ampleur de l’ouvrage, et je n’hésite pas à dire que dans l’ensemble, malgré ces divers manques, la liste est impressionnante, quand bien même elle ne serait pas fidèlement représentative de la situation réelle.

Comtesse de Castiglione, Le pied, 1914, p. 45 [Pierre-Louis Pierson est absent de la légende]

Chaque photographe bénéficie donc d’une notice sur une demi-page. Certaines de ses notices sont des petits bijoux, rendant parfaitement compte en quelques lignes de la richesse et de la complexité du travail de la photographe présentée (celui de Marta Gili sur Susan Meiselas, par exemple, celui d’Abigail Solomon-Godeau sur la Comtesse de Castiglione (ci-dessus), ou celui de Federica Muzzarelli sur Lady Hawarden). D’autres, sur des photographes peu connues, en particulier du XIXe et début XXe, apportent des informations très utiles (par exemple Sara Knelman sur Emma Jane Gay (détails sur la curieuse photographie ci-dessous), Sigrid Lien sur Solveig Lund, ou Anna Sparham sur Christina Broom). Mais certaines notices sont un peu trop lisses, évitant prudemment de soulever des controverses, des divergences : par exemple, parler de Valérie Belin sans évoquer les critiques de son récent travail, aussi bon soit le texte de Nathalie Herschdorfer, semble un peu court; de même, parler de Liselotte Grschebina sans évoquer sa dimension propagandiste (alors que la propagande photographique est à juste titre soulignée dans les cas de Leni Riefenstahl ou de la Grecque Nelly) est une lacune (délibérée ?) de la part de l’Israélienne Yudit Caplan (du très officiel Musée d’Israël).

Emma Jane Gay, Choup-nit-ki (chez les Nez-Percés), vers 1889-92, p. 41

Un autre exemple pas très heureux, la notice sur Anne Brigman, pourtant écrite par une commissaire du SFMoMA, ne dit rien sur le paganisme de Brigman, rien sur son regard réduisant le corps féminin à un objet photographiable (on préfère répéter la doxa qu’elle fut une féministe), rien sur sa technique, disons, approximative, et répète l’erreur commune de dire qu’elle fut la seule femme membre de Photo Secession dans l’Ouest (il y eut au moins 4 autres femmes, dont Sarah Hall Ladd; aucune n’est incluse ici). Et, hélas, quelques notices sont tout juste du niveau Wikipedia. On peut comprendre que gérer 160 contributrices soit une tâche difficile; mais les écarts de qualité entre les textes sont parfois déconcertants. Or les deux éditrices ont fait le choix d’avoir uniquement des auteures, venant d’ailleurs fort heureusement d’origines diverses (une vingtaine sur les 160 vient de pays du « Sud »), et ont donc exclu tout homme de cet ouvrage : on peut comprendre ce choix d’un point de vue militant, afin de donner plus de visibilité aux auteures, trop souvent négligées dans le passé, mais, dans quelques cas, ce n’est pas vraiment un choix pertinent. Pour prendre un exemple, sur une photographe que j’ai un peu étudiée, Zaida Ben-Yusuf, le spécialiste incontesté de son travail est l’historien Frank Goodyear, qui est le seul à avoir écrit extensivement sur elle; mais c’est un homme ! Donc il a été exclu de ce livre et la notice a été confiée à une doctorante à Paris 3, dont le texte est particulièrement fade (« Pour elle, la photographie devient un moyen d’expression artistique ainsi que le reflet de son ambition de libération personnelle »). Ni le catalogue Gulbenkian (avec Jorge Calado), ni celui d’Orsay (avec Thomas Galifot et Ulrich Pohlmann) n’avaient eu ce parti pris d’exclure systématiquement les auteurs masculins.

Hannah Höch, ST (Grande main au-dessus de la tête d’une femme), 1930, p. 127

Enfin, heureusement, ce livre ne se contente pas de compiler une liste (comme celles-ci), mais il s’ouvre sur deux essais des éditrices, et il est excellent que ces textes aillent à l’encontre d’une histoire de la photographie écrite principalement par des hommes. Ces essais mettent en lumière le retard français en la matière, non seulement en termes de livres et d’expositions, mais aussi pour ce qui concerne le regard critique : en France, pas « d’approches globales posant explicitement la question du genre », une réduction de la critique à « la célébration d’une féminité naturalisée » et à la recherche « d’éventuelles « spécificités féminines » dans les clichés de femmes ». Alors que justement, l’essai de Marie Robert, au-delà de sa célébration de la difficile conquête des bastions masculins, ouvre des pistes de réflexion qui restent à poursuivre : l’empathie propre aux photographes femmes, la volonté de « déjoue[r] les codes de la représentation, invente[r] de nouvelles formes, instaure[r] des pratiques inédites », le fait de faire « de son propre corps le territoire principal d’une quête féministe et/ou anticoloniale », de « revendiquer une forme d’appropriation inédite des représentations du corps », réflexions qui ne sont ici qu’ébauchées et qui mériteraient vraiment de plus amples développements, à l’encontre de l’approche différentialiste si commune. Sur cette approche différentialiste, je ne résiste pas, en préambule à sa photographie ci-dessous, au plaisir de citer la très non-conventionnelle Anne Noggle dans le catalogue du SFMoMA en 1975 : « It is not the intention of this historical survey to delve into the nebulous area of the sexes where answers are as scarce as brassieres and neutrality tantamount to treason ».

Anne Noggle, Stonehenge décodé, 1977, p. 251

Malgré ces critiques non négligeables, il n’en reste pas moins que ce livre est une excellente initiative, dont on avait grand besoin, et une référence future. Mais peut-être n’aurais-je pas dû écrire cette critique ? Peut-être, homme blanc hétéro de plus de 50 ans, ne suis-je pas considéré comme légitime pour critiquer un livre écrit par des femmes sur des femmes ? Peut-être, comme semblent l’avoir souhaité certaines, la critique de tout livre de femmes sur des femmes devrait-elle être réservée à des critiques femmes (tout comme la photographie de personnes noires serait réservée aux photographes noirs, comme l’évoquait récemment Michel Guerrin dans une chronique un peu désabusée). Peut-être …

Livre reçu en service de presse.
Note déontologique : l’auteur est membre du Conseil d’Administration de la Société Française de Photographie, tout comme les deux directrices du livre.

2 réflexions sur “Une histoire des femmes photographes, écrite par des femmes. Critique par un homme.

  1. Article de Claire Guillot (et Denis Cosnard) dans Le Monde du 10 décembre (https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/12/10/beaux-livres-2020-la-selection-photo_6062862_3260.html) critiquant ce livre à peu près sur la même ligne que moi :

    Excellente initiative, très utile :
    « ce dictionnaire d’un genre inédit vise à lutter contre l’effacement qui a frappé les femmes dans l’histoire officielle de la photographie »

    Mais avec quelques partis pris :
    « les deux directrices ont pris un parti radical et militant : concevoir un ouvrage collectif et multiculturel écrit par 160 collaboratrices de tous les continents »
    « Autre parti pris du livre : aborder la question en délaissant la seule perspective esthétique, au profit d’une vision sociale et politique, « située », qui met au centre la question de l’identité, raciale ou sexuelle »

    Et des faiblesses (encore plus vache que moi … « oublier les créations », « oeuvres ténues »)
    « L’ouvrage n’évite pas quelques écueils. Certaines notices sont éclairantes, d’autres se contentent de dérouler des biographies sans aucune analyse, voire se focalisent sur les combats des femmes pour s’imposer… au point d’oublier les créations. De fait, dans son noble souci de réhabiliter des photographes ignorées, l’ouvrage s’appuie parfois sur des œuvres ténues »

    Et des lacunes (pas les mêmes que moi, à part Leibovitz …; une troisième critique en notera d’autres, sans doute)
    « On notera forcément quelques absentes : Orlan, Eleanor Antin, Annie Leibovitz… »

    En tout cas, une critique fort bien faite (ce qui, en la matière, est assez rare, comme disait Anne Noggle …)

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