Sommaire de Décembre 2007

23 billets écrits ce mois-ci.

3588 visiteurs uniques quotidiens en moyenne ce mois (avec une pointe à 9728 visiteurs le 7 Décembre).

Au total, en 2007, 261 billets et 1 008 092 visiteurs uniques cumulés, soit 2762 par jour en moyenne. La barre du million annuel (approchée en 2006) a donc été franchie il y a quelques jours. Merci à tous.

1er Décembre : Mounir Fatmi à la FIAC (interview vidéo)
1er Décembre : Allemagne, les années noires
2 Décembre    : Soutine (1)
3 Décembre    : Image-temps (David Claerbout)
4 Décembre    : Nous voulons du plaisir !
5 Décembre    : Soutine (2)
6 Décembre    : Séduction (interdit aux moins de 18 ans)
7 Décembre    : Séduction 2 (interdit aux moins de 18 ans)
8 Décembre    : Respiration (Vincent Leroy)
9 Décembre    : Lee Bul, du joli et du rude
10 Décembre  : Louise Bourgeois
11 Décembre  : Un des moyens les plus propres à favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples (photographes français et allemands)
12 Décembre  : De retour de l’Enfer (BNF)
13 Décembre  : L’Académie de la vidéo (collection Pinault)
15 Décembre  : Un cube
17 Décembre  : Mon corps en jeu (Biennale de Lyon)
20 Décembre  : De la lumière solide (Anthony McCall)
24 Décembre  : Jeff Wall en noir et blanc, surtout
25 Décembre  : Architecture berlinoise
26 Décembre  : Le kibboutz et la clef (Sigalit Landau)
27 Décembre  : Pour qui bat ce tambour ? Pour qui sonne ce glas ? (Bill Viola)
28 Décembre  : Dateline Israël
31 Décembre  : Reconstitution

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Reconstitution

Le mot français « Reconstitution » n’a pas, je trouve, la même force que l’anglais « Re-enactment » où transparaît la notion d’action, d’acteur. L’exposition « History will repeat itself » au KW de Berlin, jusqu’au 13 Janvier, présente une vingtaine de reconstitutions « artistiques » d’évènements plus ou moins historiques. Au delà de la reconstitution de la bataille d’Austerlitz par des sociétés de passionnés d’histoire authentique (et l’artiste allemande Heike Gallmeier le documente fort bien dans ses photos et vidéos sur le « War & Peace Show« ) et au delà de la répétition de performances artistiques, comme Marina Abramovic et l’IPG en sont coutumiers (« File under Sacred Music » de Iain Forsyth & Jane Pollard, reconstitution d’un concert mythique du groupe The Cramps, est de la même veine), l’intérêt de cette exposition est surtout dans l’exploration de la distance entre nous et un évènement historique. 

deller.1199115441.jpgLa pièce la plus connue est sans doute The Battle of Orgreave de Jeremy Deller: considérant que la mémoire collective sur cet épisode de la grève des mineurs anglais en 1984 avait été détournée par les médias, Deller a voulu réécrire l’histoire, et faire en sorte que les mineurs se l’approprient. Il a donc reconstitué cette bataille rangée entre mineurs grévistes et policiers 17 ans après, en faisant appel à d’anciens mineurs et à d’anciens policiers. Le film montre interviews de protagonistes, entraînement pour la reconstitution, et la bataille elle-même, avec les réactions du public. C’est une tentative d’abolir la distance entre nous et les images de l’Histoire, de reprendre le contrôle de la mémoire collective.

spielbergs-list.1199114731.jpgMais la plupart des autres oeuvres présentées ici sont autrement plus complexes. L’artiste israélien Omer Fast, dans le film Spielberg’s List met en parallèle un camp de travail nazi à Plaszow, et le décor du film de Steven Spielberg, « La liste de Schindler« , censé se dérouler dans ce camp. Dans son film, on ne sait plus quelles images montrent le vrai camp et quelles images montrent le décor construit pour le film. Fast interview des figurants du film : dans leur discours, on ne sait plus s’ils parlent de la guerre ou s’ils parlent du tournage. Dans le film, il inclut aussi des photos prises par les figurants eux-mêmes lors du tournage; je trouve celle-ci particulièrement dérangeante. La confusion est dès lors totale : nous réalisons que nos images des camps nous viennent autant, sinon plus, d’oeuvres de fiction ou de témoignages indirects, que d’images réelles. Il serait intéressant de tenter de relier ce travail à la polémique entre Georges Didi-Huberman et les tenants de Claude Lanzmann à propos des photos d’Auschwitz prises par des Sonderkommandos (lire « Images malgré tout » aux Editions de Minuit).

kw-reenactment-17.1199114644.jpgUne autre vidéo aussi perturbante est celle du Polonais Artur Zmijewski, 80064, où il convainc un survivant des camps, Josef Tarnawa, de faire rafraîchir le tatouage au bras qui lui a été fait au camp. Le vieil homme hésite, craint que « ça ait l’air faux », puis accepte : c’est son identité autant que son nom, son témoignage de mémoire. Ce film de 11 minutes seulement laisse très mal à l’aise, peut-être parce qu’on y sent aussi le pouvoir de l’artiste sur son « sujet », un peu comme chez Santiago Sierra. Zmijewski réussit fort bien à impliquer le spectateur, à le tirer dans l’Histoire, à l’empêcher d’être indifférent.

milgram.1199115624.jpgOn éprouve la même sensation de gêne face à la reconstitution de la fameuse expérience de Milgram sur la capacité de gens ordinaires à en torturer d’autres parce qu’une figure d’autorité le leur ordonne dans un cadre apparemment rationnel. The Milgram Re-enactment, de Rod Dickinson, faisait assister le spectateur derrière des vitres sans tain à une reconstitution de l’expérience. Témoins d’une action dont nous connaissons le fin mot, nous ne pouvons que nous interroger: qu’aurais-je fait à sa place ?

Je pourrais aussi vous parler longuement de The Third Memory, de Pierre Huyghe, où John Woytowicz, le braqueur de banque dont l’histoire fut à l’origine de « Dog Day Afternoon« , rejoue le braquage en s’appropriant les attitudes et les mots de Al Pacino dans le film : comment la fiction transforme l’histoire, même chez les protagonistes. C’est en fait, à mes yeux, la principale leçon de cette exposition : la reconstitution tente d’abolir les distances entre nous et l’Histoire, mais en fait, elle les rend plus visibles, en soulignant à quel point notre mémoire se forge à partir des images des médias.

kw-benjamin.1199115493.jpgEt, pour finir sur une note plus artistique, cette exposition est l’occasion de voir le film d’une conférence (en Serbo-Croate sous-titré en Anglais) donnée en 1987 à Belgrade par Walter Benjamin à propos de six tableaux de Mondrian datés de 1963 à 1996 (Mondrian ’63-’96). Sachant que Benjamin est mort en 1940 et Mondrian en 1944, je vous laisse imaginer la conférence. En gros, la copie serait plus puissante que l’original.

Photo Zmijewski courtoisie KW et l’artiste. Autres photos provenant de catalogues. Pierre Huyghe © ADAGP; la photo en question a été retirée à la fin de l’exposition, mais d’autres photos de The Third Memory sont visibles ici. 

Dateline Israël

Le Musée Juif de Berlin reprend une exposition du Musée Juif de New York sur photographie et vidéo en Israël aujourd’hui (jusqu’au 24 Février). Il y a 16 artistes Juifs Israéliens, six Européens et aucun Arabe Israélien, ni Palestinien.

Le résultat est une exposition fort intéressante, qui présente, pour l’essentiel, un monde de certitudes et de vérités à ne pas remettre en question. Le discours est plutôt humaniste (si seulement les choses pouvaient aller mieux, sans évoquer le comment). catherine-yass-the-wall.1198544568.jpgLe Mur y est esthétisé : la vidéo de Catherine Yass, Wall, est presque un hymne à la beauté du béton. Il se trouve que dans la salle voisine du Musée, un mur de béton (vestige d’une ancienne construction?) pénètre dans la pièce brutalement, la coupant en deux : cela crée une sensation étrange. Les Arabes, israéliens ou palestiniens, sont quasiment absents de l’exposition. Les seuls visibles sont deux fillettes de 8 ans  et un jeune adolescent (le seul qui ose exprimer un point de vue politique) photographiés par Gillian Laub, des travailleurs passant un checkpoint pavel-wolberg-qalqilya.1198544582.jpgqui ne sont vus que comme des silhouettes fugitives indifférenciées (vidéo de Boaz Arad et Miki Kratsman), et deux couples âgés, dont l’un a perdu une fille tuée par « une balle perdue » (photos de Miki Kratsman). La seule vraie présence d’une Arabe est dans cette photo, Qalqilya, de Pavel Wolberg (qui avait exposé à Paris aux côtes du Palestinien Raed Bawayeh), où la jeune femme, sûre d’elle-même et presque flirteuse, défie l’occupant, qui ne sait que baisser les yeux : on pense au Silence de la Mer.

 yaron-leshem-vilage-2.1198544627.jpg

Au milieu de ce discours plutôt consensuel, deux artistes israéliens font entendre, avec humour et courage, une voix dissonante. Yaron Leshem nous montre une photo d’un Village palestinien au flanc d’une colline; tout y semble calme. Mais, s’étonnant de l’absence de vie, on regarde de plus près, on remarque quelques personnages peints grossièrement sur les murs, ainsi un paisible fumeur de narguileh ou un enfant à une fenêtre. Ce n’est pas un village, c’est un terrain d’entraînement pour les commandos de Tsahal chargés du maintien de l’ordre en Palestine : ici, tout est faux, tout est décor, et on ne peut voir les Arabes qu’en peinture.

yael-bartana-trembling-time.1198544595.jpg Yael Bartana, que j’avais admirée cet été, présente ici deux vidéos remarquables de force et de simplicité. Trembling Time se réfère à la cérémonie de Yom Ha-Zikaron, où, en l’honneur des soldats morts au combat, tout le pays doit respecter deux minutes de silence et d’immobilité. Elle filme des voitures s’arrêtant sur une autoroute, le trafic stoppé, les conducteurs descendant de leur véhicule. Mais, en superposition, on voit comme des fantômes de voitures qui, elles, ne s’arrêtent pas : seraient-ce des rebelles, des contestataires ? L’autre vidéo, « Freedom Border », montre le vol d’un dirigeable blanc équipé d’une caméra pour surveiller la Palestine. Devant la caméra de Bartana, sa forme devient celle d’une bombe, menaçante.

Il est vraiment dommage que cette exposition n’ait pas été une occasion de rencontre, de rapprochement, comme le furent celle de Paris mentionnée ci-dessus (avec Wolberg et Bawayeh), celle-ci à Oxford (avec Yael Bartana et Emily Jacir, plus Lee Miller) ou celle-là à Krefeld. Une occasion manquée.

Photos provenant du site du Musée.

Pour qui bat ce tambour ? Pour qui sonne ce glas ?

La Hamburger Bahnhof à Berlin est un splendide musée d’art contemporain, immense et absorbant. Il héberge de très belles collections, le hall d’entrée est habité par Kiefer, toute une aile latérale par Beuys, et vous découvrirez au fil des salles des oeuvres de grande qualité. L’exposition temporaire dédiée à Roman Signer est interminable, et un peu lassante. Je veux donc plutôt vous parler d’une installation qui m’a enthousiasmé.

viola-3.1198538890.JPGBill Viola a alors 25 ans, il revient d’un voyage anthropologique dans le Pacifique. He weeps for you est une de ses premières oeuvres. Dans une pièce sombre, une goutte d’eau se forme au bout d’un tuyau, grandit, vibre, puis se détache et tombe sur un tambour au sol environ toutes les trente secondes. Le son de la percussion est amplifié et résonne dans toute la pièce. Une caméra filme à travers la goutte d’eau qui fait lentille, l’image est projetée sur un écran, de côté. viola-2.1198538875.JPGVous vous placez à l’endroit adéquat, votre corps apparaît, tête en bas et de côté, sur l’écran. Il vous faut tordre la tête pour regarder la caméra, et en même temps vous voir à l’écran. Votre image est fragile, elle tremble un peu, le tremblement s’accentue, les bords de la goutte vibrent de plus en plus fort, elle se débat, tente de se libérer, de s’abandonner à la pesanteur, à son destin, et soudain, dans un climax, elle se détache, vous tombez, tête la première, vous vous écrasez au sol dans un grondement. Puis tout s’apaise et tout recommence, sans fin.

C’est une installation fascinante, terrifiante, mystique, érotique, une expérience totale, un « espace accordé » dit Viola (écouter aussi ici). En comparaison, la vidéo d’Aernout Mik, Refraction, que le musée met en parallèle, paraît bien faible, pesante et futile.

Photos (médiocres) de l’auteur. Allez plutôt voir ici.

Le kibboutz et la clef

La vidéo de Sigalit Landau, Barbed Hula, m’avait fait forte impression à la Maison Rouge. J’allais donc plein d’espoir voir son exposition Dining Hall au KW de Berlin (jusqu’au 13 Janvier). Hélas !

landau-4.1198534285.jpgD’abord, quatre salles dont les installations rappellent avec un humour distancié l’époque du sionisme conquérant, la nostalgie des kibboutz glorieux et la création de l’Etat d’Israël : un lave-vaisselle géant récupéré dans un kibboutz, une cuisine et un salon petit-bourgeois (haut-parleurs dans la cuisinière, et discours politique à la télé) et de bien jolis lustres en fil de fer barbelé couverts de sel de la Mer Morte : symboles un peu trop lourds, absence de finesse.

landau-3.1198534196.JPGEnsuite une grande salle pleine de corps sanguinolents, vautrés au sol, escaladant une colonne (de Brancusi ?), et, dans un coin une porte qui pourrait être celle d’un crématoire. Du pathos partout, mais si peu de mesure.

landau-clefs.1198534345.jpgEnfin, après une vidéo gadget (repeindre une maison le jour en noir et la nuit en blanc), une charmante employée du musée tient un stand de serrurerie, datant des années 1930, avec photos jaunies et enseignes en hébreu. On y refait votre clef, mais à l’envers, en symétrie : clef qui n’ouvrira rien, clef immatérielle, clef des songes ou du coeur. Sislej Xhafa avait déjà souligné le lien entre clef et intimité. Pour Sigalit Landau, la ligne entre les deux clefs est une coupure comme il y en eut à Berlin et à Jérusalem. Moi, je me suis souvenu d’une vieille femme palestinienne rencontrée il y a longtemps dans un camp, qui, de sa maison abandonnée après la Naqba, n’avait emporté que la clef, seul lien qui lui restait avec sa patrie.

C’est un peu triste d’être déçu alors qu’on attendait beaucoup, mais je n’ai pas retrouvé ici la force et la dignité de Barbed Hula. Dommage. Mais ces deux articles, ici et , y ont vu plus de profondeur que moi. Quelques photos ici.

Architecture berlinoise

bunker.1198535954.JPG

La reconstruction de Berlin a permis bien des chefs d’oeuvre architecturaux, mais devant mon hôtel, il y avait cette étrange construction : un ancien bunker de la deuxième guerre mondiale, resté apparemment à l’état brut, avec meurtrières et impacts de balles. Et, tout en haut, un splendide appartement vitré, avec terrasse et arbres.bunker-2.1198535970.JPG

Jeff Wall en noir et blanc, surtout

jeff-wall-cold-storage.1198529829.JPGLe Deutsche Guggenheim de Berlin présente jusqu’au 20 Janvier quatre grandes photos récentes de Jeff Wall, en noir et blanc, à côté d’autres oeuvres plus anciennes. L’immense Cold Storage (de 2007) est une photo d’architecture qui pourrait être sculpturale et froide; mais le dérangement vient de ce plafond en décomposition, plein d’excroissances et de mucosités, organique, presque vivant. Les débris au sol, et le titre, laissent penser que c’est de la glace. Est-ce une fiction d’où les protagonistes ont été évacués ? Est-ce un document ? Où est la frontière ?

jeff-wall-log.1198529847.jpgEn face, Log (qui date de 2002) est une nature morte, plus petite, presque intime, où le regard est contraint, limité à ces cubes et ces cylindres, enfermé dans leur texture, leurs veinures, leur matérialité. Je me souviens de photos de Bill Brandt qui produisaient, avec peu de moyens, un effet similaire : pas de sens, une beauté formelle, un questionnement sur la représentation.

Ces deux là sont des exceptions, la plupart des autres photos de l’exposition sont le sujet d’une tentation narrative forte, Wall y raconte une histoire, ou plutôt met en place les éléments nécessaires pour que nous nous la racontions. jeff-wall-night-1.1198529866.jpgNight, qui date de 2002, vous happe dans l’effondrement du sol au premier plan, en avant de cette fracture sinueuse, de cette rupture irrégulière, dans ce noir infernal qu’une barrière blanche adoucit un peu, comme une protection, une trace d’humanité. En haut est le monde habité, des immeubles, des fenêtres, une palissade. C’est entre les deux, au pied du mur que se déroule peut-être une histoire, à gauche. Deux ou trois personnes sont couchées au sol, clochards probables abrités par des cartons. Seule visible, une femme est assise là, grave, silencieuse. Sous un foulard noir, son visage est dur, son regard fixe, elle semble être parvenue au delà même de la douleur. C’est l’image de Bethléem qui s’est imposée à moi, la femme sur le point d’accoucher et que personne ne veut héberger; mais ce pourrait être tout autre icône de rejet et de douleur digne.

Les trois grandes photos récentes (Tenants, Men waiting, et War game, de 2006 ou 2007) semblent raconter des histoires néo-réalistes, une femme rentrant dans son immeuble, des ouvriers agricoles attendant l’embauche, des enfants blancs et noirs jouant dans un parc. Mais, confronté à ces trois grands formats (2.5 m sur 3m environ) dans une même salle, on réalise surtout la similitude de leur composition : l’image est essentiellement occupée par le sol, le ciel et des arbres, et la scène elle-même n’en occupe qu’une faible part. Au premier plan, les sols sont miteux, grisâtres, patches de goudron sur la route ou terrain vague miteux aux herbes folles au milieu des graviers. En haut le ciel est gris, nuageux, traversé de rares fils électriques et pénétré par quelques arbres, décharnés ou feuillus, s’évasant en triangle vers le haut. Ce sont des photos d’un dépouillement absolu, où la mise en scène ne dérange pas, ne distrait guère.

jeff-wall-overpass.1198529883.jpgPar contre, à l’entrée, Rainfilled suitcase (de 2001), un petit format en couleur, paraît trop précieux, trop composé, trop affecté, avec le contraste étudié des effets de surface rouge et noire. Overpass, aussi en couleur, de 2001, est une photo très connue de Jeff Wall : tous sont courbés vers le sol, dans ce paysage industriel, entre deux, sous un ciel menaçant. Plus que d’autres signes, les mollets musclés de la femme, latino ou philippine, témoignent de leur statut à tous, de leur précarité. Le regard, mélancolique, ne peut se détacher d’eux. 

Vous pouvez acheter l’excellent livre de Jean-François Chevrier sur Jeff Wall (52.25 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original.

De la lumière solide

C’est ainsi que Anthony McCall nomme son travail, « solid light films », montré actuellement à la Serpentine à Londres, jusqu’au 3 Février (après le Musée de Rochechouart cet automne, où l’on va trop peu souvent). Je ne résiste pas au plaisir de citer les premières notations d’Olivier Michelon dans sa préface au catalogue : « réduction abrupte du médium cinématographique, résurgence des croyances spirites du XIXème siècle, abstractions pures, sculptures de lumière, plans prolongés dans l’espace, volutes psychédéliques, murs franchissables, praticables éphémères, cadre pour une expérience collective.. » (voir aussi cette interview).

mccall-line-describing-a-cone.1198196175.jpgDe quoi s’agit-il ? De faisceaux de lumière dont on voit d’abord la trace élégante sur un mur noir dans une pièce obscure : un trait blanc se dessine sur le mur, il se déplace lentement et trace des figures géométriques planes, simples, des lignes droites et courbes qui s’entrecroisent. On regarde alors en amont : le cône de lumière qui part du projecteur est souligné par les volutes d’une mcall-doubling-back.1198196139.jpgfumée artificielle qui flotte dans la pièce, il en devient mordoré, ondoyant, tangible; on peut tendre la main ou avancer le corps, interrompre le faisceau, créer une ombre et voir sa propre main s’illuminer, barrée d’une ligne blanche. Il faut ensuite se placer derrière le projecteur et regarder les surfaces de lumière qui ondulent entre projecteur et écran, la manière dont elles se déploient comme des voiles, s’intersectent et se rassemblent. Dans chacune des trois salles où une telle sculpture de lumière est déployée, on reste longtemps, regardant sans fin la lumière devenir solide, puis se liquéfier à nouveau.

Est-ce du cinéma ? Ne restent que la durée et la lumière, mais comme matérialisée, en trois dimensions. Est-ce de la sculpture ? Ne subsistent que des photons, éphémères et incapturables. mccall-landscape-for-fire-ii.1198196163.jpgCette déconstruction du cinéma est aussi une expérience à vivre, une oeuvre avec laquelle interagir.

A côté de nombreux dessins préparatoires dans la première salle (à voir en dernier, à mon avis), trois films relatent des performances plus anciennes d’Anthony McCall. Dans des paysages brumeux, lui et ses acolytes, vêtus de blanc, allument des feux au son de cornes de brume selon un schéma géométrique quasi magique (Landscape for Fire II) ou bien ils promènent de grands carrés blancs dans une nature désolée, s’assemblant et se dispersant, se montrant et se cachant (« Landscape for White Squares »). mccall-earthwork.1198196583.jpgEnfin Earthwork montre l’artiste seul, bêchant la terre, creusant un trou, puis prenant un peu de cette glaise, l’enfermant dans un paquet et ré-enfouissant ce paquet comme un trésor au fond du trou qu’il rebouche : jeu d’enfant et de chasse au trésor, ou plutôt éternel recommencement de Sisyphe heureux ?

Mon corps en jeu

De retour à la Biennale de Lyon* (qui dure jusqu’au 6 janvier), j’ai pu revoir plus longuement certaines vidéos et certains spectacles, errer plus longuement dans les salles. Errer, justement. Dans la majorité des cas, ici comme ailleurs, mon corps, le corps du visiteur, est passif : il passe devant les cimaises, fait le tour des sculptures, s’asseoit sur un banc ou s’appuie contre un mur (voire se couche sur un coussin pour les 180 minutes du film de Chris Marker au MAC), il se met là où on lui enjoint de se mettre, ne franchit pas les petites barrières, ne touche pas aux oeuvres.

Et puis, il y a quelques rares oeuvres où mon corps se retrouve en jeu, où, de simple visiteur, je deviens plus que spectateur, participant, sinon acteur. Ce fut l’invention du happening il y a 50 ans, par exemple. Alors, cette revisite de la Biennale, je me suis dit que j’allais la faire sous cet angle-ci, à propos de quatre oeuvres, toutes temporaires, transitoires.

La première, on ne sait si c’est de l’art « plastique » ou du spectacle. Pierre Bal-Blanc, du Centre de Brétigny a invité les deux chorégraphes Annie Vigier et Franck Apertet avec leur spectacle X-event. La scène est une salle carrée dont chaque mur est percé d’une large ouverture. xevent232.1197888892.jpgLes cinq danseurs évoluent au centre de la salle, on peut les voir de loin, comme en passant, on peut aussi se presser à chaque ouverture, parfois dans la foule, hausser la tête, regarder à demi-distance, sans trop s’engager, en se réservant la possibilité de partir sans trop déranger au bout de quelques minutes. Mais on peut aussi entrer dans la salle, se coller le long du mur, comme plaqué contre la paroi par le souffle des danseurs; restant d’abord debout, on se laisse peu à peu glisser au sol, assis, à demi vautré. Rares sont les audacieux qui vont déambuler dans l’espace, passer entre les danseurs, les contourner. C’est que leurs danses vous tiennent à distance. salies-photo-blaise-adilon.1197888874.jpgDeux des six étaient présentées ce jour là, Chutes, où le groupe passe d’une atonie horizontale à des soubresauts violents où ils se jettent au sol en ahanant (ci-dessus photo, mais en un autre lieu), et Salives, où presque nus, les danseurs en groupe compact évoluent lentement au sol à travers la pièce, certains couchés, d’autres debout laissant couler leur salive sur leurs partenaires (ci-contre). Spectateur toléré dans l’espace chorégraphique, n’osant trop m’approcher, ni trop bouger, mon corps dans son rapport au leur, et partant au spectacle, reste timide, figé, consommateur. 

gupta-photo-blaise-adilon.1197888858.jpgLa seconde est interactive, ludique, trop aux yeux de certains, j’en ai déjà parlé ici (et aussi). C’est l’installation de Shilpa Gupta (Untitled) où mon corps devient visible, mon ombre est projetée sur l’écran, devient un élément du spectacle. De plus, je ne peux rester immobile, passif, je dois participer, bouger, entrer dans le jeu, éviter les projectiles. L’artiste me prend à partie, me somme de réagir, d’abolir la distance entre spectateur et oeuvre. On peut voir ça comme un exercice futile, trop évident, trop distrayant, et certains ayatollahs de l’art contemporain pur et dur le clament haut et fort; on peut aussi y voir, comme moi, un des avatars du happening, dérangeant, « borderline », aux promesses encore indécises.

sehgal.1197889106.JPGLa troisième est plus perverse, non point tant parce qu’elle offre un strip-tease même pas intégral (ce corps-ci en a vu d’autres) mais parce qu’elle vous prend en porte-à-faux. La relégation de ces trois sculptures minimalistes (de Dan Flavin, Dan Graham et Larry Bell) dans un coin de cette immense salle, et leur utilisation, au sens propre, comme accessoires du strip-tease (miroir, porte-manteau, néon) font bien sûr hurler tout amateur d’art qui se respecte. Ou pas ? Dan Graham a, paraît-il, adoré. Après une ou deux performances de Selling Out (2003) de Tino Sehgal, c’est la salle que je regarde plus que le danseur (ou la danseuse) : comment les corps l’occupent, où ils se positionnent. Restent-ils immobiles ou se déplacent-ils ? Pour mieux voir ou pour se mettre hors de portée d’une éventuelle intrusion du strip-teaseur qui, parfois, s’approche lascivement d’une spectatrice désemparée et ne danse plus que pour elle ? Entre deux performances, l’actrice (ou l’acteur), habillée, badgée comme un gardien de musée, se promène dans la salle. Son corps, désexué, est au même plan que le mien, je la croise négligemment, elle me regarde de manière neutre. Mais tous savent que dans un instant, ce rapport ne sera plus le même, ce regard sera autre. Le plus intéressant est l’intervalle, justement, la « production d’art » qui se crée à cet instant, dans cette attente (photos interdites, bien sûr).

La dernière pièce est pour moi la plus fascinante. Je n’ai pas vu The show must go on de Jérôme Bel à l’Opéra de Lyon, mais seulement sa transposition adaptée au MAC : on vous remet à l’entrée un écouteur et vous déambulez à travers six salles entièrement vides, l’une toute noire, une autre avec un grand miroir au mur, une troisième avec une vue sur le Parc de la Tête d’Or (ci-dessous), les trois autres aussi neutres que possible. Dans chaque salle, bel-2.1197889121.JPGon entend, dans l’écouteur, une chanson : le principe même de l’audioguide. Il y a trois versions, chanson française, variété internationale, et chanson pour enfant. Tout cela est très entraînant et on se retrouve rapidement en train de battre des pieds, d’esquisser un pas de danse, de laisser le corps s’exprimer. L’écouteur me coupe du monde, je suis seul avec la musique, mon corps est dans une bulle hors temps, hors société. Quand ce plaisir là s’émousse un peu, quand j’ai écouté toutes les chansons des trois versions, un nouveau plaisir naît, celui de regarder les autres, de les voir bouger, les yeux mi-clos, la mine ravie. Quelle chanson écoute cette jeune fille au sac rouge pleine d’allégresse ? et ce monsieur nostalgique, est-ce Piaf ou Sinatra qui l’emporte ? Parfois, on se sourie, on se reconnaît, comme des membres d’une confrérie, on fait semblant un instant de danser ensemble, un lien social se crée furtivement. Mon corps est devenu acteur, représentation, élément d’un tout.

Quatre mises en jeu de mon corps, quatre expériences un peu différentes de ce qu’on fait habituellement dans un musée, quatre affirmations de voies nouvelles, peu explorées, dérangeantes peut-être.

* cliquez sur « le projet artistique 2007 », puis sur « Liste des artistes ».

Photo 1 provenant du site des artistes. Photos 2 et 3 provenant du site de la Biennale. Photo 4 de source inconnue. Photo 5 de l’auteur.

Un cube

Jeudi après-midi au Louvre, où je ne l‘ai pas croisé.

kaaba.1197631693.jpgVisite de la petite exposition des collections islamiques de l’Aga Khan (jusqu’au 7 Janvier). Ce n’est pas un art que je connais suffisamment pour vous en parler intelligemment.

Mais, dans un texte explicatif au mur, il est question de la Ka’aba, « édifice cubique de dix mètres sur douze ». J’en suis resté bien perplexe. Les conservateurs du Louvre n’ont pas suivi de cours de géométrie à l’école primaire ?

Photo d’une oeuvre de lui, Nouvelles Propositions, provenant de .