Une Biennale très narrative

Tom Sachs, Barbie Slave Ship, 2013

Le thème de la Biennale de Lyon (jusqu’au 5 janvier) est la narration, et les oeuvres y sont en effet souvent fort narratives, avec des récits sous-jacents, parfois historiques et parfois intimes (et quelques pièces plus obtuses, surtout au MAC, sur la méta-narration ou la structure narrative). Ça donne un ensemble assez cohérent, avec une prédominance de récits, et donc d’effets parfois (un peu trop) grandiloquents. C’est par exemple le cas de l’installation de Tom Sachs dans l’église Saint-Just (église encore consacrée : on se

Tom Sachs, Barbie Slave Ship, 2013

demande comment la liturgie -orthodoxe- peut s’y dérouler) : une comparaison un peu fumeuse entre la traite des esclaves et l’esclavage que subissent les femmes contemporaines qui doivent se conformer aux canons de la beauté standardisée. La pièce se nomme Barbie Slave Ship et se compose principalement de la maquette grandiose d’un bateau de guerre du XVIIIème, dans lequel sont entassées des poupées Barbie, plus des canons (en état de marche, paraît-il), des outils rappelant divers personnages, un bar à cocktail. Ça n’a ni queue ni tête, c’est distrayant, décousu et ludique, ça fait plaisir, on comprend aisément le propos et on s’amuse bien. L’ensemble se complète d’une liste des 324 femmes qui comptent pour Tom Sachs, de Bardot à Mère Teresa en passant par Eleanor Roosevelt, d’un petit livre d’artiste

Tom Sachs, Barbie Slave Ship, 2013

artisanal et précieux présenté sur le lutrin (Prada Death Camp : Shoah and fashion), de hauts-parleurs avec caméras de surveillance sur la chaire de prêche (Panopticon) et autres joyeusetés. Avec le sexe XXL de l’autoportrait en résine de Dan Colen à l’entrée de la Sucrière, une des images emblématiques de cette Biennale. Au passage, tout près de l’église, dans une chaufferie désaffectée, Zhang Ding montre une installation sonore imposante et surtout une vidéo drolatique d’animaux en plâtre troués de balles et saignant, puis explosant.

Fabrice Hyber, Prototype de Paradis, 2013

Bien sûr, toutes les pièces présentées ici ne sont pas aussi ‘flashy’. Le Prototype de Paradis de Fabrice Hyber est un enclos vert à la moquette rouge avec un arbre jauni, jardin d’Eden paisible envahi par ses petits hommes verts.

MadeIn Company, The Physique of Consciousness Museum, 2013

Xu Zhen (MadeIn Company) a construit un musée du geste (Musée des Activités Physiques et de la Conscience) avec dix-neuf vitrines, chacune dédiée à un geste marquant en termes religieux, historiques, sportifs, sociaux : le salut, l’oraison, la prostration, l’invocation, etc. Dans chaque vitrine, des représentations de ce geste dans des contextes très divers, et une photo de l’artiste le réalisant. À côté, deux tapis de gymnastique et l’opportunité de faire une séance de fitness en performant ces gestes. C’est parfaitement kitsch et dérisoire, faussement anthropologique et néanmoins stimulant. Dans la salle voisine, celle du bar de la Sucrière, l’artiste a installé un jardin, paisible et trompeur.

Tavares Strachan, Installation, 2013

Cinq bureaux d’écolier en plâtre, cinq ou six représentations de Sally Ride, la première femme cosmonaute, bien oubliée, une anti-héroïne homosexuelle et fantasque : c’est une installation ancrée dans l’histoire, plutôt l’histoire cachée, oubliée, mise de côté, de l’artiste des Bahamas Tavares Strachan. Notons aussi, toujours au rez-de-chaussée de la Sucrière, deux grandes peintures anciennes d’Erro (compatriote du commissaire Gunnar Kvaran) et une maquette en trompe l’oeil de la Cité Impériale de Yang Zhen Zhong.

Gabriela Fridriksdottir, Crepusculum Sculpture, 2011

Dans les étages de la Sucrière, moins de magie narratrice à part Cut Piece de Yoko Ono, et surtout une des plus belles pièces de la Biennale à mes yeux (aux antipodes du bavardage de Tom Sachs, par exemple), l’installation Crepusculum Sculpture d’une autre Islandaise, Gabriela Fridriksdottir : une sculpture précaire, comme un abri à la merci du vent, envahie par le sable sur lequel des amphores de verre sont déposées, et une vidéo initiatique d’un couple dans un rivage désertique. C’est une pièce mystérieuse à l’esprit vagabond, un récit onirique et mélancolique dont il faut s’imprégner, sachant qu’on ne saura pas le déchiffrer complètement, comme les vieux manuscrits des sagas islandaises qui apparaissent à l’écran : la seule vidéo de la Biennale que j’aurais voulu revoir plusieurs fois, et le seul catalogue que j’y ai acheté.

Bjarne Melgaard, ST, 2012

Au MAC, l’installation kitsch et spectaculaire est celle de Bjarne Melgaard : on foule des vêtements accumulés au sol, on côtoie des mannequins aux formes généreuses et on contemple des maquettes de maison/studio pour tournage, je crois, de films gay porno SM. Très gonzo, très brutal, pas très subtil, mais décapant. Passons sur les stars, Matthew Barney toujours égal, Jeff Koons toujours banal, Trecartin & Fitch toujours branchés.

Robert Gober

Les maisons de poupées un peu inquiétantes du jeune Robert Gober sont déjà plus complexes, et annoncent son travail futur. Lili Reynaud-Dewar, nue et recouverte de peinture noire, honore Josephine Baker, Mary Sibande asperge sa poupée d’encre violette (utilisée au temps de l’apartheid pour asperger indélébilement les manifestants), Nobuaki Takekawa présente une galère anti-nucléaire, un peu simpliste et fade après Sachs.

Meleko Mokgosi, Pax Kaffraria: The ruse of disawoval, 2013

Trois pièces avec une plus forte dimension historique se détachent du lot dans l’ensemble du MAC : Glenn Kaino revisite le geste de Tommie Smith levant le poing aux JO de Mexico en 1968 avec des photographies de la piste aux coureurs repeints, occultés. Le Botswanais Meleko Mokgosi couvre une salle entière de peintures murales d’histoire, l’histoire du racisme et du colonialisme. Et Vaclav Magid a construit une installation où, entre Goethe, Schiller et Hölderlin, on revisite l’histoire d’un espion soviétique chez les nazis. C’est un des meilleurs confluents de cette Biennale, entre la beauté et l’histoire, entre le récit et la pensée.

Demain, la suite à Lyon : galeries, IAC, Docks,…
Photos de l’auteur, excepté Fridriksdottir 2, Mokgosi et Gober. Hyber et Melgaard étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.