Une ancienne sous-préfecture avec ses grands bureaux, son escalier majestueux, ses moulures, ses marbres et ses parquets, tout son apparat très IIIe République. Et un artiste qui l’investit, qui s’y installe, qui y dessine des formes, qui en sculpte l’espace, qui l’éclaire et le détourne. Il y a bientôt deux ans, à Venise, j’avais admiré (avec bien d’autres) la manière dont Pedro Cabrita Reis occupait avec maestria l’espace d’un palais un peu décrépit, « y déroulant une architecture minimale et précaire de poutres métalliques et de lumières qui habite les lieux de manière élégante et puissante ». Si, à l’Hôtel des Arts de Toulon, tant l’histoire républicaine que le style architectural institutionnel sont aux antipodes de l’aristocratique Palazzo Falier, la manière dont Cabrita Reis occupe l’espace s’appuie toujours sur une conjonction de base mariant profilés d’aluminium, tubes fluorescents et fils électriques noirs délibérément exhibés, mais elle s’est affinée, nous laissant plus de liberté, plus de respiration, nous incitant à rebondir d’une pièce à l’autre, et offrant de nouvelles échappées, parfois déconcertantes (commissariat de Jean-François Chougnet, dont les années à Lisbonne ont fait un passeur entre les deux pays).
Le vocabulaire de base est toujours le même : des matériaux industriels très ordinaires, un travail de construction in situ, une prise de mesure de l’espace et du corps dans cet espace. Cela donne par exemple cette entrée où le regard va d’une sculpture lumineuse à l’autre, où les barres d’aluminium scandent l’espace et où les fils électriques sont des dessins dans l’espace. Au mur une petite « maison », et ici tout rappelle l’intimité de la maison, « un modèle de l’univers qui peut être mesuré »; au sol, une tour alvéolée faite de sections empilées, massive et à taille humaine, qui de près semble fragile. Ses constructions utilitaires, rudes et sommaires, se heurtent à la décoration élégante, « belle époque » et régalienne, de l’Hôtel, elles perturbent l’espace et la vision, occupent le terrain et semblent annoncer une future destruction du lieu.
La lumière crue et froide du néon est ici un véritable matériau, un outil de dessinateur dans l’espace. Gravissant l’escalier, on se trouve pris dans les rets de cet artiste chasseur, cerné par ses pièges obliques, ébloui dans cette orthogonalité de potences. Cette architecture intérieure nous distribue dans les salles latérales.
Dans l’une, barres d’aluminium et néons supportent des cercles obturés, de métal, de verre, de placoplâtre, de plexiglas ou d’aggloméré, toute la gamme des matériaux de construction : une perfection des formes et des rapports entre elles.
Dans une autre, un ovale très pur, aux soudures bien visibles est tangenté par un néon, et on admire l’élégance de la chute du câble noir, fluide et sinueux. Devant des formes aussi simples, on se retrouve sans mots, sans interprétation autre qu’évidente (la maison, la construction, …) et simplement sensible à l’équilibre parfait des formes.
Il en est de même pour la sculpture d’un angle de la pièce et de sa diagonale (en haut) à laquelle fait écho un « dessin » de lignes creusées dans le bois d’une vieille porte avec une scie ou une ponceuse. La petite cabane ci-dessus, écho de la maison, à la fois ouverte et fermée, est faite de portes récupérées; son plafond est une plaque de marbre, funéraire semble-t-il. Est-ce une ode à la précarité ? Mais c’est aussi un tabernacle d’où nous sommes tenus à distance, un écrin précieux dans lequel nous ne pouvons pas pénétrer, une maison, mais qui nous rejette.
Parfois, la gamme de matériaux s’enrichit : une planche de bois récupérée couverte de gribouillis colorés, comme une palette, et mise en lumière comme un tableau de maître, ou bien une couverture de feutre aux éclats bleus, verts ou rouges, encadrée et éclairée comme un saint-suaire.
Parfois, c’est un peu trop, et le clin d’œil du maître étonne et dérange, comme ce chapeau incongru qui semble avoir été oublié sur une de ses sculptures.Mais il se moque du mauvais goût, dit-il.
Enfin, une des salles abrite une série de douze photographies, toutes recouvertes à demi de peinture industrielle orange : cette occultation partielle marque une mise à distance, un refus de se plier à la vérité photographique. La plupart des images sont des images d’eau, de laisse de mer, de dunes, de grèves, calmes et enchanteresses. Mais alors pourquoi donc la série se nomme-t-elle, d’après Goya, Le sommeil de la raison ? L’artiste s’est-il assoupi, perdant conscience du réel raisonnable et tourmenté dans ses rêves par des monstres ? Oui, peut-être, car au milieu de ces paysages paisibles surgit la mort : cadavre d’un chien ou d’un lapin noyé, délavé, dont on ne voit que le train arrière.
Si les œuvres de Pedro Cabrita Reis sont toujours énigmatiques (et si l’artiste reste obstinément muet quant à leur sens), leur ensemble dans un tel lieu crée un sentiment entre intimité et étonnement, entre familiarité et émerveillement, qui est rare.
Voyage à l’invitation de l’Hôtel des Arts.
Photos 1, 2 & 9 courtoisie du service de presse de l’Hôtel des Arts. Photos 3, 4, 5, 6, 7, 8 & 10 de l’auteur.
les photos de Pedro Cabrita Reis font immédiatement penser à celle d’Araki. Chez ce dernier cela correspond à une perte de vision et étrangement, plutôt que de dire qu’il y aurait « refus de se plier à la vérité photographique », j’y verrai plutôt l’affirmation de la matérialité de photographie, de la photographie comme support.
http://www.shashasha.co/en/book/love-on-the-left-eye/
Est-ce à dire qu’une même forme puisse avoir simultanément deux sens opposés? La compréhension de l’énonciation serait-elle seule à même de nous renseigner?
[peut-être, mais la démarche d’Araki est essentiellement due à des raisons physiologiques (Munch aussi a connu ça : http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2011/09/21/edvard-munch-en-artiste-du-xxeme-siecle-2/), ce qui n’est nullement le cas de PCR]
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