Les Miró portugais, sauvés et enfin visibles

Joan Miro, Femmes et oiseaux, 3 janvier 1968, 245x125cm

Joan Miro, Femmes et oiseaux, 3 janvier 1968, 245x125cm

en espagnol

C’est d’abord un petit miracle que cette exposition : la banque portugaise BPN avait acquis auprès d’un de ses clients japonais, le collectionneur Kazumasa Katsuta (sans doute alors le plus grand collectionneur privé d’œuvres de Miró, qui les avait achetées en 1991 à Tana von Spreti, la veuve du galeriste Pierre Matisse), en garantie d’un prêt non remboursé ou en les achetant, 85 œuvres de Joan Miró, et les conservait dans ses coffres sans les montrer ni au public, ni aux historiens et experts. La banque fait faillite, l’État prend possession de ses actifs, et le gouvernement décide de vendre les Miró aux enchères pour renflouer le budget (le Secrétaire à la Culture déclarant que cette collection n’est pas une priorité pour le pays). Christie’s organise la vente (le tableau ci-dessus est estimé entre 5 et 8M€, le total de la vente à 36M€ au moins), mais l’opposition socialiste proteste, une pétition circule et, la veille du jour dit, Christie’s, inquiet, annule la vente. Les œuvres reviennent au Portugal (mais restent dans des coffres-forts), et finalement le nouveau gouvernement (socialiste) décide de les conserver. Une présentation de ces œuvres (qui n’ont jamais été montrées au public) est organisée à la Casa de Serralves à Porto (jusqu’au 28 janvier). Le jour de l’inauguration, le gouvernement portugais annonce que les œuvres, désormais propriété de l’État, seront définitivement installées dans le lieu où elles sont exposées ; nouvelle controverse car les Lisboètes voulaient qu’elles restent dans la capitale, et certains protestent car les œuvres vont être dans une fondation de droit privé et non dans un musée public (j’ai un peu résumé la saga).

Joan Miro, Sobreteixim-sac 14, 1973, 1401x34.5x19cm

Joan Miro, Sobreteixim-sac 14, 1973, 1401×34.5x19cm

Je ne suis certes pas un spécialiste de Miró et d’autres, à commencer par le commissaire, sauront bien mieux analyser ce que ses œuvres nous apprennent de nouveau sur le peintre, ou ce qu’éventuellement elles infirment. Mais plusieurs choses m’ont frappé dans cet ensemble, et d’abord l’importance des sculptures et des tapisseries. Dès l’entrée, face à nous, une pièce anthropomorphe en bois sur laquelle sont fixés de la laine noire, du fil jaune, un tissu vert, un manche à balai, et en guise chapeau, un bout de feutre rouge : un collage tridimensionnel figurant un pasteur catalan. Regardant cette pièce dès nos premiers pas, on comprend pourquoi l’exposition s’intitule matérialité et métamorphose : la matière même y devient forme, dessin, trait.

Joan Miro, Sobreteixim 12, 1973, 200x235x40cm

Joan Miro, Sobreteixim 12, 1973, 200x235x40cm

Juste à côté, le premier des « sobreteixims » à base de tapisserie : une base tissée rude, brute, sombre (que Miró fit réaliser par Josep Royo) sur laquelle sont fixés des cordes et deux seaux; de l’un d’eux la peinture s’écoule, mais c’est du feutre noir qui la figure. Quatre autres compositions de même facture se retrouvent dans l’exposition, et cette exploration de la matérialité est tout à fait impressionnante.

Joan Miro, Toile brûlée 3, 1973, 195x130cm

Joan Miro, Toile brûlée 3, 1973, 195x130cm

Autre manifestation de cette exploration, une toile brûlée est suspendue au dessus, dans l’atrium : on voit ainsi son recto et son verso, on perçoit la destruction délibérée par le peintre, son attaque sauvage de l’art et de tous les symboles dont il peut être chargé, et aussi la latitude laissée au hasard, hasard des flammes qui trouent ici et épargnent là. Mais ce n’est point là une simple ruine, une trace du désastre, c’est aussi une oeuvre en soi, chargée de sens mais aussi peinte et repeinte, arrangée, présentée : un petit film montre Miró en train de brûler ses toiles (cinq au total, une seule ici), les lacérant, marchant sur elles, y répandant de la peinture en jets d’abandon, passant un tissu humide pour contenir les flammes, puis repeignant avec ses doigts et arrondissant délicatement le bord d’un trou de brûlure.

Joan Miro, Signes et figurations, 1936, 99.5x124cm

Joan Miro, Signes et figurations, 1936, 99.5x124cm

Une autre facette de ses recherches l’a conduit à peindre sur des supports autres que la toile : on est là dans une moindre transgression des règles de la bonne peinture, mais Miró se confrontant à des matériaux de construction, Masonite et Celotex et leur ajoutant du goudron, de la caséine, du sable, des petits cailloux, y retrouve une forme de peinture brute, sauvage qui le contraint et le fait progresser. Ces formes noires sur du papier goudronné et sablé sont d’une extrême simplicité : le chiffre 3 (ou sont-ce des seins ?), une fourmi en forme de signature, un plus et un moins (mais le premier est aussi une croix), un retour à des formes essentielles.

Joan Miro, Personnages dans la nuit, 28 mars 1968, 215x31cm

Joan Miro, Personnages dans la nuit, 28 mars 1968, 215x31cm

On retrouve, plus familiers, des toiles et des dessins autour du signe, d’une écriture inventée qu’il dépouille peu à peu, qu’il affine et rend plus abstraite : d’abord des corps féminins, sexes et poitrine, un œil, un papillon, des maisons stylisées, puis, peu à peu de simples cercles (souvent aux trois-quarts seulement, une marque ouverte), des traits noirs, des points, des touches plus claires, des nœuds de taches d’encre en étoile. La deuxième salle marie une longue toile horizontale où apparaissent encore des formes corporelles et cette toile verticale enchâssée dans un cadre en or et cernée de rouge où lignes blanches et points de couleur ne rappellent plus rien d’identifiables.

Joan Miro, La Fornarina (D'après Raphaël), 1929, 146x114cm

Joan Miro, La Fornarina (D’après Raphaël), 1929, 146x114cm

Toute une salle est dédiée au corps, des portraits titrés Métamorphoses où les corps de femme se déforment et perdent toute proportion, mais aussi les dessins faits à la Grande Chaumière où les corps devenus osseux, contournés, pleins d’excroissances aberrantes, semblent se heurter aux contours de la page et tenter de les repousser. Et là trône le portrait de la Fornarina : du portrait de la maîtresse de Raphaël, plus aucune forme ne subsiste et pourtant elle est toujours là; le corps est simplifié au maximum, juste une masse noire, tête et seins ne sont plus que des bulbes comme plaqués, le turban disproportionné est devenu cornu, les yeux sont un poisson, et les bribes de ciel qui apparaissaient à travers le feuillage sont transformés en petits points rouges. Cette transformation radicale de la forme, mais qui respecte l’esprit, fut obtenue après de nombreux dessins préparatoires, que Miró annotait « trop réaliste », « trop en pensant à mes choses précédentes ».

Casa de Serralves

Casa de Serralves

L’exposition n’est pas chronologique, rapprochant des pièces éloignées dans le temps mais où se retrouvent les mêmes motifs, la même grille; mais mieux vaut bien connaître Miró pour ne pas s’y perdre. Et, bien sûr, elle est loin d’être exhaustive (aps de céramiques, par exemple). Au delà de la satisfaction de voir ces toiles jamais montrées jusqu’ici et de découvrir ainsi des aspects moins connus de son oeuvre, l’interrogation qui subsiste à la fin de la visite est celle de l’adéquation du lieu (lequel va être réaménagé) : certes, la Casa fut construite entre 1925 et 1945, elle est donc contemporaine de Miró, il y a là une certaine cohérence ; certes, construire un nouveau musée aurait été trop coûteux. Mais (en tout cas dans la configuration actuelle), on perd l’essentiel du charme et de la beauté de la Casa en la couvrant de cimaises : plus de miroirs, plus de vitrines, la fluidité de la circulation qu’on goûtait tant devient contrainte, malaisée, et surtout, surtout, on ne profite plus de l’harmonie entre intérieur et extérieur, entre architecture et jardin. Ce n’est qu’à la fin du parcours, quand on entre dans la boutique nouvellement aménagée que le regard se libère, que la vue s’offre, enfin. Je ne sais trop ce qui peut être fait, mais je ressens un manque. Pour vous consoler, passez absolument par le vestiaire, installé dans la chapelle, d’une étrange splendeur, qui, auparavant était rarement ouverte.

Photos de l’auteur excepté Femmes et Oiseaux, et La Fornarina

Un Prix Duchamp idiorrythmique ?

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, capture d'écran

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, capture d’écran

en espagnol

Cette année, la nouveauté n’est pas tant que la présentation des œuvres des quatre finalistes du Prix Marcel Duchamp se fasse au Centre Pompidou, dans un espace bien plus grand qu’à la FIAC, permettant ainsi des installations bien plus aérées, mais c’est que ces quatre présentations ont été orchestrées par une commissaire, la plus jeune conservatrice du MNAM. Plutôt que d’imaginer les trésors de diplomatie qu’elle a dû déployer pour aménager l’espace aussi équitablement que possible, on ne peut qu’admirer ses efforts pour parvenir à dégager -ou même à susciter – un sens commun à ces projets de quatre artistes, déjà – imagine-t-on – farouchement individualistes, et de plus, ici, concurrents. Dans ses cours au Collège de France en 1977, Barthes avait théorisé le concept d’idiorrythmie, inspiré du mode de vie des ermites du désert d’Égypte aux premiers siècles de l’ère chrétienne : chacun menant sa vie propre en solitaire, chacun définissant sa relation au monde et à Dieu, mais tous se retrouvant pour des prières et des célébrations en commun. Y a-t-il ici une manifestation idiorrythmique ? Nos quatre artistes se retrouvent-ils ici pour un regard commun dans la même direction ? Pour une même « expérience cathartique face aux enjeux anthropologiques et politiques contemporains » ? Pour « envisager les destins individuels comme le lieu d’une transformation sociale plus large » ? Plus ou moins, à mon sens. Et ce sont les deux projets les plus évidents, les plus directs qui répondent le mieux à cette prescription, alors que les deux projets les plus subtils, les plus réfléchis ont davantage de mal, me semble-t-il, à entrer dans ce cadre.

Barthélémy Toguo, Vaincre le virus, 2016

Barthélémy Toguo, Vaincre le virus, 2016

Barthélémy Toguo s’intéresse au sida et à Ebola, et collabore avec l’Institut Pasteur, ce qui est tout à fait louable. Est-ce suffisant pour construire une œuvre qui ne se contenterait pas de montrer et de parler, mais qui transcenderait le réel pour toucher le sensible, le non-dit, le moins évident ? À voir ces vases monumentaux (faits en Chine, précise-t-il) montrant son visage poupin entouré de chauves-souris et de schémas vaguement scientifiques, ces maquettes pointues de cellules infectées et ces dessins muraux, à lire son discours sur l’eau à la fois purificatrice et vecteur de maladies, on se dit que tout cela conviendrait mieux au Palais de la Découverte, et que, aussi nobles soient ses intentions, on peut faire mieux pour illustrer les rapports entre l’art et la science.

Kader Attia, Réfléchir la mémoire, 2016, capture d'écran

Kader Attia, Réfléchir la mémoire, 2016, capture d’écran

L’installation de Kader Attia (qui a donc droit à une deuxième chance, ayant déjà été nominé en 2005, ce qui n’était auparavant arrivé qu’une fois, avec Claude Closky) se veut tout aussi scientifique : une douzaine d’entretiens avec des chirurgiens, des neurologues, des psychanalystes, au sujet du membre fantôme, amputé mais toujours présent. C’est toujours un peu le même discours et on s’en lasse vite. Ce qui est surprenant, c’est qu’à part le Palestinien Nidal Bulbul qui perdit une jambe du fait de l’armée israélienne à Gaza en 2007 (mais, cela, Attia ne le mentionne pas…), aucune autre victime, aucun autre amputé n’a la parole : comme l’écrit fort bien Grada Kilomba à propos des esclaves, ce ne sont que des objets, pas des sujets. Les amputés réduits au silence ne sont présents ici que par le biais d’un protocole répété à l’identique une dizaine de fois, leur installation dans un mécanisme où un miroir donne l’impression que le membre absent redevient présent : artifice thérapeutique peut-être, mais démarche artistique d’objectivation devenant vite commune et banale. L’analogie entre perte d’un membre, perte d’un être cher et perte d’une identité, d’une culture, d’un territoire (ce dont Bulbul aurait parlé avec bien plus d’éloquence et d’engagement) est intéressante, mais ne la développer que par ce seul médium, des interviews filmées d’« experts » (il y a bien deux ou trois artefacts à côté, comme la demi-pita ci-dessus, mais il n’ajoutent pas grand-chose au propos) ne lui insuffle pas la force, la pertinence artistique qu’elle mériterait, à mes yeux. [Mais c’est lui qui a gagné.]

Yto Barrada, Objets indociles (Supplément à la vie de Thérèse Rivière), 2016

Yto Barrada, Objets indociles (Supplément à la vie de Thérèse Rivière), 2016

L’attrait premier de l’installation d’Yto Barrada est sa quasi fusion avec son sujet, l’ethnologue Thérèse Rivière (sœur de Georges-Henri), qui, après plusieurs missions en Afrique du Nord, sombra dans la dépression bipolaire : quasi fusion car cette reconstitution de sa chambre mêle indistinctement des objets collectés par Thérèse Rivière, ses notes, son journal, et des pièces créées par l’artiste, sans qu’il soit le plus souvent possible de distinguer les uns des autres. L’artiste ici est comme habitée par son sujet, le sujet se réincarne dans l’artiste, la distance entre elles est abolie, gommée ; le destin de l’une est impossible à comprendre, à classifier, et l’autre ne s’y risque pas, mais témoigne, au-delà des traces, des empreintes, d’une tranche d’histoire et de vie, en étant simplement inspirée. Au-delà du charme mélancolique des objets présentés (comment apprendre à parler à un perroquet, un outil de torture caché au milieu des jouets d’enfants), c’est là un travail d’une force peu commune.

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, vue d'exposition

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, vue d’exposition

Celle qui échappe le plus à la dialectique de la commissaire est Ulla von Brandenburg, et d’abord parce que le spectateur en est partie prenante : la structure en ziggurat d’un blanc étincelant sur laquelle, après une imperceptible hésitation (en ai-je bien le droit ?) le regardeur s’installe est la même (ou presque) que celle que nous voyons à l’écran ; un des protagonistes va souffler dans un buccin identique à ceux qui sont là à nos côtés. Ce mécanisme d’écho se joue aussi entre la grâce des danseurs que nous voyons dans le film et notre lourdeur sur ces marches malaisées où le vertige nous guette. Les danseurs, tout de blanc vêtus, accomplissent une suite de dons, d’échanges, de soutiens, d’équilibres, ils vivent ensemble (comme chez Barthes). Mais surtout ils jouent (première fois chez Brandenburg) avec la couleur : des couvertures colorées servent de manteaux, de voiles, de tapis, d’écrans all-over parfois quand elles viennent occulter l’objectif, ce sont des protections pour sans-abri, des manteaux de saint Martin. Parfois, abandonnées au sol, elles sculptent le corps d’un SDF ; parfois, brandies, elles sont des étendards et parfois elles dissimulent l’intimité des corps, toujours présents. Peut-être qu’à sa manière, déjouant le propos centralisateur, Ulla von Brandenburg (qu’il y a trois ans je rapprochai déjà de Yto Barrada) nous parle aussi du sida et d’Ebola, de l’amputation et de la perte, de la fusion et de l’empathie : à nous de nous ouvrir face à cette œuvre rituelle, ambiguë et poignante.

Au passage, on notera que la parité homme/femme est respectée dans la sélection pour ce Prix, ce qui est rarement le cas, et aussi que – pour la première fois – la « scène française » est représentée par quatre artistes d’origine étrangère (profitons-en vite, avant que notre prochain(e) Président(e) ne le limite aux Français de France).

Photos de l’auteur, excepté la première.