Abdessemed entre formatage et éclats de génie

Faut-il donc détester Adel Abdessemed ou l’aduler, sans qu’un jugement intermédiaire soit possible ? Son exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 7 janvier) – comme d’ailleurs l’ensemble de son travail – me laisse assez perplexe : j’y vois des fulgurances et des travaux pesants, des citations lourdingues et des éclats de génie, et j’en ressors avec l’idée d’un artiste (mal conseillé ? trop formaté Zwirner-Pinault ?) qui parfois, au lieu de donner libre cours à son talent, fait un peu trop ce qu’on attend de lui.

Le cheval qui vous pète ainsi au nez à l’entrée de l’exposition est celui que Nietzsche voulut secourir à Turin avant de sombrer dans la folie, pas un trou du cul de cheval ordinaire, voyons. Et, à côté, quand Abdessemed écrit « Also sprach Allah », ce ne peut être que péniblement, sur une toile tendue au plafond, en se faisant envoyer en l’air sur un drap tendu par ses acolytes (ce qui bien sûr évoque Goya…). Le tableau d’animaux empaillés (plus bas) ne se suffit pas à lui-même, il faut préciser qu’il a la même taille que Guernica, sinon le sens risquerait évidemment d’en être perdu. Et, sur le parvis, le monumental et mélancolique Zidane, au moment de sa chute suprême, baisse les yeux au sol comme l’Adam de Masaccio… Pitié !

D’autres pièces provoquent allègrement : je n’ai rien contre, au contraire, encore faut-il que la provocation ait un sens. Si le petit cochonnet qui tête Lise peut faire réfléchir (même en s’abstenant de citer Brueghel), la vidéo des couples baisant en public dans une galerie lyonnaise sous les applaudissements des spectateurs ne serait qu’une preuve de la grande capacité de persuasion de l’artiste (même pas un hymne au voyeurisme ? elle est d’ailleurs absente du plan d’exposition dans le dossier de presse…)

Face au bateau d’immigrés (cubains, ceux-là), ici chargé de sacs poubelles en résine, on éprouve une telle lassitude devant ce motif éculé, tant ces barques sont devenues omniprésentes dans les expositions : les passeurs auraient-ils trouvé un nouveau débouché, revendre leurs pateras aux artistes ?

Alors, alors il reste le coup de tonnerre des quatre Christs de Grünewald, ici sans le retable, mais toujours aussi forts, la perfection formelle des cercles de barbelé au mur (pas la peine de citer Giotto), la force brute des voitures brûlées (en céramique), la grâce des carlingues entrecroisées. Quelques pièces sublimes dans un ensemble trop formaté, trop banalisé : faudrait-il plutôt s’identifier à la douleur de Materazzi (en haut) ?

Photos 1, 2 & 4 de l’auteur; photo 3 courtoisie du Centre Pompidou, de l’artiste et de Gallery David Zwirner, Londres / New York; (c) Adel Abdessemed, ADAGP Paris 2012. Adel Abdessemed étant représenté par l’ADAGP, les photographies de ses oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

Le décor éternel de la souffrance

Il est des oeuvres d’art qui nous hantent, et nous hanteront toujours, dont l’image ne nous quittera jamais et, tragique, sera peut-être devant nos yeux au moment de notre mort. Même si chacun a les siennes, quelques-unes reviennent plus souvent, Guernica peut-être, et aussi le corps tordu et purulent du Christ de Matthias Grünewald. Peut-être fut-ce une des images des derniers instants de Ahmed Asselah, Directeur de l’école des beaux-arts d’Alger, assassiné dans l’école le 5 mars 1994.

Vue de la chapelle, Musée Unterlinden, Grünewald et Abdessemed

Peut-être son étudiant d’alors, Adel Abdessemed, s’est-il souvenu de lui en installant dans la chapelle du Musée Unterlinden à Colmar, à côté du premier niveau du Retable d’Issenheim(dont les panneaux désossés se déclinent sur plusieurs plans, non plus un objet unique dont l’impossible complétude de la découverte dépendait des ouvertures des panneaux, mais un parcours linéaire où rien n’échappe désormais au regard frontal),

Adel Abdessemed, Décor

peut-être donc s’est-il souvenu d’Ahmed Asselah en installant iciquatre hommes de souffrance, tordus, expirant, qui, s’ils n’étaient quatre, seraient le Christ, mais qui ici, multipliés, sont l’humanité multiple. Leur pose est identique à celle du crucifié, corps tordus, pieds joints, doigts dressés vers le ciel, mais eux sont arrachés, flottant légèrement, seuls contre le mur, sans croix ni mère, ni disciples. Un peu plus grand que nature, ils sont fait de barbelé en acier inoxydable, brillant sous la lumière, non point celui pour garder les vaches, mais celui, tranchant, meutrier qui sert à rejeter les hommes, à les emprisonner, à les parquer dans des camps, de Guantanamo à Gaza : ces hommes blessés nous blesseraient si nous tentions de les toucher, de les panser, de les conforter. Les points de soudure semblent être autant de plaies en voie de putréfaction (ou de moirures de la maladie de l’ergot de seigle), les piquants sont les épines

Adel Abdessemed, Décor

perçant la peau, les lamelles ne créent pas un derme mais plutôt un écorché vif aux muscles découverts, anatomie médicale ou Marsyas, et la bouche forme un rictus métallique encore plus hurlant que sur le tableau : « Éli, Éli, lema sabachtani ? » Seul le perizonium apporte un peu de calme visuel dans cette tourmente. Il faut alors se détourner de cette brillance si violente (la pièce se nomme ‘Décor’, paradoxe provocateur, la souffrance est notre décor permanent, il y a 500 ans comme aujourd’hui) et reposer son regard sur la mise au tombeau en prédelle du retable, la tristesse apaisante d’un répit funèbre où le corps n’est plus que cadavre.

Bien des artistes ont été inspirés par Grünewald (premier parmi eux peut-être, Otto  Dix fut prisonnier à Colmar à la fin de la deuxième guerre mondiale) et une exposition, variations autour de la Crucifixion, en regroupa certains ici il y a vingt ans, mais seul Sarkis avait montré une oeuvre dans la chapelle même, mais dans une confrontation moins radicale avec le retable. Cet ensemble de Abdessemed avait été montré à la galerie Zwirner de New York, et le sera au Centre Pompidou cet automne, mais c’est à Colmar devant le retable qu’il prend son sens et qu’il faut le voir (jusqu’au 16 septembre); ailleurs il ne sera que décor. Le vernissage se fit sur invitation de François Pinault, acheteur de la pièce, (je n’en fus pas) qui annonça ce jour-là qu’il voterait Hollande, ce qui relégua la recension dans les pages politiques du journal sous un des pires titres imaginables : « A Colmar, François Pinault ‘crucifie’ Nicolas Sarkozy ». Sans commentaires… Sans commentaires non plus les polémiques aigries habituelles sur la restauration du retable et son agencement.

Théophile Schuler, Le char de la mort

Le musée Unterlinden, peut-être parce qu’il échappe au moule habituel, au grand dam de certains, a une authenticité assez rare. Errant dans les salles, je suis tombé devant cette grande toile de Jules Théophile Schuler, Le char de la mort (1851), composition grandiloquente aux antipodes de la douleur de la chapelle : une danse macabre moderne, avec pape, poète, soldats et même Bonaparte jeune, humanité que l’ange de la mort

Lucas Cranach, Mélancolie, détail

emmène au grand galop (les chevaux, squelettes ou écorchés, évoquent Fragonard). Une autre vision au hasard des salles, celle du coin en haut à droite de la Mélancolie de Cranach : là où l’humaniste Dürer (gravure dans la salle suivante) propose une vision apaisée, le protestant Cranach voit la mélancolie comme une tentation du Diable qui chevauche un bouc, accompagné de sorcières et de démons. Et aussi les gravures des vierges folles de Martin Schongauer.

Vue d'exposition Longuet Boisecq, Musée Unterlinden

Dans un autre registre, au sous-sol, une exposition des deux sculpteurs Karl-Jean Longuet (descendant de Karl Marx) et son épouse Simone Boisecq.  Au-delà de leurs sculptures (assez représentatives de ces décennies là), c’est l’occasion de voir de belles toiles de leurs amis, en haut Marie-Hélène Vieira da Silvia (Le théâtre de Gérard Philippe, 1975), ci-dessous une composition de treize tempéras sur papier marouflé de Poliakoff (1965/68) derrière deux sculptures de Simone Boisecq, le Défi (1988) et le Veilleur (1984).

Vue d'exposition Longuet Boisecq, Musée Unterlinden

 

Vidéo de présentation des deux expositions par la conservatrice du musée.
Très beau catalogue « Adel Abdessemed Décor ».
Photos de l’auteur, excepté Schuler.