Koudelka : LA ruine

Josef Koudelka, Italie, route du Grand Saint Bernard, 2014

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L’exposition à la Bibliothèque nationale de France (jusqu’au 16 décembre) présente une partie (110) des 170 photographies que Koudelka a données à la BnF. Mais, de manière plutôt implicite, l’approche choisie ici est assez différente de celle du livre : les photographies ne sont identifiées que par des numéros, parfois au sol, et, avant de la négliger paresseusement au bout d’un moment, on doit se reporter à une feuille de salle pour savoir de quel site il s’agit (seul un oeil exercé et expert saurait reconnaître en un coup d’oeil Delphes ou Palmyre). Il n’y a pas de logique géographique ni historique au schéma de présentation des images, mais seulement des regroupements formels, esthétiques. Parfois la ruine est à peine visible comme au Grand Saint Bernard embrumé (voir tout en haut). La scénographie se veut « une promenade rythmée mais aléatoire, favorisant les surprises visuelles et le renouvellement du regard ». Le résultat est donc très différent de la lecture du livre : au lieu de découvrir DES ruines, nous voyons ici UNE ruine unique, générique, polymorphe et ubiquitaire. Plutôt que des expériences locales diverses, c’est l’idée même de ruine à laquelle nous sommes ici confrontés. Il est donc très intéressant de voir comment, à partir d’un même corpus, on peut construire pour le lecteur et pour le visiteur, deux expériences fort différentes, tout à fait complémentaires, mais induisant des sensations, des émotions et des réflexions contrastées.

Josef Koudelka, Grèce, Cap Sounion, Attique, temple de Poséidon, colonnes de la péristasis orientale, entre 444 et 440 avant JC, 2003

Une quarantaine d’images de grand format sont suspendues au centre de la salle, sans doute les plus emblématiques. Comme on sait, Koudelka privilégie le panoramique, qu’il détourne de sa fonction historique documentaire, pour en faire un outil de perception plus intime du paysage. Très peu de ses images sont ouvertes, trés peu laissent le regard s’échapper vers le lointain, vers l’horizon (une des exceptions : le cap Sounion, ci-dessus). Ces images suspendues par deux ou par trois, recto verso, permettent un parcours aléatoire en errant au milieu d’elles, une dérive inspirée, un regard pluriel incluant les images voisines aux entours de celle que je regarde.

Josef Koudelka. À gauche Jordanie, Petra, 1er siècle, 2016. À droite, Turquie, Didymes (Didim), temple d’Apollon, époque hellénistique, 2012

Une vingtaine de photographies sont des panoramas verticaux, accrochés aux murs comme des fenêtres étroites, des meurtrières découpant la vision. Les deux ci-dessus juxtaposent la brutalité rocheuse d’une gorge stratifiée à Petra et la roche sculptée, domestiquée d’une colonne ionique du Temple d’Apollon à Didymes : lisiéres du désert et urbanité d’Asie Mineure, Nabatéens et Grecs, accident de terrain et harmonie contrôlée, domptée. Mais le haut relief érodé du chamelier géant taillé dans la paroi et le bloc rugueux d’où semble émerger la colonne viennent relier ces deux mondes.

Josef Koudelka, Italie, Rome, Latium, Forum de César, chapiteau corinthien, entre 51 et 40 avant JC, 2000

Érosion ici, ailleurs tourisme, parfois dommages de guerre ou destructions idéologiques : la ruine se modifie au fil du temps (et les photos de Palmyre, prises par Koudelka en 2006, montrent une ruine qui n’est déjà plus telle); on pense à autres ruines d’ailleurs, celles de Beyrouth aprés la guerre civile et les bombardements israéliens, que Koudelka photographia en 1991, l’année même où il démarra ce grand projet, certainement pas une coïncidence. Toutes ces constructions antiques furent l’oeuvre d’hommes s’imposant à la nature, creusant, nivelant, détruisant un paysage naturel pour y installer leurs artifices de pierre, théâtres ou temples, déjà une forme de violence paysagère. Et le temps et les hommes à leur tour les détruisent; il n’y a guère ici d’édifices récupérés, détournés et réutilisés, comme les mosquées devenues églises ou vice versa, ou les arènes devenues lieux de consommation de spectacles; tout juste, ci-dessus, l’église romaine des Saints Luc et Martine dont le dôme pointe derrière le Forum de César, au-dessus d’un soutènemnent Renaissance.

Josef Koudelka, Turquie, Aizanoi (Çavdarhisar), théâtre-stade, construction commencée en 160 et achevée au milieu du IIIe siècle, 2011

C’est aussi que dans la ruine de Koudelka, il n’y a pas, ou presque, d’êtres humains, ni même d’êtres vivants (seules les herbes folles y ont droit de cité). L’ombre de Koudelka dans le théâtre-stade d’Aizanoi en vue plongeante (ci-dessus), seule apparition de toute la série, n’est accompagnée que de très peu de représentations de la figure humaine : Neptune sur son quadrige dans une mosaïque d’Ostie, quelques rares statues (un togatus acéphale à Eleusis plus haut, Rome personnifiée en Amazone dominatrice à Ostie, le fleuve Tibre à Tivoli, une femme dénudée au milieu des roseaux à Dion, et notre chamelier nabatéen), c’est à peu près tout (avec deux touristes par inadvertance au Cap Sounion), Koudelka n’est pas un photographe de statues.

Josef Koudelka, Algérie, Timgad (Thamugadi), détail du decumanus maximus et sa colonnade, an 100, 2012

Tout ici est inanimé, de la pierre, du marbre et du calcaire, rarement des roches plus ´decoratives, comme les veinures des colonnes du Mont du Temple à Jérusalem ou les marbrures de celles du marché de Leptis Magna, ou des assemblages de briques plus expressifs (comme le mur de la Villa d’Hadrien à Tivoli ou le quadrillage en premier plan du temple rond de Tibur, aussi à Tivoli). Quelques vues du sol, les traces de chars sur le pavé assombri de la Voie Appienne et sur les dalles de Timgad (ci-dessus), ou les ponctuations du dallage de la rue des Courètes à Éphèse.

Josef Koudelka, Grèce, Athènes, Attique, Olympiéion, tronçons de colonne de la péristasis Sud, temple réalisé en 131-132 par l’empereur Hadrien, 1994

Ce qui prédomine ici, bien sûr, c’est la pierre et ses vibrations : cannelures frémissantes des colonnes, jeux de lumière faisant danser les gradins dans notre oeil, comme au Théâtre d’Épidaure ou au Stade d’Aphrodisias. La colonne brisée de l’Olympiéion d’Athènes, ci-dessus, est peut-être l’image la plus emblématique de toute l’exposition, à la fois la plus symbolique d’une grandeur déchue et la plus réussie esthétiquement entre scansion et jeux d’ombre.

Josef Koudelka, Grèce, Mycènes, Argolide, Péloponnèse, citerne souterraine, XIIIe siècle avant JC, 2003

Catalogue (remarquable) reçu en service de presse. On pourra par contre s’abstenir de lire Josef Koudelka, l’épreuve totalitaire, de Jean-Pierre Montier (Delpire, 2004), non que l’analyse plutôt sociale et politique du travail de Koudelka soit inintéressante, mais elle est malheureusement polluée par les digressions néo-conservatrices de l’auteur sur les supposées turpitudes de la gauche française, fort incongrues ici.

Toutes photos (c) Josef Koudelka / Magnum Photos