Matérialité de la photographie

Isabelle le Minh, IPAD 1, série « Digitométries. After Yves Klein », 154x105cm & Andreas Müller-Pohle, Partitions digitales (d’après Nicéphore Niépce) III, 1998, 8 cadres, 264x132cm

en espagnol

Jusqu’il y a une quinzaine d’années, la photographie, c’était, dans 99% des cas et pour 99% des gens, une image représentant le monde de manière plutôt fidèle. On avait alors à peu près oublié les tentatives d’abstraction photographique des avant-gardes, l’exposition « Les Immatériaux » de Jean-François Lyotard en 1985 n’était pas vraiment considérée comme pertinente en photographie, l’expression « photographie expérimentale » ne se trouvait dans aucun dictionnaire de photographie, aucun livre d’histoire de la photographie, et seuls quelques francs-tireurs (comme Gottfried Jäger à Bielefeld ou Roberta Valtorta à Cinisello Balsamo) faisaient quelques expositions collectives sur ce thème. Il n’était alors question que de référent, d’index, de photographie plasticienne, du lien de l’image photographique avec le réel ; Roland Barthes, Rosalind Krauss, Philippe Dubois, Dominique Baqué, et quelques autres gourous étaient les seules voix audibles, dont les concepts seuls dominaient le débat. Certes, de nombreux photographes effectuaient discrètement un travail à l’encontre de ce courant dominant, mais ils restaient très marginalisés, et peu exposés.

Rossella Bellusci, Bagliori B, 2013, 130x80cm

Et puis, vers 2010, petit à petit, une photographie différente a commencé à apparaître dans des expositions et dans leurs catalogues : au V&A en 2010, à Arles en 2012, au Folkwang en 2014, à l’ICP en 2014 (puis à Pompidou en 2015), au Getty en 2015, au MAMVP avec Jan Dibbets en 2016, à Lausanne en 2016, à GESTE en 2017, en région parisienne et à Rouen en 2020, ainsi que dans quelques livres, comme celui de Michel Poivert, le mien, ceux de Lyle RexerYannick VigourouxDiarmuid CostelloGeoffrey Batchen et quelques autres (que vous pouvez découvrir en particulier dans cette librairie/galerie). Il y a même aujourd’hui des festivals à Barcelone et à Paris, et des salons (A ppr ocheOffscreen). L’exposition « Épreuves de la matière » (commissariat Héloise Conésa) à la BnF (jusqu’au 4 février) s’inscrit dans cette ligne et présente, dans un espace trop restreint, des oeuvres de 135 artistes, principalement européens ou nord-américains, provenant à 70% des riches collections de la BnF. Elle met l’accent sur la matérialité de la photographie, en lieu et place de sa fonction représentative. Elle transcende les techniques, de la revisite de techniques anciennes (daguerréotype, ambrotype, etc.) à l’argentique et au numérique, jusqu’à l’intelligence artificielle (avec Gregory Chatonsky et Lionel Bayol-Thémines). La plus ancienne pièce montrée ici date de 1963, c’est un chimigramme de Pierre Cordier.

Les Époux P., POLYSÉMIE III, 2012-2021

Les quatre sections de l’exposition, montrées dans quatre salles, s’articulent autour d’une pièce centrale des Époux P. (Pascale et Damien Peyret), une accumulation quasi archéologique d’écrans d’IPad brisés, montrant la dernière image avant leur destruction, une revisite numérique du mythe de l’optogramme. Les quatre sections sont construites autour des thèmes de l’image tangible, labile, hybride et précaire. Comme c’est là un de mes thèmes de prédilection, je pourrais écrire page après page sur ce sujet et sur cette exposition (et j’ai d’ailleurs écrit la section du catalogue sur l’image précaire, « Fragilité de la photographie »), mais ce ne serait guère approprié ici. Je me contenterai donc de vous parler de quelques images, parmi toutes celles qui me sont familières ici. L’image tout en haut est le premier panneau à l’entrée de l’exposition : il présente deux travaux à l’intersection du numérique et de l’analogique. À gauche, c’est la photographie par Isabelle Le Minh des traces de doigts sur l’écran d’un iphone : tout numérique qu’elle soit, l’image électronique sur écran est nécessairement incarnée, car manipulée par notre corps, par nos doigts. À droite, le photographe allemand Andreas Müller-Pohle (qui fut aussi l’éditeur de Vilém Flusser) a revisité la première photographie en la digitalisant, rendant l’image initiale invisible du fait de cette pixélisation à outrance. Ensuite, une photographie de l’artiste italienne vivant à Paris Rossella Bellusci : une photographie saturée de lumière, incitant à la contemplation lente, et dans laquelle l’image n’est plus représentation, mais construction mentale et spirituelle (photographie hélas absente du catalogue). Et enfin (mais aucune photographie n’en rend bien compte) l’installation finale d’Alain Fleischer, À la Recherche de Stella, où l’image n’est pas visible tant que le spectateur ne la fait pas apparaître lui-même en manipulant un miroir qui va projeter un faisceau lumineux au mur (lequel est recouvert d’extraits de son livre La Nuit sans Stella) et nous révéler ainsi ces portraits funéraires. Mais, au-delà de ces quelques rapides coups de projecteur sur tel ou tel photographe, je voudrais surtout vous inciter vivement à aller voir cette exposition pour y découvrir cette autre facette de la photographie contemporaine.

Koudelka : LA ruine

Josef Koudelka, Italie, route du Grand Saint Bernard, 2014

en espagnol

en portugais

 

L’exposition à la Bibliothèque nationale de France (jusqu’au 16 décembre) présente une partie (110) des 170 photographies que Koudelka a données à la BnF. Mais, de manière plutôt implicite, l’approche choisie ici est assez différente de celle du livre : les photographies ne sont identifiées que par des numéros, parfois au sol, et, avant de la négliger paresseusement au bout d’un moment, on doit se reporter à une feuille de salle pour savoir de quel site il s’agit (seul un oeil exercé et expert saurait reconnaître en un coup d’oeil Delphes ou Palmyre). Il n’y a pas de logique géographique ni historique au schéma de présentation des images, mais seulement des regroupements formels, esthétiques. Parfois la ruine est à peine visible comme au Grand Saint Bernard embrumé (voir tout en haut). La scénographie se veut « une promenade rythmée mais aléatoire, favorisant les surprises visuelles et le renouvellement du regard ». Le résultat est donc très différent de la lecture du livre : au lieu de découvrir DES ruines, nous voyons ici UNE ruine unique, générique, polymorphe et ubiquitaire. Plutôt que des expériences locales diverses, c’est l’idée même de ruine à laquelle nous sommes ici confrontés. Il est donc très intéressant de voir comment, à partir d’un même corpus, on peut construire pour le lecteur et pour le visiteur, deux expériences fort différentes, tout à fait complémentaires, mais induisant des sensations, des émotions et des réflexions contrastées.

Josef Koudelka, Grèce, Cap Sounion, Attique, temple de Poséidon, colonnes de la péristasis orientale, entre 444 et 440 avant JC, 2003

Une quarantaine d’images de grand format sont suspendues au centre de la salle, sans doute les plus emblématiques. Comme on sait, Koudelka privilégie le panoramique, qu’il détourne de sa fonction historique documentaire, pour en faire un outil de perception plus intime du paysage. Très peu de ses images sont ouvertes, trés peu laissent le regard s’échapper vers le lointain, vers l’horizon (une des exceptions : le cap Sounion, ci-dessus). Ces images suspendues par deux ou par trois, recto verso, permettent un parcours aléatoire en errant au milieu d’elles, une dérive inspirée, un regard pluriel incluant les images voisines aux entours de celle que je regarde.

Josef Koudelka. À gauche Jordanie, Petra, 1er siècle, 2016. À droite, Turquie, Didymes (Didim), temple d’Apollon, époque hellénistique, 2012

Une vingtaine de photographies sont des panoramas verticaux, accrochés aux murs comme des fenêtres étroites, des meurtrières découpant la vision. Les deux ci-dessus juxtaposent la brutalité rocheuse d’une gorge stratifiée à Petra et la roche sculptée, domestiquée d’une colonne ionique du Temple d’Apollon à Didymes : lisiéres du désert et urbanité d’Asie Mineure, Nabatéens et Grecs, accident de terrain et harmonie contrôlée, domptée. Mais le haut relief érodé du chamelier géant taillé dans la paroi et le bloc rugueux d’où semble émerger la colonne viennent relier ces deux mondes.

Josef Koudelka, Italie, Rome, Latium, Forum de César, chapiteau corinthien, entre 51 et 40 avant JC, 2000

Érosion ici, ailleurs tourisme, parfois dommages de guerre ou destructions idéologiques : la ruine se modifie au fil du temps (et les photos de Palmyre, prises par Koudelka en 2006, montrent une ruine qui n’est déjà plus telle); on pense à autres ruines d’ailleurs, celles de Beyrouth aprés la guerre civile et les bombardements israéliens, que Koudelka photographia en 1991, l’année même où il démarra ce grand projet, certainement pas une coïncidence. Toutes ces constructions antiques furent l’oeuvre d’hommes s’imposant à la nature, creusant, nivelant, détruisant un paysage naturel pour y installer leurs artifices de pierre, théâtres ou temples, déjà une forme de violence paysagère. Et le temps et les hommes à leur tour les détruisent; il n’y a guère ici d’édifices récupérés, détournés et réutilisés, comme les mosquées devenues églises ou vice versa, ou les arènes devenues lieux de consommation de spectacles; tout juste, ci-dessus, l’église romaine des Saints Luc et Martine dont le dôme pointe derrière le Forum de César, au-dessus d’un soutènemnent Renaissance.

Josef Koudelka, Turquie, Aizanoi (Çavdarhisar), théâtre-stade, construction commencée en 160 et achevée au milieu du IIIe siècle, 2011

C’est aussi que dans la ruine de Koudelka, il n’y a pas, ou presque, d’êtres humains, ni même d’êtres vivants (seules les herbes folles y ont droit de cité). L’ombre de Koudelka dans le théâtre-stade d’Aizanoi en vue plongeante (ci-dessus), seule apparition de toute la série, n’est accompagnée que de très peu de représentations de la figure humaine : Neptune sur son quadrige dans une mosaïque d’Ostie, quelques rares statues (un togatus acéphale à Eleusis plus haut, Rome personnifiée en Amazone dominatrice à Ostie, le fleuve Tibre à Tivoli, une femme dénudée au milieu des roseaux à Dion, et notre chamelier nabatéen), c’est à peu près tout (avec deux touristes par inadvertance au Cap Sounion), Koudelka n’est pas un photographe de statues.

Josef Koudelka, Algérie, Timgad (Thamugadi), détail du decumanus maximus et sa colonnade, an 100, 2012

Tout ici est inanimé, de la pierre, du marbre et du calcaire, rarement des roches plus ´decoratives, comme les veinures des colonnes du Mont du Temple à Jérusalem ou les marbrures de celles du marché de Leptis Magna, ou des assemblages de briques plus expressifs (comme le mur de la Villa d’Hadrien à Tivoli ou le quadrillage en premier plan du temple rond de Tibur, aussi à Tivoli). Quelques vues du sol, les traces de chars sur le pavé assombri de la Voie Appienne et sur les dalles de Timgad (ci-dessus), ou les ponctuations du dallage de la rue des Courètes à Éphèse.

Josef Koudelka, Grèce, Athènes, Attique, Olympiéion, tronçons de colonne de la péristasis Sud, temple réalisé en 131-132 par l’empereur Hadrien, 1994

Ce qui prédomine ici, bien sûr, c’est la pierre et ses vibrations : cannelures frémissantes des colonnes, jeux de lumière faisant danser les gradins dans notre oeil, comme au Théâtre d’Épidaure ou au Stade d’Aphrodisias. La colonne brisée de l’Olympiéion d’Athènes, ci-dessus, est peut-être l’image la plus emblématique de toute l’exposition, à la fois la plus symbolique d’une grandeur déchue et la plus réussie esthétiquement entre scansion et jeux d’ombre.

Josef Koudelka, Grèce, Mycènes, Argolide, Péloponnèse, citerne souterraine, XIIIe siècle avant JC, 2003

Catalogue (remarquable) reçu en service de presse. On pourra par contre s’abstenir de lire Josef Koudelka, l’épreuve totalitaire, de Jean-Pierre Montier (Delpire, 2004), non que l’analyse plutôt sociale et politique du travail de Koudelka soit inintéressante, mais elle est malheureusement polluée par les digressions néo-conservatrices de l’auteur sur les supposées turpitudes de la gauche française, fort incongrues ici.

Toutes photos (c) Josef Koudelka / Magnum Photos

Retour en Enfer

Couverture du catalogue, avec Jupiter et Junon, gravure de Colny d’après des dessins d’Augustin Carrache, 1798

En espagnol

En ces temps d’anathèmes puritains, la Bibliothèque nationale de France fait montre de beaucoup d’audace en rééditant le catalogue de son exposition de 2007 sur son Enfer, dont je reprends ci-dessous la critique. Fort belle réédition, en plus grand format, avec des images mieux reproduites, avec essentiellement les mêmes textes un peu réarrangés (plus deux notules sur Dom Bougre, p.58 et sur Georges Bataille, p.257, toutes deux par Marie-Françoise Quignard, fort … inspirée) et avec une mise à jour sur les nouveaux livres entrés en enfer de 2007 à 2019 par Jean-Marc Chatelain. Sinon, le livre est toujours aussi distrayant, stimulant et dérangeant. On y trouve, comme il se doit, viol (p.112, et par un Noir, en plus !), pédophilie (p.124), zoophilie (p.120), sadisme (p.234), voyeurisme (p.22), féminicide (très beau texte sur Sade d’Annie Le Brun). Espérons que ce livre ne sera pas brûlé en place publique par la nouvelle inquisition, et que nulle Erynnie ne viendra bloquer l’entrée de la BnF, ou, dépoitraillée, troubler la sérénité des salles de lecture.

Le Cadran de la Volupté ou les Aventures de Chérubin, 1790, frontispice

Le monde avait du bon quand il y avait un enfer et un paradis; quand on savait à quoi se mesurer, à quelle aune notre vie était jugée. Pour le paradis, je ne sais pas, mais cette exposition sur l’enfer (ou plutôt L’Enfer, celui de la Bibliothèque Nationale) donnait presque la nostalgie de l’époque de l’interdit, de la censure, de la clandestinité stimulatrice de la créativité.

Vue d’exposition, photo de l’auteur

C’était une exposition de livres, mais aussi de gravures, de photographies, avec un film polisson (« L’atelier Faiminette » de 1921, où, en effet on fait minette) et aussi des sons : il fallait se glisser, de préférence à deux en se pressant l’un contre l’autre, joue contre joue, cuisse contre cuisse, dans de grands cornets acoustiques roses en feutre et y tendre l’oreille pour entendre les Bijoux de Baudelaire ou les Gamineries de Verlaine, chuchotés dans un petit haut-parleur. Voici un couple anonyme surpris écoutant tendrement « Le Con et le Vit » de Félix Nogaret (lequel fut aussi, étrangement, censeur dramatique sous Napoléon). Alors que Seduced, au Barbican, était une exposition assez froide, celle-ci, tout aussi sérieuse, se réchauffait en partie grâce à ces cornets et à des miroirs indiscrets où vous pouviez épier les mines d’autrui.

Passe-temps, 1840, estampe

On y voyait des gravures libertines (parfois en double version, voilé / dévoilé ou avec un volet : montré / caché; ci-dessus des Passe-temps de 1840 bien peu innocents, voire carrément menaçants) et des éditions de Sade, des pamphlets contre Marie-Antoinette et des scènes antiques, des listes de putains, avec tarif et commentaires, et des mentions d’un Maire de Paris « dont le tempérament froid l’empêche de bander et de foutre » (dans un livre intitulé « Le bordel patriotique », de 1791). On y recensait les lieux fantaisistes de publication des livres sous le manteau (mon préféré étant « A Vito-cono-cuno-clitoripolis, chez Bandefort »), on découvrait que le fondateur du Louvre, Vivant Denon, était un joyeux phallographe, et Joris-Karl Huysmans un gros dégoûtant (« Sonnet sanglant »), on regardait le papier peint en écarquillant les yeux (plus haut, Le Cadran de la Volupté).

Shimokobe shûsui, 3 planches, en xylogravure, 1771

On faisait aussi quelques excursions vers le Japon (mais pas d’érotisme colonial ici, justes des amants malais en pirogue, p.266). Ainsi, ces estampes de Shimokôbe Shûzui, démesurément allongées à l’horizontale, introduisaient un trouble, une étrangeté alors qu’on essayait de reconstituer la scène, de sortir du cadre, de franchir cette brisure du réel.

Louis Aragon, Le Con d’Irène, 1928, reliure par Georges Leroux, 1978

On finissait avec Pierre Louÿs, Apollinaire, Georges Bataille, Bellmer ou Genet. Mais l’Enfer n’est plus infernal, la censure se meurt, les moeurs se relâchent, et les bibliothécaires sont perplexes : l’Enfer fut aboli en 1969, pour renaître ensuite pour raisons de convenance et non d’interdit. Voici une reliure du Con d’Irène, d’Aragon, due en 1978 à Georges Leroux; elle est qualifiée de « phallique à la cathédrale ». Voilà, des souvenirs de 2007 agréablement réactivés par cette réédition.

Livre reçu en service de presse

 

Ma visite des paysages français

Lionel Bayol-Thémines, Série « Silent Mutation (post anthropocène) – High Land, 2016. Sculpture photographique

en espagnol

Paysages français (à la BnF jusqu’au 4 février), une exposition aussi riche que nos paysages, mille photographies, 160 photographes, un parcours immense, une exposition qui n’est plus à taille humaine, où il faudrait revenir plusieurs fois, et que, nécessairement, on survole. Comment rendre compte de cette richesse et de cette diversité ? D’autant plus que la notion de paysage y est large, elle englobe les lieux de travail et les gens qui y travaillent, les maisons, leurs intérieurs et leurs habitants. On cherche d’abord à trouver un fil conducteur, on suit les thèmes de salle en salle, on essaie de comprendre les distinctions entre l’expérience du paysage, le temps du paysage, le style du paysage, l’être dans le paysage.

Albert Giordan, Mission photographique de la DATAR, Série « Espaces commerciaux », Montage photographique, 1984 © Albert Giordan. BnF, Estampes et photographie

On retrouve les photographes qu’on connaît déjà et on en découvre d’autres, on tente de noter pour chacun trois mots sur son style, sur ce qui le différencie des autres : en vrac, l’ombre de Pierre de Fenoyl, les sténopés de Philippe Dufour, le regard sémiologique sur la ville et sa signalisation d’Albert Giordan, les courbes élégantes des routes de montagne d’Alain Ceccaroli, la 2 Cv d’Yves Guillot, les jeux de la lumière et de l’eau chez Suzanne Lafont (en bas), le vide de François Hers, les immeubles de Stéphane Couturier, tout ce qui a permis à chacun de s’affirmer. On trouve même Houellebecq, c’est dire ! Bien sûr, le rôle de la DATAR, et des autres missions est souligné avec éloquence, à la suite de l’exposition de cet été à Arles.

Tom Drahos, Mission photographique de la DATAR, Série « Banlieue parisienne, les espaces périurbains de la région parisienne » Chevreuse (Seine-et-Oise ),1986. Tom Drahos © ADAGP, Paris 2017 ; BnF, Estampes et photographie

Et puis, hélas, un peu las, on sent l’attention qui baisse (aucun de mes « confrères » ne vous l’avouera, mais il fallait les voir ce jour là…), on renonce à paraphraser le communiqué de presse ou à aligner des images, et on décide de s’intéresser avant tout à la forme, faute de se sentir capable de faire justice au fond, à la notion même de paysage et à la richesse infinie de sa mise en images. Parmi ces mille photographies sagement encadrées à la queue leu leu sur les cimaises, quelques-unes, rares, détonnent, et ce sont elles qui m’ont donné une bouffée d’oxygène. Certains, comme Tom Drahos, interprètent le paysage plutôt qu’ils ne le montrent, et l’attention passe alors du quoi au comment, du paysage à sa photographie même. Rares sont ceux qui font ainsi œuvre originale dans la forme.

Studio Marlot & Chopard, Around Home, 2017, vidéo couleur

La projection depuis le plafond, sur une table horizontale, d’images floutées, tremblées, hésitantes du studio Marlot & Chopard est la première rupture de cette promenade : quiconque vient de traîner la patte de cimaise en cimaise peut s’arrêter là, faire une pause, écouter la musique, et regarder avec bonheur ces images flottantes.

Vue d’exposition (Bayol-Thémines, Bublex, Brunet)

Plus loin, Lionel Bayol-Thémines, plutôt que d’aligner des images côte à côte, les a assemblées dans un leporello géant (en haut), composant une sculpture visuelle faite de paysages fictifs autour d’un désastre prévisible, la destruction de la Terre par l’homme : cette nature réinventée nous questionne sur notre devenir, mais elle traduit aussi un regard différent sur le paysage, moins objectif et neutre, plus phénoménal et engagé. La vue d’ensemble ci-dessus le fait voisiner avec deux autres paysages fictifs : la recréation par Alain Bublex du Paris du plan Voisin (V2, Circulaire secteur A23, 2013), détruit et reconstruit par Le Corbusier, dénonciation radicale de ce fascisme architectural ; et les modélisations de bâtiments que Thibault Brunet, adepte des paysages virtuels, a extrait de Google Earth (Typologie du Virtuel II, 2014-2016). Après les paysages visuellement apaisants des salles précédentes, ces trois œuvres virtuelles tirent l’alarme en nous montrant ce que demain sera, ou pourrait être.

Valérie Jouve, Composition n.1, sans titre, Les murs, 2007-2009, polyptyque

Enfin, le mur d’images de Valérie Jouve est quasiment le seul à vraiment s’affranchir du format trop lisse dominant ici : une composition complexe, un collage, de la matière brute et un visage tourné vers le ciel. Au-delà de sa capacité depuis toujours à montrer le paysage, qu’il soit marseillais ou palestinien, elle affiche ici sa volonté de le montrer différemment.

Suzanne Lafont, Mission photographique de la DATAR, Série « Domaine des Certes, Audenge (Gironde) », 1986. © Suzanne Lafont. BnF, Estampes et photographie

Mais il y a bien sûr d’autres manières, plus sages, plus studieuses, plus lentes, de visiter cette exposition, et je ne saurais trop vous encourager à les pratiquer, avec plus d’application que moi, visiteur dissipé et las.

[5 novembre : pour répondre à certains commentaires en MP. Cette exposition est le fruit d’un travail de recherche impressionnant. Mais je pense que vouloir montrer plus de 1000 photographies en une visite (ou même deux) est une gageure, et que c’est au-dessus des forces et de l’attention de visiteurs même motivés. Le catalogue, que je n’ai pu que feuilleter, me semble être une manière bien plus fertile et agréable d’appréhender ce riche corpus, quitte à venir ensuite faire des visites ponctuelles.]

[5 novembre : pour répondre à certains commentaires en MP. Cette exposition est le fruit d’un travail de recherche impressionnant. Mais je pense que vouloir montrer plus de 1000 photographies en une visite (ou même deux) est une gageure, et que c’est au-dessus des forces et de l’attention de visiteurs même motivés. Le catalogue, que je n’ai pu que feuilleter, me semble être une manière bien plus fertile et agréable d’appréhender ce riche corpus, quitte à venir ensuite faire des vistes ponctuelles.]
[5 novembre : pour répondre à certains commentaires en MP. Cette exposition est le fruit d’un travail de recherche impressionnant. Mais je pense que vouloir montrer plus de 1000 photographies en une visite (ou même deux) est une gageure, et que c’est au-dessus des forces et de l’attention de visiteurs même motivés. Le catalogue, que je n’ai pu que feuilleter, me semble être une manière bien plus fertile et agréable d’appréhender ce riche corpus, quitte à venir ensuite faire des vistes ponctuelles.]
[5 novembre : pour répondre à certains commentaires en MP. Cette exposition est le fruit d’un travail de recherche impressionnant. Mais je pense que vouloir montrer plus de 1000 photographies en une visite (ou même deux) est une gageure, et que c’est au-dessus des forces et de l’attention de visiteurs même motivés. Le catalogue, que je n’ai pu que feuilleter, me semble être une manière bien plus fertile et agréable d’appréhender ce riche corpus, quitte à venir ensuite faire des vistes ponctuelles.]

Photos 2, 3 & 7 courtesy de la BnF; photos 1, 5 & 6 de l’auteur; photo 4 des artistes

C’est en écrivant qu’on devient écriveron

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en espagnol

Faire une exposition avec des mots ? C’est le défi de celle consacrée (jusqu’au 15 février) à l’OuLiPo à la BnF, dans ses locaux de l’Arsenal, site où on va plus rarement (c’est dans l’ancien appartement de Charles Nodier), et c’est toute l’ambiguïté d’une telle visite : faut-il lire le catalogue (remarquable, une référence*) avant ou après ? Faut-il rafraîchir avant la visite ses connaissances ès littératures potentielles et venir bien armé, ou faut-il au contraire se laisser aller au plaisir de la découverte et du réveil de lectures anciennes, de souvenirs enfouis, « je me souviens » justement ?

Tableau de classification des contraintes oulipiennes. BnF, Arsenal, Fonds Jouet

Tableau de classification des contraintes oulipiennes. BnF, Arsenal, Fonds Jouet

Je suis ainsi parti à l’aventure au milieu de cette profusion de documents, découvrant les rituels, les statuts, les procédures, les comptes-rendus, lisant longuement les textes sous vitrine de cet ouvroir-club-société secrète essentiellement masculine (cinq femmes seulement sur les 40 membres, dont une en congé). Le Président est provisoirement définitif et le Secrétaire définitivement provisoire, certains membres sont excusés pour cause de décès, et les aphorismes de ces grands enfants de génie fleurissent (« Si l’Oulipo est une école, c’est une crèche » François Caradec). Tout est ordre et classification, les initiales plutôt que les noms, l’informatique très tôt (octobre 1968 à Verviers avec un terminal IBM RAX) et internet aussi (en 2004, mission est donnée à la jeune Anne Garreta de récupérer les oulipo.org, .com, .paf, .crac, .poum et autres qui traînent sur la toile). Et j’ai découvert avec délectation une horrible faute d’orthographe dans les statuts datés du 7 mai 1962 : « les membres correspondants ne prendrons pas part aux votes ». J’ai aimé aussi apprendre que François Le Lionnais, « président-fondateur », lorsqu’il était en captivité à Dora, décrivait des tableaux à ses codétenus (comme Joseph Czapki au goulag avec Proust).

Raymond Queneau, cent mille milliards de poèmes, Gallimard, 1961, BnF, Arsenal

Raymond Queneau, cent mille milliards de poèmes, Gallimard, 1961, BnF, Arsenal

Bien sûr, comme chacun sait, il est sans cesse question de contraintes, de règles (« Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre » dit Perec), de système, de classification, de collection (j’ai beaucoup aimé la série de livres au titre comprenant un chiffre, de zéro à 100 000 000 000 000), de jeu (mais qui sait jouer aux dominos abkhazes ?), de mathématiques divertissantes et de plagiats par anticipation.

Etienne Lécroart, Anneau de Moebius en BD

Etienne Lécroart, Anneau de Moebius en BD

D’autres feront des critiques plus savantes ou plus littéraires, j’ai seulement goûté mon plaisir au fil des salles. Ainsi, dans une série de petits films (« L’Oulipo court les rues (de Paris)« ), Jacques Jouet tente de répondre à l’injonction pangrammatique « Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume ». Certes, les déclinaisons dans d’autres champs sont moins convaincantes, cartographie, théâtre ou peinture. Certes, on ressort de l’exposition presque frustré, en tout cas avide de lire plus (hélas, pas de librairie sur place), de découvrir davantage. Et peut-être, contrairement à moi, vaut-il mieux d’abord lire et lire encore, catalogues et ouvrages, et ensuite venir goûter un plaisir mieux informé.

Abbaye de Fontevraud

Abbaye de Fontevraud

Outre le mari de cette autre exposée à la BnF, j’ai eu récemment une curieuse rencontre avec l’Oulipo, dans un lieu incongru : l’église de l’abbaye de Fontevraud, où un des quatre gisants royaux est celui d’Aliénor d’Aquitaine, deux fois reine. Sa statue tombale la représente dans une pose unique pour ce genre de monument, en train de lire ! Le livre, sans doute un pieux psautier, est effacé (ou peut-être fut-il toujours blanc, muet), et, l’été dernier, quelques oulipiens l’ont recréé; retrouvant et réinventant des textes qu’Aliénor aurait pu lire et les faisant résonner dans la nef :  » Que chacun invente un livre Qu’il le confie en pensée à ces mains Qu’il y médite la leçon du rien De la mort terminable, et la lecture En soit proposée silencieuse aux yeux De la gisante en attente, Aliénor » Jacques Roubaud Photos 1 & 5 de l’auteur. Autres photos courtoisie du service de presse de la Bibliothèque nationale de France. * co-édité avec Gallimard, 39€ bien investis. Le titre du billet est une citation de Raymond Queneau.

La différence entre l’excellence et le ‘Best of’

Ruth Orkin, Jeune femme américaine en Italie, 1951, 16.5×24.1cm

Deux sélections de photographies en quelques jours, aux antipodes l’une de l’autre.

Howard Greenberg est un marchand et un collectionneur : ce pourrait être une position ambiguë, voire impossible. Or, il a su jouir de sa position et composer une impressionnante collection d’excellents tirages, surtout de photographes américains et tchèques, qui est montrée à la Fondation Cartier Bresson jusqu’au 28 avril. Il y a là beaucoup d’icônes qu’on a déjà vues çà ou là, mais dont ici la qualité des tirages impressionne : on se croirait dans un musée. La majorité pourrait se classer dans la catégorie ‘photographie humaniste’, avec Evans, Steichen, Lange, Arbus, Weegee, Strand, Koudelka et bien d’autres. On feuillette un livre d’histoire : il y a bien sûr le Républicain mourant de Capa et une de ses photos du D-Day, Eddie Adams et le meurtre vietnamien en direct,  Riboud et la flower girl de Washington, et le drapeau rouge sur le Reichstag le 2 mai 1945  d’Yevgeny Khaldey; sur ce dernier tirage, la deuxième montre du Sergent Ismailov a déjà été effacée, rayée du négatif. N’en choisissant qu’une, je remontre l’Américaine à Florence (Ruth Orkin) : j’aime les mines stéréotypées des ragazzi, trahissant la mise en scène et si divertissantes.

Ralph Eugene Meatyard, ST (tricycle dans la neige), vers 1955, 22.9×24.1cm

À côté de ces monuments de l’histoire de la photographie, Greenberg s’est aussi intéressé à une photographie plus formelle, épurée, abstractisante, et l’exposition en offre quelques découvertes, des Tchèques (Funke, Dritkol, Sudek) et des Américains. De Ralph Eugene Meatyard, plus connu pour ses grotesques, je n’imaginais pas cette vue d’un tricycle dans la neige ? On avait déja vu ici même ces compositions d’herbes d’Harry Callahan, dépouillées comme une calligraphie orientale (plus bas).

Roy DeCarava, Couloir, New York, 1953, 48.9×31.4cm

Mais, de Roy DeCavara, plus connu pour son travail humaniste sur Harlem, qui imaginerait que sa photo préférée (parce que sa « première photographie un peu distancée ») soit la vue de ce couloir sombre et lépreux, si bien composée avec sa géométrie convergente, enfermante ? « Elle me ramenait à tout ce que j’avais expérimenté dans mon enfance » en dit-il.

L’autre découverte de cette exposition est un petit cahier que Robert Frank offrit à sa première épouse Mary en 1948 : présenté dans une vitrine pas très bien éclairée, il comprend des photographies de Paris et des petits textes en français ou en anglais. Greenberg l’a acquis de l’ex-Madame Frank, mais l’ex-mari, furieux a interdit qu’on l’expose ou qu’on le reproduise; au risque d’encourir son courroux, en voici une image ‘volée’ : « depuis l’Arc de Triomphe, tout le monde photographie la Tour Eiffel ».

Robert Frank, ST (cahier pour Mary), vue d’exposition

Harry Callahan, Cattails against sky, 1948, quatre tirages de 5.6×5.6cm montés sur carton 37.5×27.5cm

Dans cette exposition succincte d’une collection remarquable, intelligente et sensible, comme on en voit peu, j’ai revu la photographie qui ouvrait mon billet sur Manuel Álvarez Bravo. Cette image des ‘Agachados’ est bien le seul point commun entre l’exposition de la collection Greenberg et celle sur les cent chefs-d’oeuvre de la photographie à la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 17 février).

Cette exposition là aurait pu être l’occasion de s’interroger sur ce qu’est un chef-d’oeuvre, sur le rôle des regardeurs, historiens, écrivains, critiques ou simples spectateurs, dans la transformation d’une oeuvre en chef-d’oeuvre; le catalogue aurait pu être une analyse, pour chacune des oeuvres présentées, de son parcours critique et de son cheminement vers le statut de chef-d’oeuvre. Rien de cela : des choix qui semblent éminemment subjectifs («l’évidence d’images qui hantent [les deux commissaires], qui s’imposent en œuvres d’art et dont la première et sans doute seule raison d’exister est de nous aider tous à vivre») et qui aboutissent à ce qu’André Rouillé nomme « une suite hétérogène de vues juxtaposées sans rime ni raison », ce qui n’est pas faux. Le catalogue est léger et amusant : Bartabas nous parle d’une photo de cheval et Isabelle Autissier de la Vague brisée de Le Gray. Rien là qui explore « la signification du concept de chef-d’œuvre appliquée à un médium aussi foisonnant et divers que la photographie ».

Harry Callahan, Eleanor, Port Huron, 1954

Non que les photographies présentées soient inintéressantes (un très beau ‘portrait’ nu de la femme d’Harry Callahan m’a stupéfié, minuscule figurine antique émergeant de l’obscurité, quasiment impossible à reproduire), mais on a affaire à une anthologie des photographies (anciennes : seuls sept des cent photographes présentés sont vivants, et le plus jeune, Lewis Baltz, a 67 ans) des collections de la BNF plutôt qu’à une célébration du chef-d’oeuvre photographique. On y fait de nombreuses découvertes, on y voit des photographies intéressantes et inconnues à côté d’indubitables chefs-d’oeuvre, mais ces photos de quasi inconnus peuvent-elles être vraiment considérées comme des chefs-d’oeuvre dépassant la subjectivité des commissaires ?  On note aussi une préoccupation d’archiviste, d’historien soucieux d’attribution, de traçabilité des propriétaires passés : au delà des querelles d’attribution, l’histoire de l’art d’aujourd’hui s’intéresse aussi à la réception, à la critique, et c’est ce qui semble absent ici. Dommage que les commissaires soient tombés dans le travers marketing du Best of, on espérait mieux.

Photo 4 de l’auteur (sera retirée sur simple demande)

Article de Claire Guillot dans M (Le Monde magazine), pas (encore ?) en ligne.
Article de Pierre Haski dans Rue89