Les ANGES sont des adultes, les CHÉRUBINS des enfants, il y a aussi des CUPIDONS (Taryn Simon)

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Folder: Chiaroscuro, p. 71.

en espagnol

La Collection d’Images de la New York Public Library, commencée en 1915, et gérée de 1929 à 1968 par Romana Javitz, comprend 1.3 million d’images que le public peut consulter et emprunter. Images photographiques ou imprimées (voire pages de livres démembrés …), elles sont organisées dans 12 000 classeurs thématiques, de ABAQUE à ZOOLOGIE. Une partie d’entre elles (35 000 images) a été numérisée et est disponible en ligne. C’est une encyclopédie visuelle du monde (du monde vu depuis NY, en tout cas), une bibliothèque de Babel en images, une obsession iconologique. L’image y est traitée en fonction de son sujet, comme un document, souvent polysémique, mais en général brut et peu documenté, et non comme une oeuvre d’art. Pour faciliter la recherche et la classification par thèmes, les libraires disposent de pense-bêtes, où j’ai relevé la phrase du titre de ce billet (p. 449). Avant Internet, pour trouver les images les intéressant, les visiteurs remplissaient une demande, soit avec des mots, soit avec un dessin, et les libraires identifiaient les dossiers correspondants; cela pouvait concerner « la vie sexuelle du pingouin » (p. 263) ou être simplement un dessin (ci-dessous) d’une femme apeurée (p. 348). L’une de ces demandes a dû être « la couleur de l’oeil d’une mouche ».

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Couverture du livre.

« The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection » est le titre du dernier livre de Taryn Simon (que j’avais découverte en 2007), en anglais, paru aux éditions Cahiers d’Art en 2020. C’est un énorme pavé (comme tous les livres de Taryn Simon) de 460 pages (370 illustrations N&B et 57 photos couleurs hors-texte) qui rend compte de l’immersion de l’artiste pendant des années dans cette Collection. L’exposition sous ce titre sera montrée l’été prochain à la NYPL, c’est une version plus large d’une exposition simplement titrée « The Picture Collection « , montrée partiellement en divers lieux en 2013/2015, dont, à Paris, la galerie Almine Rech (critique de François Salmeron), le Jeu de Paume (ma critique) et le Point du Jour. Un catalogue de 404 pages avait alors été publié par Cahiers d’Art en 2015, et a donc été complété pour cette réédition. De plus, le catalogue du Jeu de Paume et du Point du Jour (avec la Tate) comprenait un chapitre (p. 277-321) consacré à ce travail (où on peut lire l’essai de Tom Griffin en français).

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Folder: Paper — Endpapers, p. 108-109.

Ce livre comprend d’abord une centaine de pages (45-143) présentant 50 dossiers, parfois sur deux ou trois feuilles dépliables, chaque fois avec une photographie collée sur la page, représentant une accumulation de petites images superposées, de sorte que seules quelques unes sont visibles intégralement. Taryn Simon a fait un choix éclectique parmi les dossiers (dont la liste est à la fin du volume, p. 413-447) : barbes et moustaches, objets brisés, clair obscur – en haut, poignées de mains, vues arrières (postérieurs humains principalement, voir en bas), Palestine, … Si certains assemblages d’images sont très évidents visuellement car un même motif s’y répète (piscines, couchers de soleil, croisements autoroutiers), d’autres, sur des sujets moins concrets, sont plus difficiles à déchiffrer (taxation, attente, pages de garde, …). L’impression qui s’en dégage est d’une accumulation éclectique et confuse.

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Illustrated picture requests, p. 348-349

S’étant immergée dans les archives de la NYPL sur la Picture Collection, l’artiste nous livre ensuite plus de deux cents pages (p.145-363) de fac-similés de documents sur papier verdâtre : lettres, circulaires, notes, prospectus, cartes de référence, registres, rapports, articles de presse, etc. C’est sa sélection pour éclairer l’histoire de cette collection, de sa conception et de son développement, et on y trouve matière à bien des réflexions, sur le statut de l’image orpheline, sur le rapport entre texte (absent ou lacunaire) et image, sur le sens politique de la catégorisation (une vision américano-centrée, que Diego Rivera, qui l’utilisa pour ses peintures murales, remettra en question, vision devenant progressivement politiquement correcte – on passe de Negro à Black à Africain-Américain à Afrodescendant) et sur le sens philosophique, voire psychanalytique, de cette exhaustivité utopique. Cette classification n’est pas plus neutre que celle que nous impose Google, et ses algorithmes, moins sophistiqués, sont tout autant manipulateurs. En matière de censure, la Picture Collection annonce déjà les GAFAM : quand en 1942, le Department of Defense emprunte en masse des vues de certains pays et de certains endroits, en particulier au Japon, le rapport annuel de la Collection choisit d’exclure ces requêtes de ses statistiques, pour ne pas renseigner l’ennemi sur les cibles potentielles de l’armée américaine.

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Photographs removed from the Picture Collection: Dorothea Lange, p. 388-389

Un des aspects qui m’a le plus intéressé dans ce que Taryn Simon fait remonter à la surface, est la distinction entre l’image (picture) et la photographie, et en particulier dans un cas précis. En 1936, Roy Stryker, patron du département photo de ce qui deviendra peu après la FSA, a commencé quelques mois plus tôt une campagne photographique pour documenter la misère et la détresse des Américains appauvris par la Dépression, avec Dorothea Lange, Walker Evans, et bien d’autres. Ces photographies appartiennent à l’état fédéral et doivent normalement être conservées à la Library of Congress. Stryker craint que le Congrès, les trouvant trop radicales, ne les fasse détruire : il envoie donc des tirages de manière discrète (« les images ne sont pas sourcées et je préfèrerais qu’elles le restent ») à la Picture Collection, au total près de 40 000. Ces photographies se trouvent donc dans la collection, au même niveau, traitées de la même façon, qu’une publicité découpée dans un journal, tant sur le plan de l’indexation que sur celui de la préservation : elles sont assez mal conservées (en 1996, le directeur de l’Archive August Sander refuse une photographie de Walker Evans, trop délavée, p. 328), parfois abimées, parfois volées. Et elles valent de l’argent, beaucoup d’argent (p. 332). D’autres images hors FSA sont dans le même cas. Alors on décide de les déplacer de la Picture Collection vers le Département de Photographie de la NYPL, pour mieux les conserver, sans doute, moins les prêter, et, dans certains cas, les vendre. Comme le dit Douglas Crimp (cité p.19), elles passent du dossier « Pauvreté urbaine » aux dossiers « Jacob Riis » ou « Lewis Hine », du dossier « WWII » au dossier « Robert Capa »; ce ne sont plus des images, ce sont des photographies. Taryn Simon présente une sélection de ces images « parvenues », dignes de « distinction« , sauvées du commun (p. 365-411) et les documents afférents (p. 327-337). À côté des grands noms américains (Berenice Abbott, Lewis Hine et Dorothea Lange ont chacun plus de 100 photographies) on y trouve aussi quelques Européens : Disdéri, Nadar, Atget, Cartier-Bresson, Brassaï.

Taryn Simon, The Color of a Flea’s Eye. The Picture Collection. Folder: Rear Views, p. 115c.

Dans son introduction au livre (p.7-21), Joshua Chuang (qui fut le commissaire de cette excellente exposition), qui dirige le département art, gravures et photographies de la NYPL, revient sur cet épisode de manière éloquente. L’autre essai introductif, de Tim Griffin (p. 27-43) inscrit cette oeuvre dans la lignée des travaux précédents de Taryn Simon sur les rapports entre le texte et l’image, sur l’échec de l’organisation du monde et sur la déconstruction des évidences. Il faut ajouter que, comme tous les livres de Taryn Simom, celui-ci est en soi un objet remarquable : une transmutation de ces images ordinaires en un livre d’art.

Livre reçu en service de presse.

La diplomatie avec des fleurs (Taryn Simon)

Taryn Simon, Comprehensive Cooperation Agreement, Caracas, Venezuela, October 30, 2000; 2015

Taryn Simon, Comprehensive Cooperation Agreement, Caracas, Venezuela, October 30, 2000; 2015

en espagnol

C’est toujours de biais que Taryn Simon aborde le monde, et ici l’histoire : qui d’autre qu’elle aurait prêté la moindre attention aux compositions florales ornant les tables où sont signés des traités internationaux ? Elle a identifié 36 telles signatures, a retrouvé les photographies de ces cérémonies, puis a travaillé avec des botanistes pour reconstituer ces bouquets, qu’elle a ensuite photographiés sur des fonds bicolores. Les photographies sont montrées dans de grands cadres en acajou (peut-être était-ce le bois de la table sur laquelle le traité fut signé) avec une fenêtre latérale pour un court texte explicatif. Cette exposition (jusqu’au 26 janvier) en présente 16 (deux en noir et blanc, le reste en couleur), dont beaucoup ont un certain rapport avec la région.

Taryn Simon, Final Communiqué of the Third Summit Conference of the Arab Front for Steadfastness and Confrontation States, Damascus, Syria, September 23, 1978, 2015

Taryn Simon, Final Communiqué of the Third Summit Conference of the Arab Front for Steadfastness and Confrontation States, Damascus, Syria, September 23, 1978; 2015

Ces bouquets ainsi détachés et magnifiés dénotent un décor que personne ne remarque, mais qui contribue à la solennité de l’événement. Est-ce malice ou coïncidence ? Quasiment tous les accords ici illustrés (ce qui n’est pas le cas de tous les autres) se sont soldés par des échecs : bien sûr, l’échec des accords d’Oslo plane sur l’ensemble, et la condamnation ci-dessus des accords de Camp David par les pays arabes.

Taryn Simon, Nuclear Cooperation Agreement, Baghdad, Irak, December 2, 1974; 2015

Taryn Simon, Nuclear Cooperation Agreement, Baghdad, Irak, December 2, 1974; 2015

Mais nous trouvons aussi l’accord franco-irakien (signé par Jacques Chirac et Saddam Hussein) sur les réacteurs atomiques que l’aviation israélienne bombarda; l’accord entre le Saint-Siège et Israël que la Knesset refusa de ratifier; l’accord de gouvernement entre l’OLP et le Hamas, mort-né; la signature par l’Ukraine du traité de non-prolifération nucléaire qu’Israël est, avec la Corée du Nord  le seul pays disposant de bombes atomiques à n’avoir pas signé, ni à avoir annoncé un moratoire; l’accord par lequel les Etats-Unis fournirent des armes aux moudjahidin afghans, dont les talibans et Ben Laden, avec les conséquences que l’ont sait. Et les Canadiens renoncèrent rapidement à investir dans les Postes Libanaises pour les moderniser. Certains sont somptueux, d’autres, comme celui de l’accord entre Cuba et le Venezuela (en haut), sont très minimaux.

Taryn Simon, Bratislava Declaration, Bratislava, Tchecoslovakia, August 3, 1968; 2015

Taryn Simon, Bratislava Declaration, Bratislava, Tchecoslovakia, August 3, 1968; 2015

Le bouquet le plus tragique, peut-être, est celui de la déclaration de Bratislava le 3 août 1968 par lequel le PC tchécoslovaque réaffirmait, aux côtés des autres pays du Pacte de Varsovie, son adhésion au marxisme-léninisme : 16 jours plus tard, l’Armée Rouge envahissait le pays.

Taryn Simon, Paperwork and the Will of Capital, Tel Aviv Museum, vue d'exposition

Taryn Simon, Paperwork and the Will of the Capital, Tel Aviv Museum, vue d’exposition

Il y a de plus cinq sculptures qui sont des doubles colonnes de ce type, sur lesquelles sont pressées des planches d’herbarium avec les fleurs séchées, mais, malgré leur complexe élaboration, elles n’ont pas la même force que les photographies. Dans ce travail de Taryn Simon, ces fleurs innocentes sont interprétées comme des accessoires du pouvoir, elles sont un élément quasi bureaucratique de la diplomatie; de plus, la manière dont Simon s’est procuré ces fleurs témoigne aussi de leur statut de commodités économiques (mais cet appendice économique est peut-être superflu, l’analyse diplomatique est déjà bien suffisante).

Très beau catalogue, coûteux.

Images 2, 2 & 5 de l’auteur