Les romanichels et les fous, deux marges (Mathieu Pernot)

Mathieu Pernot, Caravane (Le Feu), Avignon, 2013

Mathieu Pernot, Caravane (Le Feu), Avignon, 2013

English translation

Comment expliquer l’enthousiasme ressenti lors de la visite de l’exposition de Mathieu Pernot au Jeu de Paume (jusqu’au 18 mai) ? Bien sûr, on est d’abord frappé par le sujet, des Roms, traités en êtres humains, comme une claque au racisme univoque de Valls et consorts. Mais de bons sentiments ne font pas une bonne expo. Ce qui m’a marqué, je crois, c’est la capacité de l’artiste à traiter son sujet sous des angles divers, en variant les points de vue, en déclinant les approches au fil des ans, et puis à rebattre son jeu de cartes et à nous présenter alors une autre facette.

Mathieu Pernot, Jonathan (Les Hurleurs), Avignon, 2001

Mathieu Pernot, Jonathan (Les Hurleurs), Avignon, 2001

Il y a des portraits bien sûr, et d’abord ceux que, encore étudiant à Arles, il fit au photomaton de ces gamins des caravanes, à la fois documents administratifs et témoignages de la position de l’artiste face à son sujet, ni trop loin, ni trop près, œuvre déjà. Au fil des années, on les voit devenir « hurleurs », tentant de communiquer par-dessus les murs avec leurs proches en prison, quand tout leur corps n’est plus qu’une bouche, qu’un cri, que toute la tension de leur corps devenu soudain léger, aérien, bondissant jaillit ainsi, que la voix, le hurlement est la seule issue, le seul moyen de résister face à la lourdeur du béton, à la pesanteur des grilles, à la clôture des cours de promenade et au grillage qui brise tout envol.

Mathieu Pernot, Mickael (Le feu), Arles, 2013

Mathieu Pernot, Mickael (Le Feu), Arles, 2013

Ce sont les mêmes qu’on retrouve ensuite, denses, pensifs, perdus dans leur peine et comme transfigurés en anges par une lumière dorée, caravagesque : la douceur de leurs traits, la dignité de leurs yeux baissés, le poids de leur corps les transposent soudain dans une histoire éternelle de la compassion, de la tristesse. La tension des hurleurs en révolte a cédé la place à la gravité des parents en deuil : on brûle la caravane du chef de clan qui vient de mourir (en haut), et chacun se recueille.

Mathieu Pernot, Les témins, 2006

Mathieu Pernot, Les Témoins, 2006

Les séries présentées ici qui, à première vue, sont des photos de paysages, de bâtiments, cours de prison grillagées, implosions de barres d’immeubles, fenêtres de logements détruits ou cartes postales de HLM, sont toutes comme habitées par une présence humaine : ce ne sont point documents d’urbanisme et d’architecture, mais des récits d’une société brisée. Rien ne le montre mieux que ses agrandissements de personnages figurant par hasard sur les cartes postales des grands ensembles (ci-dessus) : ce n’est pas pour eux que cela fut construit, mais contre eux. On retrouve aussi ici ses séries sur les migrants afghans endormis dans un square.

Mathieu Pernot, Marie-Louise Duvil, 1944, Atchives départementales des Bouches-du-Rhône

Mathieu Pernot, Marie-Louise Duvil, 1944, Archives départementales des Bouches-du-Rhône

Dans une salle à part, Mathieu Pernot a documenté l’histoire de familles de « bohémiens » internés et déportés pendant la guerre, génocide longtemps méconnu et éclipsé par l’autre qui l’a rejeté dans l’ombre. Ils se nomment Duvil, Renard, Démétrio, Campos, et nous avons là leur relevé anthropométrique, leurs photos d’identité, leur livret de police et leur voix, qui nous conte leurs déboires, leur arrestation, leur déportation, leur extermination. J’ai noté, étrangement prémonitoire, cette citation d’un document de la « police des saltimbanques, bateleurs, escamoteurs, joueurs d’orgue, musiciens et chanteurs ambulants » : « Article 6 : Les chanteurs ne pourront chanter ou mettre en vente d’autres chansons que celles qui seront revêtues de l’estampille de l’Administration ».  Au mur, reconstitué d’après son livret de voyage (qui devait d’être visé dans chaque localité par les gendarmes), ce dessin des trajets de Georges Faïcon. On pense immanquablement aux lignes d’erre de Fernand Deligny : trajet incohérent d’autres refusés de la société.

Mathieu Pernot; Le Dernier Voyage, 2007

Mathieu Pernot, Le Dernier Voyage, 2007

Alors que toute l’exposition s’organise ainsi en séries, Mathieu Pernot a rebattu les cartes de son jeu en nous présentant, à l’entrée, toutes les images se rapportant à Giovanni, de l’enfant au photomaton à l’adolescent hurleur, au père de famille d’aujourd’hui. Une tranche verticale alors que ses séries sont horizontales, une diversité de format alors que ses séries sont cohérentes, une tentative de s’intéresser à une seule personne plutôt qu’à un groupe. Tout en comprenant la démarche, je préfère l’approche sérielle du reste de l’exposition, la trouvant plus forte et plus convaincante. Beau catalogue avec un texte de Georges Didi-Huberman.

Mathieu Pernot, L'Asile des Photographies, 2010

Mathieu Pernot, L’Asile des Photographies, 2010

Par ailleurs, Mathieu Pernot a aussi une exposition à la Maison Rouge (jusqu’au 11 mai) sur le travail qu’il a fait avec l’historien Philippe Artières dans un hôpital psychiatrique désaffecté du Cotentin. Cette exposition vient du Point du Jour et j’en avais reçu le très beau catalogue. Pernot et Artières utilisent ici une grande diversité de médiums, photographies d’identité, d’architecture, de vacances, albums souvenirs, cartes postales, imagerie médicale, reportages de journaux, films d’actualité ou de vacances, plans architecturaux, etc. (plus quelques photographies des bâtiments par Mathieu Pernot). C’est une histoire sage de la psychiatrie, où tout semble sous contrôle en apparence, où les rares écarts sont vite effacés, cachés, gommés; tant les malades que les bonnes sœurs semblent en représentation permanente, aussi bien dans le spectacle récréatif que dans la vie de tous les jours. N’étaient les mots crus et durs des dossiers médicaux, on se croirait presque en colonie de vacances.

Mathieu Pernot, L'Asile des Photographies, 2014, vue d'exposition, La Maison Rouge

Mathieu Pernot, L’Asile des Photographies, 2014, vue d’exposition, la Maison Rouge

Ni violence, ni électrochocs, ni camisole chimique, juste des gentils fous pas vraiment dangereux dans cette image que l’institution donne d’elle-même, et que Pernot reprend. D’où ce contrepoint, cette violence barbare de l’installation dans la première salle (ça aurait été mieux, je pense, en conclusion de l’exposition), où des matelas liés, tordus, camisolés se contorsionnent sur des lits métalliques : on peut penser aux images bien connues de la Salpêtrière où les hystériques criaient leur douleur que des photographes appliquées retranscrivaient soigneusement en images. C’est peut-être aussi contre cette photographie là, outil pseudo-scientifique d’une impuissante psychiatrie normative, que Mathieu Pernot se dresse.

Photos 1, 2, 3 & 5 courtoisie du Jeu de Paume. Photos 6 & 8 de l’auteur. 

 

 

 

7 réflexions sur “Les romanichels et les fous, deux marges (Mathieu Pernot)

  1. Jacquelet dit :

    Etrange comme le malaise m’avait gagné à voir cette expo. Etait-ce la suite de R. Adams dont l’opiniatre modestie mais si savamment orchestrée m’avait séduite quoiqu’il en soit j’ai senti chez Pernot une volonté d’épater, de faire « oeuvre » qui m’a je l’avoue agacer. Ces migrant endormis, pris comme à la sauvette mais bien encadrés XXL (avec même le nombre d’exemplaire affiché), ont fini par me terrifier. J’ai eu l’impression d’une esthétique très très facile sur le dos des autres.

    [Pour ma part, je n’ai guère été enthousiasmé par l’exposition de Robert Adams : une impuissante nostalgie écologique se traduisant par quasiment toujours la même image, cent fois déclinée. Seules les images à propos de la guerre en Iraq m’ont sorti de cette monotonie, en particulier celle avec les rangers.]

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  2. Charles Michael dit :

    « Dans une salle à part, Mathieu Pernot a documenté l’histoire de familles de « bohémiens » internés et déportés pendant la guerre, génocide longtemps méconnu et éclipsé par l’autre qui l’a rejeté dans l’ombre. »

    Le chiffre cité pour les Bohémiens est de 800.000 victimes. Et il y avait des camps en France avant déportation.

    Les camps de concentrations nazis ont fait 12 millions de victimes dont 6 milions de juifs, et jamais cité 3 millions de prisonniers de guerre Russes et autres nations de l’URSS.
    Georges Semprun en parlait.

    [Il ne s’agit pas de comptabilité, mais de respect, et d’histoire. On pourrait aussi parler des déportés homosexuels. L’affirmation selon laquelle il n’y a eu qu’un seul génocide dans l’histoire n’est pas admissible (idem pour le génocide arménien). Cette omission est non seulement le fait de politiciens et de ‘philosophes’, elle se traduit aussi dans la politique mémorielle (http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2012/05/30/faut-il-oublier-la-peur-berlin/) et se voit même dans des expositions : http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2012/10/03/exposition-bohemes-il-manque-quelques-centaines-de-milliers-de-morts-et-il-y-a-un-s-de-trop/. Quant à la complicité française, elle est indubitable, mais, elle aussi, trop souvent occultée]

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  3. Jacquelet dit :

    Cher LR,

    Je me permets rapidement ceci : l’opposition dans le même lieu de ces deux regards (Adams à l’étage, Pernot au rdc) est intéressante car ce sont deux regards très différents. Vous n’êtes pas convaincu par R. Adams dites vous et c’est vrai qu’il y a quelque chose d’éminemment déceptif dans ces images en apparence presque anodine. Mais la beauté vient de l’ensemble qui constitue (avec les textes qui m’ont paru très beau) comme un nomenclature, l’index d’un monde fragile. La modestie des tirages, la simplicité du regard mais qui est d’une réelle attention aux choses, au monde, à la nature etc… a fini par m’émouvoir car je découvrais aussi la figure d’un homme et d’un artiste dont la vie (sans doute que je l’ai fantasmé via Thoreau) m’a paru dévoué à l’exercie photographique. A l’inverse, et le contraste fut pour moi frappant, arrivé au rez-de-chaussée j’ai senti un regard qui voulait se fabriquer une posture, trouver une légitimité artistique, se constituer en Artiste en cheminant de ci (un peu Valérie Jouve), de là (un peu de Arno Gisinger)… Jusqu’à mettre en devanture ces migrants ensommeillés et leur carnets. Surtout la taille des tirages de l’un à l’autre (Adams et Pernot, je veux dire) est une affaire d’esthétique donc de morale qui en dit long sur leur regard. Bien à vous

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  4. Charles Michael dit :

    « Il ne s’agit pas de comptabilité, mais de respect, et d’histoire. »

    bien sur, et d’art
    et de l’art qui nous dit l’histoire, qui est l’histoire (assez souvent sa seule trace): mais aussi l’art, le signe est pour un moment comtemporain de son histoire, inséparable de sa civilisation, de ses conditions, de sa culture et de son environement.
    et donc ce moment ne vient parfois jamais

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