Histoire et utopie au Prix Marcel Duchamp

Maja Bajevic

en espagnol

[16 octobre : prix attribué à Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : bravo !]

Comme l’année dernière, les quatre finalistes du Prix Marcel Duchamp sont exposés au Centre Pompidou (jusqu’au 8 janvier) avant la sélection du lauréat le 16 octobre, et ce de manière moins artificiellement cohérente que l’an dernier (« ils s’intéressent à la complexité du langage… »).   La première salle est celle de l’artiste franco-bosniaque Maja Bajevic (que je suis depuis longtemps) : des hymnes révolutionnaires, un monticule de terre en jachère, des lampes clignotantes (en morse ?), un livret reprenant des textes historiques sur l’utopie, de Thomas More à André Gorz en passant par Maïakovski, un écran de télévision mêlant science-fiction et publicités consuméristes des années 50. Plutôt qu’une vaine reconquête du sens, j’y vois un tombeau mélancolique des utopies, sur lequel même les fleurs ne poussent plus, un parfum désespérant de fin d’un monde, une forme de résignation triste devant la globalisation macronienne.

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Discordances / Unconformities

Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

En diagonale, le couple franco-libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige (dont je suis aussi le travail depuis longtemps) plonge dans l’histoire, dans l’archéologie : ayant fait réaliser des carottages à Beyrouth, Athènes et Paris, ils révèlent l’histoire, la préhistoire et la géologie de ces villes, tant par des longues (6 mètres) images commentées aux murs que par une quinzaine de tubes de verre suspendus où s’empilent ces extractions. Cette opposition entre vertical et horizontal, entre sculpture et image plate, entre matière et représentation, entre brutalité muette des cailloux et élégance des commentaires historiques manuscrits , construit une installation fascinante que complète une vidéo de chantier (qui évoque le ballet des camions vers la fin de leur film Je Veux Voir). On relit ici l’histoire de l’homme dans ces villes (et ses ruptures, ses absences :  » argile dans un bel état montrant que Beyrouth, de la période antique aux Ottomans, fut abandonnée ») et on remonte jusqu’à la pierre brute, avant l’apparition de l’homme. De cette archéologie du passé, que pouvons-nous apprendre ? L’archéologie est parfois une arme de propagande, et la manière dont on l’instrumentalise (de Napoléon III et Alésia aux mythes  sur les rois David et Salomon). Nous avons ici davantage une méditation historique, une interrogation sur notre civilisation, sa fragilité et ses racines.

Charlotte Moth

La pièce de Charlotte Moth, dans un autre voisinage, aurait suscité un certain intérêt; mais montrer ici, à côté de l’installation magistrale de Hadjithomas & Joreige, quelques statues poussiéreuses sorties des réserves de la Ville de Paris ne fait pas le poids : nostalgie un peu simpliste et jeu d’éclairage un peu vain.  Quant à Vittorio Santoro, son travail paraît complètement décalé par rapport aux trois autres : une installation avec tous les poncifs abscons du post-modernisme. Le plus drôle sont les slogans affichés sur des drapeaux ailleurs dans la ville : mon préféré est  » « Avant » se trouve après « Après » « . Fermez le ban !

Photos de l’auteur

L’envers du décor (Susanna Pozzoli)

Susanna Pozzoli, Handmade, Korean Way, 2010

en espagnol

La photographe italienne Susanna Pozzoli a réalisé pendant trois mois en 2010 un travail sur des maîtres-artisans  coréens, potiers, brodeuses, calligraphe sur bois, papetier, fabricants de tambour, de bols de métal ou de petits ornements en fil noué : des portraits des artisans et des images de leurs chefs-d’oeuvre, tout à fait dans la lignée de ses recherches sur les métiers d’art et l’artisanat. Mais peut-être (simple hypothèse de ma part) que cette beauté, cette maîtrise sont, à la longue, un peu lassantes, peut-être que la contemplation de cette perfection engendre parfois des envies de sale, de désordre, de laid, de transgression, de regard autre, ne serait-ce que pour maintenir un certain équilibre. Alors Susanna Pozzoli a aussi photographié l’envers du décor, les coulisses, les rebuts, les traces, les échecs, tout ce qui d’ordinaire ne se montre pas, tout ce que ces maîtres souhaitent dissimuler, et que, semble-t-il, ils ne l’ont laissé regarder qu’avec réticence et incompréhension. Son exposition au Salon H (jusqu’au 2 décembre) montre cet envers.

Susanna Pozzoli, Handmade, Korean Way, 2010

On y voit peu d’objets réussis, de produits finis, peu d’outils non plus : une bêche, des pinceaux, les pierres noircies d’un four. On ne sait pas, la plupart du temps, comment ces débris, ces fragments se relient à la fabrication des objets : si le four évoque le potier, qui peut deviner que cette masse blanche filandreuse débordant de son récipient est la trace du travail du fabricant de papier, qui peut imaginer que ce mur sale est orné des éclaboussures du potier peignant ses vases. Peu importe en fait : ce n’est pas un documentaire sur les méthodes de production de ces artisans, c’est un parcours mélancolique et décalé, une plongée dans les strates archéologiques de la beauté, une réhabilitation de l’erreur et du déchet, un retrait en face de la perfection esthétique, ou plutôt une recherche d’une beauté autre, grâce à la composition rigoureuse de ces images, à leur éclairage contrasté, et à l’opposition qui s’y fait jour entre dur et mou, entre brutalité et douceur des formes.

Photos (c) Susanna Pozzoli, courtesy de l’artiste