Quelques livres

en espagnol

En ouvrant le Petit Traité de l’Art Faber (Actes Sud, 2022, 160 pages, reçu en service de presse), on se dit d’abord, que ce pourrait être un point de vue intéressant que d’aborder l’art selon une perspective économique. Mais on se rend rapidement compte que, derrière l’enthousiasme militant des auteurs, il y a là une vision monoculaire de l’art tentant d’imposer sa doxa sur une variété de travaux artistiques et récupérant à tout va toute oeuvre ayant un vague lien avec le travail ou la production : page 86, on apprend ainsi que Impression, soleil levant est une oeuvre d’art faber car cette toile « place le spectateur au cœur même de l’industrie française et du commerce international »… Et le comble, c’est que ces mots sont en italique afin de donner l’impression qu’il s’agirait d’une citation de Monet. On retrouve une liste interminable, de Homère à Banksy, tous mobilisés pour servir ce concept. De plus, méthodologiquement, c’est limite ; les citations non sourcées abondent : « l’organisatrice d’une grande exposition muséale » (p. 63), « un galeriste » (p. 70), « le directeur de la communication d’une banque » (p.74), dont les noms ne sont pas donnés, tout comme ne sont pas données les références scientifiques d’enquêtes faites « dans le cadre de nos recherches » sur 1000 personnes (p. 79). Le second auteur le plus cité dans l’index est Houellebecq (après Zola et ex aequo avec Balzac), c’est dire. Le livre est dédié à « Umberto Eco, ami, grand inspirateur et pionnier de la promotion de l’art faber » : c’est peut-être vrai, mais une recherche « Umberto Eco + art faber » ne donne que cette autocélébration, pas le moindre écrit de Eco sur ce concept. Pas très sérieux ! Ce critique dit : « Difficile d’être convaincu. Je reste perplexe devant ces spéculations qui n’ont pas un pivot bien défini. » Il y avait mieux à faire sur le thème de l’art et du travail que ce gloubi-boulga.

Faire Avec. Éric Baudelaire (édition Paraguay Press, diffusion les presses du réel, 2022, 152 pages, illustré de petites vignettes tirées des films, reçu en service de presse ; existe aussi en anglais) comprend trois essais de deux auteures, Erika Balsom et Marcella Lista sur sept films d’Éric Baudelaire et les expositions qui les ont accompagnés, dont L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Maseo Adachi et 27 années sans images (2011), The Ugly One (2013) et Lettres à Max (2014). La forme particulière de ces films est mise en relation avec l’évolution du film documentaire depuis 30 ans et est analysée de manière détaillée par Erika Balsom, cependant que Marcella Lista s’attache davantage à la construction des expositions et performances autour de ces films, comme par exemple The Secession Sessions autour de Lettres à Max (vue à BétonSalon) et Après qu’elle organisa en 2017 au Centre Pompidou. Un éclairage intéressant sur l’œuvre filmique de Baudelaire.

C’est un livre complet et érudit que Marc Décimo, duchampien de renom, a écrit sur la dernière oeuvre de Marcel Duchamp : Étant donné Marcel Duchamp. Palimpseste d’une oeuvre (les presses du réel, 2022, 312 pages, 67 illustrations ; reçu en service de presse) selon plusieurs axes. D’une part l’œuvre elle-même est disséquée, chacun de ses éléments est replacé dans son contexte de manière informée et précise ; un des grands intérêts du livre est la manière dont l’auteur la relie aux autres oeuvres de Duchamp, du Nu descendant un escalier aux readymades, en analysant les filiations intellectuelles et esthétiques (et aussi avec le jeu d’échec). Le passage du spectateur passif au regardeur impliqué est un des points forts de ces réflexions. De plus, on découvre des échos imprévus avec d’autres artistes, pourtant plus rétiniens, et en particulier avec Courbet. Mais la nouveauté du livre (pour moi, qui l’ignorais) est le fait qu’Étant Donnés doit être compris aussi en regard de l’histoire d’amour malheureuse de Duchamp avec la sculptrice brésilienne Maria Martins (dont, hasard, j’ai découvert deux pièces il y a peu). Après Jacques Lipchitz, son professeur et amant, elle a une relation avec Duchamp de 1943 à 1951, puis le quitte pour retrouver son mari, ambassadeur du Brésil à Paris. Décrite comme très sensuelle et d’une « extrême animalité », femme fatale, elle avait aussi été l’amante de Mussolini en 1923. Elle est la modèle (moulée) du corps nu de Étant Donnés (sauf un bras, remoulé sur Teeny) et est une des rares personnes à savoir alors que Duchamp travaille en secret sur cette installation, qui ne sera dévoilée qu’en 1969, après sa mort. La thèse de Marc Décimo est que la création d’Étant Donnés est (aussi) une tentative de Duchamp pour empêcher Maria Martins de le quitter, pour la retenir auprès de lui. L’œuvre n’en est que plus chargée d’érotisme, mais aussi de mélancolie, voire de pulsions mortifères. Un livre foisonnant, plein de pistes surprenantes, et de plus fort bien écrit.

David Campany, Victor Burgin’s Photopath, Mackbooks, collection Discourse nº9, 2022 (112 pages, environ 60 illustrations) est une monographie sur cette oeuvre de Victor Burgin consistant en une série de 21 photographies du sol d’un lieu (ICA à Londres, Guggenheim à New York, …) à l’échelle 1 installées consécutivement à l’endroit même qu’elles représentent. Une oeuvre conceptuelle, différente à chaque fois qu’elle est réalisée. Une carte á l’échelle 1, comme celle de Lewis Carroll et de Borges, inutile et grandiose. David Campany relie cette pièce aux autres oeuvres de Burgin, et aussi à d’autres artistes comme Bruce Nauman, Richard Long, Carl André et Joseph Kosuth dans ce brillant essai qui stimule la réflexion.

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