Le périzonium à Paris : Jacqueline Salmon et le point aveugle

À l’occasion de l’exposition de photographies de périzoniums de Jacqueline Salmon à la galerie Éric Dupont (jusqu’au 5 juin), je reposte ici ma critique de son exposition au Musée Réattu. Il y a évidemment moins d’images à Paris, mais la forme de la galerie et l’accrochage évoquent une chapelle, bien plus intime que le parcours muséal à Arles l’été dernier.

Jacqueline Salmon, Le point aveugle, Variation sur Cranach

Le périzonium est le linge qui ceint le bas-ventre du Christ, lors de la Passion, et dissimule donc son organe sexuel. Il est (presque toujours) présent, et nul n’en a jamais parlé : c’est un point aveugle, un trou dans l’image, une évidence qui crève les yeux, dont l’absence surprendrait, voire choquerait, et que pourtant on ne regarde jamais. Presque rien dans aucun des traités d’iconographie religieuse dans ma bibliothèque (Toscano, Schiller), rien chez Daniel Arasse, pourtant si attentif aux détails révélateurs. Seul Molanus (dont le Traité des Saintes Images développe en détail les prescriptions du Concile de Trente, qui avaient mis l’accent sur la décence) consacre un chapitre sur la peinture de la crucifixion du Christ, dans lequel il note que celui-ci fut probablement crucifié nu, comme c’était la coutume dans l’Empire romain (et comme les deux larrons sont toujours représentés), et que peut-être Marie passa autour des ses reins le voile qui couvrait sa tête. Molanus note que, par déférence et par pudeur, on le représente d’ordinaire voilé, mais il n’en fait pas une prescription explicite; on trouve d’ailleurs dans Molanus la reproduction d’une gravure de Hans Burgkmair où le Christ est nu sur la Croix. Michel-Ange le représenta nu à plusieurs reprises (comme ce crucifix), et beaucoup de ses oeuvres subirent ensuite l’offense d’un braghetonne recouvrant ces impudeurs. Il faut aussi noter que deux livres ont été spécialement consacrés au sexe du Christ, mais le périzonium n’y est qu’un détail, un ornement, voire un empêchement : Phallophanies d’Alexandre Leupin, et The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in Modern Oblivion, de Leo Steinberg. C’est donc un sujet qui, en matière d’esthétique et d’iconographie, est, sinon absent, en tout cas négligé, et qui, en théologie, ne semble guère avoir été abordé, sinon pour souligner l’incarnation divine, le Verbe fait chair.

Jacqueline Salmon, Le point aveugle, vue d’exposition, Musée Réattu

C’est précisément sous le titre « Le point aveugle » que Jacqueline Salmon mène depuis 2016 un projet de recherche et de photographie sur le périzonium, dont l’état actuel est exposé au Musée Réattu à Arles jusqu’au 2 octobre : au milieu d’une édition des Rencontres globalement de qualité moyenne, cette exposition se distingue, et, comme moi, la plupart des personnes rencontrées cette semaine-là la classaient largement en tête. Jacqueline Salmon est une femme de méthode et de rigueur; je me souviens, il y a douze ans, de ses cartographies méticuleuses. Découvrant le périzonium par le biais d’une recherche sur le drapé, elle l’a systématiquement traqué depuis six ans à travers l’Europe en visitant musées, églises, galeries et antiquaires, et hors d’Europe aussi, via des catalogues et des sites internet (dont celui-ci, fascinant et obsessionnel lui aussi), elle a fait ou recueilli des milliers de photographies. Elle s’est imposé des règles sur la période (du 8ème au 20ème siècle), sur l’origine (les oeuvres européennes; espérons que dans une prochaine phase, elle couvrira le baroque brésilien), sur le médium (peinture, sculpture, enluminure, dessin et gravure) et sur le sujet (la Passion du Christ). Munie de ces règles, elle a d’abord collecté et composé des carnets (et une petite partie de sa récolte est présentée dans des vitrines), puis photographié (environ deux cents photographies dans l’exposition, présentées chronologiquement dans le labyrinthe complexe du musée).

Jacqueline Salmon, Le point aveugle : Bonaventura Berlingheri, Christ en Croix, 1260-1270, Rome, Palazzo Barberini

Et c’est là qu’intervient son talent et sa poésie : ce n’est pas là un sérieux mais froid travail de documentation iconographique, c’est une démarche artistique à part entière qui, à chaque fois, définit le cadre, exclut le hors-champ, se concentre sur la partie basse du corps, ne montrant jamais le visage du Christ ni, si possible, ses bras. Mais apparaissent souvent des mains, celles qui le soutiennent, voire le caressent; plus rarement d’autres visages. Et ce cadrage est essentiel : cette statue de Louvain a dû déjà être vue par des milliers de gens, mais la photographier ainsi de dos, en estompant la couronne d’épines et les marques de la flagellation, lui donne une aura, une sensualité évidemment féminine, qui sont uniques. Et Jacqueline Salmon dévoile aussi sa démarche, l’éclat d’un flash, le reflet d’une fenêtre, tout ce qui fait que nous savons qu’une photographe est intervenue là, transformant cette matière brute en oeuvre d’art. Nous voyons les fissures et les craquelures des oeuvres, leur matérialité.

Jacqueline Salmon, Le point aveugle : Colijn de Coter, La Sainte Trinité avec Dieu le Père soutenant le Christ, Louvre-Lens

Il y a toutes sortes de périzoniums (périzonia ?), et, au lieu d’une présentation chronologique, une approche thématique aurait été possible. J’emprunte à l’introduction de Sébastien Allard dans le catalogue une tentative impossible de typologie : les transparences subtiles, les voluptés extravagantes défiant la pesanteur, les scènes silencieuses, les violences expressionnistes, l’opulence des blancs et la coloration diaphane, rose ou bleutée. Il est là des périzoniums noués et d’autres collés au corps par le vent, flottant absurdement (comme Cranach en haut), il en est un, ci-dessus, que la main de Dieu le Père maintient fermement sur le sexe de son fils de crainte qu’il ne tombe. Certains sont sanguinolents et on croirait y voir des menstrues. Parfois, comme à Louvain, le corps du Christ semble féminin, androgyne ; parfois au contraire sa masculinité saillit de toutes parts, dessinant un pseudo-pénis sur son abdomen (plus haut).

Couverture du livre, avec Jacqeline Salmon, Variations sur la Crucifixion, Zurbaran / Cano

Ce n’est pas vraiment un catalogue de l’exposition (Silvana, 320 pages), mais plutôt un inventaire partiel de sa récolte, avec 125 planches, chacune avec un montage de plusieurs photos (reçu en service de presse). Et là naît ma première critique : les légendes des images sont en fin de volume (pages 287 à 309), ce qui rend malaisée l’allée et venue entre images et légendes : un cahier amovible avec les légendes aurait été tellement plus pratique ! Une superbe introduction de Sébastien Allard, un texte décrivant le processus suivi par l’artiste du commissaire de l’exposition Andy Neyrotti, un texte de l’historien d’art Jean-Christian Fleury (son mari) sur sa recherche et son approche, et un essai un peu abscons du psychanalyste Guy Le Gaufey, auquel il aurait été bon d’adjoindre les réflexions d’un théologien.

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