Deux psycho-cartographes libertaires

La Kunsthalle de Düsseldorf présente (jusqu’au 17 février) une intéressante exposition où le travail cartographique, ou plutôt psycho-géographique de Öyvind Fahlström (mort en 1976 à 48 ans) et de Simon Evans (né en 1972) est mis en parallèle. Il s’agit ici de représentations du monde, d’un monde, de ses lois, de ses règles, des normes, des grilles et des diagrammes, d’un ordre en somme, et donc de la contestation de cet ordre. Alors que la contestation de Fahlström se situe plutôt dans le domaine politique et social (par exemple dans son World Trade Monopoly), celle d’Evans semble plus anarchiste, plus jouissive, plus situationniste aussi : c’est l’ensemble des règles de vie qu’il remet en question dans une pièce comme Shitty Heaven.

Simon Evans, Shitty Heaven, 2010, Tape, paper, felt tip pen on paper, CP

Là où Fahlström dessine des diagrammes labyrinthiques bien précis, conceptualisés et basés sur des faits, soigneusement légendés et avec des couleurs assez BD ou pop (par exemple Column n°4), Evans a un trait plus nerveux, plus désordonné, moins lisible (et, de toute manière, il faudrait une loupe et des heures pour tout lire) et plus souvent en noir et blanc (par exemple Life Garage Sale, ci-dessous); comme de plus il semble dyslexique, ses collages de mots s’insurgent contre le ‘capatalism’ ou nous exhortent à ‘brake the rules’. Et son humour décalé est percutant, à côté du plus sérieux Fahlström.

Simon Evans, Life Garage Sales, 2010, Paper, tape, pen, tippex, Courtesy Galeria Fortes Vilaça

Fahlström crée des jeux, Monopoly et Domino : Guy Debord avait inventé un Jeu de la guerre (auquel on peut jouer ici). Le jeu aide à clarifier la pensée. De Debord, ce sont plutôt les dérives qui inspirent Evans (How to get lost).

Simon Evans, How to get lost, 2012, Foil from candy and cigarette packs, google map of Dusseldorf printout, paper, tape, pen, The Ella Fontanals-Cisneros Collection Miami, Fl.

De Fahlström, on voit aussi un jeu de souffle et de combat, Green Pool : flottant sur une cuvette d’eau verte, sept soldats et huit animaux sauvages sont prêts à s’affronter. Un léger souffle les projette les uns contre les autres.

En somme, chacun d’eux, en créant ses propres règles (de composition, de jeu ou d’orthographe), casse les règles que le monde voudrait lui imposer. Nos deux cartographes sont, chacun à sa manière, des libertaires dangereux pour l’ordre établi.

 

Yin Xiuzhen, Bookshelf No. 2, 2009, Clothes, wood, bookshelf, 226 x 126 x 43 cm, Courtesy of The Pace Gallery, Beijing

Yin Xiuzhen, Bookshelf No. 1, 2009, Clothes, wood, bookshelf, 226 x 126 x 43 cm, Courtesy of The Pace Gallery, Beijing

Le reste de la Kunsthalle est consacré (jusqu’au 10 mars) à l’artiste chinoise Yin Xiuzhen (dont on a pu voir à Paris les valises-villes) : de grandes installations spectaculaires souvent un peu trop évidentes, coeur rouge ou cerveau bleu géants faits de tissus. J’ai préféré ses pièces plus discrètes, plus ambiguës, comme ces étagères qui, d’un côté présentent la structure linéaire de dos de livres soigneusement rangés, et de l’autre un fouillis de vêtements froissés, ou comme sa série de photos de portes. Les performances éphémères qu’elle a réalisées dans la campagne chinoise, simplement documentées ici par des photos, semblent plus complexes, plus critiques, moins simplistes.

Photos courtoisie de la Kunsthalle, excepté la n°6 de l’auteur. Fahlström étant représenté par l’ADAGP, les photos de ses oeuvres ont été ôtées du blog au bout d’un mois.
Voyage à l’invitation de l’Office du Tourisme de Düsseldorf et de Thalys. 

La photo à Düsseldorf : découvertes et déceptions

Yala Juchmann, Elysian fields, 2010/11

On considère habituellement Düsseldorf comme la capitale allemande de la photographie avec les Becher, Gursky, Ruff, et bien d’autres. On s’attend donc à ce que le Düsseldorf Photo Weekend (dans sa seconde édition, les 2 et 3 février) offre des découvertes et des chefs d’oeuvre, une édition courte du Mois de la Photo en quelque sorte.

Pour les découvertes, les galeries sont présentes au rendez-vous. Je n’ai bien sûr pas pu tout voir, mais j’ai fait quelques belles découvertes :

Karen Irmer, Dämmern

  • Karen Irmer (Galerie Ruth Leuchter) explore les limites de la vision photographique avec des tirages gris sur papier métallisé, crépusculaires et mystérieux.

Anna Vogel, ST

  • la jeune Anna Vogel, élève récente de Ruff et de Gursky, (Galerie Conrads) peint et colle des lambeaux sur ses photographies, créant des objets hybrides uniques. Pour elle, la photographie semble plus être un outil qu’un mode de représentation, un médium épuisé qu’il faut régénérer.

Ralf Brög, Radioaktivität, 2010

  • Ralf Brög (Galerie Petra Rinck) photographie des vinyles 33 tours enduits de cire colorée, qui deviennent des pupilles ou des planètes étranges.

Tobias Grewe, Colourfields n°5, Cologne, 2012

  • les photographies colorées de Tobias Grewe (Galerie Beck & Eggeling) sont des prises de vue du réel, non retravaillées, qui témoignent de l’oeil du photographe aux aguets pour les abstractions naturelles; il y a là du rouge, du jaune et du bleu, en écho à Barnett Newman, le titre de l’exposition étant ‘Qui a peur de la Photographie ?’

Xavier Mascaro, The artist and the model, 2012

  • la même galerie dans un autre espace présente une revisite de la Renaissance par des artistes modernes et contemporains : hommage à Piero della Francesca par Michael Craig-Martin et échos contemporains des portraits, des architectures et des sculptures du Quattrocento. Peu de photo, mais voici donc, de Xavier Mascaro, The artist and the model, tête de céramique (comme substitut moderne du marbre ?) brisée contenue dans un carcan métallique : qu’est devenu l’esprit de la Renaissance ?

Beni Bischof, Tush, 2012

  • le Suisse Beni Bischof (Galerie Rupert Pfab) prend la photographie comme un objet et la sculpte en profondeur, allant au delà de l’image représentée.

Wolfgang Laib

  • pas de découverte, ni beaucoup de photo, mais une belle juxtaposition de pièces indiennes de Gregor Schneider (à l’occasion de la fête Durga Puja à Calcutta), de Richard Long et de Wolgang Laib à la galerie Konrad Fischer.

  • pas une découverte non plus, mais intéressante exposition de Duane Michals à la galerie Clara Maria Sels, avec en particulier, ses dessins constructivistes sur vieux ferrotypes. et ses portraits de Magritte; du coup, je relis Michel Foucault.

À ces visites de galeries, il faut ajouter l’intéressante Portfolio Review qui eut lieu au Salon des Amateurs; je n’y ai vu qu’une des trois sessions, et ce fut bien sûr très inégal, mais j’y ai découvert deux jeunes talents prometteurs :

  • Yala Juchmann (en haut) réalise des photogrammes terreux, imprévisibles, où elle laisse le contrôle du processus photographique aux éléments et nous offre des ‘paysages’ lumineux, éclatants et fascinants; d’autres travaux sur aluminium aussi (mais je n’ai pas tout compris de la présentation en allemand).

Gregor Schlatte

  • Gregor Schlatte a un style : du gris, du flou, de l’indécis; il l’applique en particulier à ses photographies de Bosnie, et on échappe au simple reportage politique pour partir dans un monde rêvé, peuplé de fantômes tout aussi prégnants.

Michael Dannemann, David Lynch

Le bonheur des découvertes, alors ? Eh bien pas exactement, car si les galeries ont joué le jeu, on ne peut que déplorer le peu d’expositions dans les institutions : seuls deux musées ont participé, le Kunstpalast et le NRW Forum (aussi quelques centres d’art, que je n’ai pu visiter, et quelques tirages de la collection Wilhelm Schürmann  au Malkasten sous le titre trompeur d’Antiphotographie). Au Kunstpalast, à côté de l’excellente exposition Gursky dont c’était le dernier jour, il n’y a, pour l’occasion, qu’une petite salle dédié à Wolfgang Tillmans (qui aura par ailleurs une grande exposition au K21 mais dans un mois seulement…) plus quelques portraits assez banaux.

C’est d’ailleurs le portrait qui, dans ces lieux, semble représenter toute la photographie, comme si elle se réduisait à ce type, plus simple, plus accessible, plus people aussi : dans la ville des Becher, c’est un peu dommage. Dans l’Hôtel Intercontinental, à chaque palier, on peut voir trois ou quatre portraits de célébrités par Michael Dannenmann.

Bryan Adams, The Queen

Bryan Adams, Louise Bourgeois

Et le NRW Forum est consacré (outre une remarquable foire aux livres où je me suis ruiné) aux photographies du chanteur Bryan Adams. Peut-être faudrait-il créer un chapitre de l’histoire de la photographie par des chanteurs et musiciens : Bob Dylan, Bryan Ferry, Captain Beefheart, et surtout Patti Smith. En tout cas on a, ici, pour l’essentiel, des portraits de gens fameux, bien faits et assez pénétrants, de la Reine d’Angleterre étonnamment détendue, à Milos Forman perdu dans la fumée de son cigare, à Rushdie en Penseur, aux mains griffues de Louise Bourgeois (avec les mains floues et la mise au point sur sa manchette ?). Ce sont de bons portraits, mais tout cela manque de profondeur, de densité, tant dans le choix des sujets que dans le traitement photographique.

Bryan Adams, Corporal Ricky Ferguson, Londres, 2012

La salle du fond est plus forte avec des portraits de soldats britanniques blessés en Afghanistan : leurs visages brûlés, leurs moignons, leurs prothèses, leur regard fier, leur dignité, leur résilience. Et cet Union Jack troué flottant au vent est peut-être la meilleure photographie de l’exposition de Bryan Adams, la seule qui aille au delà de l’apparence…

Bryan Adams, Union Jack, 2012

Photos 6, 8 & 11 à 14 de l’auteur.
Voyage à l’invitation de l’Office de Tourisme de Düsseldorf et de Thalys. 

 

 

Camp ? Non, merci

Ed Ruscha, SIN, 2002

L’esthétique ‘camp’ est une forme de dandysme assez extravagant, grotesque et bordélique, que célèbre l’exposition Flaming Creatures autour du film éponyme de Jack Smith (les samedis seulement, à la Fondation Julia Stoschek à Düsseldorf, jusqu’au printemps prochain). La plupart des artistes présentés ici sont californiens et on se sent parfois confronté à un univers assez éloigné du notre en termes artistiques, tout en se demandant comment il peut nous enrichir. Si le clin d’œil d’Ed Ruscha, à la fois célébrant et morigénant le péché – omniprésent dans cette exposition – adopte une forme religieuse et cinématographique (FIN) assez familière, je reste par contre toujours aussi hermétique aux divagations baroques de Trecartin & Fitch, dont l’artificialité exubérante me rebute (et, dans une veine assez similaire, à de vieux films des années 80 de Tony Oursler, qui a depuis appris une certaine sobriété). De même, le dernier film de Mike Kelley avant son suicide (Extracurricular Activity Projective Reconstruction n°36, Vice Anglais) autour de la figure de Dante Gabriel Rosetti, violent et brutal dans une esthétique ‘Hammer Gothic’, m’a semblé n’être guère plus qu’un vain exercice de style. Je ne suis visiblement pas très réceptif à ces excessives débauches visuelles et sonores.

Bruce Nauman, Art Make-Up, 1967

C’est sans doute que je m’en remets à des ‘valeurs sûres’, ou en tout cas qui me semblent plus denses, plus réfléchies, plus inscrites dans l’histoire, à commencer par Bruce Nauman, qui montre ici Gauze et Pulling Mouth (1969) sur grand écran, et dont les quatre Art Make-Up (blanc, rose, vert et noir, 1967) cernent le spectateur : travail sur la peinture, sur la représentation et sur l’identité qui me fascine toujours.

Paul McCarthy, Painting Face Down White Line, 1972

 

Il y a aussi sept vidéos assez anciennes (1971-1975) de Paul McCarthy qui sont de petits bijoux, des haikus physiques en image, sobres et dérangeants : dans celui montré ci-dessus, son corps est un pinceau, une brosse traçant une ligne blanche au sol. Mais il y aussi Ma Bell (outrage à un annuaire téléphonique), Whipping the Wall with Paint (du Pollock vertical), Icicle Slobber (absolument répugnant et drôle), Upside Down Spitting –Bat (lutter contre la gravité),…

Jack Smith, ST, 1969-1975

Le titre de l’exposition est donc celui d’un film de Jack Smith de 1963 (projeté seulement le samedi dans une salle de cinéma très rétro ; l’immeuble qui abrite la collection de Madame Stoscheck est une ancienne usine redessinée par Kuehn & Malvezzi) dont les excentricités joyeuses et absurdes sont très présentes dans l’exposition : une performance hilarante au Zoo de Cologne en 1974, des collages, des vidéos et cette merveilleuse collection de soutiens-gorges délirants.

John Bock, 2012

En somme, ce sont plutôt les œuvres historiques qui m’ont plu dans cette exposition, comme si la veine s’était depuis tarie, comme si les travaux plus récents n’avaient plus le même souffle, la même densité, mais se contentaient de répétitions formelles mais creuses. L’exception est sans doute John Bock, artiste allemand né en 1965, qui a construit un labyrinthe au centre d’un étage de l’exposition : il faut grimper sur un échafaudage en bois brut, passer la tête dans des caissons où sont projetées ses vidéos, glisser sur une pente raide et bosselée au risque de se rompre le cou, et perdre la tête devant ces roto-reliefs. Comme le sol tourne aussi, le vertige est garanti. C’est sobre et efficace, et finalement bien plus proche de l’éthique d’un Nauman ou d’un McCarthy que les extravagances d’un Trecartin.

Quant à redéfinir le ‘camp’… Susan Sontag a écrit que c’était un amour de l’artifice et de l’exagération : est-on si loin de l’esthétique, infiniment plus froide, mais tout aussi artificielle et démesurée, de Gursky, vu le matin même ? D’ailleurs…

Photos de l’auteur. Bruce Nauman étant représenté par l’ADAGP, la reproduction de son oeuvre a été ôtée du blog à la fin de l’exposition.

 

 

Ne pas voir à travers la fenêtre

Traduction en italien

La fenêtre a été pendant tant d’années (depuis Alberti, sinon avant) la personnification même de la peinture, fenêtre sur le monde, ‘a room with a view’, qu’il est réjouissant de voir une exposition (au K20 à Düsseldorf; jusqu’au 12 août) montrant la destruction de ce concept. Peut-être est-ce avec cet étrange et fascinant tableau de Matisse qu’il faut commencer, peint à Collioure en 1914 : on distingue bien quelques traits horizontaux dans la persienne bleue à gauche, quelques coulures dans le gris, quelques craquelures dans le vert turquoise, mais rien ne peut distraire de cet abîme noir qui s’ouvre devant nous, si pur, à peine ombré, où on ne peut presque pas deviner la grille du balcon; seule la diagonale en bas donne une certaine réalité perspectiviste. C’est le seul tableau qu’il peignit pendant son séjour à Collioure où il avait fui l’avance allemande, au tout début de la guerre, et lui, qui a peint tant de vues par la fenêtre, ne nous montre ici que ce noir. Jamais il ne montra ce tableau de son vivant. On peut évidemment y voir un tableau de son temps, le début de la guerre, mais c’est aussi aujourd’hui à la lumière de l’expressionnisme abstrait qu’on le regarde. Ici, c’est la première négation de la fenêtre comme outil de vision. En regard, il faut mettre The Garden Window de Robert Motherwell.

 

 

 

Après Matisse, le parti pris est plus clair, plus explicitement formulé : Marcel Duchamp est peut-être le premier à regarder la fenêtre non plus comme un moyen de voir (et donc une mise en forme du regard) mais comme un objet en soi : il en fait un objet sur socle, en macule les vitres (La Bagarre d’Austerlitz), ou bien les noircit (en fait il les remplace par des morceaux de cuir « à cirer tous les matins comme une paire de chaussures, pour qu’ils reluisent comme de vrais carreaux »), et c’est le fameux Fresh Widow, la veuve effrontée qui donne son titre à l’exposition. Bien d’autres vont suivre dans cette matérialisation de la fenêtre, dans sa transformation en objet formel, et Eva Hesse, Josef Albers et Ellsworth Kelly (de lui, aussi, plus bas, cette belle photographie d’une vitre brisée : reflet et trou noir) sont bien représentés ici.

D’autres jouent avec la perception du réel à travers la fenêtre, et d’abord Magritte entre vues en abysse, visions surréalistes, brisures et illusions. Ainsi La Lunette d’approche ne s’ouvre que sur du noir, la vision supposée est peut-être une simple représentation et pas le réel derrière la vitre. Dans une veine un peu similaire, l’installation d’Olafur Eliasson, Seeing yourself seeing, mi vitre, mi miroir, diffracte la réalité, mêlant vision et reflet.

Mais beaucoup des œuvres plus récentes montrées ici semblent moins pertinentes, un peu comme si tout avait déjà été dit sur le sujet, épuisé. Que Christo drape des vitrines, que Günther Förg joue avec les reflets, qu’Isa Genzken mette la fenêtre sur un piédestal, que Sabine Hornig réalise de grandes installations sur la transparence ou entrouvre le mur vers un vide invisible, que Toba Khedoori joue avec les trompe-l’œil de la perspective, ce sont des pièces intéressantes en elles-mêmes, mais qui laissent un peu le sentiment que le sujet est aujourd’hui épuisé, qu’on a peut-être déjà tout dit sur la fenêtre et qu’on pourrait la refermer.

Ellsworth Kelly, Broken Window, Paris1978

Très peu de photographies dans l’exposition (Jeff Wall, certes), j’aurais aimé voir par exemple le travail d’Anne-Laure Maison qui regarde les fenêtres éclairées la nuit depuis l’extérieur, ou cette japonaise, Shizuka Yokomizo (merci à ‘veys’ d’avoir retrouvé son nom pour moi) qui prévient les habitants d’un immeuble que, s’ils le souhaitent, elle prendra des photos de leur fenêtre depuis la rue la nuit et qu’ils ont le choix d’être là ou de tirer les rideaux : la fenêtre comme vecteur d’une forme de voyeurisme consenti. Une seule vidéo, de Jochem Hendricks, montre la destruction systématique des vitres d’un immeuble un peu décrépit ; un acteur invisible se déplace de pièce en pièce (comme un cavalier de Perec ?) et les brise depuis l’intérieur avec méthode, dans un processus destructeur inéluctable. Le bruit du verre cassé emplit la galerie : la fin de la fenêtre.

Photos Duchamp et Matisse courtoisie du K20 :
– Marcel Duchamp, Fresh Widow, 1920/1964, Modell eines französischen Fensters, Holz bemalt, Glas, Leder, 77,5 x 45 x 10,2 cm, The Vera and Arturo Schwarz Collection of Dada and Surrealist Art in the Israel Museum, The Israel Museum, Jerusalem B 72.0532, © Succession Marcel Duchamp/ VG Bild-Kunst, Bonn 2012, Foto: the Israel Museum, Jerusalem by Avshalom Avital.
– Henri Matisse, Porte-fenêtre à Collioure (Fenstertür in Collioure), 1914, Öl auf Leinwand, 116,5 x 89 cm, Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle, © Succession Henri Matisse / VG Bild-Kunst, Bonn 2012, Foto: bpk, CNAC-MNAM, Philippe Migeat.

Tous les artistes reproduits ici sauf un étant représentés par l’ADAGP (+ Succession Matisse), il ne reste désormais, une fois l’exposition finie, que la photographie d’Ellsworth Kelly…

Épostracisme et politique (Roman Ondak)

Roman Ondak est un artiste insaisissable : on croit se promener dans un jardin et en fait c’est le pavillon tchécoslovaque à Venise (est-ce la seule chose tchécoslovaque qui subsiste au monde ?); on croit voir une file d’attente devant un musée et c’est une performance; on croit que des Skoda slovaques sont garées pendant deux mois derrière le bâtiment de la Sécession à Vienne, et c’est SK Parking. Mais dans un espace muséal bien circonscrit, c’est un peu plus difficile de ruser ainsi; c’est pourquoi son exposition au

Roman Ondak, The Hill seen from afar, 2011

K21 de Düsseldorf (jusqu’au 28 mai) m’a semblé un peu trop convenue.

Convenu, le monticule d’herbe au sommet duquel trône un bonsaï : certes, cela met en cause la proportion et le rapport à l’oeuvre, le naturel et le fabriqué, le proche et le lointain,  on peut toujours invoquer Gulliver, ce n’est néanmoins pas très convaincant.

Roman ONDAK, ECLIPSE, 2011

Convenue, l’installation au sol de poutrelles, tuiles et autres matériaux de construction récupérés d’une construction faite à Trente où Ondak avait fait une inversion du toit de la galerie en le reconstruisant à l’intérieur et tête en bas : certes, on met en rapport le passé et le présent, le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, le fini et le déconstruit, mais, franchement, ça ne va pas très loin.

 

Roman Ondak, Across that Place, 2008-2011

La troisième pièce de l’exposition, elle, m’a au contraire enthousiasmé, mais c’est parce qu’elle est le reflet, la documentation d’une action réelle, et, sans doute aussi, d’une action sinon politique, en tout cas ancrée dans le monde. Jusqu’en 1999, le territoire de part et d’autre du Canal de Panama était une colonie américaine au milieu de la République du Panama. Le canal divisait Nord et Sud, mais aussi coupait en deux cet état, cicatrice coloniale et économique. Cet endroit était comme suspendu entre deux mondes, pas vraiment partie des États-Unis non plus et, pour une part, seul endroit au monde où l’Océan Pacifique est à l’Ouest et l’Océan Atlantique à l’Est.  Comme

Roman Ondak, Across that Place, 2008-2011

une célébration de la récupération de ce territoire, Ondak a organisé le 31 août 2008 à 15h, une réappropriation symbolique et ironique, une tentative absurde de rejoindre les deux rives en incitant des résidents de la Zone, devenus donc citoyens panaméens, à faire des ricochets avec des galets à la surface de l’eau du canal. J’ignore si quiconque a réussi l’exploit épostraciste d’atteindre l’autre rive, mais l’évènement est amplement documenté ici avec photographies, brochures, affichettes, articles de journaux, tableaux, dessins, cartes et plans, et des enveloppes où l’adresse (fictive ?) de Roman Ondak est Panamska 9, 82108 Bratislava. Cette prise de pouvoir du canal par les résidents de la zone, canal qui leur apporta des bénéfices économiques, mais les relégua au rang de citoyens de seconde zone, canal qui est une des frontières les plus symboliques entre deux mondes, me semble correspondre tout à fait au meilleur de Ondak : des actes discrets et fugitifs, mais qui s’inscrivent dans le lieu et le temps, une approche mêlant intelligemment politique et performance.

Photos courtoisie du Kunstverein NRW

 

Le Greco et le Modernisme (2) : une controverse encore actuelle

Le Greco, Visitation

Traduction en italien

Pour poursuivre cette visite de l’exposition au Kunstpalast de Düsseldorf (jusqu’au 12 août), je voudrais d’abord aujourd’hui parler des portraits, avant de m’intéresser aux expositions hongroise et allemande qui remirent Le Greco sur le devant de la scène artistique il y a un siècle. Mais d’abord cette étrange Visitation (vers 1610; à Dumbarton Oaks; on l’avait déjà vue ) où Marie et Elisabeth, vues en contre-plongée, ne sont plus que des voiles, un dédoublement de fantômes flottants aux visages indistincts, aux corps géométrisés; on croirait les voir danser comme Jean-Baptiste tressaillant dans le giron de sa mère à cet instant.

Le Greco, Mater Dolorosa

Deux des portraits de Marie, en petit format, sont particulièrement captivants : cette Mater Dolorosa (1587-1596; à Strasbourg), plus un portrait de femme qu’un tableau de dévotion (on a parlé à son sujet d’une icône espagnolisée), cernée d’un halo de lumière plutôt que d’une auréole, avec ce regard tendre et inquiet et l’étrange texture lumineuse de sa blouse blanche, et ces Adieux du Christ à sa Mère (1578-1580; collection privée; en bas), tableau mélancolique et serein où le visage de Marie est de toute beauté.

Toute une salle est consacrée à des portraits d’apôtres, un sujet récurrent chez Le Greco, déjà partiellement vu ici. Figures majestueuses et austères sur fond sombre, ils sont un des meilleurs exemples de son talent de portraitiste, où l’occupation de l’espace n’est plus sa préoccupation première, mais au contraire l’expression psychologique des visages. L’idéal serait de voir une série complète autour du Christ plutôt que ces tableaux individuels de différentes séries (ici Jacques le Mineur, Jacques le Majeur et de nouveau Jacques le Mineur), chaque apôtre avec son attribut et une couleur de robe qui lui est propre.

Le Greco et le Modernisme, Düsseldorf, vue d'exposition

Le Greco, Don Antonio de Covarrubias

Enfin, ce très beau portrait de son ami Antonio de Covarrubias, (on avait vu à Bruxelles le portrait posthume de son frère Diego), homme lettré et recteur de la cathédrale de Tolède. On s’interroge sur l’intensité du personnage, sur son aspect sévère, introverti et retiré du monde, et on n’est guère étonné d’apprendre qu’il était sourd (1600; au Louvre).

Peu de portraits modernes en regard, excepté un Picasso. Venons-en à la redécouverte du Greco. C’est sans doute Manet en 1865 qui, le premier, mit l’accent sur Le Greco, dont la première exposition au Prado date de 1902 (il y eut ensuite la construction à Tolède de sa fausse maison transformée en musée, mais c’est une autre histoire). Mais on s’intéresse surtout ici à la collection de Marczell von Nemes, Juif hongrois, né Mozes Klein en 1866 dans une famille modeste, et devenu un riche marchand, puis un conseiller royal anobli. il rassembla une collection de maîtres anciens, dont de nombreux Greco, mais aussi Tintoret et Goya, et des modernes (Corot, Courbet, Cézanne, Degas, Renoir, Manet, Monet,..), qu’il montra d’abord à Budapest, puis, de juin 1911 à janvier 1912 à la Pinacothèque de Munich, et enfin à Düsseldorf. Cette juxtaposition d’Anciens et de Modernes fut assez controversée, louée par bien des artistes (Paul Klee, Franz Marc, en particulier), dénigrée par certains critiques conservateurs.

Le Greco, Adieux du Christ à Marie

J’ai trouvé particulièrement intéressant le texte du catalogue écrit juste avant sa mort par Hugo von Tschudi, alors Directeur de la Pinacothèque de Munich (qui avait acquis la Spoliation du Christ), s’opposant en particulier au (très) conservateur Wilhelm von Bode (lequel accusa Tschudi de motivations commerciales au service de Nemes et fit échouer la vente des toiles de Nemes au Musée de Düsseldorf; la collection fut alors dispersée çà et là, comme une autre histoire Caillebotte). Dans ce texte quasi testamentaire, très programmatique et emblématique de la modernité, Tschudi défend la « possibilité d’approcher l’art ancien d’une manière nouvelle à travers la contemplation de l’art nouveau » (ma traduction depuis la traduction en anglais du texte allemand) :

« L’historien d’art traditionnel, profil contrôlant la plupart des musées au XIXème, collectionnait pour la science. Il voulait une collection représentative aussi complète que possible, y compris des petits maîtres; la qualité n’était pas négligée en soi, mais c’était loin d’être son souci principal. Le directeur de musée moderne, lui, est avant tout intéressé par une collection d’oeuvres qui soient liées au présent de manière vitale. Il se voit non pas comme le gardien silencieux d’une collection auto-suffisante et archiviale, mais comme le médiateur de valeurs esthétiques que notre époque peut recevoir. Il ne veut pas isoler, mais connecter. »

Cette opposition entre deux conceptions du musée ne vous semble-t-elle pas perdurer aujourd’hui ? Il suffit de penser aux protestations conservatrices qui de Buren à Pei, de Jan Fabre au Louvre à Murakami à Versailles, accompagnent encore aujourd’hui toute tentative de connexion, exigeant des expositions étroitement ‘scientifiques’ plutôt qu’intelligentes et sensibles, qu’on va dès lors accuser d' »indigence intellectuelle« . Les Bode sont encore bien présents, eux qui ne veulent pas tout mélanger

Photos 2 & 4 courtoisie du Kunstpalast. Photos 3 & 5 de l’auteur.

Voyage à l’invitation du Kunstpalast.

Le Greco et le Modernisme (1)

Le Greco, Laocoon

Traduction en italien

L’exposition Le Greco et le Modernisme, au KunstPalast de Düsseldorf (jusqu’au 12 août) a trois intérêts, assez inégaux : admirer une quarantaine de tableaux du Greco, voir comment ils ont influencé des artistes ‘modernistes’ allemands (principalement des expressionnistes, mais il y aussi deux Picasso, trois Robert Delaunay et quatre Cézanne) dont 70 oeuvres sont présentées ici, et comprendre comment Le Greco fut redécouvert au début du XXème siècle (en particulier via les expositions de 1910-1912 à Budapest, Munich et Düsseldorf) et quels enjeux encore actuels cette redécouverte implique.

Peu importe, à mon sens, que bon nombre des artistes allemands présentés ici soient relativement inconnus, en tout cas du public français, et que toutes ces toiles expressionnistes ne soient pas toujours de la plus haute qualité. Ce qui compte c’est

Heinrich Nauen, Lamentation

l’influence que Le Greco eut sur cette époque, sans doute de pair avec Munch et van Gogh, et la dette que ces artistes reconnaissent avoir eue envers lui. Elle est parfois évidente, de par le sujet de la toile ou l’élongation maniériste des personnages (ou les citations directes), mais aussi parfois plus complexe, par la manière dont un espace étroit est occupé par les personnages qui s’y pressent, ou par les regards mystiques ou durs, plus rarement par les effets de couleur (par exemple dans cette Lamentation du Christ d’Heinrich Nauen de1913, conservée à Krefeld). Il faut se méfier des correspondances trop évidentes, trop scolaires.

El Greco, Saint Luc peignant la Vierge et l'Enfant, Musée benaki

Donc c’est d’abord une occasion rare de voir autant de tableaux du Greco (bien sûr les grandes toiles de Tolède ne peuvent pas venir, on ne doit donc pas faire l’économie du voyage). Je ne vais pas paraphraser le catalogue, mais j’ai été frappé par l’errance du peintre, cherchant la consécration de Candie à Venise, de Venise à Rome, de Rome à Madrid, pour enfin la trouver à Tolède, où il peut construire un style unique, inspiré par ses précédentes expériences. L’exposition s’ouvre sur une icône qu’il peignit sans doute encore en Crète, Saint Luc peignant la Vierge et l’Enfant(au Musée Benaki d’Athènes) : bien qu’elle soit fort abîmée, on y voit un mouvement (les jambes du saint, le flottement de l’ange), une non-frontalité (alors que le tableau peint par Saint Luc est, lui, très conventionnel) et une perspective encore maladroite (table, banc, boîte à peinture, chaise) rarement présents dans les icônes

El Greco, La Spoliation du Christ, Pinacothèque de Munich

byzantines, même au XVIème siècle, et clairement inspirés par la Renaissance. À vingt ans, le Greco s’annonce déjà comme un briseur de règles.

Une des toiles pivots de l’exposition, car elle fut acquise en 1909 par Hugo von Tschudi, le directeur de la Pinacothèque de Munich (dont je reparlerai) , est la Spoliation du Christ, une réplique tardive (1580-1595) de la grande toile de la sacristie de la Cathédrale, qui fut sa première commande à Tolède en 1577. C’est un sujet peu fréquent; ce qui frappe ici, c’est la tonalité grise du tableau sur laquelle ressortent trois éclats de couleur, la robe rouge du Christ, qu’on va lui ôter et qui se reflète dans la cuirasse du centurion Longin qui nous regarde fixement, la tunique verte d’un de ses tourmenteurs et le doublé jaune entre une des trois Marie et l’homme courbé qui prépare la croix. L’espace est très étroit, les personnages se pressent les uns contre les autres, certains (sacrilège !) sont plus grands que le Christ, les corps et les visages sont élongés (c’est une de ses premières peintures où c’est le cas) et l’intensité des regards est à son paroxysme. Le Greco a trouvé son style.

Max Beckmann, Descente de Croix

À côté, cette Descente de croix (conservée au MoMA) que Max Beckmann peignit en 1917, après le trauma de la guerre, traduit l’influence qu’il reconnaît au Greco sur son travail : le corps géant et émacié du Christ s’inscrit circulairement dans l’espace avec une force peu commune. Et aussi ce Prophète de Jakob Steinhardt de 1913 (tout en bas; conservé dans une synagogue berlinoise), émergeant de la foule et renversant les maisons dans une transe dramatique, ou cette Flagellation de Max Oppenheimer (ci-dessous, 1913; collection privée), elle aussi structurée autour d’un corps central autour duquel se pressent les autres.

Un autre grand tableau du Greco (qui fut dans l’exposition fondatrice à Munich en 1911) est une des dernière toiles qu’il

Max Oppenheimer, Flagellation

peignit et que sa mort en 1614 laissa inachevée, Laocoon (tout en haut; aujourd’hui à la National Gallery de Washington) : le grand prêtre, au sol, et un des fils, debout à gauche, se battent désespérément contre les serpents qui ont déjà tué l’autre fils. Derrière eux, le Cheval de Troie, contre lequel Laocoon a en vain mis en garde ses concitoyens va entrer dans une Troie qui ressemble à Tolède. Ce sujet célèbre a-t-il un sens contemporain ? Les conjectures sur les deux (ou trois ?) personnages calmes et nus à droite sont nombreuses. Outre la convulsion des corps, dont sa peinture rend compte avec la force d’une sculpture,     Le Greco peint ici un véritable paysage sous le ciel tourmenté, aussi fascinant que celui-ci qu’Hemingway admirait tant. Dans cette vue de l’exposition, ce tableau fait écho à une statue de Wilhelm Lehmbruck

Le Greco et le Modernisme, KunstPalast Düsseldorf, vue d'exposition

(Jeune homme montant; 1913/14, Duisburg) et à une toile double face de Ludwig Meidner (Révolution; 1912/13, Berlin).

La toile aperçue au fond dans l’autre salle est une des plus mystérieuses du Greco, L’ouverture du Cinquième Sceau (au Metropolitan), tableau longtemps énigmatique (et de plus sévèrement amputé

Le Greco, Ouverture du cinquième Sceau

en 1880 par les stupides conservateurs du Prado) mais qu’on rattache aujourd’hui à une vision de l’Apocalypse. Il reste très mystérieux; son importance vient aussi de ce que le peintre espagnol Ignacio Zuloaga l’acheta à Tolède en 1905 (malgré les objections de son compagnon de voyage Auguste Rodin) et, de retour à Paris, la montra à Picasso : celui-ci s’en inspira pour les Demoiselles d’Avignon, dit-on.

On le voit (même s’il y a aussi beaucoup de Oskar Kokoschka et de August Macke, deux Egon Schiele, un Franz Marc et un Max Ernst), l’intérêt de la plupart des toiles modernistes présentées ici est historique, autant sinon plus qu’esthétique. J’écrirai demain sur quelques questions soulevées par la ‘redécouverte’ du Greco en Allemagne il y a cent ans.

Jakob Steinhardt, Le Prophète, Berlin

Toutes photos courtoisie du Kunstpalast excepté la vue de l’exposition (par l’auteur), l’icône de Saint Luc et le tableau de Max Oppenheimer.

Voyage à l’invitation du Kunstpalast.